Couverture de POLAF_105

Article de revue

La revue des livres

Pages 258 à 266

English version

BARÉ (Jean-François) (dir.), Paroles d’experts. Études sur la pensée institutionnelle du développement, Paris, Karthala, coll. « Hommes et sociétés », 2006, 444 pages

1« Contribuer à mieux décrire l’intervention publique [...] dans une variété de situations du monde, du point de vue même de ceux qui la gèrent et qui en sont de toute évidence les co-auteurs » (p. 24), tel est l’objectif de cet ouvrage collectif qui réunit des études empiriques menées par une équipe interdisciplinaire (composée d’anthropologues, géographes et politologues) autour d’un projet commun : analyser et décrire les manières dont les cadres et les fonctionnaires du développement pensent et parlent de leurs interventions.

2L’initiative de J.-F. Baré est à saluer, et cela à différents égards. Face à une littérature sur le développement qui fait la part belle aux stéréotypes sur les institutions de coopération et reste souvent déconnectée des données empiriques, les études de cas rassemblées ici montrent que les actions sur le terrain des intervenants – fonctionnaires internationaux, cadres d’ONG, élus locaux, consultants ou techniciens – ne sont pas seulement redevables de cadres théoriques préétablis et de contraintes institutionnelles lourdes, mais de processus cognitifs faits de tâtonnements, de bricolages, façonnés par des expériences elles-mêmes bigarrées et multiples. En effet, suggère avec raison Baré, « la simple description de ce qui se passe dans une intervention de développement est […] largement dépendante de la manière dont les acteurs de départ la parlent et, en quelque sorte, l’inventent au fur et à mesure » (p. 11).

3La diversité thématique et géographique des situations décrites – l’assistance électorale onusienne au Mexique (Recondo), l’intégration des anthropologues dans les programmes du BIT (Geslin), la coopération douanière dans le cadre de l’optimisation des frontières en Amérique latine (Cuisinier-Raynal), les politiques sécuritaires au Brésil (Deluchey), les agents de développement agricole en Argentine (Albaladejo), la réforme agraire en Amazonie brésilienne (Simoens), les affres de la notion de « bonne gouvernance » une fois exportée dans le Second Monde (Atlani-Duault), les dessous de l’action humanitaire (Pérouse de Montclos), l’évolution des approches des spécialistes du développement à Madagascar (Fauroux), le système administratif local égyptien (Bennéfissa) ou les processus de politisation des associations écologistes au Liban (Karam) – reflète opportunément l’éclatement des interventions publiques contemporaines en matière de développement et le glissement de préoccupations exclusivement techniques vers des préoccupations d’ordre social.

4L’ère des « projets » comme seul lieu d’observation de l’anthropologie du développement est aujourd’hui révolue. En ce sens, l’ouvrage dirigé par J.-F. Baré s’inscrit avec bonheur dans une démarche que d’autres – N. Long à Wageningen et J.-P. Olivier de Sardan et le réseau de l’Apad – ont inauguré, en étudiant les phénomènes de courtage en développement, la décentralisation, l’expertise, la délivrance des services publics, et dont on pourra regretter la quasi-absence dans les bibliographies publiées dans ce livre.

5Ce n’est donc pas tant la « bigarrure thématique » de l’ouvrage revendiquée par Baré (p. 20) qui choquera au premier abord le lecteur, que son manque d’unité, auquel une introduction davantage consacrée à souligner les riches enseignements de chaque étude de cas aurait permis de pallier, tout au moins partiellement. Un deuxième point d’insatisfaction porte sur le statut fort différent de ces « paroles d’experts », tant au regard des conditions de leur collecte qu’à celui de leur restitution. Sur les onze textes présentés, seules les contributions de D. Recondo, C. Albaladejo, L. Atlani-Duault, S. Bennéfissa et, sous la forme particulière de l’écrit autobiographique, de M.-A. Pérouse de Montclos, donnent véritablement accès à des récits émiques, à cette pensée « locale » au sens de Geertz, à laquelle fait allusion Baré dans son introduction. Nous restons, quant à nous, convaincus des limites heuristiques d’une analyse centrée exclusivement sur les « paroles d’experts ». La « double ethnographie en réseau » pratiquée par L. Atlani-Duault (p. 253), qui permet de multiplier les échelles d’observation des interactions entre intervenants et supposés bénéficiaires, nous semble mieux à même de restituer avec finesse les soubassements d’une intervention publique.

6Giorgio Blundo

HAREL (Xavier), Afrique, pillage à huis clos. Comment une poignée d’initiés siphonne le pétrole africain, Paris, Fayard, 2006, 281 pages

7Plutôt que d’un livre, il faudrait en fait évoquer plus justement un essai sur le Congo-Brazzaville et une série de petits textes sur des sujets connexes (notamment le scandale de la banque Riggs et autres frasques des dirigeants de la Guinée équatoriale, la Chine, le delta du Niger, etc.). Disons le d’emblée, le livre aurait pu se centrer seulement sur Brazzaville. L’auteur en effet, comme journaliste, a pu suivre les différents moments de cette crise et en fournit une chronique précise, argumentée et convaincante. Certes, il n’y a guère de faits nouveaux majeurs, mais la manière dont le Président français a tout fait pour protéger son ami Denis Sassou Nguesso méritait un livre.

8Il s’agit donc d’une bonne synthèse, bien écrite, qui laisse ouvertes un certain nombre de questions qu’on aurait aimer voir l’auteur traiter dans le dernier tiers de l’ouvrage plutôt que de virevolter d’un pays pétrolier à l’autre, même si la Guinée équatoriale est aussi un eldorado pour les journalistes pour ce qui relève de la prédation. On aurait ainsi apprécié une plus grande attention dévolue au fonctionnement diplomatique de ces trois curieux mousquetaires qu’ont constitué pendant une décennie, Sassou, Chirac et Bongo, ce dernier restant de très loin l’homme d’État africain qui aura eu, après la mort d’Houphouët, le plus d’influence sur la classe politique française. Sans doute, cela aurait fourni une lecture plus pertinente de l’attachement incompréhensible du président Chirac à la personne d’Idriss Déby et nuancé la part de l’amitié dans une relation qui a façonné l’Afrique centrale pendant des années.

9Reste une conclusion assez amère : la rente pétrolière n’est pas un facteur de démocratisation. L’auteur aura justement souligné que si tel est le cas ce n’est pas simplement dû à quelques potentats africains avides mais à un système de relations symbiotiques qui nouent hommes politiques, grandes compagnies en Afrique et ailleurs.

10Roland Marchal

HUGON (Philippe), Géopolitique de l’Afrique, Paris, A. Colin, « coll. 128 », 2006, 128 pages

11Voici un essai sur les champs de forces et les acteurs qui utilisent et structurent l’espace du politique plus que sur les facteurs géographiques déterminant les trajectoires politiques des États africains. Les trois cartes qui illustrent l’ouvrage montrent bien cette difficulté à sortir du champ étatique pour penser la géopolitique africaine, alors même que l’insécurité physique ou alimentaire et la protection des biens publics écologiques ne tiennent aucun compte des frontières. C’est en effet autour de ces trois enjeux qu’a été construit ce livre (on aurait pu en prendre d’autres moins eurocentrés), qu’ont été analysés le jeu des acteurs et des puissances régionales (Afrique du Sud, Éthiopie, Nigeria), les contraintes liées à la dépendance économique et les objectifs poursuivis liés au pluralisme des normes, aux contradictions entre « valeurs » et aux trajectoires plurielles.

12Réalisé par un économiste dont le livre sur l’économie du continent africain est devenu une référence, cet ouvrage tente, en 128 pages, d’introduire ce vaste sujet en partant de l’histoire du continent et ses interprétations mémorielles pour déboucher sur des scenarii plus ou moins favorables à l’Afrique dans le cadre obligé de la mondialisation. S’il n’est pas le premier sur un tel sujet, le livre de P. Hugon résume de manière pédagogique un savoir complexe sur le continent même s’il n’évite pas les idées reçues comme l’opposition entre nord musulman et sud chrétien en Côte d’Ivoire. Il rappelle fort opportunément que l’Afrique n’est pas une victime particulière de la violence, que ces références sont hybrides et métisses, qu’elle a su gérer un triplement de sa population depuis l’indépendance et qu’il ne faut pas la réduire en y plaquant des analyses essentialistes. Il explique que les dominés ont aussi un pouvoir d’action, de résistance ou de réaction. On a particulièrement apprécié ce souci de rendre l’Afrique une, multiple et intelligente politiquement face aux institutions internationales et aux bailleurs de fonds.

13Sa démarche dans la typologie des trajectoires reste encore trop économique (fondée sur les potentialités exportatrices) et donc extérieure aux sociétés africaines (pourquoi ne pas les classer selon leur dynamique sociale, religieuse, militante, etc. ?) et sa proposition de géographie politique africaine trop classique. La probabilité conflictuelle (les conditions favorables à l’occurrence d’un conflit armé) exposée à la page 66, comme la place surdéterminante de l’enrichissement dans la naissance des guerres civiles m’ont semblé discutables. Pourquoi ne pas qualifier de puissance régionale certains « petits dragons militaires » (l’Angola de Dos Santos, le Rwanda de Kagame ou le Burkina Faso de Compaoré) tout autant que les poids lourds relatifs sur le plan démographique et économique (Afrique du Sud, etc.) ? La géopolitique de la famine ne me semble pas surdéterminée par les conflits et la logique de prédation, même s’ils y jouent un rôle non négligeable. Il n’y a pas une fatalité typiquement africaine dans ce domaine… Difficile en réalité de faire court tout en restant nuancé.

14Au total et malgré ces petites réserves, voilà un livre intelligent qui sera utile aux étudiants et à tous ceux qui veulent comprendre ce qui se passe aujourd’hui sans œillère sur le continent africain.

15Georges Courade

KEEN (David), Conflict and Collusion in Sierra Leone, Oxford, James Currey, 2005, 400 pages

16Guerre archétypale du « nouveau désordre mondial », la Sierra Leone n’en finit pas de susciter des travaux académiques de qualité. On tient avec le dense ouvrage de David Keen la première synthèse exhaustive sur le conflit qui a ravagé ce pays entre les premières actions des rebelles du Revolutionary United Front (Ruf), en 1991, et la reconquête du pays par une étrange coalition de soldats britanniques et de « chasseurs traditionnels », en 2000. Comment comprendre ce conflit qui semble réfuter si totalement le modèle clausewitzien de la violence d’État ? Comment éviter le simplisme de l’explication par la barbarie ? Il faut simplement prendre le temps d’analyser « les actions et les buts de ceux qui orchestrent et qui commettent les actes de violence » (p. 5). L’ouvrage suit un plan globalement chronologique. Pour Keen, le Ruf, lorsqu’il entre sur la scène sierra-léonaise, est bien peu de chose – à peine plus qu’un pion de la rébellion libérienne. Comment le mouvement a-t-il réussi à persister si longtemps, à avoir un impact aussi fort ? À cause de l’état de la société sierra-léonaise à son arrivée : une histoire longue d’autoritarisme, enracinée dans l’expérience coloniale, le délitement des services sociaux, les tensions dans les zones minières et autour des chefferies, la contagion des conflits libérien et libanais, la crise que le conflit provoque au sein de l’armée, la violence de la répression, le soutien aveugle de la communauté internationale à un régime qui utilise le conflit pour bloquer toute démocratisation, tous ces éléments se combinent pour construire un contexte favorable au Ruf. Prise entre deux feux, la société sierra-léonaise voit se multiplier les groupes d’autodéfense. Des liens de coopération se tissent entre les rebelles et des soldats laissés à eux-mêmes par l’État. Ces liens débouchent sur une alliance paradoxale et instable, qui prend le pouvoir, mais qui finit par céder face à une pression internationale, enfin massive, dans laquelle la Grande-Bretagne et la Guinée jouent un rôle décisif. Dans son récit, Keen multiplie les entrées, des liens de clientèle au sein de l’armée sierra-léonaise jusqu’aux débats sur les opérations de maintien de la paix aux Nations unies, en passant par les effets pervers de l’aide internationale. Là où les travaux de Paul Richards avaient suscité la controverse, Keen ne bouleverse pas l’analyse des facteurs du conflit, mais en propose une synthèse équilibrée, résolument multicausale. Pour ce faire, il emploie sa connaissance exhaustive de la littérature académique, et mobilise des sources multiples – la presse, la poésie, la littérature grise. Il a également mené des séries d’entretiens en Sierra Leone en 1995 et en 2001 – on regrettera peut-être que l’ouvrage emploie finalement assez peu de discussions avec des combattants, d’autant que l’auteur insiste, comme on le verra, sur la dimension subjective de l’expérience guerrière. Au-delà de la qualité de la chronique, de ce qui semble parfois être un livre à l’échelle un, que faut-il retenir ? Essentiellement ceci : alors que Keen s’est auparavant illustré dans l’analyse des dimensions économiques des guerres civiles africaines, il s’inscrit ici résolument dans la contre-offensive des spécialistes en sciences sociales contre les prétentions de l’école de Paul Collier. Il remet en cause la validité de la séparation analytique entre greed et grievance, et il souligne l’importance du statut et de la honte (shame), et donc la nécessité d’entendre les voix des parties au conflit, leur subjectivité. D’une manière peut-être un peu trop opportuniste, il emprunte à des sources multiples – de la criminologie à René Girard, en passant par Shakespeare et Morrissey – pour proposer une sociopsychologie des combattants. C’est là le résultat fort de l’ouvrage : le sentiment partagé par l’ensemble des Sierra-Léonais, rebelles, militaires et civils, d’avoir, d’une manière ou d’une autre, été « trahis » (p. 295). On retrouve là cette colère générique, populiste et souvent moralisatrice, ce sentiment de la radicale illégitimité des puissants qui aboutit à une violence contre tous, cette volonté des dominés d’inverser, ne serait-ce que brièvement, les rôles (turn the tables) déjà décrits, pour les combattants brazzavillois, par Joseph Tonda, Patrice Yengo et Rémy Bazenguissa-Ganga, ou, pour la France rurale du xixe siècle, dans le Village des cannibales d’Alain Corbin. C’est seulement ce détour par la subjectivité des combattants de tous bords qui permet de commencer à comprendre les formes de violence extrême qui ont, bien tardivement, rendu le conflit sierra-léonais si visible en Occident. C’est parce que le conflit est porté (et entretenu) par les humiliations que Keen recadre la subjectivité des combattants dans l’histoire – nécessairement multicausale – de l’humiliation en Sierra Leone. On pourra s’étonner que la réflexion sociopsychologique de Keen n’entre pas en discussion avec les hypothèses de Stephen Ellis et Marianne Ferme sur l’histoire culturelle de la violence dans les sociétés forestières de la côte ouest-africaine, et regretter une conclusion un peu décousue, qui évoque sectoriellement les problèmes du post-conflit, ainsi qu’une discussion trop rapide de la connexion qaediste (p. 255). On n’en lira pas moins avec beaucoup d’intérêt cet ouvrage, qui combine une richesse empirique considérable – parfois même envahissante – et une thèse forte.

17Vincent Foucher

LARÉMONT (Ricardo René) (dir.), Borders, nationalism and the African State, Boulder, Co, Lynne Rienner, 2005, 351 pages

18Ce livre collectif réunissant neuf auteurs se propose d’expliciter l’effet des frontières sur les conflits ethniques et la formation de l’État-nation et réciproquement, en Afrique subsaharienne. Les huit textes proposés étudient quatre pays ravagés par des guerres : la République démocratique du Congo, l’Éthiopie, la Sierra Leone et le Soudan. L’introduction de R. R. Larémont s’appuie sur une démarche comparative Nord-Sud en mobilisant le cas de la Yougoslavie et les trajectoires des États-nations européens pour éclairer celles de l’Afrique subsaharienne (France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie). La citoyenneté, l’idée de nation, l’appartenance identitaire ou nationale, le degré de méfiance ou de collaboration entre groupes ethniques, le bénéfice des services étatiques de base ont été ainsi étudiées à travers des enquêtes d’opinion réalisées dans des conditions pour le moins difficiles (dans des villes contrôlées par des chefs de guerre au Congo) entre 2000 et 2002. 271 enquêtés l’ont été en Éthiopie, 1 000 au Congo, dans les villes de Kinshasa, Mbuji-Mayi, Lumumbashi et Kikwit, 1 194 au Sierra Leone (47 % à Freetown et 19 % en milieu rural représentant les 5 ethnies majoritaires), 1 083 pour le Soudan (dont 803 à Khartoum, 100 au Caire et 180 à Washington !)… On imagine les résultats obtenus et leur représentativité. Mais comment faire l’impasse sur les enquêtes d’opinion alors que l’espace politique européen et américain semble être conditionné par cela ? Toujours est-il que l’on nous présente pour les quatre pays l’histoire économique et politique dans le temps présent et que l’on tente par ces biais de nous dire où en est la construction de l’État-nation. Et on analyse les fondements économiques, identitaires et religieux des confrontations observées aujourd’hui.

19Guerres et violences sont auscultées à la lumière des thèses de l’économiste Paul Collier sur l’avidité des chefs de guerre, mais d’autres éléments comme le contrôle des ressources naturelles (café en Éthiopie, pétrole au Soudan, diamants au Sierra Leone, minerais au Congo) ou les rivalités tribales ou religieuses sont aussi invoqués. L’ethnicité est avalisée comme une donnée de fond avec pour l’Éthiopie une ébauche de structure de la société de classe à base ethnique, ce qui nous donne une sociologie politique relativement simplifiée.

20D’origine américaine, les auteurs préconisent un mode d’organisation fédéral à l’image des États-Unis. Des États mono-ethniques et l’assimilation des minorités par un État leur semblent impraticables ou problématiques. L’option fédérale est considérée comme une solution pour surmonter l’incapacité à créer des États transethniques, transreligieux et multilinguistiques dans le contexte africain sans que les errances du Nigeria autour de la notion de nation ethnique soient pris en compte. L’Espagne, avec ses régions très autonomes, est un modèle qui séduit les auteurs alors qu’ils observent la disparition de l’État yougoslave miné par les rivalités ethnoreligieuses…

21Au départ, en 1963, l’OUA a affirmé l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, politique fort peu remise en cause en pratique, même si la Corne de l’Afrique a été la plus remodelée (Érythrée, Somaliland) et que des velléités de fortes retouches existent à proximité des Grands Lacs ou en Afrique de l’Ouest. Pour les auteurs, l’artificialité des frontières africaines pourrait permettre un remodelage plus adéquat. Encore ne disent-ils pas le caractère toujours artificiel des frontières sur la planète et ce qui serait plus pertinent en Afrique subsaharienne… Qui plus est bien des États sont considérés comme défaillants ou inexistants et le nationalisme comme héritage commun et destin à construire ensemble ne s’affirme que difficilement.

22La défense du territoire et la protection physique des citoyens, la capacité à collecter des impôts, à mettre en œuvre une législation et des procédures d’arbitrage des conflits et à créer des équipements publics et sociaux font défaut plus ou moins largement dans bien des États africains. Selon les auteurs, le processus de construction de l’État sera lent si l’on se réfère à l’expérience européenne et n’est pas favorisé par le consensus de Washington en vigueur. La France mit cent quarante ans à créer une nation à partir d’une population très hétérogène mais il fallut cinq siècles pour créer l’État et lui assurer les moyens de sa reproduction et des frontières solides. La mondialisation néolibérale empêche d’imaginer le retour d’un État développementaliste puissant si bien que le futur de l’Afrique repose sur les mouvements sociaux et la « société civile », concluent les auteurs. Au total, un livre utile et des analyses intéressantes si l’on dépasse les faiblesses de méthode et les clichés qui se glissent ici et là…

23Georges Courade

LUIZARD (Pierre-Jean) (dir.), Le Choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en terres d’islam, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2006, 546 pages

24Cet ouvrage, sous la direction de P.-J. Luizard, s’engage dans un projet vaste et ambitieux : celui d’interroger le fait colonial au prisme du religieux. De la fin du xviiie siècle jusqu’au xxe siècle, les différentes contributions parcourent une grande partie des terres d’islam sous domination coloniale, avec une préférence pour les empires français et britannique, parfois russe. Si les études couvrent une aire géographique qui s’étend de l’Afrique du Nord au sous-continent indien, en passant par l’Afrique subsaharienne, le Moyen-Orient ou encore la Russie, les articles consacrés à l’Algérie et à l’Empire ottoman (puis aux mandats orientaux), dominent.

25L’introduction de P.-J. Luizard nous présente avec beaucoup de clarté et de perspicacité l’intérêt de « questionner la colonisation à l’aune de la religion » (p. 30) ; ce en quoi la lecture des articles achève de nous convaincre, car c’est en effet dans le domaine religieux que les contradictions du système colonial s’expriment avec le plus de force. Le livre ne s’intéresse pas seulement à l’islam et aux musulmans, mais interroge aussi la relation entre les puissances occidentales et les minorités religieuses juives et chrétiennes qui vivent dans le dar el islam colonial.

26Tous les auteurs s’accordent sur une chose : les puissances coloniales n’ont jamais mené « une » politique musulmane cohérente et centralisée, mais davantage une politique « à vue », qui a fluctué au gré des hommes, des lieux, des événements et des époques. L’intérêt de ces contributions est ainsi de dépasser la question de l’existence ou non d’« une » politique religieuse, pour s’intéresser aux confrontations, imprégnations, accommodations que ne manqua pas de susciter le face-à-face entre l’islam et le fait colonial. Car effectivement, quels que soient le lieu et les circonstances, il ne fut jamais neutre ou indifférent. À cette fin, la pluridisciplinarité des écrits, l’appel au droit, à l’histoire des représentations ou encore à celle des institutions, est d’une grande valeur. L’ouvrage n’apporte ni réponses assurées ou universelles, ni idéologies, ni stéréotypes, mais une riche variété de contributions qui nous donne à comprendre la complexité des mécanismes coloniaux et leurs réceptions par les populations colonisées. La confrontation entre la colonisation et l’islam, c’est à la fois une politique pragmatique et insatiable, mais également une production de savoirs, de discours (civilisation/modernité) et de modes de représentation de l’Autre. Parallèlement à l’assimilation des populations juives (Algérie) et à la protection des minorités chrétiennes (Moyen-Orient), la place du musulman et de l’islam est isolée. Toutes les puissances coloniales ont effectivement tendance à considérer l’édification des communautés socio-religieuses en communautés nationales, mais surtout elles associent l’appartenance religieuse à l’identité et produisent alors une identification progressive et quasi systématique entre le musulman et l’indigène ; le musulman étant l’incarnation absolue de cet Autre. Ce dernier se voit très souvent enfermé dans un statut personnel juridique, marqueur d’une communauté socio-religieuse souvent objet d’enjeux politiques. Loin de se présenter dans une perspective unilatérale, les articles évoquent en outre les réactions des populations colonisées : déstructurations sociales et politiques, accommodation, réformisme musulman (nouvelle forme d’universalisme), nationalisme.

27Le face-à-face entre l’islam et les puissances coloniales ne fut pas seulement pragmatique, mais a relevé de nombreux échanges, de jeux de miroirs, de malentendus et de suspicion ; en conséquence il apporte un éclairage essentiel à certains problèmes contemporains. L’intérêt de ces écrits est aussi de montrer ce que les États, les communautés, les identités actuelles, etc., doivent à cette rencontre. Le plus grand intérêt de ce livre est ainsi, sans doute, de questionner notre vision de l’Autre, une vision encore partiellement empruntée au passé colonial.

28Hélène Grandhomme

NAMPALA (Lovisa T.) et SHIGWEDHA (Vilho), Aawambo Kingdoms, History and Cultural Change. Perspectives from Northern Namibia, Bâle, P. Schlettwein Publishing, « Basel Namibia Studies 8/9 », 2006, 274 pages

29Cet ouvrage analyse les changements rituels consécutifs à la christianisation et à la colonisation au nord de la Namibie, en croisant des sources diverses. Il présente successivement les recherches de deux Namibiens formés exclusivement dans leur pays (l’université namibienne a été créée en 1990, à l’indépendance) et complète avantageusement les études sur l’histoire namibienne écrites par des Européens, des Américains ou des Namibiens formés à l’étranger. En effet, alors qu’il existe nombre de travaux sur l’histoire des colonisations allemande et sud-africaine au centre et au sud du pays (consacrées en général aux Hereros), le nord du pays, peuplé principalement par les Ovambos, base de l’électorat de la Swapo (parti au pouvoir depuis 1990), est resté peu étudié. L’utilisation des archives et des sources orales permet donc aux auteurs de restituer une histoire peu connue, et par ailleurs sur un sujet délaissé : la représentation des corps. L’étude de L. T. Nampala, « Christianisation and cultural change in Northern Namibia. A comparative study of the impact of Christianity on Oukwanyama, Ondonga and Ombalantu (1870-1971) », s’intéresse à l’évolution de cinq « traditions » (le rituel de dénomination, la circoncision, le mariage, les rituels de pluie, les funérailles), dans trois des sept royaumes ovambos : celui d’Ombalantu, évangélisé par les luthériens finnois, qui a la caractéristique d’avoir supprimé sa royauté avant la colonisation ; celui d’Oukwanyama, qui connaissait une centralisation royale forte, fut divisé entre le Portugal et l’Allemagne et connut donc une évangélisation à la fois luthérienne et catholique ; et enfin le royaume Ondonga, avec une centralisation royale forte et une évangélisation luthérienne allemande. Ce choix permet à l’auteur de retracer l’évolution des traditions en fonction des caractéristiques précoloniales du royaume et de l’obédience des missionnaires. L’auteur observe des différences entre luthériens finnois, luthériens allemands et catholiques. Ainsi, il apparaît notamment que les Kwanyama d’Angola ont moins « changé » de rituels que les autres Ovambos.

30L’étude de V. Shigwedha, « The pre-colonial costumes of the Aawambo. Significant changes under colonialism and the construction of the post-colonial identity », s’intéresse aux « façons de se vêtir » ovambo. Les vêtements de cuir, les cérémonies et les coiffures étaient pour les Ovambos autant de manière d’indiquer leur statut clanique, sexuel et générationnel. Un premier chapitre décrit la centralité des costumes traditionnels dans la définition de l’identité socioculturelle ovambo. Le deuxième chapitre – de loin le plus passionnant – présente le processus qui a conduit à l’abandon des vêtements, des ornements et des coiffures traditionnelles. Shigwedha insiste sur les jugements des missionnaires dénonçant la « nudité » des Ovambos. La conversion massive de ces derniers à la fin du xixe siècle a conduit à une contestation de la part des convertis des cérémonies traditionnelles. Mais ce sont, en fait, les grandes sécheresses, à partir de 1913, qui ont enclenché le changement dans l’habillement ovambo. En effet, la plupart du bétail ovambo dont le cuir fournissait la matière première pour la confection des costumes disparut alors. De plus, la crise économique et sociale facilita la mise en place du travail migrant, les travailleurs revenant avec des vêtements européens et en faisant un élément de distinction sociale. L’ouverture de magasins dans les zones rurales permit la diffusion des marchandises à toute la population dans les années 1920-1930. La Seconde Guerre mondiale et la création de bataillons indigènes en poste dans les zones européennes généralisèrent le port de l’uniforme et achevèrent la transformation de l’habillement masculin. Les femmes pour leur part, cantonnées à l’abri des palissades des homesteads, conserveront leur « nudité » jusque dans les années 1950, avant de confectionner des robes en coton qui passent aujourd’hui pour les robes « traditionnelles » ovambo. L’auteur décrit ce processus de transformation en le remplaçant dans les trajectoires individuelles et en évitant ainsi toutes les simplifications historiques sur les effets de domination du colonialisme.

31Le troisième chapitre de Shigwedha s’intéresse aux politiques culturelles de l’État indépendant. L’auteur déplore leur éclatement et appelle le gouvernement namibien à se doter d’une politique culturelle digne de ce nom. Le dernier chapitre, plus polémique, présente les discussions parlementaires sur la perte des valeurs morales « africaines » des jeunes (en particulier des débats récurrents sur la taille des minijupes). Non sans malice, l’auteur établit un parallèle entre les jugements des parlementaires namibiens (de la Swapo comme de l’opposition) et ceux des missionnaires finnois et rhénans sur la « nudité » des indigènes…

32Au total, le principal intérêt de ce livre est de présenter avec finesse les ajustements et les changements opérés dans un même groupe culturel et dans sa diversité géographique. Il faut en outre signaler que ses pages sont illustrées par de magnifiques photos d’époque, qui renforcent l’argumentation des auteurs. Les sources orales sont néanmoins plus sujettes à caution. Elles sont composées d’entretiens avec des habitants nés dans les années 1930 tout au plus, qui ont produit surtout des reconstructions mémorielles, notamment pour ce qui concerne la période cruciale de 1880 à 1920. De plus, les auteurs ont une certaine tendance à prêcher pour leur paroisse. Ainsi, alors qu’elle s’attache à montrer la diversité des situations, L. Nampala s’évertue aussi à démontrer une sorte de continuité évolutive entre croyances traditionnelles et christianisme (avec des phrases du type : « la chrétienté et les croyances traditionnelles sont en réalité des branches différentes d’une même religion », p. 16, ou « l’athéisme et la dénégation de Dieu ne font pas partie de nos racines ovambos », p. 25), ce qui donne une tournure néo-conservatrice à l’ensemble de sa démonstration. V. Shigwedha de son côté prêche aussi pour son domaine – celui des historiens namibiens adeptes de l’écomusée –, ce qui explique les critiques exposées dans ses deux derniers chapitres.

33Vincent Bertout

ONANA (Janvier), Le Sacre des indigènes évolués. Essai sur la professionnalisation politique (l’exemple du Cameroun), Paris, Dianoïa, 2004, 308 pages

34L’ouvrage de Janvier Onana est bienvenu. Il s’oppose aux perceptions unilatérales et éculées qui font de la métropole un État Pygmalion ou « un Léviathan colonial » (p. 282) qui, du fait de son omnipotence, aurait façonné tout seul l’ordre politique colonial au Cameroun (et ailleurs celui d’autres colonies). La genèse de l’État, selon ce point de vue, serait le fruit d’un processus dans lequel les « indigènes », du fait de leur position inférieure dans la relation asymétrique qu’ils entretenaient avec les colonisateurs, n’auraient été que des comparses. L’auteur innove en ce qu’il considère que l’émergence d’un corps de professionnels de la politique est le résultat d’un faisceau de dynamiques complexes inhérentes à l’institutionnalisation de l’État et à l’interaction des différents acteurs politiques, aussi bien locaux que d’extraction coloniale. Autrement dit, rien n’est imposé, rien n’est greffé, tout est « coproduit ». Après avoir rendu compte du mécanisme par lequel l’infiltration des valeurs issues de la métropole a modifié la représentation de l’autorité au Cameroun, l’auteur retrace la genèse de l’expropriation politique liée à l’avènement de nouvelles ressources hégémoniques, ainsi que celle des luttes qui lui sont assorties. L’expropriation politique s’accomplit à travers l’appropriation de ces ressources porteuses d’un enjeu de pouvoir différentiel à la fois pour les dominants et dominés indigènes, et pour le colonisateur. La force légitimante de subversion à l’endroit des représentations anciennes du pouvoir ainsi que la perspective de s’en affranchir informent les stratégies des cadets locaux, tandis que les dominants, au moment où les fondements de leur autorité sont disqualifiés, sont contraints d’obtenir ces ressources récentes pour justifier leur position non seulement face aux cadets mais aussi face à l’autorité coloniale. La constitution d’un champ politique local va s’opérer comme par un pragmatisme de situation : les « collusions » et les « collisions » observables sont certes fonction de contraintes ou d’opportunités objectives (liées notamment au caractère contrasté de l’envergure de l’autorité indigène ici et là), mais aussi et surtout d’un certain sens du calcul – peut-être inégalement partagé, mais très structurant.

35Concomitamment à l’émergence de cet ordre politique, apparaît (rapidement) un corps d’agents animés d’un vif intérêt pour les métiers politiques. Labellisés et reconnus sous l’estampille d’« indigènes évolués », ils sont essentiellement recrutés parmi les cadres administratifs et les notables locaux. À travers la reconstitution des trajectoires de l’apprentissage du métier politique (qui s’inscrit dans les expériences constitutives de la pratique), l’auteur débusque la domestication des « arts de faire » la politique, qui résulte des stratégies individuelles par lesquelles les acteurs récupèrent pour leur propre compte les rôles prescrits ou auto-prescrits à l’intérieur des actions collectives « proto-politiques » (associations à caractère tribal ou non, cercles d’études…) ou politiques (syndicats, partis politiques). L’espace compris entre la position théorique concédée par la domination coloniale et l’accomplissement pratique des missions assignées est celui dans lequel s’inscrit la déviance – de l’indigène évolué –, qui s’avère plus rentable que les sanctions du conformisme ou de l’obéissance. Dans un argumentaire éloquent et solidement étayé, l’auteur fait la démonstration que cette utilisation des rôles prescrits à des fins personnelles, doublée des bénéfices de l’action collective « tribale », dote les acteurs locaux de ressources dont l’inflation est renforcée par la multipositionnalité. En raison de quoi les entrants politiques indigènes peuvent s’inscrire dans le jeu colonial suivant des logiques inattendues, poussant le colonisateur à des réajustements et à des négociations. S’indique alors la pertinence de l’hypothèse charnière de la « coproduction » de l’ordre politique colonial.

36Tout en s’inscrivant dans la voie de plus en plus pratiquée de la sociohistoire du politique, l’ouvrage de J. Onana enrichit la perspective par la place qu’il concède à l’analyse des stratégies politiques déployées par les impétrants indigènes (le sens du calcul). La part ainsi faite à la rationalité des acteurs n’est pas sans rappeler l’ambition de réhabiliter l’Africain comme sujet producteur d’histoire. Par cela même, peut-être le travail de l’auteur accorde-t-il une place seulement résiduelle – insuffisante – aux autres fondements de l’orientation politique, et plus largement de l’action sociale en situation coloniale. Il n’en présente pas moins un grand intérêt théorique, susceptible d’ouvrir un nouveau regard sur d’autres objets coloniaux, par exemple l’érection des frontières, qu’il faudrait peut-être se préparer à analyser non comme des productions d’autorité, mais comme des coproductions.

37Émile Boyogueno


Date de mise en ligne : 15/11/2012

https://doi.org/10.3917/polaf.105.0258

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