Notes
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[*]
Pour une version anglaise de ce texte, voir in S. Nuttall (ed.), Beautiful/Ugly : African and Diaspora Aesthetics, Le Cap, Kwela Books, 2006.
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[1]
C. Lévi-Strauss, Mythologiques, t. 1, Le Cru et le cuit, Paris, Plon, 1964.
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Agrume à la peau vert foncé et aux feuilles odoriférantes [N.D.T.].
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[3]
Alevin du Sicyopterus lagocephalus, ou cabot bouche ronde. Le terme viendrait de Madagascar. C’est un tout petit poisson qui, adulte, mesure une douzaine de centimètres. Équipé d’une ventouse ventrale, il est capable de remonter des cascades de plusieurs dizaines de mètres de haut. On trouve des bichiques jusqu’à 1 000 mètres d’altitude. À partir du mois d’octobre, ils se regroupent à l’embouchure des rivières et commencent, tels des saumons, à les remonter [N.D.T.].
1C’était l’été à La Réunion, le long été tropical. Sur le trottoir, devant l’école primaire, tous les après-midi, un groupe de six à huit femmes installait un stand de petites tables bancales. Assises sur des tabourets, elles attendaient à l’ombre. Elles vendaient, assaisonnés de piment, des jamblons, petits fruits dont la peau foncée et luisante, quand on la croque, fait une langue toute pourpre. On trouvait aussi chez elles des mangues vertes, coupées en deux dans le sens de la longueur et fourrées d’un mélange de sel et de piment qui, au contact de la pulpe, donnait au fruit un goût exquis. Cela et d’autres choses encore : des cakes à la coco ; des bonbons piments, purée de haricots blancs agrémentée de safran et de piments verts; du pain tartiné d’achards, légumes mijotés dans une sauce au safran, aux oignons et aux piments verts. En route pour l’école, après le repas du midi, tous les jours nous nous arrêtions chez ces femmes. Et toujours, nous leur achetions un en-cas: cette nourriturelà, nous l’adorions. Lorsque c’étaient des mangues que nous avions choisies, nous arrivions en classe la bouche en feu et les larmes aux yeux, tant le piment était fort. Cela consternait la maîtresse de français, qui ne voyait pas quel plaisir nous pouvions y trouver. Mais c’était bel et bien notre plaisir : ces lèvres, ces langues que brûlaient le sel et le piment, ces bouches qu’il nous fallait laisser entr’ouvertes le temps que s’éteigne le feu que nous avions avalé.
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3Le goût en cuisine n’est pas chose aisée à définir. Comment expliquer ce qu’on aime et ce qu’on n’aime pas ? Il y a, bien sûr, l’influence de la culture dans laquelle on naît, ce qu’enfant on trouvait à table. Il y a l’impact de l’économie, car, selon qu’on est riche ou pauvre, on ne mange pas la même chose. Ajoutez à cela l’histoire et le politique (l’esclavage, source du sucre en Europe, le colonialisme, sans lequel point de bananes, de riz ou de maïs sur le Vieux Continent) ; la mode (le goût du chic) ; la banalisation des plats à emporter ; les engouements d’une saison, la vogue des livres de cuisine, des grands chefs et des programmes télé qui en vantent les préparations ; le tourisme (qui nous fait connaître de nouveaux plats) ; l’immigration (apportant recettes et approches nouvelles de la cuisine dans ses bagages) ; les règles et les tabous qu’impose la religion. Ajoutez encore la notion de « grande » cuisine, de cuisine nationale et régionale, de la cuisine comme signe d’une culture, voire d’une civilisation, qui se veut « avancée ». À tout cela, enfin, ajoutez l’apprentissage des sens, le plaisir du savourer qui ressortit au domaine d’Éros. Il en est des goûts comme des recettes : point d’ajout qui ne complexifie la sauce.
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5Aubergine : d’après le dictionnaire, le premier nom donné à ce légume aurait été vatin-ganah, terme hindi, qui devint badin-gan (en persan), puis al-badinjan (en arabe), alberginia (en catalan), bringelle (en créole de La Réunion). En Europe, au Moyen Âge, on donnait à l’aubergine le nom de malum insanum, ou « pomme de la folie », car, disait-on, elle était dangereuse pour la santé mentale. On utilise l’aubergine dans la cuisine chinoise depuis plus de mille cinq cents ans. Cultivée et dégustée en Afrique du Nord dès le ixe siècle, elle ne sera adoptée par l’Europe qu’à la fin du xviie siècle. Pour moi, et j’en suis convaincue, ce sont les dieux de la cuisine qui ont inventé ce légume. Douce ou amère, jaune, blanche ou pourpre, il est tant de manières d’accommoder l’aubergine qu’on lui consacre des livres de cuisine entiers.
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7Le manger est un territoire que nous traversons notre vie durant, et que nous ne quittons jamais. Il nous arrive d’y découvrir de nouvelles régions, au-delà des frontières que nous nous étions tracées, mais nous aimons revenir chez nous pour y retrouver saveurs, noms et souvenirs d’antan. On a beau parler couramment une langue étrangère, c’est vers sa langue maternelle qu’on tend à se tourner pour nommer fruits et légumes. Bien que je sache parfaitement comment s’appelle tel fruit ou tel légume en anglais ou en français, c’est le créole que j’emploie pour en parler. Quand je tombe sur une goyave, une mangue, un ananas, c’est comme je les mangeais enfant que je les veux : verts et avec du sel et du piment.
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9Prenez deux mangues, vertes mais pas trop (elles doivent être fermes au toucher), un ananas (de la variété « Victoria », ce sont les meilleurs ; on les trouve sur l’île Maurice et à La Réunion), deux citrons verts, un morceau de gingembre gros comme le pouce, de la coriandre fraîche, une cuillerée de sucre, une autre de sel et un petit piment vert. Coupez les fruits et le gingembre en tranches très, très fines. Couvrez le tout du jus des deux citrons verts, saupoudrez de sucre et de sel, ajoutez les piments tranchés au préalable et la coriandre en feuilles. Mélangez bien, mettez au frigo deux heures durant et servez frais. À présenter l’après-midi, pour rafraîchir le palais, ou en accompagnement à du riz agrémenté de viande ou de poisson.
10Une recette, c’est comme une partition. La musicienne lit les notes qui se présentent à elle et, simultanément, elle en entend la mélodie : les voir c’est les entendre, avant même de les jouer. Il en va de même de la cuisinière : il lui suffit de lire la recette pour sentir et goûter le plat qu’elle s’apprête à préparer. Comme la musicienne, elle imagine l’à-venir ; comme elle aussi, elle y met son grain de sel, un ajout par-ci, une touche par-là, pour en faire une préparation plus personnelle.
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12La nourriture jalonne nos vies. Les repas sont des repères. Nous nous souvenons du premier dîner avec l’être aimé (nous pouvions à peine manger, tant le désir de l’autre nous emplissait). Nous nous souvenons du goût de son corps sur notre langue. Nous nous rappelons aussi avec joie les mets de notre enfance. Tel ou tel plat, tel ou tel condiment a marqué nos jeunes années, mais nous avons du mal à convaincre nos amis d’aujourd’hui qu’il faut goûter à ce « machin »-là. Un matin, au Cap, une copine a été ravie de trouver au petit-déjeuner un pot de « Marmite ». Ses compagnons de table étaient atterrés : ils ont trouvé ça immangeable. Ce « machin »-là – ce pot de Marmite, ou de moutarde, ce pain bien particulier, ce plat de riz blanc, ce bol de chutney –, il nous suffit de le voir pour que soient mobilisés nos sens. Il nous le faut, quoi qu’en pensent les autres. S’ils ne comprennent pas, tant pis. Moi, c’est comme ça avec le piment. Je suis accro et j’estime ne pas avoir à m’en justifier. Je ne souhaite d’ailleurs pas partager mon piment. Quand je voyage, j’en ai toujours un petit pot sur moi. Discrètement, j’en saupoudre les plats qu’on me sert. Ça m’énerve souverainement quand on me demande à y goûter et qu’on s’écrie ensuite que ça brûle. Goûts et souvenirs sont intimement liés – souvenirs de cuisine en famille, de mets interdits, de plats découverts auprès d’amis et d’amants. En matière de goût, notre éducation sentimentale est sans fin.
13Dans Mythologiques [1], Claude Lévi-Strauss écrit que cuire un aliment, c’est couper court au processus naturel qui fait qu’à terme un aliment cru (un légume, un fruit, un morceau de viande) devient une chose pourrie. La cuisson stoppe ce que la nature a commencé. Pour illustration, l’anthropologue dessine un triangle: en haut, le cru, à la base le cuit et le pourri. Dans ce triangle, il est deux issues pour le cru : soit, au contact de la culture, il devient cuit ; soit il pourrit, et c’est alors le fait de la nature. Le triangle de Lévi-Strauss est un champ sémantique : ne peuvent le voir et le décrire que ceux qu’il ne concerne pas directement. Seul un étranger qui n’appartient pas à un groupe donné est en mesure d’analyser la logique de ce qui, pour ce groupe, est mangeable : ce qui est « cru », ce qui est « cuit » et ce qui est « pourri ». Pour le groupe lui-même, la nourriture, c’est ce qui a bon goût. Exemple : pour moi, le poisson cru et le poisson cuit ne tiennent pas de la « culture » – ce n’est pas comme ça que j’entends la question au quotidien – mais du goût. Tout dépend de la variété de poisson (certains sont meilleurs crus, d’autres cuits), du degré de fraîcheur, des ingrédients que je peux me procurer (citrons verts, lait de coco, gingembre, sauce de soja, coriandre). Cela dépend aussi du menu que j’envisage, et de mes invités (sont-ils des adeptes du poisson cru ?). Si je prépare du cuit, ce n’est pas simplement de cuisson qu’il s’agit : c’est de cuisine. C’est tout un processus : ce plat que j’ai décidé de servir, comment le faire ? Avec quoi ? Combien de temps y consacrer? Faire la cuisine, c’est comme réaliser un puzzle: on vise un tout, complexe, dont chaque élément est une partie intégrante.
14En histoire comme en politique, la nourriture est sujet à conflit. De tous temps, à la guerre, dans le commerce, on en a fait une arme. Famines provoquées, taxes exorbitantes sur les produits de première nécessité, destruction de récoltes, imposition de la monoculture, conquête de territoires, partage inégal des terres : dire comment se nourrit un peuple, une nation, un continent, c’est dire son histoire tout entière. Ce que l’on mange, et comment, est profondément affecté par les guerres, les migrations et les formes du négoce. L’histoire des embargos et celle des conflits armés, c’est aussi une histoire de recettes – d’êtres humains qui mangent leurs animaux domestiques, qui se nourrissent de rats et d’aliments à peine cuits. Les périodes fastes aussi ont leur histoire culinaire – leur histoire de tables qui ploient sous les douceurs, les fruits et les épices. Une autre histoire, c’est celle des liens entre la nourriture, les politiques de l’eau et le droit à la terre. Je me souviens d’une traversée de la frontière entre le Mexique et les États-Unis dans les années 1980. Dans la seconde moitié du xxe siècle, les Américains avaient détourné le cours du fleuve Colorado ; ce dernier ne se déversait plus dans la mer de Cortez, mais servait à irriguer les États du Nouveau-Mexique et du Texas. Côté États-Unis, on voyait des champs verdoyants ; côté Mexique, tout était aride. Autre histoire encore – celle de l’interaction entre nourriture et genre : histoires de filles qui n’ont pas droit à la viande parce qu’elle est réservée aux garçons ; de femmes qui préparent les repas, mais mangent en dernier. Mets et territoire du manger, économies de l’abondance et de la pénurie : c’est toute une carte du monde qui se dessine ici. On pourrait imaginer une façon nouvelle de penser la géographie, celle du colonialisme en Afrique, notamment, qui au vocable de nation substituerait celui (autre, mais non moins politique) de cuisine.
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16En début d’année, on apportait à la raffinerie la récolte de canne à sucre des mois précédents. Une odeur très forte se dégageait des tiges écrasées puis brûlées. C’était pour le sucre que les Français avaient investi l’île ; pour en assurer la culture qu’ils avaient peuplé La Réunion d’esclaves et en avaient fait une colonie. Si nos terres sont appauvries et nos lagons et rivières pollués de pesticides, c’est à cause du sucre. Le sucre a fait de nous qui nous sommes. Aujourd’hui, il menace de nous exiler aux marges du monde. Le sucre est notre seule source de revenus. Mais d’autres en cultivent ailleurs, moins cher que le nôtre et, de nos jours, il est d’autres produits que le sucre pour adoucir les aliments. Voilà potion bien amère.
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18Parler d’Afrique et de nourriture, c’est ouvrir la porte aux stéréotypes, aux images-symboles. L’Afrique, continent-corps à dépecer, à dévorer, à digérer, puis à mettre au rebut. L’Afrique, terre épuisée. On y cultive tout, ou presque, mais il est peu de représentations qui font de l’Afrique ce qu’elle est en fait : un lieu de culture. De l’Europe, de l’Asie, on vante les champs et les rizières, verdoyants et ordonnés ; de la campagne africaine, on n’a pas même un imaginaire, pastoral ou exotique.
19Et puis il y a l’image de l’Afrique-famine – de la mère et de son enfant à l’article de la mort. À en croire les médias, en Afrique il n’y a pas de nourriture ; il n’y a que son absence, et la faim. Continent de carence, de manque. Point de cuisine ici, sinon celle que font les organisations non gouvernementales (ONG), fade et bourrée de vitamines. Il faudrait écrire un livre de recettes des ONG en Afrique : liste sans fin de formules riches en nutrition et sans la moindre saveur, aliments pour nourrissons, pour cet enfant famélique qu’est devenue l’Afrique, qui mourrait d’inanition si l’Occident ne se précipitait pas à sa rescousse. Cuisine morbide. Certes, il y a eu, il y a, il y aura des famines sur ce continent. Les gouvernements ne sont pas à même de les enrayer, ou ne le souhaitent pas. C’est un fait. L’Occident n’a d’autre choix que d’intervenir, d’apporter son aide humanitaire, et comment se plaindre de cette aide ? Mais que cela ne nous empêche pas de le souligner: au-delà de la faim, du désespoir, quelle tristesse, quelle fadeur, dans ce geste de « nourrir » l’Afrique ! Il ne s’agit pas d’un détail : c’est tout un continent que l’on exclut ainsi du monde, de l’idée même de la gastronomie.
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21Au xviiie siècle, un Européen en voyage au Mozambique s’enquiert auprès d’un groupe d’esclaves qu’on s’apprête à charger dans la cale d’un bateau de ce qui, à leur avis, les attend : « Ils nous ont achetés et nous embarquent pour nous manger », répondent les esclaves. L’Européen leur demande pourquoi ils s’imaginent que les Blancs vont les manger: « C’est dans la cale que sont les cuisines : c’est là qu’ils vont nous faire cuire. »
22La rencontre entre l’Europe et l’Afrique a été mille fois décrite en termes de métaphores culinaires. Les esclaves dont il est question ici étaient convaincus de se trouver face à des cannibales. Ils n’étaient pas les seuls. À Madagascar, sur les côtes d’Afrique, cette idée était fort répandue ; elle éclaire tout un pan de l’imaginaire reliant l’esclavage au triangle culinaire de Lévi-Strauss. Le cannibalisme était affaire de cuisson. C’était une recette faite d’esclavage et de colonialisme. Un esclave, c’était un être humain qui, mangé à fond de cale, devenait matière, rebut, rien de plus qu’une chose, à débarquer de l’autre côté de l’océan. Les esclaves africains l’avaient bien compris. Ils avaient compris que l’esclavage leur ôterait leur humanité, qu’il ferait d’eux non plus des êtres, mais des choses. Qu’ils aient pris les Blancs pour des cannibales n’a rien de surprenant. Comment expliquer qu’un être humain en capture un autre, le marque au fer rouge, le vende ou l’achète ; comment expliquer cela autrement qu’à l’aune d’un désir de dévorer ? La bouche du cannibale était en Afrique, le navire était son ventre, et la plantation son anus. La cuisine cannibale des Européens sentait la chair qui brûle. Elle était faite d’amertume et elle avait même un son, celui du fouet. Elle était de trois couleurs : le rouge du sang, le noir des peaux, le vert de la canne à sucre.
23Lorsque a commencé en Afrique la colonisation à proprement parler, la métaphore du cannibalisme a été adoptée par les Européens, qui l’ont retournée contre les Africains. C’étaient maintenant les Africains qui étaient les cannibales, mangeurs de missionnaires. Renversée, la métaphore n’en renvoyait pas moins à la violence du colon, à qui elle permettait de projeter sur le colonisé sa propre agressivité. Pour en revenir au triangle culinaire: la cuisinière fait cuire l’animal et transforme ainsi ce qui a été tué en ce qui peut être mangé. Elle a recours à l’imagination, à la créativité, pour rendre consommable ce qui ne pouvait être consommé avant. Dans l’exercice culinaire que constitue la colonisation, le colon « fait cuire » le colonisé, afin de le transformer en matière exploitable.
24Deux types de « cuisiniers » figurent dans la littérature coloniale : le cuisinier européen qui transforme l’indigène en être colonisé, qui fait d’une masse de matière première informe un être « civilisé » ; et le cuisinier (voire la cuisinière) indigène, que ses maîtres soupçonnent de sorcellerie ou, tout au moins, de chercher à les tuer au moyen d’infâmes préparations. Couteaux et hachoirs : à la cuisine, il y avait de quoi trucider le maître. Pire, il y avait les plantes, ces substances mystérieuses qui, pour l’indigène aux fourneaux, ne recélaient aucun secret. Elle faisait peur, la cuisinière indigène, mais on avait besoin d’elle. À la cuisine, elle exerçait une certaine maîtrise. Mais elle était en terrain disputé. On voulait qu’elle se plie aux règles du « bon goût », qu’elle respecte la pureté des recettes. Le maître souhaitait que chez lui on retrouve le « goût de l’Europe », qu’on y mange des plats qui répondaient à l’idée qu’il se faisait, lui, de la cuisine. L’indigène composait. Pour la table du maître, la cuisinière préparait de pâles imitations de mets européens ; pour sa table à elle, elle réalisait autre chose : un mélange, une invention, pas tout à fait de chez elle, ni tout à fait de chez lui.
25Dans les îles de l’océan Indien, où l’Afrique rencontre l’Asie, les terres de l’Islam et l’Europe pour donner naissance à une société créole, la cuisine incarne la transethnicité, les processus qui lient et transcendent les cultures, les pratiques mêmes de la créolisation. La cuisine créole n’a que faire de la pureté. Elle émane d’une société née de la destruction, de l’effacement. Pas un seul habitant des îles n’en est originaire. Du fait de l’esclavage et du colonialisme, langues, cultures et traditions, pour survivre, n’ont eu d’autre choix que de se muer en traces, en palimpsestes, de ce qui existait auparavant au pays des ancêtres. Il n’y avait d’autre moyen de survivre que de créer, d’inventer.
26La cuisine créole est une entité hybride. Elle est faite de toutes les cuisines. Il ne s’agit pas d’une fusion – « cuisine fusion » : le nom irait bien à une bouillie pour bébés –, mais d’une pratique sophistiquée mettant en dialogue les unes avec les autres des recettes venues de Chine, d’Inde, d’Europe, d’Afrique et de Madagascar, et qui, ensemble, donnent un texte dont la cuisine créole est la traduction. Mais enfin, me direz-vous, qu’est-ce que tout cela sinon de la fusion ? Eh bien ! c’est bien plus qu’une fusion. Tout est dans les détails. Oui, assurément, il faut mélanger des ingrédients pour préparer une viande, un poisson en sauce, mais il n’y va pas d’un simple mélange. J’ai frémi plus d’une fois en lisant dans un magazine féminin la version « métropolitaine » d’une recette créole. On croirait qu’il suffit de mêler lait de coco, tomates et piment pour obtenir un curry ! Il faut aussi du temps, beaucoup de temps. Comme la plupart des cuisines, celle des îles a passablement souffert de l’accélération du quotidien, du fait qu’il faut de plus en plus manger vite et que, en conséquence, on n’a pas le loisir de préparer les mets comme on le faisait avant. À l’instar de beaucoup d’autres, la cuisine des îles accuse les coups d’une certaine « américanisation » (à titre d’exemple, à La Réunion aujourd’hui, un « sandwich américain » est un bout de baguette tartiné de mayonnaise, qui contient des bouchons, sorte de dim sum, le tout grillé et recouvert de fromage fondu – sans commentaire). Il faut du temps, donc, et des accompagnements bien particuliers. Viande et poisson se servent toujours avec du riz et une rougaille – des légumes, ou encore des fruits, cuits ou crus, préparés avec du piment et des oignons. Il faut aussi une pâte de piment et de combava [2]. On pourra y joindre des pommes de terre. Surtout, il faut savoir dans quel ordre servir le tout : d’abord le riz, puis la viande ou le poisson ; ensuite les légumes et, sur le côté, la rougaille et la pâte de piment. Cet ordre, on ne s’en écarte jamais. Pour le reste, tout est possible. Par définition, la cuisine créole est ouverte au changement, à la nouveauté. Il s’agit, au sens le plus propre du terme, d’une pratique de créolisation, c’est-à-dire d’imitation, d’appropriation, de traduction.
27L’été, à La Réunion, les fruits abondent: litchis, ananas, mangues, c œurs de b œuf … Il est un mets, cependant, dont tous attendent l’arrivée, tout au long de l’année. C’est le bichique. Le bichique est un minuscule poisson qui, de la mer, se lance à l’assaut de nos rivières [3]. Les Réunionnais sont fous de bichiques, prêts à payer des sommes astronomiques pour s’en procurer. On tombe parfois sur d’inextricables embouteillages, sur des voitures abandonnées en pleine route par leurs conducteurs, parce que, non loin de là, on vend des bichiques. Pour les pêcher, on brave les ouragans. Et on connaît toujours quelqu’un qui connaît lui-même quelqu’un qui peut vous avoir un kilo de bichiques comme ça, au dernier moment … Les Réunionnais et les bichiques, c’est de l’ordre de la passion. La nourriture, c’est le désir.
Notes
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[*]
Pour une version anglaise de ce texte, voir in S. Nuttall (ed.), Beautiful/Ugly : African and Diaspora Aesthetics, Le Cap, Kwela Books, 2006.
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[1]
C. Lévi-Strauss, Mythologiques, t. 1, Le Cru et le cuit, Paris, Plon, 1964.
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[2]
Agrume à la peau vert foncé et aux feuilles odoriférantes [N.D.T.].
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[3]
Alevin du Sicyopterus lagocephalus, ou cabot bouche ronde. Le terme viendrait de Madagascar. C’est un tout petit poisson qui, adulte, mesure une douzaine de centimètres. Équipé d’une ventouse ventrale, il est capable de remonter des cascades de plusieurs dizaines de mètres de haut. On trouve des bichiques jusqu’à 1 000 mètres d’altitude. À partir du mois d’octobre, ils se regroupent à l’embouchure des rivières et commencent, tels des saumons, à les remonter [N.D.T.].