Notes
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Extrait de La Nuit seule sait, Yaoundé-Douala, 2005, inédit. Lionel Manga se définit comme « un chroniqueur de la post-indépendance et un dissident œuvrant dans les interstices cognitives du Fiasco historique subsaharien ».
1Trait d’union en béton armé entre le littoral et les hautes terres volcaniques à l’ouest depuis un demi-siècle, le pont rail-route sur le Wouri n’est plus ce qu’il était, surtout la nuit : une longue virgule de mille cinq cents mètres et plus éclairée au soufre, un arc de lumière orangée lévitant au-dessus du fleuve, une irruption du Progrès chez les miengu, une rayure fluorescente barrant la sombre mangrove. Vu de loin, de la poupe d’un paquebot qui s’éloigne doucement, du Jean-Mermoz faisant cap vers Marseille, le pont scintillait et en jetait au fond de l’estuaire. Il était magnifique de nuit, le pont sur le Wouri, splendide, un peu moins de jour. Et sa fluide forme a inspiré longtemps toute une génération de plasticiens du cru, fascinés.
2À cette époque, une kyrielle de bancs jalonnait le tablier tout le long, dédiés à la relâche des promeneurs qui venaient nombreux flâner là en farniente urbain dominical. On pouvait cueillir des feuilles de citronnelle poussant sur le remblai. À chaque bout, un poste à péage amortissait le coût de construction de l’ouvrage. Un marché de poisson frais se tenait sous la première pile à marée basse et je revois toujours ces pêcheurs halant leurs pirogues sur la berge encombrée de compères et de clients, surtout des clientes, j’entends toujours le charivari et ma mère qui tchatche en pidgin. En face, Bonabéri était un petit port bananier.
3Nous avons le même âge, le pont et moi : cinquante balais. Un petit demi-siècle. J’ai cru entendre Agathe me dire que son anniversaire sera célébré : le veinard, alors que moi, la cause est entendue, je risque fort de n’avoir pas un bout de pain ce jour-là à me mettre sous la dent, à moins d’un grand miracle. Nous ne sommes pas du même signe : le pont est taureau, et moi je suis gémeaux. De nous deux, il est le moins bien portant, et il endure depuis plusieurs mois des travaux de consolidation qui compliquent singulièrement la liaison entre Douala et Bonabéri pour le citoyen lambda dépourvu de voiture personnelle.
4Jusqu’à nouvel avis, les taxis ne traversent plus le pont : réduction du trafic et de la charge pendant le chantier oblige. La desserte est assurée par une société privée qui en a obtenu la concession sans compétition ouverte, et qui fait payer cent francs par tête de con, sans vergogne, le passage d’une rive à l’autre du fleuve, à bord de poussifs bus antédiluviens ramassés va savoir dans quelle ferraillerie en Europe, peut-être de l’Est : des vieilleries amorties depuis mathusalem.
5Nous nous déplaçons à Bonendalé, après Bonabéri, en excursion chez des peintres qui ont posé là leurs valises, leurs pinceaux, leurs tubes de gouache, leur tête. Vu le transbordement, ce n’est pas une mince opération, d’autant que la caisse des S. a un gros bobo et qu’elle est alitée depuis ce matin chez Essono, leur garagiste : un petit gars de Mvog-Ada qui est « venu se chercher », comme il dit, à Douala. Et en train de se trouver, apparemment, dans cette voie mécanique. Un petit gars tranquille qui aime ce qu’il fait dans le cambouis.
6On devra donc emprunter par trois fois un véhicule différent pour arriver enfin à destination. Moi, je ne m’y ferai jamais, à cette dissection de l’itinéraire en plusieurs segments de transport. Il y a comme cela des aspects de ce fiasco de pays que je ne veux pas digérer, une nécessité imbécile à laquelle je refuse net de me soumettre. C’est quoi ? Je ne veux pas.
7La navette pas spatiale pour un sou nous débarque sur une aire de stationnement où pullulent bipèdes affairés ou indolents, racaille angélique à l’affût, filles désinvoltes bayant aux corneilles, vendeurs et vendeuses à la sauvette de friandises, de bananes, de cacahuètes en bouteille, de chips de plantain mûr, allant, venant. Chassant ardemment la prime au client, une horde de rabatteurs efflanqués nous tombe dessus avec une palette de destinations sur le bout de la langue. Bosco pilote le transbordement, guide averti des usages en la matière sur cette rive.
8Sur le site que nous foulons s’est dressé quelques saisons un mastodonte industriel comme il en fleurissait alors en Afrique subsaharienne, dans les pays frais émoulus de la décolonisation, sur les instances d’experts avisés rétribués grassement, ou de cabinets sérieux qui le furent autant, les uns et les autres discrètement intéressés en amont, substantiellement, par le fournisseur, pour faire aboutir la transaction. C’était la Société camerounaise des engrais industriels, la Socame : un colossal éléphant blanc qui n’a rien produit d’engrais.
9Des superstructures métalliques ont surgi de terre, défiguré le paysage de Bonabéri avec des bâtiments, une équipe a été nommée à la radio par décret présidentiel, les villages ont trépigné de joie pour ces fils qui allaient occuper des postes juteux dans une société d’État courue pour ses avantages matériels et financiers, elle a pris ses fonctions, et plus rien ne s’est passé. Le métal a lentement rouillé au soleil et sous la pluie, jusqu’au démontage, je ne sais même pas quand : j’ai juste découvert un jour qu’il était passé par là.
10Ci-gît un éléphant blanc : je vois bien une intervention artistique multimédia fondée sur ce thème, en ce lieu même, une nuit, avec le volcan en arrière-plan, son cône majestueux, une représentation mi-burlesque, mi-tragique, gratuite, avec tout le bataclan des foires à ciel ouvert : cracheurs de feu, jongleurs et autres attractions loufoques, inédites, classiques, pour drainer le chaland, avec un dispositif 3D pour montrer des images de synthèse et, pourquoi pas, créer un hologramme. On verrait dans une longue suite d’anamorphoses telle superstructure métallique, tel bâtiment se transformer progressivement en un éléphant blanc, et réciproquement, sur une bande-son inattendue. Cette aire de stationnement est une sépulture. Oui : ci-gît un éléphant blanc.
11Bosco et son acolyte parlementent. Activement. Je m’approche d’eux et de leur interlocuteur : le zozo veut mille francs par tête de pipe. Bosco n’est pas d’accord ; il lui en propose sept cents. L’autre évoque son retour à vide : un gringalet tête de fouine sanglé dans une salopette blanchâtre, mâchonnant une bûchette d’allumette, les cheveux courts et teints en roux, chaussés de ces babouches monocoques, bleues, que la Chine déverse ici par containers entiers. Un concurrent qui n’a jamais perdu de vue cette discussion à sens unique saute sur l’occasion : « Allons ! » Et d’un. Il faut dégoter maintenant un autre véhicule, plus un autre véhicule encore, et aligner les deux sur le prix accepté par le premier : rebelote de négociations. Tu parles même de quoi ? D’informel. De marché à information imparfaite. Finalement, le compte y est et notre miniconvoi s’ébranle vers Bonendalé.
12Compacte et grouillante, effarante, la cohue humaine sur la bande d’asphalte qui longe le domaine ferroviaire désaffecté et envahi d’herbes folles, où n’en finissent pas de rouiller les rails, de partir en lambeaux des wagons vermoulus qui sont restés sur place, cette cohue me renvoie à des passages saisissants du Livre des fuites : maudit soit le vilain ladre qui m’a fauché ce beau bouquin de Le Clézio sur le phénomène urbain ! Depuis son Adam Pollo, découvert ici dans une liquidation de librairie, je n’ai pas cessé de lire l’auteur du lumineux Onitsha.
13Sur cette vieille chaussée plus qu’encombrée, dégradée et rétrécie par la pléthore hallucinante d’éventaires du commerce informel installés au bord tout le long, par les camions qui effectuent des livraisons en se garant n’importe comment, les piétons qui la disputent crânement aux automobilistes, les deux-roues qui n’en font qu’à leur guise perso, la flopée laborieuse de pousse-pousse brinquebalants, on progresse péniblement, mètre par mètre, à un putain de train d’escargot fatigué.
14C’est la poussée urbaine camerounaise dans toute sa splendeur dynamique. Le voile blanchâtre de l’harmattan qui souffle de plus en plus fort occulte le mont Cameroun : nous l’aurions eu sinon en face de nous, cette puissante silhouette conique qui surplombe l’horizon. La troisième éminence d’Afrique derrière le Kilimandjaro et le Nyiragongo. Qui parle même de quoi exactement ? Symbole tellurique élevé cherche pays, femmes et hommes à la hauteur. Upgrade missing. On peut dire ça de la sorte, non ? N’en déplaise au chauvinisme ordinaire et sauf votre very big respect vert rouge jaune …
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Extrait de La Nuit seule sait, Yaoundé-Douala, 2005, inédit. Lionel Manga se définit comme « un chroniqueur de la post-indépendance et un dissident œuvrant dans les interstices cognitives du Fiasco historique subsaharien ».