Notes
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[1]
Sur la situation antérieure et les fondements de la crise, les lecteurs pourront se reporter à d’autres publications de Politique africaine, notamment les deux dossiers spéciaux « Côte d’Ivoire, la tentation ethnonationaliste », n° 78, juin 2000, et « La Côte d’Ivoire en guerre : dynamiques du dedans et du dehors », n° 89, mars 2003.
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[2]
Regroupant sept formations et mouvements politiques – le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) de H. Konan Bédié, le Rassemblement des républicains (RDR) de A. Ouattara, l’Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire (Udpci) de feu le général Gueï, le Mouvement des forces de l’avenir (MFA) de A. Kobénan, le Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire de G. Soro, le Mouvement pour la justice et le paix (MJP), le Mouvement patriotique ivoirien du Grand Ouest (Mpigo) –, le G-7 a pour objectif premier d’œuvrer à l’application des accords de Marcoussis.
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[3]
Ainsi, fin février 2005, on apprenait que le chef de l’État, en vue des prochaines élections, entendait déposséder l’Office national d’identification (ONI) de ses prérogatives en matière d’établissement des papiers d’identité, pour les confier à l’Institut national de la statistique (INS) dirigé par deux personnalités proches du FPI. Voir « Scandale à l’identification : Gbagbo prépare un hold-up », Le Patriote, 1er mars 2005.
1La signature des accords d’Accra III, début août 2004, suscita de légitimes espoirs qui se dissipèrent pourtant en quelques mois. Dès le 15 octobre, le lancement du processus de désarmement apparaissait comme un échec. Le 28 octobre, les Forces nouvelles décrétaient « l’alerte maximale » et les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci) fermaient les deux principaux axes routiers reliant le Nord et le Sud. Les 3 et 4 novembre, en l’absence du Premier ministre Seydou Diarra et de tous les ministres de l’opposition politique et militaire, se tint un Conseil des ministres qui nomma des procureurs de la République pour les tribunaux de Yopougon. Deux projets de loi sur la naturalisation et le code de la nationalité furent aussi adoptés et vivement contestés par l’opposition par la suite. Le 4 novembre, l’opération « Dignité » était déclenchée : les avions des Fanci violaient le cessez-le-feu et bombardaient les positions des ex-rebelles. Ces bombardements se poursuivirent le lendemain sans que les forces d’interposition et la communauté internationale réagissent. L’après-midi du 6 novembre, une base française à Bouaké était bombardée, faisant 9 morts. D’ivoiro-ivorienne la crise devenait alors franco-ivorienne.
2L’enchaînement des faits qui ont conduit à ces raids aériens et à ce qu’on a appelé un moment la « guerre de six jours » de la France contre la Côte d’Ivoire est pour le moins curieux. Certes, le président de la République Laurent Gbagbo affirmait acheter des armes, même si, jusqu’au mois d’octobre, c’est-à-dire quelques semaines avant l’attaque de Bouaké, il répétait que le processus militaire était terminé. Les accords d’Accra III, contrairement à ceux adoptés à Marcoussis en janvier 2003, plaçaient, eux, le chef de l’État au cœur du dispositif des réformes politiques.
3La reprise des hostilités ne pouvait qu’aboutir à une voie sans issue. À supposer que ces bombardements, qui se voulaient « chirurgicaux », aient conduit à une victoire des Forces armées nationales, que se serait-il passé ensuite ? Combien d’éléments des forces de défense et de sécurité aurait-il fallu pour maintenir ces régions stables ? Et que seraient devenus les éléments irréductibles des Forces nouvelles ? Autant dire qu’il ne pouvait y avoir de solution militaire à cette crise. Aussi, pourquoi Laurent Gbagbo empruntait-il, malgré tout, cette voie ?
4De plus, ces pilonnages n’ont fait qu’annihiler toutes les velléités de désarmement, si tant est qu’elles aient existé du côté des Forces nouvelles. En effet, comment exiger de personnes qui viennent d’essuyer une attaque de déposer les armes ? Trop enclines à se retirer sur leurs bases, les Forces nouvelles, par les boycotts répétés du Conseil des ministres, ont contribué à vider le gouvernement de sa fonction de réconciliation, laissant ainsi le champ libre au président Gbagbo qui a pu procéder à des nominations et des réformes discutables – ce qui aurait été impensable si le Conseil des ministres avait réuni toutes les forces en présence. Par ailleurs, Guillaume Soro, le secrétaire général des Forces nouvelles, par sa constance à considérer le président de la République comme un obstacle à la résolution de la crise et à exiger sa démission, a fait preuve d’un manque de flexibilité problématique. Celui-ci s’est illustré aussi dans le refus d’envisager un quelconque désarmement sans le vote préalable de textes inscrits dans l’esprit et la lettre de Marcoussis.
5En reprenant les hostilités, Laurent Gbagbo ne visait pas la victoire. Tout au plus administrait-il aux ex-rebelles une correction et lavait-il l’affront qu’il avait lui-même subi au début de la crise. Ce faisant, il démontrait qu’il était en phase avec les « jeunes patriotes », les seuls à le comprendre et à le soutenir, et ces derniers devaient pouvoir compter sur un vrai chef. Par ailleurs, en engageant cette guerre sans issue, le chef de l’État tentait de disqualifier la médiation française et de conforter la thèse de la guerre de la France contre la Côte d’Ivoire. Par ailleurs, le déchaînement des « jeunes patriotes » contre la France et les intérêts français signifiait, implicitement : « Voyez comme ils peuvent faire mal. Je suis le seul qu’ils écoutent. Vous avez besoin de moi. » En fait, l’objectif principal de l’opération « Dignité » était de rompre l’isolement intérieur et extérieur de Laurent Gbagbo et de son régime, en faisant acte de sa capacité de nuisance. La présente contribution propose donc une lecture des tensions produites par les blocages des derniers accords d’Accra III et la crise de novembre 2004 [1].
De la partition du pays
6Lors de sa visite officielle à Dakar, au Sénégal, début février 2005, le président Jacques Chirac chercha à prodiguer des leçons d’ouest-africanisme au président sud-africain Thabo Mbeki pour une meilleure gestion du dossier ivoirien. En amont et en aval de cette théorie implicite de l’âme et de la psychologie ouest-africaines qui, apparemment, échappaient à T. Mbeki mais dont J. Chirac était pénétré, pointait la problématique ethnique. En effet, combien de fois n’a-t-on pas lu, entendu et laissé dire que cette guerre était une guerre des musulmans du Nord contre les chrétiens du Sud, des ethnies de la savane contre celles du Sud forestier ? Moins anthropologique et plus géopolitique, la lecture des événements par le parti au pouvoir à Abidjan tenait en deux phrases : « C’est la guerre de la France contre la Côte d’Ivoire » et « Laurent Gbagbo est victime d’une guerre mafieuse dont le principal instigateur est Jacques Chirac, avec comme exécutants Alassane Ouattara et le G-7 [2] ».
7L’apparition de la France au cœur de la crise est pourtant tardive. Le 19 septembre 2002, matin du premier jour de la crise, le général Gueï, l’ex-chef de l’État, était assassiné, « au front, pendant qu’il s’en allait faire une déclaration à la télévision », selon la version officielle, et sa résidence saccagée. Alassane Ouattara fut désigné comme coupable. Il échappa de peu à la mort et sa résidence fut incendiée. Peu après, le 24 septembre, le président burkinabè Blaise Compaoré fut considéré comme « le seul et unique déstabilisateur de la Côte d’Ivoire » par le quotidien progouvernemental Notre Voie. Le 22 septembre, les soldats de l’opération « Licorne » arrivaient en Côte d’Ivoire. Ils obtinrent des belligérants l’autorisation d’« exfiltrer » les ressortissants occidentaux de Bouaké et en profitèrent pour s’interposer. Le 28 septembre, les autorités ivoiriennes déclaraient avoir actionné les accords de défense entre Abidjan et Paris, tandis que les rebelles invitaient la France « à la plus stricte neutralité ». Les 6 et 7 octobre 2002, les Forces loyalistes, de leur côté, tentèrent en vain de reprendre Bouaké, ce qui amena le contingent « Licorne » à geler la ligne de front qui, depuis, n’a guère évolué. Le 17 octobre, à Bouaké, sous l’égide de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), un accord de cessez-le-feu était signé. Des négociations s’engagèrent dès le 30 octobre à Lomé autour du président Eyadema. Sans aboutir, elles permirent toutefois aux observateurs de donner un visage et une représentation politique à la rébellion. Puis, en janvier 2003, la France convoqua la plupart des acteurs politiques ivoiriens à la réunion de Linas-Marcoussis.
8Ainsi, la partition de fait du pays, le long de la ligne de front qui sépare ce qu’il est convenu d’appeler le Nord et le Sud ivoiriens, reflète les rapports de force sur le terrain au moment de l’intervention militaire française. Pourtant, les habitants du Nord ne se sont pas dressés comme un seul homme, un matin de septembre 2002, pour avancer vers le sud et ériger un rideau de fer. Certes, dans l’ensemble, compte tenu des problèmes ethno-identitaires dont ils s’estimaient victimes, ils ont applaudi l’arrivée des combattants. Hormis Bouaké et, plus tard, quelques autres centres urbains dans la région de l’ouest, presque toutes les villes ont été prises et conservées sans combat ni résistance.
9Autant l’interposition de la France a permis de faire l’économie d’un bain de sang en 2002, autant sa gestion de la crise de novembre 2004 a fait couler inutilement le sang de jeunes manifestants « à mains nues » (i. e. sans défense) comme le soulignent les leaders de « la galaxie patriotique » et les médias d’État ivoiriens. Au terme du sommet d’Accra III, tenu du 28 au 30 juillet 2004, la crise ivoirienne semblait pourtant évoluer sous de meilleurs auspices. Après avoir voté, en février 2003, une résolution (n° 1464) d’engagement des troupes sous mandat « chapitre 7 », l’Onu renforçait ce mandat dans sa résolution 1584, autorisant désormais ses casques bleus de l’Onuci (Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire), à s’interposer, y compris par la force si nécessaire. À cette occasion, le secrétaire général des Nations unies avait rappelé qu’en Sierra Leone un Tribunal pénal international avait été créé et laissait entendre qu’il pourrait en être de même pour la Côte d’Ivoire, les contrevenants au processus de paix étant désormais passibles de sanctions. Du coup, en Côte d’Ivoire, on se laissait à espérer que plus jamais une tentative de manifestation ne serait réprimée aussi durement qu’à Abobo où, le 26 mars 2004, 120 personnes avaient péri ; plus jamais, pensait-on, des députés ne seraient brutalisés à l’Assemblée nationale et des magistrats agressés, comme ce fut aussi le cas en mars sans qu’aucune sanction soit prise. En août, l’espoir renaissait donc. Après quatre mois de boycott, le 9, les ministres de l’opposition et des Forces nouvelles siégeaient à nouveau au Conseil des ministres. Mais les espoirs suscités par cette normalisation des rapports furent vite déçus. Dès septembre 2004, deux ans après le début du conflit qui a coupé le pays en deux, la tension ressurgissait entre les deux camps. Les ex-rebelles des Forces nouvelles et les partis d’opposition du G-7 accusaient le gouvernement de manœuvres dilatoires dans l’adoption des réformes dont le calendrier avait été fixé un mois plus tôt à Accra. Le pouvoir, quant à lui, stigmatisait la réticence du « bloc rebelle » à s’engager réellement dans le processus de désarmement.
Changement de ton
10À l’occasion des condoléances que venaient lui présenter les communautés nationales lors de la mort de son père, en janvier 2005, le président Gbagbo replaça le règlement de la crise dans une perspective où la question du désarmement était cruciale. Ainsi, le 21 février 2005, devant une délégation des populations de Tiassalé, il déclara : « Je n’ai jamais signé Marcoussis et je n’aurais pas signé. » En revanche, il avait bien signé les accords d’Accra III, et ce texte avait le mérite d’intégrer un calendrier fixant au 31 août 2004 le vote par le Parlement de l’ensemble des textes législatifs prévus par les accords de Marcoussis, le processus de désarmement devant débuter au plus tard le 15 octobre 2004.
11Sitôt revenu d’Accra, au début du mois d’août 2004, le professeur Tévoédjéré, représentant du secrétaire général des Nations unies, était invité par la première chaîne de télévision ivoirienne ; il confirma que, à la différence des accords précédents, celui d’Accra III portait la signature du président Gbagbo. Il ajouta que des réformes législatives devaient être immédiatement engagées et, une fois la révision de l’article 35 – portant sur les conditions d’éligibilité à la présidence de la République – acquise à l’Assemblée nationale, ce dernier devait être promulgué par le président lui-même, en vertu des pouvoirs spéciaux que lui conférait la Constitution et conformément aux volontés de ses pairs à Accra. Débuteraient alors le processus de désarmement et le casernement de toutes les forces armées et des milices. Mais, dès le lendemain de son intervention télévisée, on assista à une levée de boucliers, puis à des tirs groupés contre l’« Imprudent ». Affi Nguessan, l’ex-Premier ministre et président du Front populaire ivoirien (FPI), l’ex-ministre de la Justice Désiré Tagro, alors porte-parole de la présidence de la République, les leaders des mouvements patriotiques et les journaux pro-FPI réfutèrent tous durement le représentant de l’Onu, et le président du FPI alla même jusqu’à réclamer sa démission.
12Pourquoi un tel revirement de ton ? Probablement, le rapprochement entre l’ancien président de la République Henri Konan Bédié et l’ex-Premier ministre Alassane Ouattara inquiéta le gouvernement ivoirien. Depuis quelques mois, en effet, les deux leaders politiques se rencontraient et mettaient leurs positions au diapason du G-7 où leurs partis collaboraient. Lors d’Accra III, au terme d’une réunion, ils s’étaient même pris par la main pour aller déjeuner. Ce retour d’affection entre deux adversaires politiques qu’on croyait ennemis ne pouvait donc que troubler le parti au pouvoir qui, de 2000 à 2003, avait bénéficié de la bienveillance du PDCI de Bédié. En effet, quoique ce parti comptât plus de députés à l’Assemblée nationale que le FPI, Bédié n’avait pas jugé utile de briguer le poste de président de cette institution. Le rapprochement Bédié-Ouattara laissait donc le FPI sans allié de poids. Isolé au plan international en raison de différents manquements à sa parole et par les nombreuses violations des droits de l’homme imputées à ses proches, le président Gbagbo l’était désormais au plan national. Certes, ce mariage d’intérêts entre les deux ténors de l’opposition ne réjouissait pas plus l’ensemble de leurs militants. Certains caciques du PDCI, déjà intrigués par la présence active de leur organisation dans le G-7, se demandèrent si la rumeur selon laquelle Henri K. Bédié serait le parrain du Mouvement patriotique ivoirien du Grand Ouest relevait de la seule campagne d’intoxication. Considérant que ces arrangements politiciens étaient contre nature, François Dacoury Tabley, ancien maire PDCI de Gagnoa – la région natale de L. Gbagbo –, se retrouva avec armes et bagages au FPI. Toutefois, les accolades enthousiastes entre Bédié et Ouattara permettaient à l’opposition d’élargir aussi sa base et de s’arracher quelque peu à ses démons monoethniques. Sur le terrain, dans cette période de crise de la civilité, le bénéfice tiré de cette alliance n’était pas négligeable. Désormais, en toute confiance, les militants du PDCI pouvaient s’ouvrir aux membres du RDR nouvellement allié. La sociabilité débordait les frontières partisanes et tissait un lien social augurant une possible restauration de la Côte d’Ivoire du « bon » vieux temps.
13À Tiassalé, Laurent Gbagbo, dans la rétrospective des événements qu’il fit, ajouta : « Marcoussis a eu le tort de croire en la bonne foi et au bon sens des gens », signifiant ainsi que le processus de désarmement aurait dû être engagé dès la mise en place du gouvernement de réconciliation nationale. Or, les mouvements rebelles n’avaient pas désarmé. Ni les forces françaises mandées par le président Gbagbo au début de la crise, ni les forces de l’Onuci déployées dès le 27 juin 2003 n’avaient pris d’initiative pour les y amener, de gré ou de force. Cette situation indignait le président : « J’ai plus de 10 000 soldats venant des pays les plus divers sur mon territoire et je leur demande de venir mettre fin à la rébellion, ils me disent que leur rôle n’est pas de désarmer les rebelles. Alors, j’ai dit : “O.-K., comme vous dites que ce n’est pas votre rôle, je comprends que c’est mon rôle à moi. Je vais faire mon travail.” » D’où le déclenchement, le 4 novembre 2004, de l’opération « Dignité » qui devint très vite la « crise des Soukhoï ».
14Les aéronefs des troupes loyalistes bombardèrent en premier les positions des Forces nouvelles au centre, au nord et à l’ouest, sous les yeux des troupes françaises et de l’Onuci. Puis, le 6 novembre, un avion Soukhoï de l’armée ivoirienne détruisit un campement français à Bouaké, provoquant la mort de 9 soldats et d’un civil américain. La riposte fut immédiate et implacable : la totalité des avions de combat de l’armée ivoirienne fut anéantie en moins de deux heures par l’armée française. Peu après, des membres de la communauté française étaient agressés, des intérêts économiques français ou supposés tels, saccagés et pillés.
En roue libre
15Le soir même, après le journal de 20 heures, les programmes étaient interrompus, les « patriotes » réquisitionnaient le petit écran et faisaient monter la tension. Henriette Lagou, ex-ministre de la Famille, une transfuge du PDCI au FPI, Genièvre Bro Grébé, Odette Lorougnon, puis les leaders des « jeunes patriotes », Charles Blé Goudé et Richard Dakoury, se succédèrent, à la télévision et à la radio, pour battre le rappel des troupes et galvaniser la mobilisation contre la France. Dès lors, l’ensemble des médias d’État a passé en boucle leurs déclarations, auxquelles s’ajoutaient celles de toutes les personnalités illustres ou non, pour peu qu’elles condamnent la France et magnifient le patriotisme. En direct, on pouvait faire des dons en nature ou en espèces afin d’aider les « patriotes » à libérer la Côte d’Ivoire. Des pasteurs s’invitèrent aussi, expliquant que la France était vaincue, que la main de Dieu était sur la Côte d’Ivoire, ajoutant que la « licorne », dans la Bible, est un animal maléfique.
16Si les patriotes purent disposer ainsi des médias d’État, c’est que, dès le matin du 4 novembre, des hommes acquis à leur cause avaient été placés manu militari aux postes de commande, ces mêmes hommes qui en avaient été écartés lors du réaménagement du secteur médiatique public obtenu par le ministre de l’Information, Guillaume Soro, au terme d’une négociation serrée avec Laurent Gbagbo. Ainsi, Yacouba Kébé, le directeur général de la Radio-Télévision ivoirienne (RTI), tous ses collaborateurs et l’ensemble des journalistes réputés proches de l’opposition avaient été priés de rester chez eux, tandis qu’un nouveau directeur s’installait, accompagné d’hommes armés. Par ailleurs, tous ceux que l’opposition politique et militaire appelait les « ivoiritaires » – des hommes rompus aux méthodes de la mobilisation patriotique – reprenaient du service.
17Dans cette même logique de contrôle de l’opinion, Radio France Internationale (RFI), British Broadcasting Corporation (BBC) et Africa n° 1 ne purent plus émettre sur l’ensemble du pays dès le matin du 4 novembre, soit quelques heures avant les bombardements des positions tenues par les forces rebelles. L’après-midi, les sièges du PDCI et du RDR étaient incendiés. Le Patriote, Le Nouveau Réveil, 24 Heures, des journaux proches de l’opposition ou indépendants, connaissaient le même sort et leurs rotatives étaient détruites. En danger, les journalistes se mirent à l’abri. Les autres titres non acquis à la cause du FPI, notamment Le Jour, Le Front, se préservaient d’autant plus que cette situation n’était pas radicalement nouvelle pour eux : quelques mois auparavant, eux aussi avaient régulièrement subi la malveillance active de bandes de jeunes, qui retiraient leurs exemplaires quotidiens des points de vente pour les détruire. Par ailleurs, l’approvisionnement en eau courante et en électricité fut suspendu dans les régions sous contrôle des Forces nouvelles. Dans le même temps, quelques milliers de prisonniers de la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (MACA) réussissaient à s’évader. Les domiciles des leaders du G-7, notamment ceux d’Henriette Dagri Diabaté, d’Amon Tanoh du RDR, d’Alphonse Djédjé Mady, de Patrick Bédié, le fils de l’ancien président, de Mamadou Soumahoro des Forces nouvelles, etc., étaient attaqués et saccagés. Les locataires ne durent parfois la vie sauve qu’à l’intervention des casques bleus. Aujourd’hui encore, plus d’une dizaine de ministres n’ont toujours pas regagné leur domicile, sans évoquer le sort des hommes des Forces nouvelles qui ont dû se retirer à Bouaké.
18L’opposition entra donc dans la clandestinité dès le 4 novembre. Quelques heures plus tard, même les plus imprudents des Abidjanais ne sortaient plus que pour faire des provisions ou prendre l’air devant chez eux. Si la ville semblait morte, à l’intérieur des habitations résonnaient les émissions de radio ou de télévision et des chansons toutes plus « patriotiques » les unes que les autres. Nombre d’entre elles étaient pourtant tombées dans l’oubli lors de l’entrée en fonction de G. Soro au ministère de la Communication. Ainsi, lorsque le vent a tourné, que l’affrontement entre la France et la Côte d’Ivoire est devenu l’unique sujet des discours politiques, aucune protestation de l’opposition ne fut perceptible, comme heureuse d’avoir été oubliée. Cela dit, il faut reconnaître qu’elle était désormais privée de ses organes de presse et que les radios internationales n’émettaient plus dans le pays. C’est donc à l’étranger, en France, qu’Alassane Ouattara multiplia les interviews sur les radios internationales et les chaînes de télévision, épinglant le « fascisme » de Laurent Gbagbo, à l’instar de Jacques Chirac.
19Ainsi, l’offensive militaire de l’opération « Dignité » s’est accompagnée d’une offensive politique et médiatique de la part du régime, visant à faire taire toute parole dissidente. Désormais en roue libre, les leaders patriotiques pouvaient délivrer leur message, sans crainte de représailles ou de contradictions : « Vous qui mangez, arrêtez de manger ! Vous qui dormez, arrêtez de dormir. L’heure est grave. La France connaîtra son Irak en Côte d’Ivoire » (Blé Goudé) ; « Jacques Chirac a fait bombarder le palais présidentiel à Yamoussoukro. Les Français ont caché Alassane Ouattara dans un char. Ils sont prêts à l’emmener à la télévision pour qu’il se déclare président » (Bro Grébé) ; « La France a tiré sur la maison du chef de l’État. […] Le terminus de Chirac c’est ici. Là où se trouve le canari d’eau de ta Maman, tu ne jettes pas caillou là-bas. Le canari d’eau de Chirac est ici, en Côte d’Ivoire. Chirac a 20 000 Français ici » (Eugène Djué) ; « Les Français disent qu’on a tué 8 de leurs soldats et blessé 32 personnes. Qui a vu les corps des soldats transportés et honorés sur l’esplanade des Invalides par le président Jacques Chirac ? Pourquoi ne pas avoir fait d’autopsie ? Ces morts sont une simulation, des faux. […] C’est de la comédie, on ne comprend pas la célérité des Français. Qu’est-ce qui prouve que les cercueils n’étaient pas vides ? » (Richard Dakouri)… Bref, sur les antennes de la radio et de la télévision nationales, on s’interrogeait : qui a tiré sur le camp militaire français ? à qui a profité ce crime ?
20Le 7 novembre, tandis que des milliers de jeunes convergeaient vers le siège de la télévision nationale et l’hôtel Ivoire, des hommes en uniforme et des jeunes saccageaient les domiciles des ressortissants français et s’attaquaient aux entreprises identifiées comme françaises. Les établissements d’enseignement (le collège Jean-Mermoz, les lycées Blaise-Pascal, Jacques-Prévert, etc.) étaient méthodiquement pillés. Tout ce qui n’était pas emporté était brûlé sur place. De jour comme de nuit, des hélicoptères français survolaient les quartiers d’Abidjan, à la recherche des personnes et des familles étrangères en détresse. Mais, chaque fois que l’un d’eux se posait, il désignait aux pillards une cible, une maison abandonnée par ses occupants. Les Blancs et même les métis se terraient. Ceux qui se hasardaient dans certains quartiers sentaient peser sur eux le poids du mépris et de la haine. Pour éviter tous déboires, la seule solution était de placer le drapeau ivoirien sur son véhicule pour signifier qu’on soutenait la résistance des « patriotes » et non la France. Certains Européens jouèrent le « jeu », d’autres, des Français, ne reconnaissant plus le pays ni ses habitants, décidèrent de rentrer en France. Désormais, en Côte d’Ivoire, les Français étaient à leur tour confrontés à la même détresse, la même terreur que les Burkinabè des forêts du sud-ouest ou de certains quartiers précaires abidjanais avaient endurées depuis l’embrasement de l’ethnonationalisme de Côte d’Ivoire. Cependant, on se demandait si, par les nombreuses exactions concomitantes à l’occupation des rues abidjanaises, les débordements racistes collatéraux et les bivouacs prolongés des manifestants devant la télévision nationale plusieurs jours après les événements, les « princes de la rue » n’avaient pas franchi les limites au-delà desquelles, plus jamais, les forces françaises ou internationales ne se laisseraient surprendre. La Côte d’Ivoire elle-même pouvait-elle supporter les effets sociaux, économiques, médiatiques d’un nouvel épisode de ce type ?
21Les contingents français déployés à l’intérieur du pays, de leur côté, ont regagné précipitamment Abidjan pour protéger leurs compatriotes en difficulté. Ce faisant, ils ont dû renverser plusieurs barrages dressés par les Fanci pour freiner leur avancée. À Abidjan, les troupes françaises occupèrent rapidement tous les sites stratégiques : l’aéroport, les deux ponts, les principaux carrefours. Cette mainmise manifeste sur la ville, exercée non sans une certaine arrogance, interpella bien sûr les Abidjanais, et ce quelles que soient leurs affinités politiques. Tout en alimentant les rumeurs de coup d’État, elle galvanisa les patriotes. Effrayés, terrorisés, des civils français s’inquiétaient de la gestion de cette crise par leur gouvernement. Comment un pays qui compte autant d’intérêts et de ressortissants sur place pouvait-il agir ainsi sans avoir pris le temps de la réflexion ? Dès lors, ce fut toute la politique française menée en Côte d’Ivoire qui leur a semblé incohérente. « Après avoir soutenu Bédié contre Ouattara, puis le coup d’État du général Robert Gueï contre Bédié, la France a soutenu Laurent Gbagbo, avant de dérouler le tapis rouge à Guillaume Soro et à la rébellion. » Par ailleurs, comment interpréter l’inertie du contingent « Licorne » au cours des bombardements des deux premiers jours ? Si leur porte-parole avait affirmé sur Radio France Internationale, captée en ondes courtes, que le contingent n’avait pas les moyens légaux et logistiques pour s’interposer, le troisième jour, pourtant, il entrait en action et anéantissait en un temps record la totalité des aéronefs ivoiriens. Si les forces « Licorne » s’étaient montrées sans pitié lorsqu’il avait fallu venger la mort de soldats français, pourquoi n’avaient-elles pas sévi contre les violations de cessez-le-feu et la mort de citoyens ivoiriens à Bouaké ? Pourquoi, enfin, la France, sous mandat onusien en Côte d’Ivoire, avait-elle décidé de répliquer de son propre chef et non sous la bannière de l’Onuci, au risque de « bilatéraliser » à nouveau la crise ?
22Plus grave encore, assaillie devant l’hôtel Ivoire par une foule de « patriotes » venus exiger son départ de ce bâtiment situé à quelque 500 mètres de la résidence de Gbagbo et de la RTI, véritable centre nerveux du système, l’armée française démontrait qu’elle n’avait rien appris de la dynamique sociopolitique ivoirienne qui, depuis janvier 2003, se déroulait pourtant sous ses yeux dans la rue. Non préparée à maîtriser les mouvements de foule, son retrait a tourné au drame : dans la confusion d’un échange de tirs, l’armée a tiré à balles réelles, tuant des manifestants.
23Ces journées, pénibles, valurent pourtant aux mouvements patriotiques l’un de leurs plus beaux titres de gloire ; les « patriotes » transformaient en victoire l’humiliation de la destruction des aéronefs ivoiriens. Cependant, une fois passé la fièvre de l’action, le contrecoup fut dur. En effet, les petites et moyennes entreprises françaises représentent une part substantielle de l’économie nationale et assurent près de 40 % des recettes fiscales. Aussi leur fermeture a-t-elle précarisé un peu plus les Ivoiriens, sans que les problèmes soient résolus par l’offensive militaire. La guerre était-elle préférable à des réformes institutionnelles, juridiques et politiques pour lesquelles les protagonistes avaient déjà signé à plusieurs reprises des accords ?
Et les textes de loi attendent
24La question des textes de loi est essentielle dans cette crise dans la mesure où l’une de ses composantes plonge dans l’histoire des révisions récurrentes et opportunistes de certains articles de la Constitution ivoirienne. Tour à tour, Félix Houphouët-Boigny, Henry K. Bédié, Robert Gueï ont manipulé les textes constitutionnels selon leurs intérêts politiques. Si un conflit politique et social ne peut être réglé en ajoutant ou en effaçant un alinéa, une phrase, en revanche le fait de s’accorder sur un texte constitutionnel fonde et atteste de l’effectivité d’un pacte social. Les textes de loi adoptés engagent leurs signataires et projettent l’ensemble de la société vers l’avenir. Ceux qui ont été soumis à l’Assemblée nationale s’inscrivaient dans un recadrage juridique de la modernité ivoirienne, afin de prévenir et conjurer les contentieux électoraux qui ont alimenté ressentiments et conflits politiques dans l’Afrique francophone en mutation démocratique.
25Par ailleurs, il est important de considérer l’histoire économique et sociale de la Côte d’Ivoire qui est un pays de forte immigration, confronté aux questions des nécessaires redéfinitions de la citoyenneté et de la place des non-nationaux dans la vie nationale, y compris dans les plantations de café et de cacao, symboles de la richesse ivoirienne. Les modalités de règlement de ces questions rejaillissent sur les statistiques nationales en général, et sur l’arithmétique électorale en particulier. Ainsi, la crise que traverse aujourd’hui le pays est fondamentalement une crise de la citoyenneté.
26La Côte d’Ivoire semble être entrée dans un cycle où les textes de loi les plus clairs peuvent faire l’objet des interprétations les plus contradictoires, et où la mort attestée d’hommes peut devenir l’objet de dénégations déconcertantes. La Constitution n’échappe pas à ces lectures croisées et contradictoires, puisque, au cœur de la crise, se trouve son article 35, stipulant que tout candidat présidentiable doit être né de père et de mère ivoiriens d’origine. Les accords de Marcoussis ont voulu assouplir cet article. Désormais, un candidat à la présidence de la République doit être né de père ou de mère ivoiriens d’origine. Cette nouvelle mouture du texte rend plus évidente l’inclusion d’Alassane Ouattara dans la compétition électorale. Bien qu’ayant souscrit à cet engagement à Accra III, le chef de l’État et ses conseillers préfèrent passer par la voie référendaire pour avaliser cet amendement constitutionnel, conscients qu’une large partie de l’opinion y est hostile. Ainsi, la question du référendum sur l’article 35 est devenue une nouvelle pomme de discorde et un élément de blocage de plus dans la perspective de sortie de crise. L’Onu, la France et la plupart des partenaires extérieurs de la Côte d’Ivoire expriment leurs réticences quant à cette option perçue comme une manœuvre dilatoire. Pourtant, à la surprise générale, le médiateur Thabo Mbeki, revenant sur cette question, a obtenu à la réunion de Libreville, le 10 janvier 2005, de laisser ouverte l’option du référendum, pour autant que tous les partis politiques appellent à voter l’amendement constitutionnel. Mais pourquoi organiser un référendum si tous les partis doivent appeler à voter « oui », et comment l’organiser dans un pays coupé en deux ? De plus, à la différence de la modification des conditions d’éligibilité, le projet de loi portant organisation des référendums n’a pas obtenu le nombre de soutiens parlementaires nécessaire à son application. Or, avant de voter cette loi controversée, les députés du parti au pouvoir ont explicitement lié son sort au résultat du référendum. La promulgation de l’article 35 par décret serait légalement possible, mais paraît politiquement insensée pour Laurent Gbagbo et ses partisans, qui proposent donc de s’en remettre à un référendum, tout en sachant parfaitement qu’il ne semble ni légalement ni matériellement possible.
27Un autre casse-tête, typiquement ivoirien, a conduit le G-7 à suspendre sa participation aux travaux de la Commission électorale indépendante (CEI). Conformément aux dispositions des accords de Marcoussis, le projet de loi préparé par le commissaire du gouvernement, le ministre Issa Diakité, un colonel affilié aux Forces nouvelles, proposait que la CEI soit constituée de 6 représentants des Forces nouvelles, à raison de deux représentants par force militaire signataire de l’accord : MPCI, MJP et Mpigo. Faisant remarquer que, depuis, ces trois mouvements forment une coalition – les Forces nouvelles –, les députés du Front populaire ivoirien se sont opposés à cette option. Finalement, il ne sera concédé que trois membres aux Forces nouvelles.
28Alors que le G-7 réclame toujours une révision de ladite loi, le 8 février 2005, la CEI, dans sa configuration ancienne, reprend ses travaux. Comme si de rien n’était, elle a passé contrat avec l’Inde pour l’acquisition d’ordinateurs en vue de procéder à un vote électronique lors des prochaines élections générales ! Après avoir déposé devant les tribunaux une plainte contre la CEI actuelle et son président Camille Hoguié, un magistrat à la retraite, les membres du G-7, le 21 février 2005, ont finalement récusé leurs représentants actuels à la CEI. La controverse autour de la loi sur la Commission électorale indépendante n’est qu’une illustration de plus des contradictions opposant le parti au pouvoir au G-7.
29Par ailleurs, amendée avant d’être adoptée par les députés, la loi sur la nationalité pose aussi problème, car elle restreint aux personnes nées avant 1960 le bénéfice du droit d’option garanti par les codes de la nationalité et abrogé par la loi de 1972. De plus, le dossier de l’identification des personnes semble de même en panne, miné par des manœuvres politico-administratives [3]. Comment en serait-il autrement lorsque, du fait de la partition du pays, l’administration ne peut pas se déployer sur la totalité du territoire ? Et comment organiser des élections en octobre 2005, lorsqu’en mars, sur les questions essentielles de la CEI, du Conseil constitutionnel, des conditions d’éligibilité, de l’identification des personnes, les parties prenantes n’ont pas encore esquissé un début de consensus ? Comment, enfin, entamer le processus de désarmement lorsque la confiance n’est pas restaurée ?
Leçons de choses
30La montée en puissance des « jeunes patriotes aux mains nues » face aux soldats français surarmés a offert une sortie tragique mais honorable aux « faucons » du régime qui ont soutenu l’option militaire. Contre la France, la Côte d’Ivoire n’a pas besoin de gagner : il lui suffit d’exposer les victimes innocentes de l’hôtel Ivoire et de crier à l’injustice. Les Français victimes d’exactions ou de violences, comme ces quelques Françaises violées, s’ils étaient tout aussi innocents, ne furent que les cibles d’une foule dont la force compte au nombre des phénomènes les plus marquants de cette crise.
31Après l’offensive générale menée par les forces loyalistes en novembre 2004 contre les positions tenues par l’ex-rébellion, Guillaume Soro a annoncé, de son côté, l’ouverture de ses propres établissements bancaires et d’une école de police à Bouaké, montrant ainsi que, dans l’attente de la réunification du pays, l’ex-rébellion se donne les moyens d’administrer rationnellement les zones sous son contrôle.
32Début mars 2005, on redoute une reprise généralisée des combats. À Abidjan, l’ambiance est explosive. Du 1er au 3 mars, de nouveaux désordres se produisent lors de la grève des transports publics : dans la commune de Yopougon, une banlieue populaire nerveuse, des gendarmes ont saccagé délibérément 14 véhicules de transports publics dits « gbakas », en représailles à la « désobéissance civile » organisée par des chauffeurs pour dénoncer notamment le racket endémique. Pourtant, aujourd’hui, les Forces de défense et de sécurité n’ont plus le monopole des rackets, des casses et des arrestations. Désormais, certaines des dizaines de milices créées au cours de la crise y ont aussi recours. À Adjamé, voilà plus d’un an qu’au quartier Ébrié le Groupement patriotique pour la paix (GPP) a installé son siège dans un Institut de formation sociale pour jeunes filles déscolarisées et dispose, comme il l’entend, des rues avoisinantes, prélevant taxes, droits de passage, etc. En janvier dernier, à la suite de violentes altercations entre miliciens et commerçants, ces derniers, rejoints par les habitants du quartier ont demandé aux autorités municipales et nationales le départ des miliciens.
33Beaucoup plus préoccupants sont les affrontements qui ont repris dans l’Ouest, une région où, dès le début de la crise en 2002, les Wé et les Dan se sont mené une guerre qui n’est pas sans rappeler la guerre civile au Liberia voisin. Le 27 février 2005, à Logoualé, non loin de la frontière libérienne, des miliciens du Mouvement ivoirien de libération de l’ouest de la Côte d’Ivoire (Miloci) ont franchi la zone de confiance et attaqué les Forces nouvelles. Cette milice dirigée par le pasteur Gammi est l’une des dizaines de milices nationalistes créées par un pouvoir ivoirien en quête de forces supplétives. Parlant et agissant au nom des autochtones de l’Ouest, c’est-à-dire les Wé et les Dan – les seconds étant connus pour leurs accointances avec la rébellion –, le Miloci déclare vouloir refouler hors de « sa région » les allogènes et les étrangers, et, partant, libérer la région de l’empire des Forces nouvelles qui la contrôlent depuis le début de la crise.
34Plus que jamais, la tenue de l’élection présidentielle en octobre 2005 semble improbable. D’éminents juristes ivoiriens, dont les professeurs Wodié, Sarasoro, Ouraga Obou, estiment qu’en l’absence d’une élection présidentielle à la date du 24 octobre 2005, Laurent Gbagbo ne bénéficiera que d’un sursis de 90 jours, au terme duquel il y aura un vide juridique. Dans un communiqué, le porte-parole de la présidence ivoirienne, Désiré Tagro, récuse cette lecture de la Constitution. Évoquant son article 39, il soutient qu’à défaut de présidentielle « le président de la République en exercice doit demeurer en fonction jusqu’à l’élection et à la prise de fonction de son successeur, conformément à la Constitution et au code électoral ».
35La stigmatisation de l’autre propre aux deux camps aide peu à établir les responsabilités dans l’enlisement de la crise et la déstructuration progressive du pays. Pourtant, assumer sa part de responsabilité dans la crise n’exempte pas le camp adverse de toute implication. De plus, la présence militaire et politique tutélaire de la France, l’arrivée des premiers renforts français le 22 septembre 2002, soit trois jours après le déclenchement de la crise, son rôle de maître d’œuvre dans la prescription d’une solution conditionnée à Marcoussis font aussi de Paris l’un des acteurs de la crise. Les événements de novembre 2004 ont donc montré les limites de la politique ivoirienne de la France, tout en donnant la mesure de la tragique efficacité des manœuvres internes.
36Dans la gestion de la résistance engagée par les « jeunes patriotes » et leurs partisans, l’influence des médias d’État est, on l’a vu, décisive. La télévision nationale, notamment, est l’alpha et l’oméga du mouvement patriotique. Les médias d’État valident, valorisent et prolongent toutes les actions du régime. Face à la scission du pays, de nombreux partisans de Laurent Gbagbo, dont les leaders des milices, considèrent que le Sud leur appartient à titre exclusif. La radio et la télévision nationales n’émettant pas en « zones insurgées », les rebelles et les mouvements politiques qui les soutiennent dans leurs revendications n’ont donc pas droit à la parole dans la « zone gouvernementale ». De même, à Bouaké ou à Korhogo, il ne s’est tenu aucune manifestation publique de sympathie pour Laurent Gbagbo et son régime ; à Abidjan, Daloa ou Dabou, il n’y a pas plus eu de marche ou de manifestation de masse hostile au pouvoir du chef de l’État. En fait, dans ces discours et attitudes pénétrés d’intolérance, les extrémistes des deux camps intériorisent tendanciellement la division de la République entre, d’un côté, un Gbagboland et, de l’autre, un Soroland.
37Pour transformer une situation apparemment ouverte en un problème insoluble, les acteurs politiques ont disqualifié les instances d’arbitrage, épuisé les médiateurs, renié leurs engagements et renégocié les accords passés. Tout en proclamant l’unité et leur attachement à la Côte d’Ivoire, ils n’ont accepté que des compromis ambigus. Ils ont créé des milices, ruiné l’économie et érodé l’autorité de l’État, en attendant les sanctions onusiennes. Au final, la situation sociopolitique est gelée. Actionnés par les mouvements patriotiques, les blocages économiques et sociaux trouvent leurs relèves militaires dans les milices d’autochtones. Les blocages administratifs, quant à eux, consistent en la gestion strictement discrétionnaire du pouvoir de nommer les hauts fonctionnaires de l’État, une gestion qui échoit au président de la République. Par ailleurs, une fois soumis à l’appréciation de l’Assemblée nationale, les textes de loi présentés par le gouvernement de réconciliation nationale sont à chaque fois revus et corrigés si bien que les commissaires du gouvernement les jugent tronqués, d’où de nouveaux blocages, législatifs cette fois. Les instances d’arbitrage subissent elles aussi des mises en cause et des disqualifications sévères. La neutralisation du Comité de suivi suscitée par la méfiance ancienne des mouvements rebelles et celle, plus récente, du parti au pouvoir, ainsi que la récusation et la neutralisation de la Commission électorale indépendante par le G-7, et l’impartialité contestée des membres du Conseil constitutionnel alimentent encore ces blocages.
38L’asphyxie prolongée du port d’Abidjan, le saccage de l’essentiel des petites et moyennes entreprises, la destruction des biens privés et publics, le pendant raciste du conflit après sa tribalisation orchestrée dans l’Ouest montagneux au début de l’année 2003, la montée de l’impunité, l’insécurité, la prolifération des milices, la considérable influence des « princes de la rue » : tous ces signes récessifs ont dressé un portait de la Côte d’Ivoire où le possible n’est pas faisable, et le faisable n’est pas possible. Ce n’est pas seulement l’article 35 de la Constitution ivoirienne qui mériterait d’être révisé, mais la Constitution dans son ensemble, afin que le grand perdant de l’élection présidentielle à venir n’ait pas l’impression d’avoir tout perdu et pour que le futur président en titre n’ait aucun intérêt à proclamer : « Après moi, ce sera le chaos. »
Notes
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[1]
Sur la situation antérieure et les fondements de la crise, les lecteurs pourront se reporter à d’autres publications de Politique africaine, notamment les deux dossiers spéciaux « Côte d’Ivoire, la tentation ethnonationaliste », n° 78, juin 2000, et « La Côte d’Ivoire en guerre : dynamiques du dedans et du dehors », n° 89, mars 2003.
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[2]
Regroupant sept formations et mouvements politiques – le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) de H. Konan Bédié, le Rassemblement des républicains (RDR) de A. Ouattara, l’Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire (Udpci) de feu le général Gueï, le Mouvement des forces de l’avenir (MFA) de A. Kobénan, le Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire de G. Soro, le Mouvement pour la justice et le paix (MJP), le Mouvement patriotique ivoirien du Grand Ouest (Mpigo) –, le G-7 a pour objectif premier d’œuvrer à l’application des accords de Marcoussis.
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[3]
Ainsi, fin février 2005, on apprenait que le chef de l’État, en vue des prochaines élections, entendait déposséder l’Office national d’identification (ONI) de ses prérogatives en matière d’établissement des papiers d’identité, pour les confier à l’Institut national de la statistique (INS) dirigé par deux personnalités proches du FPI. Voir « Scandale à l’identification : Gbagbo prépare un hold-up », Le Patriote, 1er mars 2005.