Notes
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[1]
Je remercie Bogumil Jewsiewicki de m’avoir, ces dernières années, incitée à réfléchir à ces thèmes qui, quoique j’en veuille, s’étaient installés dans ma vie.
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[2]
N. Czechowski et C. Danziger (dir.), « Deuils. Vivre, c’est perdre », revue Mutations, n° 128, 1992, pp. 10-11.
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[3]
Voir l’interview de J. Vansina par F. Bernault, Afrique et histoire, n° 2, à paraître en avril 2004.
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[4]
D. Quattrocchi-Woisson, « Autour des années de plomb », Débat, n° 122, 2002, pp. 78-88.
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[5]
A. Mbembe, « The subject of the world », in G. Oostindie (ed.), Facing up to the Past, Kingston, I. Randle Publ., 2001, p. 26.
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[6]
J. Hanssen, Le Désenchantement de la coopération. Enquête au pays des mille coopérants, Paris, L’Harmattan, 1989.
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[7]
G. Oostindie (ed.), Facing up to the Past, op. cit.
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[8]
Un recensement achevé en 2002, en vue de la préparation des élections présidentielles, n’est pas à notre disposition.
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[9]
C. André, « Terre rwandaise : accès, politique et réforme foncière », in F. Reyntjens et S. Marysse, L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 1997-1998, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 160.
-
[10]
À la fin des années 1980, les principaux clivages sociaux se situaient entre les élites (fonctionnaires et/ou commerçants) et une majorité de population rurale (95 %) dont les statistiques éclairent peu la situation réelle. Si, dans l’administration et les écoles, des quotas fixaient à 10 % la proportion de Tutsi admissible, dans les campagnes, la cohabitation se faisait sans plus de heurts que de coutume dans ces régions. Une particularité du Rwanda était le lien étroit qu’entretenaient les élites urbaines avec leurs collines d’origine, où chacun possédait au moins une maison de bon standing et redistribuait, sous forme de salaires et à travers le commerce, une partie des avantages de leur situation urbaine. (Voir D. de Lame, Une Colline entre mille ou le calme avant la tempête. Transformations et blocages du Rwanda rural, Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale, 1996 ; D. de Lame, « Décentralisation, réseaux sociaux et privatisation de la violence : une problématique rwandaise ? », in G. Blundo et R. Mongbo, « Décentralisation, pouvoirs locaux et réseaux sociaux », Bulletin APAD, n° 16, 1998, pp. 129-140.) Cela modérait les inégalités économiques et les faisait, dans une certaine mesure, accepter en les insérant dans une grille d’interprétation clientéliste. Les réseaux commerciaux ruraux contribuaient aussi à l’irrigation monétaire des campagnes. C’est, nous l’avons vu, à partir de 1988 que les clivages ethniques ressurgissent à l’avant-plan de tensions exacerbées par le contexte économique dégradé et par les transformations politiques concomitantes. Enfin, le génocide marque l’aboutissement d’un processus mortel de stigmatisation ethnique.
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[11]
Le recrutement, et l’armement des « Local Defence Forces » parmi les jeunes démunis des collines divisent les paysans entre eux.
-
[12]
Selon une information anonyme récente. Voir aussi C. André, « Évolution économique au Rwanda en 1996-1997 : une reprise apparente ? », in S. Marysse et F. Reyntjens, L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 1997-1998, op. cit., pp. 175-183.
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[13]
Human Rights Watch, World Report 2001, New York, HRW, 2001.
-
[14]
Communication orale, Cape Town, 2000.
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[15]
C. Vidal, « Les commémorations du génocide rwandais », Les Temps modernes, n° 613, 2001, pp. 1-46. Dans cet article, Vidal démontre comment les commémorations se sont inscrites dans une politique de répression sélective des comportements ethnistes, démontrant, au fil des années, une politique de la mémoire qui fait fi du deuil, affiche les responsabilités étrangères dans la création des antagonismes et lie efficacement commémoration et « réparation ».
-
[16]
D. de Lame, « Plaidoyer pour l’incertitude, remède à l’ignorance », in O. Lanotte, C. Roosens et C. Clément (dir.), La Belgique et l’Afrique centrale de 1960 à nos jours, Paris, Complexes, 2000, pp. 221-236 ; C. Newbury et D. Newbury, « Bringing the Peasants back in », American Historical Review, CV, 3, 2000, pp. 832-877 ; J. Pottier, Re-Imagining Rwanda. Conflict, Survival and Disinformation in the Late Twentieth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
-
[17]
D. de Lame, « Le Rwanda et le vaste monde, les liens du sang », in S. Marysse et F. Reyntjens, L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 1996-1997, op. cit., pp. 157-177 ; P. Uvin, Aiding Violence : the Development Enterprise in Africa, West Hartford, Conn, Kummarian Press, 1998 ; D. de Lame, « Plaidoyer pour l’incertitude, remède à l’ignorance », art. cit., pp. 221-236.
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[18]
Pour un aperçu de ces initiatives, voir S. Vandeginste, « L’approche “Vérité et Réconciliation” du génocide et des crimes contre l’humanité au Rwanda », in S. Marysse et F. Reyntjens, L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 1997-1998, op. cit., pp. 97-140.
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[19]
G. Prunier, Rwanda 1959-1996. Histoire d’un génocide, Paris, Dagorno, 1997.
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[20]
F. Reyntjens, « Chronique politique du Rwanda et du Burundi, 2000-2001 », in S. Marysse et F. Reyntjens, L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 2000-2001, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 49.
-
[21]
C. Ntampaka, « Le retour à la tradition dans le jugement du génocide rwandais : la justice participative », exposé en 2001 à l’Académie royale des sciences d’outre-mer de Belgique, Bulletin des séances de l’Académie, à paraître.
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[22]
Ibid.
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[23]
Ibuka, qui en kinyarwanda signifie « souviens-toi », est une association centrée sur les victimes, en l’occurrence, certaines catégories de rescapés du génocide. L’association offre une assistance, notamment juridique. Elle vise aussi à établir un centre de documentation reprenant, à l’échelon national, toutes les informations sur les victimes et les tueurs, et sur les éléments qui ont facilité le génocide. Elle a ainsi réuni des données très détaillées sur l’ensemble de la préfecture de Kibuye. Voir H. Rombouts, « Organisation des victimes au Rwanda : le cas d’Ibuka », in S. Marysse et F. Reyntjens, L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 2000-2001, op. cit., pp. 123-142.
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[24]
Qu’il convient de consulter pour les aspects proprement juridiques et l’analyse des responsabilités de l’État.
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[25]
Voir J. Hanssen, Le Désenchantement de la coopération, op. cit, et D. de Lame, « Plaidoyer pour l’incertitude, remède à l’ignorance », art. cit.
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[26]
V. Rosoux, « La “diplomatie morale” de la Belgique à l’épreuve », Critique internationale, n° 15, 2002, p. 28.
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[27]
Ces dernières ne coïncidaient pas exactement, une part de l’élite flamande s’exprimant de préférence en français jusque dans les années 1970.
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[28]
L. De Witte, communication orale, Bâle, octobre 2002.
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[29]
C. Vidal, « Les commémorations du génocide rwandais », art. cit., p. 43.
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[30]
Comme sur la scène internationale où le passé colonial belge est sélectivement réactivé et fait recette.
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[31]
C. Vidal, « Les commémorations du génocide rwandais », art. cit., p. 44.
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[32]
J.-C. Willame, Les Belges au Rwanda. Le parcours de la honte, Bruxelles, Complexes, 1997.
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[33]
Le soutien inconditionnel aux élections rwandaises n’apparaît pas souhaitable, comme l’indique B. Leloup, Le Soir, 28-29 juin 2003.
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[34]
Les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, la Communauté européenne dispensent une aide généreuse. On parle de « diplomatie du carnet de chèque », et d’une « fongibilité du budget [qui] permet l’utilisation de ces moyens financiers pour financer la guerre et l’instabilité dans la région ». Voir F. Reyntjens, « Chronique politique du Rwanda et du Burundi, 2000-2001 », art. cit., p. 50.
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[35]
V. Rosoux, « La “diplomatie morale” de la Belgique à l’épreuve », art. cit., p. 26.
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[36]
Sa première version date de 1993.
1L’éditorial d’un numéro déjà ancien [2] des éditions Autrement consacré aux « Deuils » a pour titre « Vivre, c’est perdre », indiquant le deuil nécessaire du « comme avant » idéalisé. Faute d’accepter la blessure, nous ne pourrions « avancer à nouveau, riches d’une mémoire ». Il est toujours difficile, dans la rupture de la perte, d’accepter la brisure d’une image de soi relié au monde désormais bouleversé, de retourner aux faits antérieurs dans leur déroulement. Dans le cas de traumatismes collectifs, retrouver l’accès à la mémoire et aux mémoires, construire l’histoire fondatrice des collectivités est un processus qu’alourdissent, d’une part, les effets des traumatismes individuels multiples et, de l’autre, les enjeux politiques dont l’histoire, et les mémoires auxquelles celle-ci s’articule, peuvent faire l’objet. Analyser le « comme avant », non comme un cliché en contrepoint aux événements traumatisants, mais comme un processus historique originaire de la déchirure, soumis à la critique et à l’ouverture, semble bien la condition d’un travail de deuil. L’instrumentalisation de l’histoire, l’indifférence à l’égard de faits anciens qui entraveraient cette instrumentalisation [3] montrent que ce travail collectif de deuil n’est pas en cours au Rwanda, tandis que des mesures gouvernementales belges témoignent d’un processus de deuil du passé colonial à l’œuvre en Belgique. À côté des commissions belges d’enquête à usage surtout interne, l’interface Rwanda-Belgique met en scène, dans l’idiome international du moment, une gestion du politique où le passé est mis au service des enjeux actuels. La lutte contre l’impunité et les commémorations officielles en appellent à des valeurs universelles sans que leurs modalités les détachent des stratégies locales. Ainsi, lors de la récente campagne électorale, ont été bannies les évocations des crimes perpétrés par les troupes du FPR.
2En 1994, les médias remirent brutalement sur la scène les rapports entre la Belgique et le Rwanda (sur lequel la Belgique exerça, jusqu’en 1962, un mandat des Nations unies). Ces représentations se sont inscrites, comme le génocide, dans un contexte international particulier. Le catéchisme démocratique international qui en était l’étendard péchait parfois par ignorance des choristes autant que des résonances locales. Les représentations médiatiques permettaient de jeter un voile sur quelques bévues récentes, internationales elles aussi. « La Belgique » se trouvait interpellée dans le chef de spectateurs de plus en plus souvent ignorants du passé. Les Belges se sentaient mis en cause par les images de l’histoire coloniale ; certains étaient convoqués aux funérailles d’un passé revisité, les générations plus jeunes étaient invitées à intégrer le génocide rwandais à l’héritage. Au Rwanda, la situation horrible perdurait au-delà de toute attente d’intervention internationale. La fin des meurtres massifs et organisés ne mit pas fin au chaos. L’humanitaire d’urgence fit place à l’aide humanitaire de plus long terme. Les mémoires meurtries s’enfermèrent dans l’inquiétude du silence. Le discours officiel et les mausolées firent taire ces cris. En porte-à-faux, les mises en scène s’accordaient aux manières modernes de se présenter au monde en de telles circonstances. Elles constituaient le lieu de rencontre acceptable des interlocuteurs politiques. Dans les coulisses, se pleuraient des êtres perdus, des rêves de relative prospérité engloutis, des images paisibles souillées… et tant d’autres douleurs prisonnières du discours politique. Au Nord, des désillusions, des questions, des dénis devenaient les otages de la scène politique du moment. Dans les deux cas, peu de place était laissée à l’histoire, tandis que les mémoires ne trouvaient que des lambeaux de sens auxquels s’accrocher. Le passé colonial ramené dans l’actualité, stigmatisé ou exorcisé, jetait un voile de simplicité sur les trois décennies postcoloniales des deux pays. Rideau sur les enjeux respectifs des acteurs nationaux et internationaux !
3Les questions essentielles que pose Ricœur – celle de l’articulation des mémoires individuelles à la mémoire collective et celle de l’articulation de la mémoire et de l’histoire – prennent une tonalité particulière dans un contexte postcolonial. Ces dernières années, en effet, sur la scène internationale, la fin des rapports de domination et d’exploitation se prolonge dans les demandes de réparation. Les rapports postcoloniaux entre la Belgique et le Rwanda, on pourrait l’argumenter, ne commencent réellement qu’après le génocide. Cela en appelle à un bilan chez les uns, à une plainte et à une demande de réparation chez les autres, sans pour autant que la critique historique ne vienne au secours d’une maturation des mémoires confrontées à l’histoire. Le passé colonial appelé en bloc à la rescousse des explications permet d’éviter l’analyse des enjeux rwandais à l’époque coloniale, et de garder intacte l’image des colonisateurs. Faute d’une brèche, histoire et mémoire ne trouvent où s’articuler. Au contraire, les ouvertures – aux faits de l’histoire, à la parole des autres – deviennent actes de reconnaissance du semblable, remède potentiel du traumatisme de l’autre autrefois victime ou objet de son indifférence. Ce besoin de (re)connaissance a été ressenti tant par des historiens que par de simples citoyens, comme en témoignent diverses initiatives. Les procès gacaca ont attiré en raison même de cette possibilité de parole et de reconnaissance qu’ils semblaient impliquer. On espérait que les morts cesseraient d’être les otages existentiels des vivants. Il est des cas, pourtant, où les enjeux politiques particuliers vont au-delà de l’intérêt de (re)construction nationale, où le « devoir de mémoire » s’oppose à l’histoire [4], où, canalisé dans des formes officielles, ce « devoir de mémoire » s’oppose même au travail de deuil et où, enfin, les peuples liés autrefois sont à ce point recomposés que leurs dirigeants, faisant face à de nouveaux enjeux politiques, ne peuvent produire que des commémorations partielles, adressées à de nouvelles instances, inadéquates à la société que les politiciens ne représentent pas toujours.
4Le génocide de 1994 a secoué profondément de nombreuses consciences et a recomposé la société rwandaise. S’il peut sembler choquant, face à la différence du traumatisme et, plus encore peut-être, à la démultiplication des traumatismes individuels au Rwanda, d’analyser conjointement le deuil interne du Rwanda et le deuil de la Belgique à l’égard de ce pays, cela me semble cependant une démarche pertinente. En effet, les relations de ces deux pays sont encore fréquemment évoquées, tant par des Africains que par des Occidentaux, lorsqu’il s’agit d’effacer, pour rendre la victimisation efficace, ce que Mbembe appelle, dans le contexte des relations entre Africains et Afro-Américains, « le signifiant primordial qu’est le meurtre du frère par le frère [5] ». Fondateur par la force de son interrogation existentielle proférée à la face du monde, le génocide porte aussi une interrogation plus historique du passé et de ses mystifications. Celles-ci ont permis de recycler le passé pour gérer sinistrement des enjeux politiques modernes. Ces enjeux, à nouveau, commandent les commémorations collectives, les formalités sociales de réconciliation et l’appel croissant au droit dans la mise en scène et dans l’élaboration sociale des traumatismes. Ces processus s’apparentent à d’autres usages rituels de l’histoire. Celle-ci, au Rwanda, était revêtue d’un statut qui la rendait intouchable. Elle semblait (semble) demeurée pareille à la matière efficace posée à l’intérieur du tambour, un secret que seuls connaissent le facteur et le propriétaire de l’emblème de pouvoir. L’attitude de la Belgique à l’égard de son passé colonial a longtemps été la même.
5Les politiques coloniales se nourrissaient d’une autosatisfaction défavorable à la connaissance, et une ignorance similaire permit aux agents du développement [6] de conserver leurs positions confortables après l’indépendance du Rwanda. L’attitude rwandaise à l’égard de l’histoire reste, pour une large part, dans la ligne du passé, avec le confort que donne l’acceptation internationale de la désinformation dans une atmosphère semblable à celle du début des années 1990, période prééléctorale comprise. Du côté rwandais, appeler la Belgique à répondre du génocide permet d’échapper à l’analyse des enjeux locaux dans son organisation et évite la perception des dynamiques sociopolitiques actuelles. Ce déplacement empêche de se constituer en sujet de sa propre histoire, d’« affronter le passé [7] » pour construire un avenir choisi de commun accord. Du côté belge, les résonances nationales de la tragédie font appel à un État entre-temps restructuré qu’elles évoquent comme en abîme. Au risque de choquer, je dirais que le génocide rwandais, par son atrocité, son étendue et ses résonances mondiales pourrait, à la condition de s’insérer dans une histoire où les mémoires de chacun trouvent leur place, constituer un événement fondateur dans la reconnaissance de la fraternité fondamentale des antagonistes, au Rwanda et en Belgique. Cela, bien entendu, supposerait au moins l’amorce d’une (ré)conciliation dont cette reconnaissance est la condition première. Dans leur lenteur et leur inadéquation, les rituels politiques et juridiques ont pris en otage ceux que les simples exigences de la misère partagée au quotidien contraignent à la vie commune.
Le Rwanda
6Les tentatives de réconciliation et de justice au Rwanda se placent dans le contexte d’une déchirure du tissu social elle-même enchâssée dans un contexte international qui lui donne sens et continue à colorer les scènes politiques. L’héritage d’une interprétation du génocide en termes purement ethniques (voilant, donc, les enjeux politiques et économiques locaux issus des politiques d’ajustement structurel et de multipartisme abstrait) a permis au gouvernement rwandais de se légitimer sur le plan international et de produire les moyens économiques nécessaires à sa stabilisation, par appel aux bailleurs de fonds. La persistance de camps de réfugiés aux frontières et, une fois encore, l’inaction internationale ont favorisé le pourrissement de la situation au Kivu et l’entretien de trafics divers, y compris ceux des fonds humanitaires. L’entretien de l’appareil d’État ne nécessite pas, dans ces conditions, de liens organiques avec les régions rurales où la sécurisation apparaît comme une politique suffisante. Les liens internationaux des nouvelles populations urbaines ont remplacé les liens organiques et familiaux de l’administration antérieure avec les campagnes.
7Voyons cela plus en détail. Rappelons d’abord la ruralité extrême du pays, puisque c’est en gardant en mémoire ces 95 % de ruraux que les autres informations prennent leur sens. La démographie donne une première idée de l’ampleur des bouleversements que le pays a subis. En l’absence de recensement [8], les estimations du nombre de victimes du génocide varient, mais une estimation moyenne les porterait à 800 000. Le nombre des « rapatriés anciens » est évalué à 780 000 personnes. En 1995, on comptait 2 millions de réfugiés dans les camps du Congo et de Tanzanie. À la suite du démantèlement de ceux du Congo, selon certaines estimations, 300 000 personnes auraient disparu. En 1996-1997, environ 1 600 000 réfugiés sont rentrés des camps et, dès 1997, des estimations sérieuses indiquaient que la population dépassait celle du début de 1994 [9]. Ces chiffres attestent que la densité de population est donc actuellement plus élevée qu’à la veille du génocide, mais ne rendent pas compte des modifications importantes du tissu social. L’afflux des returnees qu’il a fallu installer (ils revendiquaient les bénéfices d’une victoire qu’ils avaient financée ou/et pour laquelle ils avaient combattu) a posé et continue de poser, puisque des exilés du Congo continuaient à revenir en octobre dernier, des problèmes d’occupation de logements et de terres. Tous les postes de pouvoir, jusque dans les campagnes, sont occupés par des Tutsi « rapatriés », ce qui signifie fort concrètement que le réseau relationnel très personnalisé qui liait autrefois l’administration aux paysans et les villes aux campagnes a disparu [10]. Les réseaux commerciaux qui liaient la capitale aux campagnes ont également disparu. La chute du pouvoir d’achat dans les campagnes, qui forment la plus grande partie du territoire, ne laisse pas présager que ceux-ci se reconstituent. La population de la capitale a gonflé, notamment parce que des exilés hutu hésitent, au retour, à rentrer sur leur colline. La population s’est féminisée (53,7 % de femmes) et 34 % des ménages ont une femme pour chef. La langue de l’administration est désormais principalement l’anglais, au moins au niveau central. L’Université favorise aussi les rapatriés, comme en témoigne l’usage préférentiel de la langue anglaise.
8Une discrimination plus subtile s’exerce sur le plan de l’emploi : les qualifications exigées favorisent ceux qui ont eu accès à un enseignement dont très peu de ruraux originaires du Rwanda ont pu bénéficier. Ceux-ci s’en retournent dans les campagnes, alors qu’ils auraient autrefois pu trouver un modeste emploi temporaire en ville. Quant à la situation des campagnes, il est très difficile de la connaître. Les rares informations qui filtrent s’accordent à dire qu’elles sont plus misérables qu’autrefois, soumises à un contrôle politique intense et, peut-être, à des divisions nouvelles, certains jeunes armés étant chargés du contrôle de leur propre colline [11]. Dernier bouleversement en date, à la suite d’un nouvel accord entre les présidents Kagame et Kabila, venant du Kivu, les troupes régulières et les anciens miliciens sont rentrés en octobre 2002 au Rwanda. En certains endroits, un tiers de la population est nouvelle ; dans deux préfectures, 50 % des habitants sont récemment arrivés. Les disettes locales sont fréquentes et le niveau de vie a baissé [12], plus nettement encore dans les régions où la villagisation a été la plus intense [13]. Tous ces bouleversements, auxquels il faut ajouter l’insécurité persistante, le contrôle politique étroit, la gestion judiciaire très particulière des cas de génocide et de complicité ainsi que les problèmes fonciers qu’engendrent les mouvements des personnes, forment la toile de fond d’un quotidien qui n’a pas quitté l’après-génocide.
9Plus que jamais, l’ethnicité vient masquer des inégalités sociales : de quelle façon l’appartenance ethnique est-elle en cause lorsque la majorité des emplois salariés (90 % des postes de l’administration) est occupée par des Tutsi? Le passé est trop présent pour effectuer un travail de deuil, puis une réappropriation des passés divergents dans la perspective d’un avenir à construire en commun. Les élections locales de mars 2001 eurent lieu dans des conditions qui en excluent tout sens autre qu’une adresse à une « communauté internationale » plutôt naïve. Les élections présidentielles ont été, certes, l’occasion d’une consultation populaire sur la nouvelle Constitution, mais les opposants n’ont guère eu l’occasion de se faire entendre et toutes les mesures ont été prises pour que ces élections viennent donner une nouvelle légitimité à un gouvernement de plus en plus isolé. Les procédés rappellent à la mémoire la quête du « cent pour cent » (« ijana kw’ijana ») de la République précédente, sur fond de tradition de conformisme. En dehors même de ces aspects proprement politiques, peu d’indices permettent de croire à une orientation fondée sur la justice sociale et, au minimum, sur la reconnaissance de droits égaux à la vie et aux moyens qui la garantissent.
10Le plus petit commun dénominateur des enjeux est un objectif de survie, laquelle se soutient notamment de l’espoir, si faible soit-il, d’arriver à vivre un peu mieux en reportant, si nécessaire, cet espoir sur la génération montante. En situation de pénurie, le bien-être des uns est, en effet, conditionné au mal-être des autres, et donc sujet à une compétition acharnée plutôt qu’à une collaboration reposant sur l’espoir commun. Y a-t-il un espoir commun ? La population rwandaise, appauvrie dans sa majorité, est divisée. Plusieurs documents montrent que le gouvernement entretient ces divisions en recourant aux utilisations politiques du génocide et de ses séquelles (usage interne et externe) et au favoritisme à l’égard de certains rapatriés. Les rituels de commémoration, comme l’ont montré C. Ntampaka [14] et C. Vidal [15], contribuent à entretenir ces divisions. Cela prévient toute coalition contre les représentants d’un pouvoir en mal de légitimité, mais entrave aussi la stabilisation interne d’un pouvoir que l’insécurité et le contrôle seuls garantissent. À court terme, cette politique peut assurer le maintien du gouvernement, le temps d’améliorer ses assises par des réalisations engendrant un progrès. Nous sommes encore, à neuf ans du génocide, dans cette perspective de court terme où nous pouvons situer les diverses mesures judiciaires de lutte contre l’impunité et de gestion de la survie. À moyen terme, déjà, la légitimité devrait se fonder sur des acquis, sur une volonté politique commune, et donc sur une perspective d’avenir. Celle-ci semble absente. Le vide est à peine masqué par les rebondissements des conflits avec le Congo et l’Ouganda. La préparation des élections a offert une nouvelle diversion et remis le pays sur la piste dont il avait déraillé en 1994. Le consensus se nourrit du musellement de l’opposition. Ce retour à une démocratie « univocale », s’il gomme les recompositions sociales et les nouvelles stratégies qui en sont issues, semble suffire à rassurer une partie des bailleurs de fonds.
11De façon bien compréhensible, le génocide, au-delà des horreurs individuelles qu’il suscite, a causé un profond malaise au sein de la communauté internationale. C’est sans doute ce qui explique la pléthore des écrits, dont certains sont le premier signe d’intérêt de l’auteur pour un pays dont il n’approfondit pas la connaissance. Le mépris qui suintait autrefois [16] de l’ignorance à propos du Rwanda se retrouve dans les explications ethniques faciles qui renvoient à nouveau ce pays d’Afrique dans les limbes de l’exotisme ethnographique. Peu d’analyses ont abordé le génocide comme une tentative populaire d’ancrage dans la modernité [17]. La responsabilité des clivages ethniques mal compris est reportée sur le « colonisateur ». Exotisme et auto-victimisation se donnent la main lorsqu’il s’agit d’éviter l’analyse de cette tentative désespérée d’un menu peuple de la périphérie mondiale d’affirmer sa participation à la modernité, fût-elle celle de l’horreur. L’ignorance active des instances internationales à la veille du génocide est souvent escamotée. Le nouveau gouvernement déploie les rituels reconnaissables par les étrangers: mausolées, lieux de massacre préservés pour le souvenir, tombes collectives, rituels religieux collectifs de commémoration.
12Beaucoup de ces actes, s’ils apparaissent à l’étranger comme « la chose à faire » et témoignent ainsi, par contraste, de l’humanité et de la modernité du nouveau pouvoir en quête de stabilité, ont, pour les Rwandais survivants de tous bords, d’autres connotations. Comme l’a montré C. Vidal, à l’exception de la commémoration de 1995, chaque cérémonie commémorative a été dictée, dans ses formes, par des enjeux politiques. Pour la plupart, ces rituels réactivent la douleur et empêchent les cicatrices de se refermer. Les rituels massifs de commémoration prennent un caractère obligatoire : il importe, par sa présence, de manifester son adhésion à la vision officielle des faits et de leur commémoration. Or, pour une partie minoritaire de l’assistance, il s’agit de commémorer une victoire et un retour au pays, pour une autre d’afficher sa défaite afin d’éviter les accusations ; pour une autre enfin, les survivants tutsi eux-mêmes, les sens sont mitigés. Considérés comme complices par les vainqueurs (ils ne s’étaient pas ralliés à leur cause et ne sont pas morts non plus), ils ne peuvent faire leur deuil comme ils l’entendent ni, dans bien des cas, comme les rituels coutumiers le leur commanderaient. Les restes des leurs sont perdus et figés quelquefois dans ces mausolées imposés, ils sont coupés de leurs ancêtres et de leur descendance, du lien à la terre, aussi, que les rites funéraires réaffirment en temps ordinaires. Les commémorations imposées reproduisent symboliquement la séparation qu’ont subie autrefois les exilés revenus en vainqueurs et constituent ainsi leur revanche sur ceux restés au pays des ancêtres dont ils ont, quant à eux, été coupés. Elles ont permis, au plan international, de drainer des fonds de « réparation ».
13L’impunité des meurtriers prévalut au moment de l’indépendance et au début des années 1970. La justice apparaît donc à l’observateur comme une mesure indispensable pour rompre le cycle des violences, et, à l’intérieur, comme une démonstration de l’adhésion du pays aux normes internationales. Par ailleurs, c’est dans le domaine de la justice que l’aide extérieure semble la mieux défendable, même pour ceux qui ne donnent pas leur aval au gouvernement. La Belgique et les Pays-Bas, notamment, ont envoyé sur place des conseillers judiciaires. Tout au long du processus, le gouvernement rwandais insista pour que ces conseillers n’aient pas une connaissance antérieure du pays qu’ils visitaient en missions de courte durée. Si l’aide afflue tôt et se maintient [18] dans le domaine judiciaire, qui peut apparaître comme politiquement neutre, certains de ses aspects laissent toujours des questions pratiques pendantes. Le Tribunal pénal international du Rwanda « n’a jamais pu décoller et produire plus qu’un nombre ridicule de mises en accusation [19] ». Le nombre des suspects jugés, qui n’était que de 330 en 1998, ne s’est guère accru à la mesure du nombre des détenus. Assez rapidement, le gouvernement rwandais a opté pour le jugement individuel des quelque 120 000 prisonniers auxquels d’aucuns estimaient que des dizaines de milliers d’exilés rentrant au pays pourraient s’ajouter. Plusieurs organisations de défense des droits de l’homme ont soutenu l’approche judiciaire.
14Vue de loin, cette approche réconciliait l’image bucolique du Rwanda anté-génocide avec les besoins de la modernité, la déférence pour une tradition locale partiellement inventée, le fameux gacaca, avec la méconnaissance d’un peuple aux abois et prêt à se plier à ces formes nouvelles, judiciaires, de décentralisation. Alors que le besoin d’une compensation pour les horreurs passées était vif au sein d’un monde riche stigmatisé pour sa non-intervention, les procès gacaca ont séduit par la possibilité de parole et de reconnaissance qu’ils semblaient devoir offrir – ce qui démontre, à tout le moins, une ignorance des habitudes paysannes en matière de parole publique, aussi bien que des aspects judiciaires proprement dits. Cette justice « participative » ne remplace pas l’indispensable justice sociale et n’ouvre aucune issue à une situation de « violence structurelle » peut-être plus grave encore que celle qui précéda le génocide [20].
15Sur le plan judiciaire proprement dit, ces tribunaux, dont les juristes questionnent la validité et les Rwandais l’authenticité, n’ont pu régler les problèmes, en raison de l’ampleur de la tâche et de la quasi-disparition de l’appareil judiciaire qu’il fallut reconstituer et auquel ils doivent, en première instance, se substituer. Sur la base d’une procédure de transaction familiale ancienne, le gacaca, à l’origine exercé sous l’autorité du chef de lignage, puis, après l’indépendance, limité à régler banalement des litiges de peu d’envergure avant d’en référer, le cas échéant, au bourgmestre ou au chef de canton, une instance judiciaire a été mise en place. Comme le fait remarquer Charles Ntampaka, le « gacaca administratif n’est plus un cadre de réflexion pour le retour à l’harmonie. […] C’est une instance politique parallèle aux tribunaux chargés par le pouvoir d’établir des procès verbaux sur lesquels les tribunaux se fondent pour examen et décision [21] ». L’opportunité d’instituer un système parajudiciaire fondé sur une réinterprétation du gacaca avait été étudiée dans divers contextes. Malgré des conclusions nuancées et généralement négatives, le gouvernement rwandais passa outre à toutes les recommandations pour adopter « une forme de justice pénale inspirée du droit traditionnel rwandais qui va permettre à la population, sans l’assistance d’un magistrat, de conduire des enquêtes, d’établir les preuves des infractions grâce notamment aux témoignages, de décider de la sanction et d’organiser l’exécution des peines et le paiement des dommages et intérêts. L’État rwandais qualifie cette nouvelle manière d’aborder la justice de “justice participative” [22] ».
16Pour faire vite, disons que les juges improvisés dans ce contexte de collines connaissent tous de l’intérieur l’affaire qu’ils instruisent, n’ont guère de notions de droit et s’adressent à une population à peine alphabétisée. Certains prisonniers, toujours sans jugement à neuf ans du génocide, auraient été prêts à avouer pour bénéficier de la remise de peine prévue par la loi organique. Avec plus d’un an de recul, on ne sait toujours pas comment opèrent ces « tribunaux du gazon », l’observation extérieure (de longue durée, par des observateurs connaissant la langue et le milieu) étant impossible. Les réserves sérieuses des juristes, la connaissance des campagnes rwandaises (95 % de la population y habite) et ce que l’on sait de l’insécurité et du contrôle politique persistant n’incitent pas à considérer ces instances comme des instruments de réconciliation plus efficaces que les simples nécessités de la survie sur des lieux partagés. Pourtant, le rétablissement de la vérité est nécessaire et sa prise en charge par une association visant une seule catégorie de victimes, telle qu’Ibuka [23], n’est pas suffisante, même si l’association vise autant le passé que l’avenir, combinant l’établissement de la vérité et l’aide psychosociale aux rescapés. Entre-temps, certains prisonniers épuisés, parfois emprisonnés pour des motifs que le génocide permit de faire prévaloir sans qu’ils y aient été mêlés, sont enfin autorisés à rentrer chez eux, dans des campagnes appauvries. Ces retours mettent fin aux longs trajets des femmes et des enfants vers les prisons où ils devaient les nourrir.
17Comme le faisait remarquer Vandeginste [24] en 1998, la situation n’était pas stabilisée : la rébellion de présumés génocidaires continuait, une partie importante de la population ne se sentait pas représentée dans les appareils de l’État et les responsables des violations de droits de l’homme dans le cadre de l’armée régulière du nouveau Rwanda restaient impunis. À quelques nuances près, la situation est toujours la même actuellement. La préparation des élections a mis en évidence l’absence d’opposition légale à l’intérieur du pays et le déni des libertés. Une fois encore, l’opposition est en exil.
La Belgique
18Les rituels officiels de commémoration se sont montrés particulièrement inadéquats à acheminer les différentes fractions de la nouvelle société rwandaise sur la voie d’une réconciliation ou d’une reconstruction nationale démocratique. Ils témoignent, au contraire, des enjeux politiques du gouvernement en place et des stratégies de ce gouvernement sur la scène internationale garante de son maintien. Sans souci des discordances, l’organisation d’élections vient, à nouveau, donner les apparences d’un accès à la modernité internationale, celle de la démocratie. Sur la scène internationale, l’ancienne puissance de tutelle occupe encore une place spécifique. La multiplication des bailleurs de fonds a, certes, réduit l’influence de la Belgique en matière de décisions politiques et de choix de coopération avec le Rwanda. Les liens anciens entre le Rwanda et la Belgique ne suffisent pas à cette dernière pour infléchir une politique européenne favorable à Kigali, d’autant moins que leurs effets ont été, précisément, stigmatisés par les médias. En revanche, ces liens anciens et leur usage médiatique confèrent une dimension symbolique à la politique internationale et à la mise en scène des relations entre les deux pays.
19C’est peu de dire que le génocide rwandais a été un choc au-delà de toute considération de nationalité. Les médias, soucieux de donner à leur public une explication pour les images terribles qu’ils diffusaient, pointèrent très rapidement du doigt la Belgique et son passé colonial. Assez vite, d’autres responsabilités immédiates furent mises en évidence mais, entre-temps, la Belgique avait dû découvrir la haine inattendue dont elle était l’objet à travers le meurtre de ses dix para-commandos dans des circonstances particulièrement atroces, semblables à celles qu’enduraient les Rwandais assassinés. Enfin, tandis que les gens qui avaient cherché refuge dans les églises étaient massacrés, se posa la question douloureuse de l’efficacité du travail des missionnaires dans ce petit pays africain considéré comme un modèle de développement chrétien. La relation de ces événements toucha des communautés comme telles autant que des individus. La Belgique fut brutalement confrontée à la perte de son image civilisatrice que son action au Rwanda, bien après l’indépendance du pays, lui avait permis d’entretenir, en bonne partie dans la méconnaissance des faits [25]. L’instauration d’une commission « Rwanda » permit de dresser un bilan partiel de l’action belge mais, centrée sur le génocide plutôt que sur la politique de coopération à plus long terme, elle ne suffit pas à élaborer un passé auquel les communautés belges, dorénavant fédéralisées, avaient participé dans des mesures inégales. Les rappels du passé colonial et, plus encore, la mort des dix paras belges et les réactions de l’opinion au départ des troupes lors du génocide se sont inscrits dans un contexte de remise en cause quasi généralisée du fonctionnement politique belge. La gestion des séquelles internes du génocide rwandais, en effet, se fera sur un arrière-plan de tensions communautaires et de scandales judiciaires et financiers. Comme l’a montré V. Rosoux [26], les références morales dans la politique belge correspondent à l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle coalition qui se fera forte de « rétablir la confiance des citoyens dans les autorités » et de renforcer l’identité collective.
20Le deuil de la Belgique à l’égard du Rwanda et de ses relations privilégiées avec ce pays reste inachevé, laissé aux perlaborations individuelles dans un pays politiquement restructuré et plus conscient de ses différences communautaires. La politique belge au Rwanda était enchâssée dans les « piliers » typiques de la société belge. Les divisions entre démocrates-chrétiens, socialistes et libéraux s’entrelaçaient avec les divisions communautaires et linguistiques [27]. La Flandre, à majorité catholique, fournit régulièrement le ministre des Affaires étrangères et prit donc soin du Rwanda. Les regrets nationaux sont certainement appropriés mais leur expression prend un sens qui les situe en porte-à-faux par rapport aux conditions qui ont abouti à la nécessité de leur expression. En effet, le passé colonial est relégué, selon certains, dans les caisses du passé national dont la nouvelle génération se désolidariserait [28]. Même s’il en est ainsi, le choc du génocide rwandais et les scandales judiciaires ont dépassé les frontières linguistiques et communautaires et ces dossiers se sont révélés aptes à asseoir la légitimité d’une coalition politique inédite établie sur la volonté de changement. C’est ce gouvernement qui, par l’intermédiaire du Premier ministre, fit de la sixième commémoration du génocide rwandais un événement politique en soi. Le Premier ministre belge, en effet, seul à effectuer une telle démarche, insista dans son discours sur la nécessité, pour la communauté internationale, de reconnaître ses responsabilités. Il présenta les excuses du peuple belge au peuple rwandais, en la personne de son président. Cette démarche fut qualifiée d’héroïque par P. Kagame qui, fait remarquer C. Vidal, « aborda le thème central de son discours : la défense de l’engagement militaire en RDC [29] ».
21La dimension symbolique des relations entre la Belgique et le Rwanda sur le plan de la politique rwandaise et internationale comme sur le plan de la politique intérieure belge [30] peut aider à comprendre les interactions politiques des dernières années entre le Rwanda et la Belgique. Dans la foulée d’une responsabilité belge liée à l’époque coloniale, un consensus entre les gouvernements rwandais et belge démontre à qui veut la magnanimité des deux partenaires… et laisse dans l’ombre les pressions politiques internationales et les dynamiques internes qui y ont répondu ou y président. À la violence commémorative [31] répondent, en Belgique, des commissions (Rwanda, Lumumba), à travers lesquelles il est donné aux Belges de soulever les voiles jetés sur un passé que la majorité d’entre eux n’a pas assumé et dont une part seulement se soucie. Le meurtre des dix paras belges, qui fut au centre des débats de la commission Rwanda, fit soudain découvrir à la Belgique la haine d’un peuple dont beaucoup de Belges avaient pris l’amour pour garanti et dont ils attendaient une gratitude. Je renvoie au livre de J.-C. Willame, Le Parcours de la honte [32], pour une étude détaillée de cet aspect, mais souligne que 48 % des Belges interviewés estimaient néanmoins que les troupes belges auraient dû rester au Rwanda comme force d’interposition. On sait que ce ne fut pas le cas. De nombreuses erreurs furent commises à ce moment dans la foulée de ce que Reyntjens appelle une « diplomatie de la panique ». Les troupes belges se retirèrent dès que les citoyens belges eurent été évacués. Par la suite, cependant, à la différence d’autres généreux bailleurs inconditionnels, la Belgique, qui ne considérait pas que le nouveau gouvernement apporterait la stabilité au pays, tenta de rendre son aide conditionnelle au respect des droits de l’homme et la limite, jusque récemment, à l’aide judiciaire et sanitaire, ainsi qu’à un soutien aux petits agriculteurs [33]. L’aide belge décrut en comparaison avec celle d’autres donneurs, ce qui limite l’influence relative de la Belgique sur le terrain des relations avec le Rwanda… mais met certains Belges plus à l’aise avec le passé et rompt peut-être avec la légèreté de nombre d’expatriés d’autrefois. Cette réserve contraste aussi, par les soucis dont elle témoigne, avec l’aide généreuse et aveugle d’autres bailleurs [34].
22Les commissions parlementaires, quelles que puissent en être les imperfections, ont permis aux Belges soucieux de s’en informer une réflexion à propos de leur propre pays et de leur propre histoire. Elles constituent un cas rare (et, foin du chauvinisme, exemplaire) d’une volonté de réflexion manifestée par des gouvernants en accord avec les électeurs. Elles répondent, à usage interne, aux stigmatisations internationales et aux questions que le génocide laisse ouvertes pour les Belges qui étaient actifs au Rwanda dans les années qui ont précédé la tragédie. Le gouvernement belge apportera une autre réponse, elle aussi placée sur le terrain judiciaire et international, aux accusations relatives au passé. À la « diplomatie de la panique » va s’opposer une « diplomatie morale » qui vise « à renforcer une identité collective [35] ». Les excuses du Premier ministre au peuple rwandais, le 7 avril 2000, apparaissent comme un premier geste international. La réactivation de la loi de compétence universelle [36] a permis le jugement et la condamnation de quatre Rwandais impliqués dans le génocide. Elle a également ouvert la voie, pour la Belgique, à un rôle, récemment très contesté, de juge des crimes contre l’humanité. L’exercice des compétences « universelles » de ce tribunal n’est pas sans incidence sur la politique belge. La mise en cause d’Ariel Sharon et le déplacement idéologique que ce dernier en fit vers une mise en cause de l’État d’Israël en ont été un premier exemple. Les réactions américaines à l’égard de ce tribunal, dans la foulée des prises de position belges dans différents domaines, dont la crise irakienne, ont amené le gouvernement belge à en reconsidérer les compétences. Parallèlement à ces hésitations, la diplomatie belge s’engage dans la voie d’une reprise de la coopération avec les pays d’Afrique centrale et, en particulier, avec le Rwanda, dont les Américains n’ont cessé, malgré quelques fluctuations de leur enthousiasme, de soutenir le gouvernement. La carrure internationale de la Belgique retrouve en quelque sorte la dimension ferme de son assise, celle de la coopération avec l’Afrique centrale pourtant encore bien tumultueuse. Le 2 juillet 2003, au moment où j’écrivais ces lignes, l’annonce des mesures de rétorsion américaines à l’encontre des pays qui ne se sont pas opposés à la loi de compétence universelle rouvraient un horizon plus vaste. L’éthique mondiale allait-elle permettre de ne pas fermer les yeux sur les manquements les plus périphériques à ses codes ? Deux mois plus tard, la loi de compétence universelle, amputée, atteste un rêve généreux…
23L’impunité dont bénéficient les membres de l’ancien APR ou de l’actuel gouvernement rwandais n’est qu’une touche au tableau général d’une situation politique et sociale structurellement violente. L’analyse des cérémonies de commémoration montre que ces événements, qui répondent à un code de conduite internationale, ont des résonances diverses à l’intérieur du Rwanda et, de concert avec d’autres mesures discriminatoires, entretiennent les divisions issues des bouleversements sociaux consécutifs au génocide. Si les élections rwandaises ont eu un mérite, c’est bien celui de replacer les préoccupations politiques réelles dans l’actualité, remettant à l’arrière-plan la gestion de l’après-génocide, ou du moins ses aspects les plus officiels. Entre-temps, toutefois, ses séquelles sociales et individuelles se sont aggravées des effets des nouvelles divisions et discriminations. L’affermissement d’un monopole politique peut s’accommoder d’une entreprise de séduction de fractions hutu de la population, notamment au sein des jeunes. Il a rendu sans doute cette entreprise nécessaire dans la mesure où la peur laissait ouverts des interstices de liberté. Par ailleurs, les lenteurs judiciaires risquent bien d’aboutir à une impasse. Cette impasse était, par certains aspects, prévisible, dès lors que l’absence de démocratie et de politique de progrès économique ne permettait pas d’aller au-delà d’un transfert d’injustices sociales de certaines fractions de la population sur d’autres. Cette crise de la justice nous renvoie aux dilemmes plus fondamentaux de la géopolitique. À la différence des mouvements de revendications d’il y a quelques décennies, le discours de justice et de réparation s’adresse à des instances, tantôt individualisées, tantôt fort abstraites. La « communauté internationale » pas plus que la « société civile » ne sont des instruments d’analyse des crises que causent, aux périphéries du monde, les options libérales et protectionnistes dont nous ne sommes pas tout à fait malheureux d’être bénéficiaires.
Notes
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[1]
Je remercie Bogumil Jewsiewicki de m’avoir, ces dernières années, incitée à réfléchir à ces thèmes qui, quoique j’en veuille, s’étaient installés dans ma vie.
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[2]
N. Czechowski et C. Danziger (dir.), « Deuils. Vivre, c’est perdre », revue Mutations, n° 128, 1992, pp. 10-11.
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[3]
Voir l’interview de J. Vansina par F. Bernault, Afrique et histoire, n° 2, à paraître en avril 2004.
-
[4]
D. Quattrocchi-Woisson, « Autour des années de plomb », Débat, n° 122, 2002, pp. 78-88.
-
[5]
A. Mbembe, « The subject of the world », in G. Oostindie (ed.), Facing up to the Past, Kingston, I. Randle Publ., 2001, p. 26.
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[6]
J. Hanssen, Le Désenchantement de la coopération. Enquête au pays des mille coopérants, Paris, L’Harmattan, 1989.
-
[7]
G. Oostindie (ed.), Facing up to the Past, op. cit.
-
[8]
Un recensement achevé en 2002, en vue de la préparation des élections présidentielles, n’est pas à notre disposition.
-
[9]
C. André, « Terre rwandaise : accès, politique et réforme foncière », in F. Reyntjens et S. Marysse, L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 1997-1998, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 160.
-
[10]
À la fin des années 1980, les principaux clivages sociaux se situaient entre les élites (fonctionnaires et/ou commerçants) et une majorité de population rurale (95 %) dont les statistiques éclairent peu la situation réelle. Si, dans l’administration et les écoles, des quotas fixaient à 10 % la proportion de Tutsi admissible, dans les campagnes, la cohabitation se faisait sans plus de heurts que de coutume dans ces régions. Une particularité du Rwanda était le lien étroit qu’entretenaient les élites urbaines avec leurs collines d’origine, où chacun possédait au moins une maison de bon standing et redistribuait, sous forme de salaires et à travers le commerce, une partie des avantages de leur situation urbaine. (Voir D. de Lame, Une Colline entre mille ou le calme avant la tempête. Transformations et blocages du Rwanda rural, Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale, 1996 ; D. de Lame, « Décentralisation, réseaux sociaux et privatisation de la violence : une problématique rwandaise ? », in G. Blundo et R. Mongbo, « Décentralisation, pouvoirs locaux et réseaux sociaux », Bulletin APAD, n° 16, 1998, pp. 129-140.) Cela modérait les inégalités économiques et les faisait, dans une certaine mesure, accepter en les insérant dans une grille d’interprétation clientéliste. Les réseaux commerciaux ruraux contribuaient aussi à l’irrigation monétaire des campagnes. C’est, nous l’avons vu, à partir de 1988 que les clivages ethniques ressurgissent à l’avant-plan de tensions exacerbées par le contexte économique dégradé et par les transformations politiques concomitantes. Enfin, le génocide marque l’aboutissement d’un processus mortel de stigmatisation ethnique.
-
[11]
Le recrutement, et l’armement des « Local Defence Forces » parmi les jeunes démunis des collines divisent les paysans entre eux.
-
[12]
Selon une information anonyme récente. Voir aussi C. André, « Évolution économique au Rwanda en 1996-1997 : une reprise apparente ? », in S. Marysse et F. Reyntjens, L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 1997-1998, op. cit., pp. 175-183.
-
[13]
Human Rights Watch, World Report 2001, New York, HRW, 2001.
-
[14]
Communication orale, Cape Town, 2000.
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[15]
C. Vidal, « Les commémorations du génocide rwandais », Les Temps modernes, n° 613, 2001, pp. 1-46. Dans cet article, Vidal démontre comment les commémorations se sont inscrites dans une politique de répression sélective des comportements ethnistes, démontrant, au fil des années, une politique de la mémoire qui fait fi du deuil, affiche les responsabilités étrangères dans la création des antagonismes et lie efficacement commémoration et « réparation ».
-
[16]
D. de Lame, « Plaidoyer pour l’incertitude, remède à l’ignorance », in O. Lanotte, C. Roosens et C. Clément (dir.), La Belgique et l’Afrique centrale de 1960 à nos jours, Paris, Complexes, 2000, pp. 221-236 ; C. Newbury et D. Newbury, « Bringing the Peasants back in », American Historical Review, CV, 3, 2000, pp. 832-877 ; J. Pottier, Re-Imagining Rwanda. Conflict, Survival and Disinformation in the Late Twentieth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
-
[17]
D. de Lame, « Le Rwanda et le vaste monde, les liens du sang », in S. Marysse et F. Reyntjens, L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 1996-1997, op. cit., pp. 157-177 ; P. Uvin, Aiding Violence : the Development Enterprise in Africa, West Hartford, Conn, Kummarian Press, 1998 ; D. de Lame, « Plaidoyer pour l’incertitude, remède à l’ignorance », art. cit., pp. 221-236.
-
[18]
Pour un aperçu de ces initiatives, voir S. Vandeginste, « L’approche “Vérité et Réconciliation” du génocide et des crimes contre l’humanité au Rwanda », in S. Marysse et F. Reyntjens, L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 1997-1998, op. cit., pp. 97-140.
-
[19]
G. Prunier, Rwanda 1959-1996. Histoire d’un génocide, Paris, Dagorno, 1997.
-
[20]
F. Reyntjens, « Chronique politique du Rwanda et du Burundi, 2000-2001 », in S. Marysse et F. Reyntjens, L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 2000-2001, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 49.
-
[21]
C. Ntampaka, « Le retour à la tradition dans le jugement du génocide rwandais : la justice participative », exposé en 2001 à l’Académie royale des sciences d’outre-mer de Belgique, Bulletin des séances de l’Académie, à paraître.
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[22]
Ibid.
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[23]
Ibuka, qui en kinyarwanda signifie « souviens-toi », est une association centrée sur les victimes, en l’occurrence, certaines catégories de rescapés du génocide. L’association offre une assistance, notamment juridique. Elle vise aussi à établir un centre de documentation reprenant, à l’échelon national, toutes les informations sur les victimes et les tueurs, et sur les éléments qui ont facilité le génocide. Elle a ainsi réuni des données très détaillées sur l’ensemble de la préfecture de Kibuye. Voir H. Rombouts, « Organisation des victimes au Rwanda : le cas d’Ibuka », in S. Marysse et F. Reyntjens, L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 2000-2001, op. cit., pp. 123-142.
-
[24]
Qu’il convient de consulter pour les aspects proprement juridiques et l’analyse des responsabilités de l’État.
-
[25]
Voir J. Hanssen, Le Désenchantement de la coopération, op. cit, et D. de Lame, « Plaidoyer pour l’incertitude, remède à l’ignorance », art. cit.
-
[26]
V. Rosoux, « La “diplomatie morale” de la Belgique à l’épreuve », Critique internationale, n° 15, 2002, p. 28.
-
[27]
Ces dernières ne coïncidaient pas exactement, une part de l’élite flamande s’exprimant de préférence en français jusque dans les années 1970.
-
[28]
L. De Witte, communication orale, Bâle, octobre 2002.
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[29]
C. Vidal, « Les commémorations du génocide rwandais », art. cit., p. 43.
-
[30]
Comme sur la scène internationale où le passé colonial belge est sélectivement réactivé et fait recette.
-
[31]
C. Vidal, « Les commémorations du génocide rwandais », art. cit., p. 44.
-
[32]
J.-C. Willame, Les Belges au Rwanda. Le parcours de la honte, Bruxelles, Complexes, 1997.
-
[33]
Le soutien inconditionnel aux élections rwandaises n’apparaît pas souhaitable, comme l’indique B. Leloup, Le Soir, 28-29 juin 2003.
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[34]
Les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, la Communauté européenne dispensent une aide généreuse. On parle de « diplomatie du carnet de chèque », et d’une « fongibilité du budget [qui] permet l’utilisation de ces moyens financiers pour financer la guerre et l’instabilité dans la région ». Voir F. Reyntjens, « Chronique politique du Rwanda et du Burundi, 2000-2001 », art. cit., p. 50.
-
[35]
V. Rosoux, « La “diplomatie morale” de la Belgique à l’épreuve », art. cit., p. 26.
-
[36]
Sa première version date de 1993.