Notes
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[1]
Sources : John Prendergast, Testimony to the American Congress, International Crisis Group, 2002 : http://www.crisis-group.org, http://www.un.org/Depts/dpko/unamsil/, http://www.icrc.org.
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[2]
Cet article est basé sur des recherches conduites en Sierra Leone et au Liberia par D. Hoffman en juillet-août 2000 et septembre 2001-avril 2002, et par M. Ferme en mars-avril 1990, avril-juillet 1993 et avril 2002.
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[3]
Sur les kamajors comme figure de la modernité, voir M. Ferme, « La figure du chasseur et les chasseurs-miliciens dans le conflit sierra-léonais », Politique africaine, n° 82, 2001, pp. 119-132, et M. Leach, « New shapes to shift : war, parks and the hunting person in modern West Africa », Journal of the Royal Anthropological Institute, 6 (4), 2000, pp. 577-595. Sur leur rôle dans la guerre civile en Sierra Leone, voir P. Muana, « The Kamajoi [sic] militia : civil war, internal displacement and the politics of counter-insurgency », Afrique et Dévéloppement, XXII (3/4), 1997, pp. 77-100. Le mot kamajor est une forme anglicisée correspondant à diverses prononciations mende. Souvent le mot est écrit « kamajoh », « kamajoi » ou « kamajo » et, au pluriel, « kamajesia » ou « kamasesia ». Nous recourons ici à la forme anglicisée parce qu’elle est la plus répandue dans les médias, les documents officiels et la production écrite des kamajors eux-mêmes, que nous allons examiner plus loin.
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[4]
S. Shepler, communication personnelle, 21 octobre 2002. Pour une discussion du contexte politique plus large qui vit la « mendeisation » d’un ensemble plus hétérogène de miliciens comme produit de la dynamique du conflit, voir M. Ferme, « La figure du chasseur… », art. cit., pp. 119-132.
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[5]
Il est impossible d’évaluer avec précision le nombre de kamajors, beaucoup de jeunes hommes, et de jeunes femmes en nombre plus restreint, ayant rejoint la milice pour des périodes limitées et les listes de membres étant dans le meilleur des cas incomplètes. Les leaders des CDF prétendent souvent avoir eu plus de 99 000 combattants sous leurs ordres, mais les chiffres fournis par les Nations unies à l’issue du processus de démobilisation et de désarmement situent le total des combattants à un peu plus de 46 000, dont 27 000 se sont réclamés des CDF. En raison de la façon dont le désarmement a été conduit, ces chiffres ne sont pas vraiment fiables, mais ils s’approchent davantage de la réalité que les précédents.
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[6]
Voir A. B. Zack-Williams, « Sierra Leone : the political economy of civil war, 1991-1998 », Third World Quarterly, 20 (1), février 1999, pp. 143-162.
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[7]
Les Sierra-Léonais parlant anglais désignent cette période sous le terme d’« interrègne », dans la mesure où elle fut précédée et suivie du premier mandat du président Kabbah, lequel fut réélu pour un second mandat lors des élections de mai 2002.
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[8]
En 1993, le dollar s’échangeait contre 250 leones, mais, en avril 2002, le cours était tombé à 2 300 leones pour 1 dollar. En tout état de cause, ce droit d’initiation représentait une somme d’argent conséquente pour l’intéressé qui dut emprunter pour payer et promettre de rembourser par son travail.
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[9]
Voir A. Stemmet, « Regulating small arms and light weapons : the african experience », African Security Review, 10 (3), p. 92, 2001.
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[10]
Les normes internationales concernant les conflits armées procèdent davantage d’une conceptualisation d’une position morale que d’un guide pratique pour l’action. Sur ce point, voir M. Walzer, Just and Unjust Wars. A Moral Argument with Historical Illustrations, New York, Basic Books, 1977, p. 152.
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[11]
Pour un compte rendu des atrocités commises par toutes les parties au conflit, y compris les troupes irrégulières, voir Human Rights Watch, Sowing Terror. Atrocities against Civilians in Sierra Leone, 10 (3), juillet 1998, et Sierra Leone. Getting Away with Murder, Mutilation, and Rape, 11 (3), juillet 1999.
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[12]
Sur les sobels, voir I. Abdullah, « Bushpath to destruction : the origin and character of the Revolutionary United Front », Afrique et Développement, XXII (3-4), 1997, pp. 45-76 ; I. Abdullah et P. Muana, « The Revolutionary United Front of Sierra Leone : a revolt of the lumpenproletariat », in C. Clapham, African Guerrillas, Oxford, James Currey, 1998, pp. 172-193 ; M. Ferme, The Underneath of Things : Violence, History and the Everyday in Sierra Leone, Berkeley, University of California Press, 2001 ;W. Reno, Warlord Politics and African States, Boulder, Co., Lynne Rienner, 1998 ; P. Richards, Fighting for the Rain Forest : War, Youth, and Resources in Sierra Leone, Portsmouth, Heinemann, 1996 ; enfin, A. B. Zack-Williams, « Kamajors, sobels and the militariat : civil society and the return of the military in Sierra Leonean Politics », Review of African Political Economy, 24 (73), 1997, pp. 373-380.
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[13]
Par exemple, Médecins sans frontières a entretenu une présence en Sierra Leone depuis 1986. La Croix-Rouge était présente à travers sa section nationale bien avant cela et, en 1993, l’un des expatriés du CICR fut kidnappé par les rebelles occupant la région diamantifère de Kono.
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[14]
Il ne semble pas qu’il y ait un modèle défini pour l’ensemble des CDF, bien que les kamajors (en particulier ceux qui étaient entraînés par l’une des factions plus professionnelles) aient souvent fait référence aux Standard Operating Procedures (SOP). À différents moments de l’histoire du mouvement sont apparues des publications ambitionnant d’être le document par excellence retraçant son histoire et les règles de la société secrète – en général dans le but de soutenir l’une ou l’autre des factions en lutte pour le leadership des CDF. De fait, la capacité à produire un manuel sur les opérations militaires semble avoir été l’une des voies de légitimation au sein du mouvement. L’accès à ou la possession d’un document CDF « officiel » conférait également une certaine importance au sein de la milice. Au-delà des différences repérables entre ces publications, il semble toutefois qu’il y ait eu une grande cohérence dans les codes de conduite mis en avant, attestant tous une adhésion commune aux stratégies rhétoriques sous-jacentes à la fois aux manuels militaires et aux publications sur les droits de l’homme.
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[15]
M.Walzer, Just and Unjust Wars…, op. cit., p. 193.
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[16]
Voir, par exemple, C. Lutz, Homefront : a Military City and the American 20th Century, Boston, Beacon Press, 2002.
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[17]
Les Accords de paix de Lomé signés le 7 juillet 1999 proclamaient un cessez-le-feu entre les forces gouvernementales, les CDF et le Ruf, et instituaient le programme de Désarmement, Démobilisation et Réintégration. Celui-ci fut interrompu après l’incident du 8 mai 2000, quand les gardes du corps de Foday Sankoh ouvrirent le feu à Freetown sur une foule de manifestants, mais reprit ses activités à peu près un an plus tard.
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[18]
Bien que cela n’ait pas émergé dans le discours officiel des Nations unies sur le processus de désarmement et de démobilisation, les employés de l’Onu – au moins les observateurs dans les centres de désarmement – reconnaissaient sans ambiguïté que leur propre usage du terme « combattant » ne reflétait pas de façon exacte les réalités du terrain. Un observateur néo-zélandais faisait ainsi remarquer, lors d’un entretien au centre de désarmement de Bo en novembre 2001, que les objectifs de l’Unamsil étaient de « mettre les armes hors circulation » : l’identité de ceux qui se présentaient n’avait guère d’importance.
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[19]
Sur ce point, voir M. Moran, « Warriors or soldiers ? Masculinity and ritual transvestism in the liberian civil war », in B. Sutton (ed.), Feminism, Nationalism and Militarism,Washington, Association of Feminist Anthropologists, 1995.
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[20]
Il y avait quelques membres féminins des CDF, dont le sexe les identifiait comme particulièrement redoutables aux yeux de leurs homologues masculins. La plus fameuse est peut-être Mama Munda Fortune, une femme kamajor maîtresse d’initiation et commandante d’une unité combattante basée dans la région de Bo connue sous le nom de « Conseil de guerre de Kassela ». Les premiers temps de la guerre, dans le Nord, des maîtresses d’initiation ont joué un rôle important dans les combats.
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[21]
Voir M. Ferme, The Underneath of Things…, op. cit., ch. 6, et G. S. Goodwin-Gill et I. Cohn, Child Soldiers, Oxford, Oxford University Press, 1994.
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[22]
Il est extrêmement difficile d’obtenir des chiffres fiables quant aux victimes de la guerre en Sierra Leone. Le Crimes of War Project a estimé le nombre de morts à 75 000, à 2 millions celui des personnes déplacées et à 20 000 celui des mutilés (http://www.crimesofwar.org/onnews/news-sierra3.html).
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[23]
Voir P. Richards, Fighting for the Rainforest. War, Youth and Resources in Sierra Leone, Portsmouth, Heinemann, 1996.
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[24]
Cette remarque valait pour l’élection de Charles Taylor à la présidence du Liberia en dépit des atrocités dont sa faction s’était rendue responsable. Voir S. Ellis, The Mask of Anarchy. The Destruction of Liberia and the Religious Dimension of an African Civil War, Londres, Hurst & Co, 1999.
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[25]
Comme suggéré ci-dessus, la question ici semble être moins celle du paiement que de la localisation. Bien que le conflit du fleuve Mano ait largement fait table rase des frontières entre Guinée-Conakry, Liberia et Sierra Leone, certains au moins des kamajors considéraient que les contraintes valables au pays ne pouvaient être acclimatées à l’« étranger ». Cette conception s’appuie sur le fait que beaucoup des protections dont bénéficient les kamajors sont considérées comme inamovibles : les ornements de chasse sont censés n’être efficaces que dans un périmètre donné entourant le village et perdre tout pouvoir ailleurs.
1Dans les années 1990, l’aire de conflit qui s’est étendue à travers les régions frontalières du Liberia, de la Sierra Leone et de la Guinée-Conakry a suscité une série d’initiatives internationales tendant à y ramener la paix et à œuvrer ultérieurement pour la reconstruction des pays concernés. La Sierra Leone devint la plaque tournante des efforts de pacification dans la région, dans la mesure où la communauté internationale a versé 2 milliards de dollars pour y soutenir le processus de paix. En avril 2002, la Mission des Nations unies (Unamsil) totalisait 18 000 personnes, y compris les contingents et observateurs militaires, la police et le personnel administratif local et expatrié, pour un budget annuel de 717,6 millions de dollars américains – soit la plus importante mission des Nations unies jamais déployée dans le monde à cette date, et cela dans un pays relativement petit ne comptant que 4 à 4,5 millions d’habitants. Pour les autres intervenants humanitaires, l’effort fut également impressionnant : par exemple, le Comité international de la Croix-Rouge, l’une des principales organisations soutenant le programme de formation conduit avec l’armée pour inciter les combattants au respect du droit humanitaire, a dépensé environ 14,5 millions de dollars en Sierra Leone en 2002 [1].
2Nous examinerons plus spécifiquement ici dans quelle mesure le discours des droits de l’homme diffusé par les acteurs de cette intervention massive (Onu, ONG et autres entités) a déterminé la façon dont les combattants irréguliers – en particulier ceux connus sous le label de « chasseurs » ou de « kamajors » et ultérieurement de Forces de défense civile (CDF) – en sont venus à se définir et à formuler leurs objectifs. Loin de postuler un changement par le haut produit par l’introduction d’un nouveau discours, avec les présupposés qu’il véhicule (par exemple, l’idée que toutes les vies humaines ont la même valeur ou l’existence d’une subjectivité autonome de l’individu, etc.), nous montrons au contraire comment les « pratiques de soi » et les codes éthiques élaborés au sein des milices de chasseurs – en partie hérités de l’histoire sociale et politique régionale – se sont combinés admirablement avec la forme de subjectivité propagée par les doctrines humanitaires internationales. Cela invalide l’idée selon laquelle les combattants irréguliers auraient plus de mépris pour les vies et les droits des civils que les armées régulières, même si notre analyse souligne que les irréguliers ont effectivement commis des atrocités pendant la guerre. En fait, nous mettons ici l’accent sur les choix stratégiques qui s’opèrent au cours des combats, lesquels traduisent un traitement sélectif des discours et pratiques humanitaires résultant d’une prise de conscience par les combattants, au fur et à mesure qu’ils acquièrent une expérience de la guerre, des réactions de la communauté internationale à l’égard des différents types de comportements guerriers. En particulier, comme le suggèrent les données ethnographiques disponibles, il semble que l’attitude des combattants ait changé avec l’implication croissante d’acteurs internationaux, notamment après 1998 et avec le déplacement des combats de la Sierra Leone, où la guerre fut déclarée officiellement terminée en janvier 2002, vers la région frontalière du Liberia [2].
Les « kamajors »
3Cette milice recrute principalement chez les Mende et constitue le plus nombreux et le plus puissant des groupes paramilitaires à base ethnique formés en Sierra Leone, dans une alliance lâche et hétérogène, sous le label de Forces de défense civile (CDF). Le mot kamajor est généralement traduit, en Sierra Leone et dans les médias internationaux, par « chasseur traditionnel », ce qui ne rend pas bien la signification occulte et le statut social des kamajors avant la guerre. En outre, cette traduction tend à constituer de façon erronée les kamajors en une sorte d’archétype prémoderne [3]. En tant que catégorie d’hommes peu nombreux – peut-être un ou deux par village ou groupe de villages – spécialisés dans la chasse au gros gibier, les kamajors étaient chargés de protéger la communauté des dangers de la forêt, en plus de fournir de la venaison. De plus, un kamajor était réputé posséder une connaissance intime des puissances de la forêt, avec lesquelles il entrait en relation. Il contrôlait un savoir secret et l’usage de talismans destinés à la chasse et à la guerre contre les animaux, les hommes et autres entités diaboliques – telles ces sorcières qui peuvent vous changer en bête –, comme il savait se protéger des dangers de l’environnement dans lequel il évoluait. Mais, si le kamajor était respecté, il était tout autant craint dans la mesure où son pouvoir était ambivalent et empreint des menaces engendrées par la forêt.
4Dans les années 1990, la connaissance qu’avaient les chasseurs locaux du terrain incita l’armée à les employer comme pisteurs et guides dans la lutte contre la guérilla du Front révolutionnaire uni (Ruf). Les récits sont, sans surprise, très politisés et contradictoires quant aux débuts du mouvement. Cependant, il semble que tous s’accordent pour considérer les tamaboros de la région Nord, dominée par les Koranko, comme les miliciens-chasseurs « originels ». Ils opéraient, comme d’autres groupes de miliciens, dans la partie sud-est du pays, peuplée de locuteurs mende, où se déroulèrent les premières phases de la guerre civile. Les kamajors ont finalement émergé comme une sorte d’identité globale pour désigner les milices en voie de constitution dans cette région. Les gbethis se sont organisés plus tardivement et leurs leaders ont eux-mêmes reconnu qu’ils ne sont jamais parvenus à attirer autant l’attention que les kamajors [4].
5Bien que l’ethnicité ne soit pas nécessairement le facteur le plus déterminant du mode de structuration des groupes de miliciens, les représentations communes associent les tamaboros avec les Koranko, les gbethis avec les Temne et les donsos avec les Kono. Ces trois groupes ethno-linguistiques sont identifiés au nord du pays. Enfin, vers la fin de la guerre, la péninsule englobant Freetown et la côte était officiellement considérée comme le domaine des OBHS ou « Organisations des sociétés de chasseurs », composées de Krios et de jeunes hommes issus d’autres groupes ethniques résidant habituellement dans la capitale. Le rôle de ces milices dans les combats fut formalisé en 1995 avec l’intervention décisive de Executive Outcomes, une compagnie privée de mercenaires sud-africains. Ceux-ci furent appelés à la rescousse par le Conseil de gouvernement provisoire national (NPRC), la junte militaire qui gouverna le pays de 1992 à 1996, pour l’aider à combattre les rebelles du Ruf. De fait, l’entraînement et le déploiement systématique des chasseurs-miliciens CDF par Executive Outcomes peut expliquer, au moins en partie, leurs succès militaires là où les Gurkhas népalais avaient échoué précédemment. Au milieu de la dernière décennie, le nombre de kamajors (et leurs homologues des autres ethnies) s’était donc substantiellement accru à mesure que les communautés locales se mobilisaient pour assurer elles-mêmes leur propre défense, dès lors que l’armée nationale ne le faisait pas – voire ajoutait ses propres exactions à celles des rebelles. En Sierra Leone, kamajor devint synonyme de « tout homme initié dans une milice », qu’il ait ou non été chasseur auparavant – et la plupart ne l’étaient pas [5]. Quand le président Mussa Tejan Kabbah et son Parti du peuple de Sierra Leone (SLPP) accédèrent au pouvoir en 1996, ces milices jouèrent un rôle de plus en plus important dans la sécurité du pays, en particulier après le départ des mercenaires d’Executive Outcomes quelques mois plus tard. Le président élu nomma le leader kamajor Chief Sam Hinga Norman vice-ministre de la Défense. Ces actions, ainsi que les coupes réalisées dans le budget militaire au détriment des effectifs et des rations alimentaires destinées aux troupes, mécontentèrent certains secteurs de l’armée, lesquels organisèrent un coup d’État en mai 1997 [6].
6En Sierra Leone, l’arrivée au pouvoir, en mai 1997, de l’alliance entre le Conseil de gouvernement des forces armées (AFRC) et du Ruf représenta un nouveau tournant dans la transformation des milices kamajors, en les poussant au-delà des frontières nationales et en leur donnant un rayon d’action à l’échelle de toute la région. Dans le but de restaurer le régime du président Kabbah et du SLPP, les rangs des kamajors se gonflèrent d’irréguliers venant du Liberia et de Guinée-Conakry, incluant des mercenaires libériens et des Sierra-Léonais vivant dans les camps de réfugiés de la région. En particulier, le positionnement en Guinée-Conakry du gouvernement en exil du président Kabbah, pendant l’« interrègne » de la coalition AFRC-Ruf, soit entre mai 1997 et février 1998, a contribué à la régionalisation des opérations des CDF, bien que l’élection de Charles Taylor à la présidence du Liberia ait interrompu les hostilités à grande échelle sur ce front. Les kamajors opérant à l’intérieur de la Sierra Leone furent les principales cibles du régime brutal de l’AFRC-Ruf, ce qui conduisit les leaders des CDF à accélérer le processus de professionnalisation des chasseurs. Cela instaura des différences de statut parmi les cadres, entre ceux qui pouvaient se servir d’une arme à feu et les autres, et en fonction des armes mêmes dont ils avaient appris à se servir. En outre, pendant cette période, les rituels ésotériques d’initiation des recrues prirent une importance plus grande – avec un coût plus élevé pour l’impétrant – et furent centralisés entre les mains d’une poignée d’initiés.
7Cette insistance sur les initiations centralisées et leurs prescriptions ésotériques comme produit de la transformation des milices de chasseurs dans le cours de la guerre, en particulier dans sa dernière phase, est confirmée par un entretien conduit en avril 2002 avec un ancien commandant de terrain démobilisé. L’homme décrivit l’« époque de la junte » (la période de mai 1997 à février 1998 où l’AFRC-Ruf était au pouvoir [7] ) comme la pire pour les chasseurs. Dans cette région très rurale du sud-est de la Sierra Leone, la milice locale avait été jusqu’alors et selon ses termes « honta gbama gbama » (constituée de simples chasseurs). Y compris pendant leur mobilisation sous l’égide de la junte militaire NPRC qui avait quitté le pouvoir début 1996, à un moment où l’organisation des milices de chasseurs avait déjà atteint un degré élevé de formalisation. Le commandant démobilisé nous présenta une carte d’un jaune délavé au logo du NPRC et l’identifiant comme « combattant ». Bien qu’elle ne portât aucune date de délivrance, il déclara l’avoir obtenue après son recrutement dans les chasseurs en 1994, quand il s’échappa, avec la plupart des villageois, de leur chefferie occupée par les rebelles et trouva refuge dans un camp géré par les Nations unies, à proximité du chef-lieu provincial de Bo. Notons que, déjà à cette époque, il fut photographié avec des amulettes et autres ornements exotiques censés faire partie de l’attirail des chasseurs traditionnels. Mais c’est en 1997, selon ses dires, qu’il rejoignit le halei, la société secrète, ce qui faisait de lui et de ses camarades d’initiation des kamajors à part entière.
8Le choix du vocabulaire est important : s’agissant de la milice locale organisée de façon plus aléatoire dans laquelle il s’est engagé en 1994, cet homme mende utilise pour se nommer la prononciation déformée du mot anglais « chasseur » dans la langue vernaculaire. Paradoxalement, le mot mende « kamajor » n’est employé que pour décrire son statut après la coûteuse initiation – il déclara avoir payé 50 000 leones pour ce privilège [8] – reçue à Bo pendant l’« époque de la junte ». Par conséquent, le passage du statut de simple chasseur à celui de kamajor s’est effectué au moment où ces forces étaient en cours d’institutionnalisation au plan national, entraînées et armées en parallèle avec l’armée, dirigées par un vice-ministre de la Défense (en exil pendant l’« époque de la junte ») et procédant à l’initiation d’un grand nombre d’individus dans les grandes villes. Effectivement, le commandant détenait, en plus de celle du NPRC, deux cartes d’identité avec photo, émises par les CDF, la plus ancienne datant de 1998, à un moment où les milices de chasseurs avaient déjà entamé leur transformation en Forces de défense civile. Cette « indigénisation » et cette « exoticisation » de leur statut de chasseurs ont donc coïncidé avec la centralisation et l’ancrage urbain croissant de leurs structures organisationnelles – ainsi que leur incorporation dans l’appareil de l’État. À cette époque également, des segments de ces milices étaient déjà intervenus de l’autre côté des frontières de Guinée-Conakry et du Liberia, et le processus avait acquis sa dimension internationale.
9Les miliciens furent ensuite connus sous leur nom mende, en dépit du fait que certaines des plus anciennes milices de chasseurs ayant participé à la guerre étaient originaires du Nord et ne parlaient pas mende. Cela atteste l’émergence, à travers la guerre, en commençant par l’élection du président Kabbah et de son SLPP en 1996, d’un nouvel establishment politique dont le pouvoir était fondé essentiellement – hormis pendant l’interrègne de neuf mois – sur le Sud-Est mende. Le mot anglais pour « chasseur », plus large, fut conservé pour désigner une période plus ancienne où le statut et les pratiques des miliciens relevaient davantage du domaine de la « tradition », tout en étant intrinsèquement mêlés, par une sorte de feedback, aux représentations circulant à leur propos dans le circuit international, médiatique, humanitaire et diplomatique s’exprimant en anglais.
10Avec la fin officielle de la guerre en janvier 2002, les kamajors ont perdu en reconnaissance sociale en Sierra Leone, bien que la participation au mouvement demeure un référent identitaire pour beaucoup de combattants. En outre, les indemnités de démobilisation allouées aux anciens membres contribuent à asseoir leur statut social d’après-guerre à l’échelon des communautés. Toutefois, la fin du conflit fut aussi l’origine d’un clivage profond entre les éléments en voie de démobilisation et les segments professionnalisés des CDF, dont beaucoup ont franchi les frontières de Guinée-Conakry et du Liberia pour apporter leur soutien au mouvement des Libériens unis pour la réconciliation et la démocratie (Lurd) combattant le régime de Charles Talyor. Il s’agissait en particulier de miliciens ayant des parents de part et d’autre de la frontière, ou ayant séjourné au Liberia pour travailler et/ou combattre pour l’une ou l’autre des factions dans la précédente guerre civile libérienne. Compte tenu de l’étendue des réseaux de migration – volontaire ou non – et de commerce existant dans la région du fleuve Mano, un grand nombre de jeunes hommes manifestaient ainsi un certain degré d’attachement à l’égard de communautés situées de l’autre côté de la frontière – un sentiment d’appartenance étayé par des loyautés ethniques et linguistiques qui n’apparaissent pas sur la carte officielle des frontières d’État. Les espoirs déçus que la paix apporterait emplois et opportunités de formation, à travers les programmes « Désarmement, Démobilisation et Réintégration » (DDR), mais aussi les sollicitations insistantes de commanditaires ayant tout intérêt à renverser le régime de Taylor, ont conduit une fraction importante de cette masse mouvante à participer à la nouvelle phase de cette interminable guerre du fleuve Mano.
« Kamajor baa woteh »
11L’opinion commune tient pour acquis que le recours aux jeunes hommes comme combattants irréguliers, en dehors du contrôle de l’appareil de sécurité de l’État, est à l’origine des violations horribles des droits de l’homme et de l’abandon des conventions internationales régulant les conflits armés. André Stemmet, résumant un rapport des Nations unies de 1997 portant sur l’utilisation et la prolifération des armes de petit calibre, restitue ce qui est devenu l’interprétation standard sur les forces non conventionnelles :
« Le comité des Nations unies a souligné que les forces irrégulières n’ont guère de respect pour les normes du droit international et ne font pas la distinction entre combattants et non-combattants. De ce fait, les femmes et les enfants, les groupes les plus vulnérables de la société, sont souvent les premières victimes [9]. »
13Il est indéniable que peu de kamajors sont versés dans les textes du droit international de la guerre. Mais George W. Bush ne l’est apparemment pas davantage dans sa conduite de la « guerre contre le terrorisme » en Afghanistan. Toutefois, le cœur de l’argument selon lequel des groupes comme les kamajors « n’ont guère de respect pour les normes du droit international » ne tient pas au non-respect de la lettre de ce droit mais à ce qu’ils n’adhèrent pas à son esprit même – un code moral présumé évident édictant le comportement décent applicable même en temps de guerre [10].
14Il ne fait aucun doute que les kamajors ont commis de nombreuses violations des droits de l’homme pendant la guerre [11]. Aucune armée, conventionnelle ou non, n’est totalement capable de réguler le comportement de ses membres. Mais qu’il s’agisse de combattants irréguliers n’a pas le caractère déterminant que les Nations unies et l’imagerie populaire postulent ; sans compter qu’une telle approche donne trop facilement quitus de leur comportement à ceux des combattants qui portent les insignes de l’État. Au contraire, l’identité kamajor est en grande partie construite précisément sur ces normes de juste comportement qui sont au fondement du droit international et du discours sur les droits de l’homme mis en avant par les ONG. Au point que cela constitue un soubassement éthique servant à limiter les excès. Comme beaucoup de milices d’irréguliers, les kamajors ont émergé d’un milieu social doté de conceptions du comportement adéquat et de la morale qui sont restées valables en dépit – ou plutôt en raison même – de la guerre. Cela concernait aussi bien des idées sur les responsabilités morales de l’humain ou la citoyenneté politique que des développements politiques plus récents.
15« Kamajor baa woteh » est une formule qui revient en permanence dans les chants de guerre, les poèmes de louange et les conversations avec d’anciens combattants racontant la guerre ; dans une large mesure, elle résume la façon dont le mouvement se perçoit. « Le kamajor ne tourne pas le dos » est plus qu’un mantra contre la tentation de la retraire au front ; cela est censé offrir le fondement moral de l’identité kamajor. Bien qu’une partie du pays mende au sud-est de la Sierra Leone ait subi des attaques – et occasionnellement une occupation – de la part du Ruf, la menace la plus sérieuse pendant presque toute la durée de la guerre est venue des « sobels », les soldats-rebelles qui, dans certains cas, se sont alliés aux maquisards du Ruf et très souvent ont prétendu agir en leur nom ou utilisé leur présence comme excuse pour extorquer l’argent des populations au nom de la « protection », ou encore monter des embuscades pour leur propre compte [12]. Encore aujourd’hui, la grande route entre Bo et Kenema est parsemée de carcasses calcinées de véhicules témoignant d’une ruse assez courante des soldats de l’armée nationale (SLA), lesquels insistaient pour que les voyageurs se joignissent à des convois militaires pour assurer leur protection, à seule fin de monter les attaques eux-mêmes. Les troupes de la SLA avaient établi des barrages routiers autour de Bo et Kenema, et les villageois des environs venus chercher refuge en ville pour la nuit étaient « taxés » par les soldats à l’aller et au retour sur le chemin de leurs champs – à l’évidence une contribution à l’effort de guerre.
16C’est dans ce contexte que la majorité des kamajors furent recrutés et c’est contre cet ordre des choses qu’ils se forgèrent une identité commune. Celleci fut définie largement de façon négative : nous sommes ceux qui ne font pas ce que les soldats font, autrement dit se retourner contre les civils que la force armée est censée protéger. « Kamajor baa woteh » devenait alors pour partie une objurgation de non-prédation sur la population non combattante. D’où un nombre considérablement moins élevé d’exactions commises par les kamajors par rapport aux autres factions, comme l’attesta une série de rapports publiés en 1998 et 1999 par Human Rights Watch, et ce en dépit du fait que les kamajors présentaient les mêmes caractéristiques démographiques que les autres factions.
17Le témoignage d’un membre des CDF sur son propre rôle dans la fameuse attaque rebelle sur Freetown en janvier 1999, où les atrocités commises par toutes les parties au conflit firent des milliers de victimes, illustre bien quel genre de code éthique détermine la conduite de ces forces. Ce commandant des CDF commença par dresser la liste des marchandises que ses hommes et lui avaient pillées, à savoir la flotte de motos de l’Unicef, puis les ordinateurs d’un autre bureau, enfin les bouteilles de bière et de rhum provenant des brasseries nationales. « Il y avait des camions entiers de volailles venant de Grafton », déclara-t-il, faisant allusion à un village de la grande banlieue de la capitale connu pour ses élevages de poulets. « Nous fîmes alors bombance. On mange bien pendant la guerre. » Si les souvenirs de ce commandant à propos de l’invasion du 6 janvier confortent pour une part la vision d’horreur soulevée par la guerre en Sierra Leone, son récit suggère également une conscience des limites entre appropriations légitimes et illégitimes, et de la façon de respecter cette distinction au cours de la bataille. Le matériel des Nations unies était selon lui propriété légitime du peuple sierra-léonais, désigné comme récipiendaire officiel de cette assistance, dont beaucoup de combattants s’estimaient injustement privés par les bureaucrates onusiens de base. Les produits des brasseries nationales étaient à la fois un butin légitime et un ingrédient essentiel pour toute unité combattante, un bénéficiaire légitime souvent spolié par les intermédiaires. « Mais vous savez, dit-il, je suis fier que nous n’ayons jamais pillé le centre-ville. Nous aurions pu détruire Freetown, mais dans le centre-ville, nous n’avons touché à rien. » Il expliqua que s’en prendre aux commerces des « gens » aurait été à la fois répréhensible sur le plan moral et indéfendable politiquement pour une force armée dont la raison d’être était de protéger la population civile.
18Les noms de guerre utilisés par les kamajors, qui expriment souvent des valeurs similaires, offrent un autre exemple de leur attachement à un code éthique du combattant. Par exemple, un ancien kamajor affirma que son nom de guerre était « Ko go Ngewova », soit « celui qui combat pour Dieu », parce que, disait-il : « c’est Dieu qui me récompensera… Je n’attends aucune récompense ici-bas ». Dans certains cas, la droiture éthique suggérée par les noms de guerre renvoie à la croyance dans le caractère politiquement légitime du combat mené, comme l’atteste la popularité de noms tels « Démocratie » et « Justice ». Bien que le témoignage du commandant CDF ci-dessus incite à penser qu’en réalité les récompenses terrestres n’étaient pas toujours dédaignées par les kamajors, au moins par certains d’entre eux, le tableau que dressent ces récits est loin des images de pillage systématique et de violence indiscriminée.
19Le fondement éthique de l’identité kamajor apparaît de façon manifeste à travers la série de tabous et d’interdictions imposés aux combattants par leur initiation au sein de la milice. Chaque kamajor doit traverser une série d’épreuves destinées à lui inculquer les règles du comportement attendu d’un initié et, plus important encore, à lui fournir les talismans censés protéger son corps du feu ennemi. Certaines de ces interdictions sont secrètes et propres à chaque maître d’initiation – par exemple l’interdiction de manger des bananes ou de s’asseoir sur un mortier à riz renversé. D’autres sont générales : l’interdiction intimée aux kamajors de piller les villages, de violer et même d’avoir un contact quelconque avec une femme quand ils sont en tenue de combat. La transgression de ces interdits est sanctionnée par la perte de la protection occulte, une punition prise au sérieux par tout combattant actif. Plus encore, la plupart des kamajors ont reçu un enseignement sur les normes de comportements acceptables au cours de leur initiation dans la société secrète Poro, une forme d’école de la brousse qui prépare les jeunes Mende à satisfaire les attentes sociales à l’égard des hommes adultes, y compris les codes moraux de la guerre et le type de relation que l’homme accompli doit entretenir avec sa communauté.
20Bien que l’origine du mouvement soit controversée, il paraît clair que les précurseurs des kamajors comme force organisée étaient des rassemblements d’initiés poro – soit la majorité des hommes adultes de la région – véhiculant les attentes et les interdits associés à ce type de statut masculin. À Kenema, les premières mobilisations étaient désignées par l’expression « hindo hindo », ou homme », employée habituellement pour nommer les membres de la société Poro. De même, la conception des responsabilités masculines et les formes de punition pour une non-participation étaient identiques à celles des Poro. Mais, selon nous, la force de ces tabous tenait également à ce qu’ils définissaient le comportement des kamajors par opposition à celui de l’appareil de sécurité de l’État, lequel représentait le danger majeur pour les communautés. Dans ce sens, le fondement des kamajors est bien de nature éthique et en phase avec l’esprit des conventions internationales sur le droit de la guerre, que ces forces irrégulières sont accusées d’ignorer, ou encore avec le discours sur les droits de l’homme propagé par les agences des Nations unies ou les ONG.
21Mais la relation que les kamajors entretiennent avec ces normes internationales et le discours qui les accompagne va encore au-delà. En plus d’instruire leurs hommes à partir des manuels militaires en vigueur, les commandants ou leurs adjoints instruits ont parfois introduit des extraits de rapports d’Amnesty International ou d’autres organisations de droits de l’homme dans leurs programmes de formation, pour la raison expresse qu’une force combattante légitime doit maîtriser les lois de la guerre. Bien que la lenteur avec laquelle la communauté internationale (et avec elle l’élite de Freetown) a pris la mesure de la guerre en Sierra Leone soit désormais largement admise, la présence durable des Nations unies, d’ONG et autres organisations observant le processus a joué un rôle important dans le paysage de la guerre civile [13]. À travers des contacts directs avec les combattants ou par l’intermédiaire de médias aussi largement écoutés que la BBC et son magazine « Focus on Africa », ces organismes ont fait connaître l’« opinion mondiale » sur la guerre, sa conduite effective et ce qu’elle devrait être aux miliciens se trouvant dans le bush. En tout état de cause, les kamajors ont surestimé le degré de sensibilisation des soldats des forces régulières aux questions des droits de l’homme, mais, de ce fait, le traitement des civils et des prisonniers a été intégré à l’entraînement des combattants. Les manuels militaires des CDF reflètent encore davantage les standards internationaux de comportement d’une armée régulière, du moins tels qu’ils étaient perçus par les miliciens [14]. Ainsi, un rapport rédigé en 1999 par le comité de restructuration des CDF et intitulé « Normes et valeurs recommandées », après avoir dressé la liste de dix-sept de ces principes, affirme :
« L’un de nos objectifs ultimes en prenant les armes était de restaurer la suprématie de la loi dans ce pays. Il est à cette fin essentiel que la paix et la tranquillité s’y établissent de façon croissante ; chaque membre des CDF est donc soumis au droit civil partout où il se trouve engagé et a le devoir de s’y conformer. À cet égard, les membres des CDF ne sont pas différents des autres citoyens et par conséquent pourront être sanctionnés pour toutes les infractions civiles ou criminelles commises, de la façon prescrite dans la Constitution du pays […]. De plus, nous avons décidé, dans le cadre de notre exercice de restructuration, que les éléments CFD sur le terrain sont soumis aux lois de la guerre et à celles des communautés locales au milieu desquelles ils se trouvent déployés. »
23Le rapport insiste pour que « les normes et valeurs stipulées ici soient lues et expliquées à tous les membres des CDF dans le langage le plus simple et approprié ». Un deuxième document rapportant les débats d’une conférence consultative nationale en 2000 inscrit les CFD dans la filiation des mouvements de défense civile « légitimes », comprenant entre autres les groupes de volontaires créés par le gouvernement américain pendant la Deuxième Guerre mondiale et la guerre de Corée. Comme le passage cité ci-dessus le suggère, la sensibilisation croissante aux lois nationales et internationales ne se fait pas au détriment des « lois des communautés locales », à savoir les codes légaux et éthiques propres à un site particulier d’intervention auxquels les milices de chasseurs ont, depuis le début et contrairement aux autres parties au conflit, porté un intérêt marqué.
24En plus de la régulation des comportements individuels, le mouvement dans son ensemble fut présenté en des termes largement influencés par le contexte politique global. À la suite du coup d’État de 1997, quand les kamajors et leurs semblables firent alliance avec l’Ecomog (la force ouest-africaine de maintien de la paix dirigée par les Nigérians) afin de restaurer le gouvernement du SLPP, « Nous combattons pour la démocratie » devint le slogan officiel du mouvement, une façon d’arrimer leur cause à la défense du principe universel de la bonne gouvernance.
25À l’opposé des slogans révolutionnaires ou de gouvernance « militarisée » inspirés de la guerre froide qui avaient cours dans de multiples factions armées du continent (y compris le Ruf et la junte AFRC), les leaders kamajors ont eu soin d’inscrire leur combat dans le registre internationalement reconnu de la défense d’une société dont la liberté est compromise par une menace militaire – l’une des situations où les normes internationales admettent comme légitime le recours à la violence. Une logique similaire a présidé au choix du nom du mouvement connu comme le Lurd au Liberia, dans la fondation duquel un certain nombre de dirigeants militaires des CDF ont joué un rôle important. « Libériens unis pour la réconciliation et la démocratie » fut choisi, contre des alternatives plus militantes, parce que ce sigle suggérait un engagement bienséant en faveur d’un idéal perçu comme positif pour un public international. En outre, les kamajors faisaient en permanence référence à leurs activités et, de fait, à leur raison d’être comme à une « défense de la vie et de la propriété », ce qui implique un certain degré de standardisation de l’endoctrinement au sein du mouvement. En Sierra Leone, ils se considéraient comme la « véritable » armée nationale, quand les forces armées officielles apparurent comme une nouvelle faction armée, revêtues des oripeaux légaux de l’État ; c’est pourquoi les CDF prirent des mesures pour organiser, entraîner et endoctriner leurs hommes conformément à ce rôle.
26Il y a tout lieu de penser que les contraintes éthiques associées à l’initiation au sein de la « société kamajor » pendant la guerre sont demeurées opératoires dans le contexte inversé de la démobilisation qui a suivi la fin de la guerre, au moins pour les hommes du rang qui sont retournés dans leurs communautés rurales d’origine. La guerre fut déclarée officiellement terminée en janvier 2002 avec l’achèvement de la phase de désarmement du programme Désarmement, Démobilisation et Réintégration (DDR), tandis que les volets démobilisation et réintégration suivaient leur cours. À cette époque, ni les armes ni les ornements de chasse (vêtements, couvre-chefs et amulettes protectrices) ne pouvaient être exhibés, sous prétexte que cela « romprait le charme » et entraînerait toutes sortes de désastres pour l’intéressé. Dans les semaines précédant les élections de mai 2002, cette interdiction a pu contribuer à la relative absence de violence, contrairement à ce qui avait été observé dans les zones rurales lors des campagnes électorales passées.
27Un autre facteur décisif fut la diffusion d’un discours sur les droits humains et la démocratie, discours qui s’était paradoxalement développé au plus fort de la guerre, avec la multiplication des initiatives à tous les niveaux, y compris à travers la formation des forces combattantes au droit international humanitaire et de la guerre. Dans l’après-guerre, ce discours sur les droits de l’homme fut articulé au processus électoral, et plus généralement à la gouvernance. Deux kamajors démobilisés qui discutaient en avril 2002 du processus de paix, dont ils donnaient crédit au régime du SLPP de Kabbah alors en campagne électorale, déclaraient ainsi :
« Nous avons la démocratie maintenant parce que nous avons des droits, ce qui n’était pas le cas auparavant. Oui, maintenant nous avons des droits, cet homme aussi [pointant son doigt vers un ami marchant à ses côtés] a des droits… Tous, chacun d’entre nous a des droits. Ce n’était pas ainsi à l’époque de l’APC [le gouvernement du All Peoples’Congress, parti unique au pouvoir en 1991, quand la guerre a débuté, et qui l’avait été pendant l’essentiel des deux décennies précédentes]. »
29Pendant cette conversation, l’accent fut mis, par le langage du corps autant que par la voix, sur la nouveauté de l’aspect individuel de ces droits, sur le fait que, pour la première fois, ce jeune homme se sentait autorisé à parler comme un individu distinct de son ami, qu’il désignait du doigt, mais aussi d’un homme plus âgé faisant partie du même groupe. En répétant pour chacun d’entre eux, avec les mêmes mots, « qu’ils avaient des droits », il affirmait leur similitude sur ce plan. Il en souligna l’importance en se tournant à nouveau vers l’homme âgé et en répétant cette formule, pour mieux insister sur le changement intervenu par rapport à « l’époque de l’APC » : l’ancien ordre social, phallocratique, gérontocratique et hiérarchique n’avait plus cours, ou du moins était mis en question.
30Cela va au-delà de la rhétorique pour s’appliquer aux pratiques, par exemple à chaque fois que des ressources doivent être réparties au sein de collectifs (enseignants locaux, villages ruraux, associations professionnelles ou membres d’organismes politiques). Alors que, avant la guerre, une logique corporative aurait prévalu, au point que la distribution aurait été confiée à un membre plus âgé afin qu’il procédât à une répartition entre ayants droit, désormais on insiste à chacune de ces occasions pour que la distribution ait lieu sur une base individuelle, quel que soit le temps requis pour le faire et aussi modique soit la somme que reçoit in fine chaque femme ou homme, jeune ou vieux. Le discours sur les droits individuels a ainsi affecté une section beaucoup plus large de la population que les seuls kamajors, bien que ceux-ci aient été, en nombre de circonstances, les principaux agents de promotion de ce discours. Mais, comme nous le verrons ci-dessous, l’engagement éthique des kamajors avait aussi des racines locales spécifiques ; par conséquent, il a subi une mutation lorsque ceux-ci réduisirent leurs activités en les réorientant vers la Guinée-Conakry et le Liberia sous l’égide du Lurd.
Combattants et non-combattants
31Si le discours international des droits de l’homme mis en avant par les Nations unies et les ONG opérant en Sierra Leone s’accordait avec certains idéaux kamajors quant au comportement légitime dans la guerre, l’application de ces principes par les milices fut toutefois sélective et utilisée à des fins tactiques. En particulier dans les phases finales du conflit – et plus encore maintenant que certains d’entre eux sont engagés pour le compte du Lurd au Liberia –, les kamajors se sont appuyés à la fois sur la rhétorique de la communauté internationale et sur les leçons pratiques tirées de la mise en œuvre des programmes d’urgence, dans un sens qui allait souvent à l’encontre des intentions initiales des agences internationales.
32L’accusation qui figure dans le rapport des Nations unies de 1997 cité ci-dessus, selon laquelle les forces irrégulières ne feraient pas de distinction entre combattants et non-combattants, repose sur des présupposés erronés tant en ce qui concerne les kamajors que les forces armées conventionnelles. D’une part, on présume que les armées professionnelles se caractérisent par leur stricte adhésion à la distinction civil/militaire. Or, comme Michael Walzer l’a démontré à travers le cas de l’intervention américaine au Vietnam, cette distinction est immanquablement une fiction : « Les règles d’engagement américaines ne font que reconnaître et respecter en apparence cette distinction combattant/non-combattant. En réalité, elles inaugurent une nouvelle dichotomie entre non-combattants “loyaux” et “déloyaux”, “amicaux” et “hostiles” [15]. »
33Tous ceux qui prétendent tracer une frontière claire entre combattants et non-combattants s’appuient essentiellement sur une vision « clausewitzienne » de la guerre selon laquelle celle-ci serait l’affaire exclusive des hommes se trouvant sur le champ de bataille, conception qui n’est plus pertinente – si elle l’a été un jour. À l’opposé, Walzer et quelques autres [16] avancent que la guerre, au moins dans sa forme contemporaine, fait éclater ce genre de catégories bien délimitées, suggérant implicitement que l’identification de tel ou tel comme combattant ou non-combattant s’effectue de façon politique et stratégique. Pour les kamajors, la distinction n’est donc pas dénuée de pertinence, mais elle est extrêmement flexible, dépendante du contexte, et ne repose pas a priori sur un signe d’égalité entre « non-combattants » et « victimes ».
34Le terme « combattant » possède des connotations allant au-delà du sens habituel d’un « participant actif à la bataille », connotations qui font l’objet d’une utilisation stratégique dans la société et vis-à-vis de la communauté internationale. C’est ce qu’atteste un chant de guerre kamajor très populaire, dont les paroles affirment que combattre et vaincre les rebelles du Ruf est l’essence de la virilité. Quand on lui demanda si un homme mende pouvait s’abstenir de rejoindre les kamajors, un vétéran interrogé dans les bureaux des CDF à Bo répondit qu’un tel homme, s’il existait – et lui-même en doutait –, « ne vaudrait pas mieux que les femmes et les enfants ». Autrement dit, être un homme mende signifiait en un sens accepter de combattre pour défendre la communauté : être un « combattant ». Bien sûr, tous les hommes mende n’ont pas rejoint les kamajors. Quand on posait la question à des individus particuliers en s’inquiétant de ce que leur non-participation pouvait signifier qu’ils n’étaient pas de « vrais hommes », il y avait toujours des circonstances atténuantes pour les excuser : ils avaient généralement un travail en ville, ou bien étaient étudiants et occupés à s’instruire, ou encore poursuivaient une vocation religieuse. Toutefois, du simple fait de leur initiation dans la société Poro qui domine la sociabilité masculine dans la région, par leur soutien matériel et financier, fût-il modeste, ou encore par leur travail qualifié dans certaines circonstances (par exemple la préparation de documents CDF officiels), ces hommes étaient considérés comme « combattants », et leur statut dans la société mende n’était pas mis en question.
35Les kamajors eux-mêmes établissaient des distinctions entre les différents types de combattants en fonction des armes utilisées. Ainsi, à côté des miliciens exhibant des armes à feu, beaucoup de « chasseurs » démobilisés ont prétendu avoir combattu à la machette – un instrument agricole banal. Les « chasseurs » furent en effet plus nombreux à combattre à la machette qu’avec des armes à feu. Bien que cette information paraisse accréditer l’impression morbide suscitée dans l’opinion internationale par les médias et leurs images de corps mutilés, les kamajors se sont, dans l’ensemble, abstenus d’infliger ce type de sévices. Au contraire, les récits concernant les activités de ces porteurs de machettes suggèrent que leur rôle consistait essentiellement à effrayer l’adversaire, par leur nombre et leur posture, davantage qu’à infliger des blessures sérieuses. C’est pourquoi ce n’est pas seulement la dichotomie entre combattant et non-combattant qu’il faut analyser, mais aussi les différentes catégories de combattants et les moments successifs de la vie de ces fermiers-combattants.
36Le recours au terme « combattant » a été investi d’une forte charge politique au moment de la mise en œuvre du processus de désarmement sous l’égide des Nations unies. Selon le certificat attribué par les observateurs militaires onusiens à ceux qui s’étaient fait enregistrer dans les centres de désarmement, l’ancien combattant légitime était défini comme toute personne « ayant prouvé de façon satisfaisante aux yeux de l’observateur qu’il ou elle avait participé en tant que combattant actif à l’une des forces armées qui s’affrontaient en Sierra Leone au moment des Accords de paix de Lomé [17] ; et […] ayant remis au moins une arme individuelle ou faisant partie d’un groupe d’un maximum de cinq personnes ayant remis au moins une arme de groupe ».
37En spécifiant que cinq personnes pouvaient revendiquer le statut de combattant en présentant une seule arme, ces règles ont contribué à la situation caractérisant nombre de villages ruraux de démobilisés où, en avril et mai 2002, la majorité de la population adulte masculine pouvait prétendre avoir combattu dans les CDF (et produire des cartes d’identité l’attestant) tout en ne rendant que quelques armes. Le moyen par lequel un observateur était censé vérifier le lien entre les armes restituées et les combattants n’était pas précisé. Aussi, dans les régions tenues par les CDF, où les armes étaient souvent conservées par les différents commandants et distribuées uniquement en cas de nécessité, la sélection de ceux qui méritaient le statut de combattant devint la prérogative d’un petit nombre de cadres influents de l’organisation. Dans nombre de cas, cette sélection s’est effectuée non pas sur la base d’une expérience effective des combats, mais en fonction de l’inclination de l’intéressé à reverser à son chef dans les CDF une fraction des biens et indemnités financières versées aux anciens combattants [18]. Cette pratique consistant littéralement à « vendre » des places dans le processus de désarmement faisait l’objet d’une condamnation générale à la base. Pourtant, même les kamajors attestant une expérience combattante qui furent exclus du processus de désarmement, par le système de patronage, au bénéfice d’individus n’ayant jamais vu le champ de bataille prétendaient qu’aucun commandant n’attribuerait de place à quelqu’un n’étant pas, dans un certain sens, un combattant – ce qui ne veut pas dire qu’ils jugeaient le système équitable. En même temps, un homme kamajor n’est pas toujours un combattant, dans la mesure où il n’est pas toujours la même personne que celle qui participe effectivement à la bataille. L’un des traits essentiels des ornements vestimentaires et autres objets protecteurs des chasseurs est de transformer celui qui les porte, d’avaler son âme au point qu’il devient autre chose qu’un être humain, se retrouve investi des forces du chaos et, dans la tradition des chasseurs, forêt dangereuse : il devient davantage que son propre moi.
38Si les liens entre la masculinité, le statut de « combattant » et l’expérience des combats sont souples et variables en fonction de la situation, l’équation entre les femmes et les enfants d’une part, et les non-combattants et les victimes de l’autre, est susceptible, davantage encore, d’être manipulée en fonction du contexte local et de visées tactiques des acteurs. Le rapport des Nations unies cité plus haut établit cette égalité en présupposant la passivité de ces catégories, par opposition au caractère bellicistes des combattants. Mais, dans la cosmologie mende comme dans la plupart des sociétés ouest-africaines, il en va tout autrement. Les femmes ne sont pas nécessairement perçues comme plus faibles, mais comme les agents d’un pouvoir sauvage et dangereux [19]. Dans le contexte de la guerre en Sierra Leone, cela s’est manifesté de multiples façons, notamment par des rumeurs persistantes selon lesquelles des prostituées introduisaient secrètement des armes à Freetown pour le compte du Ruf, ou que des femmes portant des enfants sur le dos faisaient passer des armes de petit calibre et des munitions à travers les barrages de contrôle. Pour les kamajors, cela s’exprime aussi à travers l’interdiction de tout contact avec des femmes quand ils sont en tenue de combat. Bien que n’étant pas des combattants au sens littéral d’« individus armés », les femmes ne peuvent être aisément catégorisées comme de simples témoins passifs et inoffensifs du drame de la guerre [20].
39On peut en dire autant des enfants. Le recours généralisé aux enfants soldats a été l’une des caractéristiques des guerres à travers toute l’Afrique de l’Ouest. Sans peur et résolus à obéir aux ordres, les enfants et les adolescents ont servi – et continuent de le faire – de façon efficace dans les unités combattant sur le front. Cette propension à mobiliser les enfants dans la guerre doit être resituée dans un contexte culturel qui ne présume par leur innocence a priori. Au contraire, les enfants sont perçus comme des êtres en formation, selon un processus chaotique ; portés par nature à faire des bêtises, ils représentent une menace. En outre, ils ne sont pas totalement humains puisqu’ils n’ont pas suivi le processus éducatif ni les rituels qui font des adultes des personnes à part entière aux yeux de la communauté [21]. Malgré tout, pendant la phase de désarmement, les commandants CDF ont souvent utilisé cette équation onusienne entre enfants et victimes non impliquées, de façon à mettre à profit la clause du programme DDR prévoyant que « tout combattant mineur, tout mineur accompagnant un combattant ou bien isolé, ou tout autre personne de moins de 18 ans qui se présenterait dans le sillage d’une ou l’autre des factions en guerre » serait automatiquement admis parmi les bénéficiaires, qu’il se soit présenté avec une arme ou non. Le caractère instrumental de l’utilisation qui fut faite de cette clause était évident au centre de désarmement de Bo en novembre 2001, avec les tentatives répétées des commandants de faire passer les enfants-soldats pour des adultes, parce que les enfants ne recevaient pas les mêmes indemnités que les adultes et ne pouvaient donc pas s’acquitter d’une commission auprès de leur patron.
40On le voit, la distinction entre combattants et non-combattants perd de sa signification: elle est définie au jour le jour par la pratique, comme l’atteste l’un des aspects les plus choquants des guerres du fleuve Mano, à savoir les attaques contre les villages sans défense et la mutilation de civils désarmés. Ces attaques ont fini par définir le type même des confits de la région, dans lesquels, et en dépit de leur durée, il y eut un nombre étonnamment peu élevé de combats entre groupes armés, mais paradoxalement un nombre disproportionné de victimes civiles [22]. Cette situation est à l’origine du cliché international de la guerre africaine « non civilisée », caractérisée par les meurtres de masse et l’absence de finalité plus élaborée que le maraudage systématique.
41S’en tenir à cette vision des choses revient à ignorer les soubassements philosophiques et stratégiques d’une violence apparemment dépourvue de sens. Comme Paul Richards l’a souligné, l’utilisation tactique des amputations, par exemple, comporte une dimension symbolique [23]. Dans les dernières phases de la guerre en Sierra Leone et avec le nouveau déplacement du conflit vers le Liberia, ces agissements ont revêtu une dimension matérielle. Un commandant CDF maintenant affilié au Lurd du Liberia expliquait en avril 2002 que les CDF avaient tiré les leçons des réactions de la communauté internationale face au Ruf. Comme beaucoup de combattants CDF et de militaires réguliers – sans parler des civils qui n’ont soutenu aucune faction –, il pensait que les miliciens du Ruf avait été « rétribués » de façon disproportionnée pour leurs atrocités par une communauté internationale prête à leur donner tout ce qu’ils voulaient pour les empêcher de reprendre le maquis. Il y avait par conséquent, selon lui, deux avantages principaux à l’attaque de civils désarmés. En premier lieu, une telle tactique visait à convaincre les villageois que le gouvernement était incapable de les protéger, pour accréditer localement l’idée que seuls les politiciens et leurs factions armées faisant preuve d’une telle capacité de violence avaient les moyens de protéger qui les acceptait comme patrons [24]. Dans les combats en cours au Liberia, cela peut expliquer la succession des attaques portant sur des cibles impossibles à conserver (par exemple des villages situés loin dans le territoire contrôlé par le gouvernement) ou sans aucune valeur stratégique.
42En second lieu et plus fondamentalement, de telles attaques et la débauche de violence physique contre les civils désarmés apparaissaient, selon les mots de ce commandant, comme « le meilleur moyen d’être pris au sérieux » par les Nations unies et autres – riches – organisations internationales désireuses de payer pour que de tels agissements prennent fin. Un autre commandant également rallié au Lurd l’exprima de façon encore plus brutale. Quand viendra le moment d’attaquer Monrovia, dit-il, le plus important sera de frapper la ville suffisamment durement pour forcer les Nations unies à intervenir et à crier « “arrêt des massacres”, “arrêt des combats”… et toutes ces conneries », et donc à payer pour indemniser les anciens combattants et reconstruire le pays. En bref, les canaux d’information – médias internationaux, représentants des Nations unies et ONG opérant dans la région – ayant diffusé un discours sur les droits humains, lequel est devenu partie intégrante du propre discours des combattants, ont simultanément créé les conditions pour que ce discours soit appliqué de façon sélective, et souvent à des fins opposées, aux missions explicites de ces organisations.
43Nous avons tenté ici de montrer que le discours mondialisé sur les droits humains n’était en rien ignoré par la faction la plus importante des combattants irréguliers des guerres civiles du fleuve Mano, mais qu’il n’était pas non plus accepté tel quel. Il correspondait davantage et jusqu’à un certain point à des idées préexistantes touchant aux responsabilités morales de l’homme dans les situations de combat. En même temps, il offrait un nouveau vocabulaire permettant d’exprimer ces idées et ouvrait des perspectives pour une captation inventive des ressources matérielles apportées par l’intervention de la communauté internationale en Sierra Leone.
44Comprendre les logiques sous-tendant les rapports entre les kamajors et le discours international sur les droits de l’homme présente un intérêt qui n’est pas seulement historique. Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, la perception que se font les communautés locales de l’actuel programme DDR et autres tentatives de reconstruction ayant suivi la fin officielle de la guerre est conditionnée par l’expérience que les combattants démobilisés ont accumulée pendant la guerre, des organisations internationales et du schéma intellectuel selon lequel celles-ci opèrent. Bien que les CDF aient été officiellement démantelées, elles sont, à l’initiative de certains secteurs gouvernementaux, en cours de reconstitution sous le nom de Forces territoriales de défense, ce qui contribue à institutionnaliser, au sein de l’organigramme étatique, une force qui entretenait auparavant une relation plus ambiguë à l’État.
45Enfin, un nombre important de kamajors ont migré au Liberia et ont rejoint le Lurd dans le but de renverser le président Charles Taylor, apportant leur expérience de la période de la guerre en Sierra Leone. D’une part, cela a conduit les leaders du Lurd à veiller à promulguer des règles d’engagement et un code de comportement en accord avec les attentes de la communauté internationale, de façon à se démarquer du comportement des forces gouvernementales et des milices qui leur sont associées, réputées indisciplinées. D’autre part, certains kamajors interrogés à Freetown et dans le nord du Liberia en avril 2002 ont affirmé que le code moral selon lequel ils opéraient en Sierra Leone ne s’appliquait pas de l’autre côté de la frontière, qu’ils agissaient au Liberia en tant que mercenaires, donc affranchis des contraintes qu’ils avaient subies pendant le conflit sierra-léonais [25]. Au moment où ce pays met sur pied son Tribunal spécial pour les crimes de guerre, avec le soutien des Nations unies et d’ONG internationales, il est impératif que le processus de l’après-guerre débouche sur une meilleure compréhension de la façon dont les aspirations contenues dans le discours universel sur les droits humains s’articule aux pratiques. Notre analyse suggère que les combattants sont des observateurs attentifs de la façon dont ce discours est mis en œuvre sur le terrain, par exemple des liens entre les atrocités commises, l’intervention extérieure, les rétributions diverses et le désarmement. Toutefois, nous avons aussi montré en quoi le discours des droits de l’homme est vidé localement de son contenu quand il fait écho à des codes moraux de conduite élaborés dans le contexte de la genèse de la guerre, et renvoyant eux-mêmes aux représentations collectives du chasseur et du guerrier telles qu’elles émanent, dans la longue durée, de la culture de ce qu’on appellait à l’époque la côte de Haute-Guinée.
Notes
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[1]
Sources : John Prendergast, Testimony to the American Congress, International Crisis Group, 2002 : http://www.crisis-group.org, http://www.un.org/Depts/dpko/unamsil/, http://www.icrc.org.
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[2]
Cet article est basé sur des recherches conduites en Sierra Leone et au Liberia par D. Hoffman en juillet-août 2000 et septembre 2001-avril 2002, et par M. Ferme en mars-avril 1990, avril-juillet 1993 et avril 2002.
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[3]
Sur les kamajors comme figure de la modernité, voir M. Ferme, « La figure du chasseur et les chasseurs-miliciens dans le conflit sierra-léonais », Politique africaine, n° 82, 2001, pp. 119-132, et M. Leach, « New shapes to shift : war, parks and the hunting person in modern West Africa », Journal of the Royal Anthropological Institute, 6 (4), 2000, pp. 577-595. Sur leur rôle dans la guerre civile en Sierra Leone, voir P. Muana, « The Kamajoi [sic] militia : civil war, internal displacement and the politics of counter-insurgency », Afrique et Dévéloppement, XXII (3/4), 1997, pp. 77-100. Le mot kamajor est une forme anglicisée correspondant à diverses prononciations mende. Souvent le mot est écrit « kamajoh », « kamajoi » ou « kamajo » et, au pluriel, « kamajesia » ou « kamasesia ». Nous recourons ici à la forme anglicisée parce qu’elle est la plus répandue dans les médias, les documents officiels et la production écrite des kamajors eux-mêmes, que nous allons examiner plus loin.
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[4]
S. Shepler, communication personnelle, 21 octobre 2002. Pour une discussion du contexte politique plus large qui vit la « mendeisation » d’un ensemble plus hétérogène de miliciens comme produit de la dynamique du conflit, voir M. Ferme, « La figure du chasseur… », art. cit., pp. 119-132.
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[5]
Il est impossible d’évaluer avec précision le nombre de kamajors, beaucoup de jeunes hommes, et de jeunes femmes en nombre plus restreint, ayant rejoint la milice pour des périodes limitées et les listes de membres étant dans le meilleur des cas incomplètes. Les leaders des CDF prétendent souvent avoir eu plus de 99 000 combattants sous leurs ordres, mais les chiffres fournis par les Nations unies à l’issue du processus de démobilisation et de désarmement situent le total des combattants à un peu plus de 46 000, dont 27 000 se sont réclamés des CDF. En raison de la façon dont le désarmement a été conduit, ces chiffres ne sont pas vraiment fiables, mais ils s’approchent davantage de la réalité que les précédents.
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[6]
Voir A. B. Zack-Williams, « Sierra Leone : the political economy of civil war, 1991-1998 », Third World Quarterly, 20 (1), février 1999, pp. 143-162.
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[7]
Les Sierra-Léonais parlant anglais désignent cette période sous le terme d’« interrègne », dans la mesure où elle fut précédée et suivie du premier mandat du président Kabbah, lequel fut réélu pour un second mandat lors des élections de mai 2002.
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[8]
En 1993, le dollar s’échangeait contre 250 leones, mais, en avril 2002, le cours était tombé à 2 300 leones pour 1 dollar. En tout état de cause, ce droit d’initiation représentait une somme d’argent conséquente pour l’intéressé qui dut emprunter pour payer et promettre de rembourser par son travail.
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[9]
Voir A. Stemmet, « Regulating small arms and light weapons : the african experience », African Security Review, 10 (3), p. 92, 2001.
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[10]
Les normes internationales concernant les conflits armées procèdent davantage d’une conceptualisation d’une position morale que d’un guide pratique pour l’action. Sur ce point, voir M. Walzer, Just and Unjust Wars. A Moral Argument with Historical Illustrations, New York, Basic Books, 1977, p. 152.
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[11]
Pour un compte rendu des atrocités commises par toutes les parties au conflit, y compris les troupes irrégulières, voir Human Rights Watch, Sowing Terror. Atrocities against Civilians in Sierra Leone, 10 (3), juillet 1998, et Sierra Leone. Getting Away with Murder, Mutilation, and Rape, 11 (3), juillet 1999.
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[12]
Sur les sobels, voir I. Abdullah, « Bushpath to destruction : the origin and character of the Revolutionary United Front », Afrique et Développement, XXII (3-4), 1997, pp. 45-76 ; I. Abdullah et P. Muana, « The Revolutionary United Front of Sierra Leone : a revolt of the lumpenproletariat », in C. Clapham, African Guerrillas, Oxford, James Currey, 1998, pp. 172-193 ; M. Ferme, The Underneath of Things : Violence, History and the Everyday in Sierra Leone, Berkeley, University of California Press, 2001 ;W. Reno, Warlord Politics and African States, Boulder, Co., Lynne Rienner, 1998 ; P. Richards, Fighting for the Rain Forest : War, Youth, and Resources in Sierra Leone, Portsmouth, Heinemann, 1996 ; enfin, A. B. Zack-Williams, « Kamajors, sobels and the militariat : civil society and the return of the military in Sierra Leonean Politics », Review of African Political Economy, 24 (73), 1997, pp. 373-380.
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[13]
Par exemple, Médecins sans frontières a entretenu une présence en Sierra Leone depuis 1986. La Croix-Rouge était présente à travers sa section nationale bien avant cela et, en 1993, l’un des expatriés du CICR fut kidnappé par les rebelles occupant la région diamantifère de Kono.
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[14]
Il ne semble pas qu’il y ait un modèle défini pour l’ensemble des CDF, bien que les kamajors (en particulier ceux qui étaient entraînés par l’une des factions plus professionnelles) aient souvent fait référence aux Standard Operating Procedures (SOP). À différents moments de l’histoire du mouvement sont apparues des publications ambitionnant d’être le document par excellence retraçant son histoire et les règles de la société secrète – en général dans le but de soutenir l’une ou l’autre des factions en lutte pour le leadership des CDF. De fait, la capacité à produire un manuel sur les opérations militaires semble avoir été l’une des voies de légitimation au sein du mouvement. L’accès à ou la possession d’un document CDF « officiel » conférait également une certaine importance au sein de la milice. Au-delà des différences repérables entre ces publications, il semble toutefois qu’il y ait eu une grande cohérence dans les codes de conduite mis en avant, attestant tous une adhésion commune aux stratégies rhétoriques sous-jacentes à la fois aux manuels militaires et aux publications sur les droits de l’homme.
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[15]
M.Walzer, Just and Unjust Wars…, op. cit., p. 193.
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[16]
Voir, par exemple, C. Lutz, Homefront : a Military City and the American 20th Century, Boston, Beacon Press, 2002.
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[17]
Les Accords de paix de Lomé signés le 7 juillet 1999 proclamaient un cessez-le-feu entre les forces gouvernementales, les CDF et le Ruf, et instituaient le programme de Désarmement, Démobilisation et Réintégration. Celui-ci fut interrompu après l’incident du 8 mai 2000, quand les gardes du corps de Foday Sankoh ouvrirent le feu à Freetown sur une foule de manifestants, mais reprit ses activités à peu près un an plus tard.
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[18]
Bien que cela n’ait pas émergé dans le discours officiel des Nations unies sur le processus de désarmement et de démobilisation, les employés de l’Onu – au moins les observateurs dans les centres de désarmement – reconnaissaient sans ambiguïté que leur propre usage du terme « combattant » ne reflétait pas de façon exacte les réalités du terrain. Un observateur néo-zélandais faisait ainsi remarquer, lors d’un entretien au centre de désarmement de Bo en novembre 2001, que les objectifs de l’Unamsil étaient de « mettre les armes hors circulation » : l’identité de ceux qui se présentaient n’avait guère d’importance.
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[19]
Sur ce point, voir M. Moran, « Warriors or soldiers ? Masculinity and ritual transvestism in the liberian civil war », in B. Sutton (ed.), Feminism, Nationalism and Militarism,Washington, Association of Feminist Anthropologists, 1995.
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[20]
Il y avait quelques membres féminins des CDF, dont le sexe les identifiait comme particulièrement redoutables aux yeux de leurs homologues masculins. La plus fameuse est peut-être Mama Munda Fortune, une femme kamajor maîtresse d’initiation et commandante d’une unité combattante basée dans la région de Bo connue sous le nom de « Conseil de guerre de Kassela ». Les premiers temps de la guerre, dans le Nord, des maîtresses d’initiation ont joué un rôle important dans les combats.
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[21]
Voir M. Ferme, The Underneath of Things…, op. cit., ch. 6, et G. S. Goodwin-Gill et I. Cohn, Child Soldiers, Oxford, Oxford University Press, 1994.
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[22]
Il est extrêmement difficile d’obtenir des chiffres fiables quant aux victimes de la guerre en Sierra Leone. Le Crimes of War Project a estimé le nombre de morts à 75 000, à 2 millions celui des personnes déplacées et à 20 000 celui des mutilés (http://www.crimesofwar.org/onnews/news-sierra3.html).
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[23]
Voir P. Richards, Fighting for the Rainforest. War, Youth and Resources in Sierra Leone, Portsmouth, Heinemann, 1996.
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[24]
Cette remarque valait pour l’élection de Charles Taylor à la présidence du Liberia en dépit des atrocités dont sa faction s’était rendue responsable. Voir S. Ellis, The Mask of Anarchy. The Destruction of Liberia and the Religious Dimension of an African Civil War, Londres, Hurst & Co, 1999.
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[25]
Comme suggéré ci-dessus, la question ici semble être moins celle du paiement que de la localisation. Bien que le conflit du fleuve Mano ait largement fait table rase des frontières entre Guinée-Conakry, Liberia et Sierra Leone, certains au moins des kamajors considéraient que les contraintes valables au pays ne pouvaient être acclimatées à l’« étranger ». Cette conception s’appuie sur le fait que beaucoup des protections dont bénéficient les kamajors sont considérées comme inamovibles : les ornements de chasse sont censés n’être efficaces que dans un périmètre donné entourant le village et perdre tout pouvoir ailleurs.