Couverture de POLAF_086

Article de revue

De la guérison des corps à la guérison de la nation

Réveil et mouvements évangéliques à l'assaut de l'espace public

Pages 70 à 85

Notes

  • [1]
    Il s’agit sans doute de la chorale du temple d’Andravoahangy-Fivavahana qui compte 180 mpiandry consacrés parmi ses chanteurs.
  • [2]
    Voir, sur le site Internet de Religioscope, « Madagascar : le rôle des Églises chrétiennes dans la crise politique », entretien avec Cyril Dépraz, 17 mars 2002.
  • [3]
    Libertitres, n° 11, avril 1992, p. 6.
  • [4]
    M. Rakotomalala, S. Blanchy et F. Raison-Jourde, Usages sociaux du religieux sur les Hautes Terres malgaches. Les ancêtres au quotidien, Paris, L’Harmattan, 2001.
  • [5]
    F. Roubaud, Identités et transition démographique : l’exception malgache ?, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 97.
  • [6]
    Entretien enregistré (en français) avec A. Mailhol, le 21 juin 1999.
  • [7]
    T. Rakotondrabe, « Entre l’engagement et l’arbitrage. Une relecture des mouvements sociaux de 1991-1992 à travers l’hebdomadaire catholique Lakroan’i Madagasikara », communication à la table ronde sur « Le rôle des intermédiaires culturels dans les phases de mutations sociopolitiques à Madagascar et en Afrique orientale », Université Paris VII-Denis-Diderot, 16 mai 1995.
  • [8]
    Régulièrement, la presse fait état de vols d’ossements dans les tombeaux, destinés à la fabrication de talismans.
  • [9]
    On pouvait lire en mars 2002 sur Internet : « Ratsiraka tueur en puissance ».
  • [10]
    R. Banégas et J.-P. Warnier, « Nouvelles figures de la réussite et du pouvoir », Politique africaine, n° 82, juin 2001, p. 7.
  • [11]
    Voir R. Marshall-Fratani, « Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes et l’argent de Dieu au Nigeria », Politique africaine, n° 82, juin 2001, pp. 24-44.
  • [12]
    Service télévisé du 29 février 2000.
  • [13]
    Service télévisé du 4 juin 1999.
  • [14]
    Voir A. Corten, « La glossolalie dans le pentecôtisme brésilien : une énonciation protopolitique », Revue française de science politique, 45 (2), 1995, pp. 259-281, et, du même auteur, « Miracles et obéissance. Le discours de la guérison divine de l’Église universelle », Social Compass, 44 (2), 1997, pp. 283-303.
  • [15]
    J.-P. Bastian, F. Champion et K. Rousselet, La Globalisation du religieux, Paris, L’Harmattan, 2001.
  • [16]
    Ibid., p. 109.
  • [17]
    L. S. Campos, « A Igreja universal do reino de Deus, um empreendimento religioso atual e seus modos de expansao (Brasil, Africa e Europa) », Lusotopie 1999, « Dynamiques religieuses en lusophonie contemporaine », 1997, pp. 355-367.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Entretien, 8 juin 1999.
  • [20]
    Émission du 29 février 2000.
  • [21]
    R. Muchembled, Une histoire du diable. xiie-xxe siècle, Paris, Le Seuil, p. 20.
  • [22]
    Sermon du 4 juin 1999.
  • [23]
    J.-P. Bastian, F. Champion et K. Rousselet, La Globalisation du religieux…, op. cit., p. 110.

1« Autrefois, lorsqu’on les apercevait de loin, serrés les uns contre les autres, tout enveloppés de blanc, on disait : voilà les oies qui arrivent. » Ainsi s’exprimait à propos des mpiandry, voici trois ans à peine, le seul pasteur de Tananarive s’obstinant encore à refuser l’organisation d’un service particulier de « prière pour les malades » dans sa vénérable paroisse de la haute ville, au prétexte qu’il « n’en avait pas la demande ». Aujourd’hui, au vu des images de la cérémonie d’investiture de Marc Ravalomanana publiées dans la presse, on devine que plusieurs centaines de ces « oies [1] », massées en flanc-garde à proximité de la tribune officielle, jouent un rôle central dans la mise en scène de la prise du pouvoir par le challengeur des élections présidentielles du 16 décembre 2001 qui, faute du libre jeu institutionnel, se présente comme « l’instrument de Dieu » auquel « le 13 Mai » (entendre les manifestants de la place du 13 Mai) reconnaît « le charisme [...] de sortir son pays de la misère et de la corruption [2] ». De même voit-on ces mpiandry, lors de la « prise des ministères », précéder les nouveaux responsables sur les lieux afin d’exorciser « les forces diaboliques » censées constituer le fondement du pouvoir du précédent régime.

2Cette scène archétypique de la lutte de l’ange et du démon n’a pas surgi de la passion soudaine provoquée par la publication des premiers résultats électoraux. Déjà présente au cœur de la crise de 1991, elle résulte d’un long travail de l’espace public par la logique évangélique, conduit méthodiquement par les hommes, et avec les moyens, des institutions nationales et transnationales du Réveil (entendu au sens générique), en accord profond avec la tension théocratique constitutive du pouvoir en Imerina. Ce travail s’inscrit dans le cadre de la relation à la fois étroite et conflictuelle qui s’est établie entre le président Ratsiraka et les Églises depuis son arrivée au pouvoir. Par contraste, Marc Ravalomanana – homme d’Église (il est vice-président de la FJKM, l’Église malgache réformée), homme d’affaires heureux, entrepreneur audacieux, gestionnaire énergique d’une ville gagnée par une intense paupérisation et chevalier blanc de la « vérité » et de la « sainteté » – apparaît comme le modèle de l’homme tel que Dieu-le-veut prêché par les différentes chapelles évangéliques :

  • Il est le « craignant Dieu » prophétisé par le pasteur président de la Ligue pour la lecture de la Bible après le désastre que représenta, pour la FJKM principalement, la cérémonie de l’Alahamadibe, en 1994 : après plus d’un siècle et demi de mise en retrait des cultes dynastiques, la célébration du nouvel an astrologique semblait réhabiliter les valeurs magiques du « temps malgache » et proclamer le découplement du christianisme et des élites au pouvoir. Les mots d’ordre utilisés par le candidat Ravalomanana (vérité et justice) sont repris de la campagne menée par le pasteur Razafiarison à partir de 1992, en faveur de « Dieu dans la Constitution [3] ».
  • Il est l’homme riche et prospère, conforme à la volonté de Dieu telle que l’enseigne la doctrine néopentecôtiste de la prospérité miraculeuse qui, avec l’Église universelle du royaume de Dieu (EURD), a fait une entrée tempétueuse dans la capitale depuis la fin des années 1990.
  • Il incarne cette vision du pouvoir « rassembleur » portée par les Églises depuis la fin de la période royale, encore centrée sur le hasina, cette vertu de sainteté, de force agissante circulant entre les êtres au bénéfice de la personne royale qui la capitalise pour assurer le bien commun. À l’opposé, le président Ratsiraka, habile à multiplier les rivalités individuelles pour humilier ses adversaires et conserver son pouvoir, incarne le « diviseur », la figure biblique du démon.
Aussi, une fois posée l’ancienne et incontournable puissance des Églises instituées, c’est sur un mode nettement conflictuel que nous éclairerons les défis lancés par d’autres forces dans le champ religieux. Il s’agit du défi des mouvements de Réveil, longtemps tenus pour des acteurs mineurs parce que ruraux, mais dont la force d’initiative est aujourd’hui urbaine et complique le jeu des rivalités intra-ecclésiales. Il s’agit ensuite des modes variés de défi du pouvoir : levée du contrôle étatique sur les rituels ancestraux, patronage de groupes parareligieux. D’abord hanté par le projet d’un contrôle idéologique de la société, Ratsiraka adopte depuis 1990 la figure du diviseur, ouvrant la porte aux nouvelles Églises, dans un contexte social bouleversé. La Winner’s Chapel et l’EURD (pentecôtiste) seront analysés ici dans leur lien à l’imaginaire politique des événements actuels.

Défi intra-ecclésial et mouvements de Réveil

Le poids des Églises instituées

3On pourrait presque considérer comme une révolution « culturelle » au sein des Églises la constitution du Conseil œcuménique, le FFKM. Celui-ci a été créé en 1979 par les Églises nationales issues du travail des missions étrangères présentes à Madagascar depuis le début du xixe siècle ; l’Église réformée (FJKM) et l’Église luthérienne (FLM) totalisent environ 5 millions de fidèles ; l’Église anglicane (ELM) en compte 400 000 et l’Église catholique 3 millions, soit une proportion globale de 51 % de chrétiens à Madagascar. Mais, à Tananarive, 90 % de la population appartient à l’une des Églises membres du FFKM. Longtemps concurrentes, elles se sont unies pour lutter contre l’athéisme officiel du régime socialiste.

4Dans un contexte de rumeurs et de persécutions, elles ont adopté une prise de position résolue contre le gouvernement Ratsiraka dès Pâques 1982 en déclarant: « Tout se passe comme si le pouvoir et les décisions étaient accaparés par un groupe qui s’en arroge des avantages exorbitants […]. Seul le “teny ierana” [le consensus] respectant le bien commun permet d’éradiquer la méfiance, la violence et la peur, ainsi que la division qui en découle. » Pour ces Églises « du haut », tout se passe comme si les abus et la corruption n’étaient pas le fait de réseaux d’utilités complémentaires structurant la société sur un mode clientéliste, à la fois spatial et vertical, mais le fait d’un groupe « étranger » à l’ensemble social, lui-même inaltéré, qu’il suffirait d’expulser du corps social, comme on expulse le démon dans l’exorcisme, pour retrouver l’harmonie parfaite entre groupes dont les différences, héritées des ancêtres, appellent à la confiance réciproque pour préserver l’union (le fihavanana), perçue comme indispensable à la prospérité collective.

5En tant qu’héritières des missions qui ont conduit la cour merina à la conversion en 1869, les Églises historiques sont investies d’une position prééminente qui s’affiche dans un ensemble de temples « ancestraux » et d’églises-cathédrales accrochées à la haute ville, au voisinage des palais royaux. Il en subsiste un imaginaire de l’espace urbain opposant la ville haute à la ville basse, dans une vision qui associe ces Églises aux codes de prestige hérités de la période royale. À ces avantages de rang s’ajoute celui d’une solide formation intellectuelle des clercs, pourvoyeuse de respectabilité.

6Fortes de ces valeurs de progrès et de modernité, les Églises protestantes ont longtemps tenu à distance une forme d’évangélisation des ruraux, née au contact des missions luthériennes du Sud-Betsileo à la fin de la monarchie merina, dans une période particulièrement destructurante pour les campagnes. Cette évangélisation, fondée sur la centralité et l’exclusivité de Jésus comme médiateur de la bénédiction et de la guérison, « diabolise » le recours à la protection des ancêtres tout en conservant certaines pratiques cultuelles communes à la Bible et aux cultes ancestraux : la prière et l’exorcisme pour conjurer la sorcellerie, la guérison des corps pour traiter le mal-être social. À chacune des graves crises conjoncturelles qu’a connues le pays (colonisation, crise des années 1930, révolte de 1947), un élan de Réveil a jailli autour de prophètes-guérisseurs, fondateurs de toby lehibe (foyers de Réveil), reconnus et patronnés par les missions protestantes garantes de leur charisme « apostolique ». Les mpiandry sont les évangélistes formés par les mouvements de Réveil (le Fifohazana) et consacrés dans les toby lehibe. Ainsi, bien que le Réveil soit en principe transdénominationnel, chaque Église patronne un toby particulier et bénéficie du travail symbolique des mpiandry qu’elle a consacrés.

Le déplacement du Réveil vers la ville

7L’attention à la culture des ruraux, très perceptible chez les jésuites, s’est développée très tôt dans le milieu missionnaire luthérien, où les Norvégiens ont laissé se faire un travail d’appropriation du christianisme sur le mode de l’autochtonie qui s’élabore de façon caractéristique dans ces mouvements. Mais, en milieu urbain, les exhortations véhémentes et les exorcismes, si proches des « désordres de la possession », ont scandalisé une chrétienté de lettrés formée par la LMS, qui a domestiqué toute expression corporelle selon les canons missionnaires depuis un siècle et demi et fait sienne la médecine occidentale. Lorsque les mpiandry gagnent la ville vers 1905, ses temples leur sont fermés. Ce n’est qu’en 1972, au moment où s’amorcent les migrations rurales, dans le contexte troublé de la fin de la première République, qu’une prophétesse originaire du Sud-Est se sent « appelée » à fonder un toby dans un logement de la Cité des 67 hectares aménagée sur les remblais de la basse ville, au voisinage d’une station luthérienne de fondation également récente. Un peu plus tard, en 1981, le temple FJKM d’Andravoahangy Fivavahana fondera son propre mouvement de Réveil avec un succès spectaculaire. La FJKM ne s’est résignée à créer un département Fifohazana au sein de son administration centrale qu’en 1982. Au milieu des années 1990, l’attirance dépassait les milieux migrants de la basse ville et un groupe d’experts scientifiques consultants (GESC) s’est développé en direction des cadres universitaires, et plus largement des élites, avec comme but un redressement national à base de réarmement moral. Mais la mise en avant de ce mouvement ne semble pas pouvoir expliquer l’introduction des mpiandry. On s’étonne aujourd’hui du rôle solennel qui leur est confié dans le théâtre du pouvoir alors que ces « spécialistes de la lutte contre le démon » ont eu tant de mal à obtenir une reconnaissance sociale en dehors de la strate populaire. Il semblait d’autre part que, l’année précédant les élections, le pasteur le plus lié à cette branche populaire, lui-même président de la Société pour la diffusion de la Bible, était plus proche du pasteur Rajakoba, candidat malheureux aux présidentielles, que de M. Ravalomanana. Autant de points impossibles à élucider en pleine crise.

8Traditionnellement, le rôle d’interlocuteur du pouvoir revenait jusqu’alors principalement aux Églises historiques. En tant qu’institutions de statut « ancestral » unifiées et hiérarchisées, maîtrisant un espace découpé soumis à une gestion centralisée, elles constituent des structures en cohérence avec celles de l’État moderne dont elles viennent conforter les logiques. Bon gré mal gré, la colonisation s’y était résignée, tout en reconfirmant périodiquement la nécessité de la laïcité, qui fut réaffirmée par la première République. Mais, depuis l’indépendance, parallèlement au problème lancinant de la crise économique, les Églises historiques ont vu se multiplier les défis, tant au plan ecclésial qu’au plan politique, et ces défis, accusés par un antagonisme quasi personnel avec le président, les ont contraintes à reformuler leur ministère évangélique dans un sens qui déborde largement la pratique cultuelle pour guider le redressement de la nation.

Le défi intra-ecclésial

9Le défi intra-ecclésial concerne toutes les Églises – particulièrement les confessions protestantes – à plus d’un titre. Depuis la nouvelle loi sur les cultes de 1962 qui mit fin au contrôle de l’État sur l’activité des Églises, un mouvement d’évangélisation à dominante pentecôtiste a fait irruption dans le champ chrétien, parallèlement à la multiplication d’Églises séparées issues des mouvements de Réveil. Au même moment, la suppression de la partition de l’île entre champs de missions réservés à chaque dénomination fait que la zone d’influence de chaque Église est terre de mission pour l’autre. La puissance d’une Église devient donc largement tributaire du dynamisme évangélique de ses fidèles et des moyens financiers qu’elle peut mobiliser sur le plan local et sur le plan international. À ce jeu, l’Église luthérienne malgache, qui n’a pas coupé ses liens avec sa mission d’origine, et l’Église catholique, bénéficiant d’apports importants en personnel, en information et en finances, sont beaucoup mieux placées que l’Église malgache réformée. Celle-ci a hérité d’un capital immobilier considérable mais peine à l’entretenir et à financer son propre fonctionnement depuis qu’elle a rompu ses attaches avec les missions étrangères.

Le défi du pouvoir

La visibilité nouvelle des cultes ancestraux

10Préoccupante est pour ces Églises la vitalité de cultes ancestraux qui s’hybrident au contact des pratiques chrétiennes. Jusqu’à une date récente, la question des aspects proprement religieux du culte des ancêtres, liés au salut et à la mort, paraissait résorbée, du moins en Imerina, dans la foi chrétienne. Une étude consacrée aux « usages sociaux du religieux sur les Hautes Terres [4] » a montré qu’ils n’étaient que voilés par l’ombre portée d’un christianisme des « Lumières » associé aux élites. Sous l’empire du désarroi consécutif à la crise économique et politique ouverte à la fin de la première République, la ferveur populaire a retrouvé, dans le culte d’entités mythiques attachées à des « lieux-tombeaux », un substitut à l’absence de la personne royale et à celle des cultes dynastiques sur lesquels se fondait un discours opérant de l’harmonie sociale et politique en Imerina. Ajoutons que les Églises traditionnelles, les nouvelles dénominations et les cultes locaux sont le plus souvent fréquentés conjointement ou alternativement par un même individu, en fonction de besoins spirituels spécifiques, et que cela constitue une grave préoccupation pour les Églises du FFKM. Autant de champs de tension au cœur du Conseil œcuménique que ne manque pas d’activer son principal adversaire, le président Ratsiraka, depuis son arrivée au pouvoir.

Un défi politique ?

11La crise de confiance entre les Églises et le président socialiste avait pour enjeu la formation et l’encadrement de la jeunesse et les tentatives de démanteler l’enseignement confessionnel, accusé de collusion avec l’« impérialisme occidental ». Après l’échec de ce projet, le pouvoir tenta de jouer sa partie sur le terrain même des Églises en marquant le cent cinquantième anniversaire de la traduction de la Bible, puis la commémoration du martyre de Rasalama, d’un discours solennel et en officialisant au maximum la venue du pape dans la capitale. Il tenta en sens inverse une dernière offensive pour mobiliser la jeunesse et ravir aux Églises l’initiative idéologique et religieuse avec le mouvement Sakelimihoazoro, créé en 1989 – l’année même du voyage du pape à Madagascar – et dirigé par un énigmatique « devin », soudainement et mystérieusement enrichi, attaché personnel du président. Le rituel d’intégration dans ce mouvement empruntait ses symboles à des registres aussi divers que ceux des serments d’allégeance, transposés ici en serments sur la Bible, et ceux des corps francs hitlériens pour ce qui est des uniformes, brassards, drapeaux et salut. L’histoire de cet étrange mouvement est mal connue. Son brutal reflux, avant même le décès de son promoteur, obéit sans doute à des motifs plus complexes que la seule pression des Églises révoltées par une telle instrumentalisation de la Bible. Des procédures visant à l’implosion du FFKM sont également utilisées : selon Marturia Vavolombelona, organe de la FJKM (janvier 1991), avait « été caressé [par le président] le projet d’un “contre-FFKM” réunissant les fidèles des quatre Églises affiliés aux organismes membres du Front national de défense de la révolution ».

12Mais en réalité, avec la levée de la censure et l’adoption du multipartisme décidées après le voyage du pape, dès 1993 « Madagascar entre dans une phase d’instabilité politique où les alliances se défont aussi vite qu’elles voient le jour […] début 1998 [on] comptait plus de 150 partis et associations politiques [5] ». L’heure n’était plus aux milices: dans la logique de l’exploitation pragmatique des lignes de fragmentation sociale qui était celle du pouvoir et qui le demeure, l’affaiblissement des forces sociales que le multipartisme obtenait rapidement dans le champ politique, un encouragement discret aux « sectes » pouvait l’obtenir dans le champ religieux.

Le défi des « sectes » ?

13Le terme, entendu ici au sens commun, concerne toutes les Églises instituées. Il ne s’est imposé avec insistance comme fait inquiétant – et n’a, comme tel, retenu l’attention des médias locaux – qu’avec l’annonce de la réception des représentants de quatre Églises indépendantes au palais présidentiel en novembre 1990, alors que le FFKM sollicitait en vain un entretien avec le président de la République, après l’appel à la « concertation nationale » dont il avait pris l’initiative au mois de juin. Un an plus tard, en juin 1991, alors que l’action publique était paralysée par une grève générale qui rassemblait des dizaines de milliers de personnes pour un culte œcuménique quotidien sur l’avenue de l’Indépendance, une mission d’évangélisation des Assemblées de Dieu, dirigée par un pasteur canadien, réunissait 8 000 personnes à l’écart de ces manifestations, dans un stade de la ville. Selon une logique identique, au mois de septembre de la même année, le pasteur Daoud était autorisé à reprendre la direction de l’Église pentecôtiste dont il avait été expulsé en 1967, tandis qu’une aide efficace était fournie au « pasteur » Mailhol pour fonder l’association cultuelle Apokalipsy, une formation dissidente de l’Église adventiste du 7e jour.

14

« […] je n’ai rien à cacher […] ce sont les autorités qui assistaient à mon enseignement qui m’ont conseillé de me mettre en règle […] parce que mon message est un grand message et que notre pays en a besoin […] [6]. »

15Défis « politiques » ou défis des « sectes », les deux sont difficilement identifiables tant les registres se confondent et se répondent l’un l’autre. Aux premiers temps d’une mobilisation populaire qui, en 1991, porta les Églises historiques à intervenir en acteurs décisifs du changement politique, la presse catholique avait fait de ce « refus du dialogue », jalonné de nombreux incidents, puis de l’ouverture aux « sectes », le point de départ d’une véritable campagne médiatique de « diabolisation » du président [7]. Étaient relevés son goût marqué pour l’ésotérisme, pour les procédures de l’astrologie malgache d’orientation du pouvoir, pour les ressources de la « philosophie orientale », tout comme ses craintes pour sa « sécurité » qui vont, selon certains récits, jusqu’à requérir l’analyse de l’air qu’il respire dans sa chambre. Mais, à dire vrai, la fascination pour la littérature ésotérique est assez répandue dans la société malgache, ce qui ne fait qu’enrichir le thème de la figure démoniaque dans l’opinion publique [8]. Le sentiment d’insécurité que Ratsiraka inspire en tant que chef de l’État tient à la croyance qu’il peut « tuer » à la fois sur le mode sécularisé de l’accident mécanique et sur le mode magique des « puissances obscures [9] ». On retient les accidents mécaniques d’avion ou d’hélicoptère mettant un terme à des oppositions internes au sein de son gouvernement, ainsi que l’assassinat de plusieurs prêtres dont les cadavres sont retrouvés dans une mise en scène grandiloquente.

16Depuis l’indépendance, le monopole des Églises historiques est rongé par le développement d’un champ religieux hétérodoxe. Le rôle du président Ratsiraka dans la fortune des « nouvelles Églises », que nous avons déjà évoqué, n’est pas déterminant. Au mieux, c’est un adjuvant dans la nouvelle phase d’un mouvement plus ancien qui se développe à partir des années 1990 et touche de façon préférentielle, mais non exclusive, les groupes paupérisés par la crise économique : les jeunes, les femmes, les immigrés, les chômeurs. Le marasme économique a fortement accentué les différenciations au sein d’une société jusque-là relativement homogène, et précipité dans la pauvreté une jeunesse et une classe moyenne qui n’attendent plus rien des valeurs cohésives de la tradition, de la parenté ou des Églises traditionnelles.

Nouvel évangélisme et changement social

17Plus qu’à un redéploiement du religieux dans une société où le stock des significations symboliques – coextensives à l’univers visible et invisible – est toujours actif dans l’agir collectif et individuel, on assiste, au plan individuel, à une mobilisation anarchique de tous les symboles disponibles, réagencés de manière à produire un effet de puissance propre à combattre le « mal » résultant de la dislocation des régimes de protection traditionnels, centrés sur la bénédiction des ancêtres. Au plan collectif, cette demande favorise la multiplication et la diversification d’entreprises de salut soutenues par une dynamique missionnaire qui ne connaît pas de frontières. Ces individus en perte de repères et d’ancrage communautaire ont une représentation « utilitariste de Dieu » et cherchent leur salut dans les « miracles » et la prière « efficace » d’un nouvel évangélisme « de la prospérité » défendu par certaines Églises pentecôtistes. Le désemboîtement de structures englobantes d’encadrement et de légitimation sociale (famille, école, paroisse, communauté de travail, État) n’affecte pas les seules situations de marginalité liées à la pauvreté, il peut également affecter les marginalités liées à l’enrichissement. Deux cas de réponse à ces besoins multiples seront présentés ici : celui de la Winner’s Chapel (WC) et celui de l’Église universelle du royaume de Dieu (EURD).

Le cas de la Winner’s Chapel

18Les longues années de pénurie et de marché noir ont profondément bouleversé l’ordre des fortunes qui, résultant de pratiques opportunes, engagées « à l’interface du public et du privé, du local et de l’international, du formel et de l’informel, du licite et de l’illicite [10] », n’ont pas de lieu où s’instituer socialement comme valeur-modèle, pas plus qu’il n’y a de mots pour donner une légitimité publique à la promotion d’individus venus « d’en-bas ». Au contraire, en inversant le cours de l’ordre supérieur de la création, où la puissance circule « naturellement » de haut en bas, ils s’affichent comme dangereux pour l’équilibre social, voire sorciers. Le cas de la Winner’s Chapel est exemplaire. L’Église a été fondée en 1998 par une famille d’immigrés originaires du Betsileo. Le père, gendarme à la retraite, se voit contraint d’abandonner le commerce des bœufs, qui lui permettait de nourrir ses huit enfants, en raison de l’insécurité qui ravage ce marché. Au début des années 1980, il s’installe à proximité du terminus des Taxibe venant du Sud, au cœur du grand marché d’Anosibe. La famille vit du commerce de manioc cuit vendu sur les trottoirs. Les enfants quittent l’école à tour de rôle pour accomplir ce travail qui leur permet de se nourrir et d’ouvrir une minuscule épicerie en 1986. Influencée par une voisine « qui menait une mauvaise vie mais a totalement changé après avoir assisté à une réunion de l’Église », la famille abandonne son Église ancestrale, la FJKM, pour se convertir aux Assemblées de Dieu (ADD). C’est alors que « nous avons rencontré quelqu’un qui nous a donné pour 50 millions de marchandises et après quinze jours il est venu prendre l’argent. Nous avons agrandi notre magasin et maintenant nous assurons l’approvisionnement de beaucoup de gens dans les provinces. Ce mois-ci nous avons vendu 1 500 tonnes de sucre, toujours grâce à Dieu. Maintenant il y a pénurie de sucre ici. Ce n’est pas avec notre argent mais quelqu’un nous a donné ce sucre-là gratuitement et nous allons le régler après. Cette personne n’est pas très proche de nous, mais c’est à nous qu’elle fait confiance ».

19L’histoire est caractéristique des récits de la période du « riso riso » (marché noir), récits dans lesquels l’ingéniosité, le courage, la ruse et le brigandage le disputent à la magie ; cependant, rares sont ceux qui ont une fin aussi heureuse. Le secret de telles réussites tient à l’efficacité du réseau qui permet d’établir en confiance des échanges de biens entre ville et campagne, mais ce type de réseaux fait défaut à la vieille société urbaine de la capitale. En 1997, la famille a entendu, retransmise par une radio évangélique, la prédication de missionnaires nigérians délégués de la WC, une Église fondée en 1989 à Lagos par David Oyedepo qui puise ses « vérités » à plusieurs sources dont celles des théologies de la prospérité. Elle prend alors contact avec ces missionnaires et offre un terrain pour fonder une église dans laquelle ses membres ont rang d’« anciens ». À ce titre, les hommes de la famille occupent les places d’honneur à proximité des pasteurs nigérians et, grâce au talent d’un parent qui fut pendant plusieurs années traducteur des pasteurs américains au sein des ADD, ils participent pleinement à l’animation du service religieux. L’une des filles, chanteuse connue, assure le spectacle avec ses choristes ; une autre est préposée à la réception des fidèles qu’elle accueille à l’entrée du temple, en tenue de soirée, en tendant à chacun l’enveloppe qui recevra la dîme. Pour perfectionner son maintien, elle prend des cours de tennis et de français, qu’elle parle encore avec un accent trahissant ses origines provinciales. Au contact des missionnaires, l’usage de l’anglais est devenu familier à toute la famille. Aussi celle-ci vise-t-elle l’« international » pour développer ses affaires : ses membres entretiennent des relations commerciales avec l’Afrique du Sud (grâce au mariage d’une cousine avec un Sud-Africain) et cherchent « une ouverture » sur l’Asie.

20Ils ne font par ailleurs guère de différence entre la prédication des ADD et celle de leur nouvelle Église : « c’est à peu près la même chose mais c’est plus clair ». Cependant, ils insistent sur un point qu’ils évoquent à plusieurs reprises : « Dans Proverbes 10-22, il est dit que c’est seulement la bénédiction de Dieu qui pourra enrichir quelqu’un. Depuis que nous avons appris cela nous ne vendons plus de tabac car cela peut tuer quelqu’un. C’est comme si nous vendions du poison et cela ne peut pas attirer la bénédiction de Dieu. » Ce qu’ils entendent surtout dans la prédication de ce verset, c’est que – contrairement à la représentation culturelle du tody, la sanction punissant toute atteinte à l’ordre ancestral –, non seulement l’enrichissement est légitime mais il répond à la volonté de Dieu et n’appelle aucune sanction immanente : « C’est la bénédiction de l’Éternel qui enrichit et ne la fait suivre d’aucun chagrin. » Ainsi, sur le modèle des fondateurs des Églises de la haute ville dont certains, à la fin du xixe siècle, n’ont pas ignoré les avantages du « blanchiment spirituel », ils ont pris rang dans la société urbaine et, à leur tour, contrôlent étroitement la fréquentation de leur « paroisse ».

Le néopentecôtisme au service d’un nouvel imaginaire de Satan : l’EURD

21Le thème de la « prospérité miraculeuse » s’impose en 1997 avec l’implantation d’une puissante Église pentecôtiste originaire du Brésil, l’EURD. C’est une entreprise de guerre sainte, comme le Fifohazana, mais elle en diffère profondément par les moyens mis en œuvre et par une prédication qui n’appelle pas au retrait du monde, comme le pentecôtisme de « sainteté [11] », mais à une participation active de chacun au chantier du Salut. Ses interlocuteurs ne sont pas sollicités en référence à un imaginaire nourri par l’Histoire mais saisis tels qu’ils sont dans la réalité de la modernité urbaine : appauvris, atomisés, hédonistes et dé-moralisés, en quête d’un Dieu accessible, utile et performant.

22

« À ceux qui souffrent, qui ont des problèmes familiaux, financiers, à ceux qui ont des problèmes dans les affaires, dans la vie, des problèmes spirituels, nous allons apporter une parole qui changera totalement votre vie [12]. »

23Le contact avec le « souffrant » passe par un usage innovant de la communication audiovisuelle qui permet de saisir chacun dans son lieu de vie, de comprendre la singularité de sa détresse et de l’appeler à rejoindre l’Église pour être « transformé » en guerrier :

24

« Vous devez vous révolter… Dieu a toujours cherché les personnes révoltées… C’est exactement au moment où la personne manifeste une révolte, au moment où la personne commence à agir la foi que le miracle arrivera dans la vie de cette personne. La révolte éveille le courage et le courage fait agir la foi. C’est pourquoi nous vivons maintenant un esprit de révolte, non pas une révolte contre Dieu ou contre les personnes mais une révolte contre la misère, la situation, la maladie, contre les esprits qui sont venus pour détruire, pour tuer, pour divorcer… Toujours l’Éternel a honoré les personnes qui ont pris une décision, agi la foi [13]. »

25Sous ce discours « performateur [14] », le prédicateur enseigne que la pauvreté est diabolique et que Dieu veut ses enfants riches et prospères. Chercher la prospérité, c’est chercher Dieu. Avec l’EURD, l’Église électronique fait son entrée à Madagascar : Église missionnaire d’envergure internationale, nourrie par le modèle des télévangélistes américains, elle se développe suivant une logique d’entreprise en soumettant aux lois du marketing la production et la diffusion de biens symboliques. Née dans les années 1970 au Brésil, dans un contexte d’urbanisation accélérée, l’Église s’est forgée autour d’une double expérience : celle du passage en milieu urbain de communautés rurales traditionnelles et homogènes, confrontées au déploiement d’une offre religieuse très concurrentielle, et celle de la « globalisation du religieux » qui se développe dans une configuration de réseaux d’échanges complexes entre le local et le transnational [15]. Dans ces échanges, le vieil héritage pentecôtiste s’est enrichi d’emprunts à tous les registres culturels pour constituer une religion « hybride », ancrée dans les pratiques thaumaturgiques et exorcistes de la religiosité traditionnelle et dans l’hypermodernité médiatique [16], tout en recentrant la fonction d’intercession sur l’Église elle-même, ce qui augmente sa puissance. Ici, pas de sacerdoce largement partagé, pas d’évangélisation de rue. Les églises sont rapidement installées, dans des lieux très fréquentés, souvent d’anciens entrepôts de commerce loués et sommairement aménagés : entre 1997 et 2000, 7 établissements sont ouverts, servis par 13 missionnaires originaires d’Afrique, à l’exception du responsable brésilien, et 2 missionnaires malgaches en formation. Leurs séjours sont brefs – « les fidèles doivent s’attacher à Dieu et pas au pasteur » –, et les coûts réduits au minimum : selon le témoignage d’une fidèle, ils vivent en communauté, sans famille, et perçoivent une « aide alimentaire à peine suffisante pour les nourrir ». Ils assurent un service d’écoute et de prière permanent dans ces églises qui restent ouvertes toute la journée.

26Comme l’a montré Silveira Campos [17], l’EURD organise l’espace, le temps et les mouvements selon des rythmes et des cadences programmées rationnellement à partir d’une conception urbaine du temps. La prédication repose sur une succession de campagnes prévues sur plusieurs semaines : campagne pour la « révolte », pour la maladie, pour les enfants, pour la nation, pour la prospérité…. Autour de ce thème, chaque jour de la semaine est voué à une prière spécifique : prospérité, guérison, appel du Saint-Esprit, famille, délivrance, bénédiction financière, fidélité… et chaque jour une onction d’huile spécifique est pratiquée pour ceux qui le demandent. Le travail pastoral associe étroitement le média et le temple comme substrats actifs de la bénédiction, beaucoup plus qu’il n’implique la personne même du pasteur. « À l’église, dit un fidèle, le pasteur vous prend très peu en charge, c’est vous qui devez vous prendre en charge vous-même ; la prière est un combat. » Les prédications journalières sont annoncées par l’émission télévisée de la veille au soir, au cours de laquelle les « miraculés » livrent leur témoignage. Il est également demandé aux spectateurs de préparer de menus objets de piété – fleurs, « fagot et corde » (brindilles de bois attachées par un cordon de laine), tissu… –, autant d’objets-signes qui prendront place dans le rituel du lendemain. L’émission se termine par la consécration d’un verre d’eau que le pasteur et le spectateur boivent ensemble.

27Une véritable « déterritorialisation » du religieux opère dans le rapport direct entre Dieu et les hommes, médiatisé par la télévision. Il s’agit là d’une innovation considérable qui révolutionne toutes les procédures d’acquisition des identités sociales fondamentalement liées au lieu, aussi bien dans les cultes ancestraux que dans l’« Église des ancêtres ». Le temple de l’EURD n’est plus le lieu d’ancrage d’une communauté mais un lieu « énergétique [18] », « un point de contact, dit le prédicateur, où beaucoup de personnes seront bénies car les yeux et les oreilles de Dieu y sont présents ». Toutes les églises offrent le même service en même temps et le pasteur invite à se rendre au temple le plus proche. Seule compte l’urgence de la rencontre, car « tous les jours des gens meurent sans savoir que Jésus est la solution ». Le miracle se réalise dans la contraction du temps qui oppose des années d’ignorance à l’instant du contact avec Jésus dans le temple. Pour les urbains déracinés, le bénéfice est double : les ancêtres abandonnés au village ancestral, trop éloignés pour être servis, sont redoutables. Leur colère peut persécuter les vivants. Jésus, « unique intercesseur », devient à la fois « sauveur » et « libérateur » d’obligations sociales désormais trop pesantes. En retour, le « travail de Dieu » mérite salaire. Tel le sacrifice qui accompagne la prière aux ancêtres et maintient actif le lien qui les attache aux vivants, la dîme (10 % de « tout ce qui passe entre les mains de chacun »), assimilée au sacrifice d’action de grâce – à l’holocauste, dit l’un des fidèles –, institue dans la durée le pacte protecteur grâce auquel s’établit une relation vitale avec Jésus. La construction d’une subjectivité active, ouverte à l’entreprise personnelle, s’entretient par des rites, comme la mise aux enchères de la quête à la fin du service religieux, ou par de multiples jeux de rôles, dont celui de l’établissement d’un « contrat avec Dieu » qui sollicite la puissante dynamique du désir :

28

« À l’église, il arrive que nous passions des contrats d’acquisition avec Dieu. Nous remplissons un imprimé qui s’appelle “acte d’acquisition” sur lequel nous indiquons tout ce que nous voulons acquérir et il faut vraiment croire que c’est à soi. Les pasteurs nous disent toujours de voir grand : “Ne demandez pas un pousse-pousse, sinon Dieu vous le donnera.” Ils stimulent l’ambition, oui, vraiment [19]. »

29L’effet de « réalisation » auquel l’EURD attache sa marque, au sens commercial du terme, est tiré de la projection quotidienne de deux types d’images, associées dans l’unité de temps d’une émission. Les unes mettent en scène le témoignage de gens ordinaires, déjà guéris, actualisant dans la narration une effectivité du miracle déjà annoncée dans le présent éternel de l’Évangile – donc éternellement reproductible – et dans laquelle tout le monde peut se projeter par identification aux témoins. Les autres amplifient l’effet de projection par la stimulation émotive avec la représentation réaliste des « bénédictions » (en particulier les « bénédictions financières ») programmées par l’Église. Par exemple, lors de la préparation d’une journée dédiée aux enfants, le pasteur annonce : « une vie meilleure vous attend ». Il évoque tous les malheurs qui accablent les enfants dans la situation présente et l’urgence de participer à la campagne organisée par l’Église, pendant que sur l’écran défilent les images d’une foule d’adolescents rayonnants de joie, sportifs (jeux sur une plage tropicale), actifs (centre d’affaires : buildings, netteté, propreté), aimés et protégés (famille sereine au repos dans un jardin tropical paradisiaque). Tous les acteurs sont noirs et facilitent l’identification des spectateurs malgaches à cette « communauté universelle de la réussite [20] ».

30Mais ce puissant effet de « réalité » renvoie immédiatement à son contraire, celui de la durée du mal et de son sens dans le temps ordinaire de la vie, malgré une intense prière. Pour répondre à la question du sens, l’EURD joue sur l’imaginaire politique où Satan entre en force comme acteur central de l’espace public – il en est la raison universelle – mais pour un temps qui lui est mesuré, à proportion de la force du combat de chacun dans le camp de Jésus. La théologie de l’EURD recourt à la théorie augustinienne du « complot divin » : le diable est l’instrument de Dieu pour anéantir le péché ; « l’ennemi de Dieu s’est transformé en moyen de conversion [21] ».

31

« Parfois même, le Saint-Esprit permet que nous passions par une situation difficile exactement pour provoquer en nous une révolte contre nos problèmes, contre la situation et c’est exactement dans une attitude de révolte que la personne va agir la foi. Et c’est là que le miracle viendra. Toi seul Seigneur es capable de transformer la vie de ce peuple [22] […]. »

32La chute de Satan est présentée aux spectateurs par des images saisissantes : pendant l’annonce du service de délivrance qui a lieu le vendredi, on aperçoit de dos, au premier plan, l’épaule droite d’une silhouette, couverte d’une cape blanche. Lui fait face, occupant les trois quarts de l’écran, un homme nu, les cheveux hirsutes, les yeux perçants emplis de haine froide, qui s’effondre lentement sous la puissance du regard de celui dont on devine le nom. La caméra tourne lentement et le visage de Jésus apparaît de face, visage doux d’un homme aux longs cheveux tombant sur les épaules. Jamais l’image du combat contre Satan, pourtant très familière aux adeptes du Fifohazana, n’avait atteint une telle force.

33Le Satan que terrassent les mpiandry en hurlant « resy ! resy ! » (vaincu !) dans l’intimité des toby, ou dans celle des maisons particulières où les appelle leur ministère, reste marqué par la territorialité, celle des forces obscures, non humanisées, des ody (charmes) de la tradition. Il n’a pas vocation à exprimer la contre-performance maléfique de la modernité mondialisée qui accable le tiers-monde, contrairement au Satan de l’EURD, image du mal-fait-homme, une star, « structurée par la syntaxe audiovisuelle [23] », qui trouve immédiatement son emploi – et son nom – dans l’espace public. Offerte à la consommation collective par le petit écran, cette nouvelle image de Satan est immédiatement réinvestie dans la « recharge » du charisme des mpiandry, dès lors compétents pour assurer la divine mission de protéger l’« élu de Dieu ». En quelque sorte mpiandry des Églises instituées d’un côté et EURD de l’autre, il s’agit d’une double conjuration du diable pour assurer la légitimité de M. Ravalomanana, qui renvoie à d’autres aspects de l’actualité étudiés ici par F. Raison-Jourde. Dans la mise en scène de la première investiture, les mpiandry présentifient Satan en même temps qu’elles l’expulsent (il s’agit de femmes en majorité) des lieux du pouvoir, lieux d’agression permanente que les Églises sont impuissantes à protéger. Lors de la deuxième investiture, où sont présents des représentants du corps diplomatique, les Églises ne sont plus quatre mais six, ce qui pourrait bien signifier la reconnaissance de cette double conjuration du diable pour assurer la légitimité du champion de Dieu. Les similitudes avec la crise de 1991 – Ravalomanana lui-même est un des rares acteurs nouveaux dans cette « guerre sainte » pour la conquête du pouvoir – sont trop nombreuses pour être fortuites, et l’on ne peut oublier qu’un des plus brillants représentant de la FJKM s’illustra dans la douteuse stratégie des « financements parallèles » dès qu’il prit possession des lieux. Mais, à tant parler du diable – de l’Autre –, ne cherche-t-on pas à faire silence, une fois encore, sur les responsabilités, les ambitions, les divisions… des acteurs ? Dans l’espace public de Tananarive, s’en tiendrait-on aux cantiques ?

34mai 2002


Date de mise en ligne : 15/11/2012

https://doi.org/10.3917/polaf.086.0070

Notes

  • [1]
    Il s’agit sans doute de la chorale du temple d’Andravoahangy-Fivavahana qui compte 180 mpiandry consacrés parmi ses chanteurs.
  • [2]
    Voir, sur le site Internet de Religioscope, « Madagascar : le rôle des Églises chrétiennes dans la crise politique », entretien avec Cyril Dépraz, 17 mars 2002.
  • [3]
    Libertitres, n° 11, avril 1992, p. 6.
  • [4]
    M. Rakotomalala, S. Blanchy et F. Raison-Jourde, Usages sociaux du religieux sur les Hautes Terres malgaches. Les ancêtres au quotidien, Paris, L’Harmattan, 2001.
  • [5]
    F. Roubaud, Identités et transition démographique : l’exception malgache ?, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 97.
  • [6]
    Entretien enregistré (en français) avec A. Mailhol, le 21 juin 1999.
  • [7]
    T. Rakotondrabe, « Entre l’engagement et l’arbitrage. Une relecture des mouvements sociaux de 1991-1992 à travers l’hebdomadaire catholique Lakroan’i Madagasikara », communication à la table ronde sur « Le rôle des intermédiaires culturels dans les phases de mutations sociopolitiques à Madagascar et en Afrique orientale », Université Paris VII-Denis-Diderot, 16 mai 1995.
  • [8]
    Régulièrement, la presse fait état de vols d’ossements dans les tombeaux, destinés à la fabrication de talismans.
  • [9]
    On pouvait lire en mars 2002 sur Internet : « Ratsiraka tueur en puissance ».
  • [10]
    R. Banégas et J.-P. Warnier, « Nouvelles figures de la réussite et du pouvoir », Politique africaine, n° 82, juin 2001, p. 7.
  • [11]
    Voir R. Marshall-Fratani, « Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes et l’argent de Dieu au Nigeria », Politique africaine, n° 82, juin 2001, pp. 24-44.
  • [12]
    Service télévisé du 29 février 2000.
  • [13]
    Service télévisé du 4 juin 1999.
  • [14]
    Voir A. Corten, « La glossolalie dans le pentecôtisme brésilien : une énonciation protopolitique », Revue française de science politique, 45 (2), 1995, pp. 259-281, et, du même auteur, « Miracles et obéissance. Le discours de la guérison divine de l’Église universelle », Social Compass, 44 (2), 1997, pp. 283-303.
  • [15]
    J.-P. Bastian, F. Champion et K. Rousselet, La Globalisation du religieux, Paris, L’Harmattan, 2001.
  • [16]
    Ibid., p. 109.
  • [17]
    L. S. Campos, « A Igreja universal do reino de Deus, um empreendimento religioso atual e seus modos de expansao (Brasil, Africa e Europa) », Lusotopie 1999, « Dynamiques religieuses en lusophonie contemporaine », 1997, pp. 355-367.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Entretien, 8 juin 1999.
  • [20]
    Émission du 29 février 2000.
  • [21]
    R. Muchembled, Une histoire du diable. xiie-xxe siècle, Paris, Le Seuil, p. 20.
  • [22]
    Sermon du 4 juin 1999.
  • [23]
    J.-P. Bastian, F. Champion et K. Rousselet, La Globalisation du religieux…, op. cit., p. 110.

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