Notes
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[1]
M. Forsé, « Les réseaux de sociabilité: un état des lieux », L’Année sociologique, n° 41, 1991.
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[2]
C’était déjà le cas avec le téléphone fixe, dont le nombre total dans un pays est pourtant souvent utilisé comme un indicateur de son « niveau de développement ».
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[3]
Celles regroupées dans l’ouvrage coordonné par A. Chéneau-Loquay (Les Enjeux des technologies de la communication en Afrique. Du téléphone à Internet, Paris, Karthala, 2000) en donnent l’exemple.
-
[4]
R. Boudon, La Logique du social, Paris, Hachette, 1979, p. 137.
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[5]
On compte encore, selon l’IUT cité par A. Chéneau-Loquay, moins de 2 000 téléphones mobiles au Congo (pour près de 3 millions d’habitants), où cet outil de communication a été introduit en 1996.
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[6]
Et s’agissant des médias, on peut citer l’exemple du poste récepteur radio : alors que l’on voit régulièrement les hommes en porter sur eux dans l’espace public (rue, marché, train, bureau…) pour ne pas rater une émission, jamais (ou presque) on ne voit de femme agir de même. Ce qui ne reflète pourtant pas un désintérêt des femmes pour ce média : elles restent friandes de certaines émissions diffusées par la radio nationale où l’on traite notamment des questions touchant à la maternité, à la santé, aux relations de voisinage, aux problèmes conjugaux, à la cuisine, etc. Porter un poste radio sur soi est simplement considéré comme un comportement d’homme que les femmes ne doivent pas adopter.
-
[7]
C. de Gournay, « En attendant les nomades. Téléphonie mobile et modes de vie », Réseaux, n° 65, 1994, p. 19.
-
[8]
Par exemple, il y a de plus en plus de femmes qui occupent un emploi.
-
[9]
Voir R. F. Rakow et V. Navarro, « Remote mothering and the parallel shift. Women meet the cellular telephon », Mass Communication, 10 (2), 1993, pp. 114-157. Mais, contrairement à ce qui a été écrit par ces auteurs, ce ne sont généralement pas les « maris » qui offrent cet outil à leurs épouses.
-
[10]
Allusion à un petit commerce dans le secteur informel.
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[11]
Ce qui est un comportement nouveau : avant, aucun numéro de téléphone (fixe) n’était visible sur les carrosseries des taxis ; aujourd’hui, on y trouve souvent le numéro du téléphone fixe et celui du téléphone mobile.
-
[12]
Sur ce point, les propos de A. Chéneau-Loquay (Les Enjeux des technologies de la communication en Afrique…, op. cit., p. 30) correspondent bien à ce qui est noté au Congo: « Les réseaux téléphoniques classiques, filaires, en Afrique souffrent pour la plupart des mêmes maux que les autres réseaux matériels ; ils sont mal répartis, discontinus avec un service de qualité médiocre à des coûts extrêmement élevés. » Par ailleurs, ces aspects mettent à nu la faiblesse de l’État dans la gestion des territoires et dans la distribution des services publics.
-
[13]
A. Chéneau-Loquay (dir.), Les Enjeux des technologies de la communication en Afrique, op. cit.
-
[14]
Office national des postes et télécommunications.
-
[15]
F. Jaureguiberry, « Télécommunication et généralisation de l’urgence », Sciences de la société, n° 44, 1998, pp. 83-96.
-
[16]
Selon plusieurs témoignages, lorsque cette unité de police met la main sur les bandits, une seule issue est possible : la mort de ces derniers, abattus froidement et sans sommation sur le lieu même de leur forfait. Le patron de cette unité spéciale, personnage fort célèbre, est un Européen (Français ?) qui se fait étrangement appeler « Kosovo ».
-
[17]
Au Congo, avoir un « deuxième bureau » signifie avoir une maîtresse… La deuxième maîtresse est appelée « troisième bureau » et ainsi de suite. En fait, bien que juridiquement autorisée, la polygamie est en nette baisse dans les villes, et quasiment inexistante chez les jeunes. En revanche, avoir une maîtresse est très courant et tend même à devenir une règle sociale.
-
[18]
Le système de « carte de recharge » reste le plus répandu, très peu de Congolais contractent un abonnement.
-
[19]
R. Ling a déjà signalé cette façon « curieuse » qu’ont les gens de parler plus fort lorsqu’ils sont en conversation téléphonique, et des réactions des voisins, notamment les voisins de table dans les restaurants; voici les propos d’une des personnes interviewées: « Les gens parlent fort au téléphone… plus fort qu’à l’ordinaire. C’est aussi embêtant que d’avoir un voisin de table qui parle trop fort » (R. Ling, « On peut parler de mauvaises manières ! Le téléphone mobile au restaurant », Réseaux, n° 90, 1998, pp. 51-67. De son côté, G. Mermet souligne que « le téléphone portable a développé une sorte d’ “écoutisme”, le plus souvent involontaire, de ceux qui sont exposés à des conversations intimes ». G. Mermet, Francoscopie 2001. Comment vivent les Français ?, Paris, Larousse, 2001.
-
[20]
Société des ambianceurs et des personnes élégantes.
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[21]
J. D. Gandoulou, Dandies à Bacongo : le culte de l’élégance dans la société congolaise contemporaine, Paris, L’Harmattan, 1989.
-
[22]
R. Bazenguisa-Ganga, « La Sape et la politique au Congo », Journal des africanistes, 62 (1), 1992, pp. 151-157.
-
[23]
Il peut s’agir d’hommes politiques très en vue (notamment le chef de l’État, le Premier ministre ou les leaders des partis importants), de leaders syndicaux, de musiciens célèbres… Leur point commun sera de passer régulièrement dans les médias, notamment sur les chaînes de télévision.
-
[24]
M. Maffesoli, Le Temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes, 3e édition, Paris, La Table ronde, 2000, p. 245.
-
[25]
Ce qui est courant en cas de décès (notamment d’un jeune), lorsque les jeunes « accusent » un (ou des) ancien(s) d’être à l’origine du décès (par la sorcellerie). Ces situations, de plus en plus courantes en milieu urbain, conduisent parfois à des violences extrêmes allant jusqu’à l’assassinat de ces personnes âgées, soupçonnées d’être les « sorciers » ayant provoqué le décès. Voir D. Fassin, « L’espace privée de la santé. Pouvoir, politique et sida au Congo », in M.-E. Gruénais (dir.), Enjeux sociaux et politiques de la prise en charge des malades du sida au Congo, rapport final, Orstom, 1994, p. 20.
-
[26]
A. Chéneau-Loquay, Les Enjeux des technologies de la communication en Afrique…, op. cit.
-
[27]
Nous avons vu que ce sont généralement les hommes qui offrent les téléphones portables aux femmes (mais ces dernières décident seules de ce qu’elles en font).
-
[28]
A. Marie, L’Afrique des individus, Paris, Karthala, 1997.
1Si les incidences des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) sur la vie économique et sociale sont partout remarquables, elles demeurent variables selon les aires géographiques, sociales ou culturelles considérées. En Afrique subsaharienne, par exemple, ces incidences sont sûrement plus singulières qu’ailleurs, du fait notamment de l’introduction parfois soudaine de ces nouvelles technologies dans les usages. Le téléphone portable en est une bonne illustration. En effet, alors qu’en Occident ce média s’est imposé de façon progressive dans les pratiques sociales, sur le continent africain, il est courant que des personnes qui ne s’étaient jamais servies d’un téléphone fixe auparavant soient aujourd’hui en possession d’un téléphone portable ; de même qu’il est courant de rencontrer des possesseurs de téléphone portable qui ne disposent pas chez eux de l’électricité nécessaire à la recharge de sa batterie.
2Dans de tels contextes sociaux, que peuvent être les usages de cette nouvelle technologie ? Les spécificités de ce média (lié au corps, utilisable n’importe où, n’importe quand, etc.) exigent de son utilisateur (et de son correspondant) une redéfinition permanente de l’espace et du temps. Ces aspects, ajoutés à la place toute particulière qu’occupent les relations sociales dans les sociétés africaines – notamment l’échange de la parole –, laissent à penser que cet outil est à l’origine d’importants bouleversements du fonctionnement social habituel. Qu’en est-il exactement ? Quel est, par exemple, en Afrique noire, son impact sur les liens sociaux, sur la sociabilité en tant qu’« ensemble de relations qu’entretient un individu ou un groupe compte tenu de la forme de ces relations [1] »? Au-delà de son rôle principal (outil de communication), il s’agit donc de s’intéresser à l’impact du téléphone portable sur les rapports de genre (y compris les relations amoureuses), sur les rapports de pouvoir (entre cadets et aînés sociaux, entre gens « d’en bas » et gens « d’en haut » dans l’espace public), sur la famille, sur les pratiques citoyennes. Les a-t-il renforcés ou plutôt assouplis ? Et selon quelles modalités ?
3Il est étonnant de constater le peu d’intérêt que manifestent les sciences sociales – y compris celles du développement – pour l’appréhension des NTIC par les populations d’Afrique subsaharienne en ces temps de « mondialisation [2] » pilotée principalement, justement, par ces nouvelles technologies. De plus, les rares études existantes [3] privilégient généralement une approche globale axée sur les institutions : le rôle de l’État (ou des ONG) dans le déploiement des NTIC au niveau national, l’impact des NTIC sur le développement économique, sur la démocratie, etc. Très peu d’études s’intéressent aux pratiques générées par ces outils dans la vie quotidienne, au niveau des acteurs élémentaires d’une part, et des incidences de ces pratiques sur la vie sociale d’autre part. En accord avec le postulat selon lequel « le changement social, même au niveau macrosociologique, n’est intelligible que si l’analyse descend jusqu’aux agents ou acteurs sociaux les plus élémentaires composant les systèmes d’interdépendance auxquels il [le sociologue] s’intéresse [4] », je me suis penché sur les usages sociaux du téléphone portable dans un pays d’Afrique centrale (le Congo) où ce média est encore peu développé [5]. Mon projet n’est pas tant de m’appesantir sur le processus de diffusion de cet outil de communication en tant qu’innovation dans la société congolaise, que de mesurer son impact social : notamment sa capacité de « création » ou de « destruction » du lien social dans une société traditionnellement basée sur l’oralité.
4Ce média est donc abordé ici non pas comme un banal objet de consommation mais comme un outil de production d’usages, de contenus, de représentations et de comportements sociaux. L’intérêt d’une telle démarche serait sûrement plus évident si l’on ne perdait pas de vue que l’on ne peut pas séparer le téléphone des pratiques sociales dans lesquelles il s’insère. L’usage du téléphone, contrairement à celui d’autres médias, ne constitue pas une activité en soi. Il est toujours inséré dans des activités familiales, amicales, amoureuses, commerciales ou professionnelles. Les usages du téléphone portable peuvent sûrement apporter quelques informations sur le fonctionnement social d’ensemble d’une société. Cette étude se veut résolument exploratoire, et se propose de répondre à quelques questions : qui est possesseur d’un téléphone portable au Congo ? Pour quoi faire ? Quelles dynamiques sociales ce média a-t-il induites ?
Quelques caractéristiques sociales des utilisateurs
5Qui est possesseur d’un téléphone portable au Congo? Trois variables ont paru pertinentes pour apporter des réponses à cette interrogation : l’appartenance sexuelle, l’âge et le type d’activité des utilisateurs.
Un intérêt quasi sexuellement indifférencié
6Bien que les hommes soient plus nombreux que les femmes à posséder un téléphone mobile, l’écart reste faible si l’on considère le statut social de ces dernières dans la société, ainsi que leur réticence habituelle à se lancer dans les mêmes « aventures » que les hommes. En comparaison du fonctionnement social habituel, il s’agit d’une première : les femmes congolaises sont généralement peu enclines (ni traditionnellement éduquées) à « faire comme les hommes [6] ». Avec le téléphone portable, la donne est différente : comme eux (et numériquement presque autant qu’eux), elles en sont détentrices. Ce changement est encore plus notable si l’on souligne la nature même du téléphone portable: utilisable n’importe quand, n’importe où et dans n’importe quelle circonstance. Lorsqu’il sonne (ou vibre), par exemple, il s’agit de réagir rapidement, où qu’on se trouve (décider de répondre à son correspondant ou non), et, quoi qu’on fasse, on informe également les tiers (s’ils existent) de la décision prise, et même plus si l’on décide de répondre : on est écouté et on a conscience de l’être…
7Comme partout, le téléphone mobile met réellement son utilisateur, lorsqu’il se trouve dans l’espace public (rue, marché, train, etc.) ou même privé (lieu de travail, famille), dans une véritable situation d’acteur : il est sommé de jouer un rôle devant des « spectateurs » qu’il ne connaît pas forcément – il baisse la voix, l’élève, tend à montrer qu’il traite d’un sujet grave alors qu’il n’en est rien ou l’inverse, improvise des réponses en situation, etc. Posture qu’on pouvait penser difficile (voire impossible) pour les femmes qui, au regard de nombreuses coutumes congolaises, sont tenues à une grande réserve en matière de prise de parole en public, surtout lorsqu’il est question de leur vie privée ! Déjà, sur ce point, le téléphone portable bouscule à n’en point douter les règles sociales, crée des situations anomiques qui modifient les comportements: il pousse les femmes à transgresser les normes. On peut alors, à juste titre, considérer que pour celles-ci le téléphone portable devient véritablement « une arme pour trouver sa place, pour réinventer son territoire [7] », car il est certain que, lorsqu’on parle au téléphone dans l’espace public, on transforme cet espace, ne fût-ce que momentanément, en espace privé…
8Que les femmes soient presque aussi nombreuses que les hommes à posséder un téléphone mobile peut également signifier que leurs préoccupations et leurs activités se rapprochent de plus en plus des leurs [8]. Serait-ce là le signe d’une remise en question des rapports de genre habituels, de ce quasi-cloisonnement du fonctionnement social où l’on voyait d’un côté les hommes avec leurs activités et préoccupations, par exemple celles consistant à « ramener l’argent dans le foyer pour nourrir la famille », et de l’autre les femmes avec les leurs, notamment celles liées à l’entretien de la cellule familiale (ménage, cuisine, soins aux enfants…) ? Si le fait de détenir une technique n’établit pas l’usage qui en est fait, il reste néanmoins indéniable que cette quasi-indifférenciation sexuelle de la possession du téléphone portable est un aspect du changement social en cours: l’autonomisation des femmes, sinon la restructuration de leur place dans la vie sociale.
9Il convient pourtant de souligner que la détention de ce média par les femmes est souvent, comme cela a été noté ailleurs, le fait des hommes [9], comme nous le verrons plus loin. Ce qui n’en annule pas l’élément le plus déterminant : ce sont les femmes (seules) qui décident de son usage, par exemple son utilisation ou non dans l’espace public ; elles peuvent choisir de ne pas l’utiliser pour répondre aux orientations des coutumes locales (ou du moins des normes sociales jusque-là largement admises). Or, l’écrasante majorité des femmes interrogées affirme répondre lorsque leur portable sonne dans un espace où elles ne sont pas seules ; l’idée ne leur vient même pas de ne pas le faire, sauf (bien sûr) en cas de force majeure.
Peu d’utilisateurs chez les plus jeunes
10On constate que les moins de 30 ans sont les moins nombreux à être propriétaires d’un téléphone portable. L’explication est sûrement économique, comme en témoignent les propos de S., 27 ans, sans-emploi: « Ça coûte cher ce truc. Je veux bien l’avoir mais j’ai pas la tune. Déjà il faut pouvoir l’acheter, ensuite il faut pouvoir payer régulièrement l’abonnement ou la carte de recharge… Où trouver cet argent ? De toute façon, même si je trouve un peu d’argent, ma principale préoccupation sera de trouver quelque chose qui me rapporterait régulièrement de l’argent [10], et non qui m’inciterait à en dépenser tout le temps… » Le coût régulier de son utilisation constitue donc un frein à l’acquisition du téléphone portable chez ces jeunes que l’entrée de plus en plus tardive sur le marché du travail et le chômage rendent quelque peu réalistes : « Même si je peux avoir de l’argent, l’acquisition d’un téléphone portable serait ma dernière préoccupation. » D’ailleurs, ceux d’entre eux qui en sont équipés reconnaissent volontiers qu’il s’agit d’un cadeau de leur parent ou de leur petit(e) ami(e)… À partir de 30 ans, la consommation de téléphone portable semble s’accroître, pour redescendre vers 55 ans. C’est donc pendant la période active qu’il rencontre le plus de succès. Mais la relation avec l’activité professionnelle est-elle si sûre ?
Le téléphone portable, facilitateur des professions libérales ?
11Lorsqu’on s’intéresse à l’activité des détenteurs d’un téléphone mobile, on constate que les personnes exerçant une profession libérale (commerçants, chefs d’entreprise, avocats, médecins libéraux…) sont les plus nombreuses. Leur activité professionnelle semble la principale explication. Soucieux d’être facilement joignables pour la bonne marche de leurs affaires, ils acquièrent un outil leur permettant d’être accessibles n’importe où et n’importe quand. Nous l’avons particulièrement constaté auprès des chauffeurs de taxi, qui n’hésitent d’ailleurs pas à afficher le numéro de leur téléphone portable sur la carrosserie de leur voiture [11], ou chez les commerçants et les médecins libéraux. Les propos de R., commerçant, le résument très bien : « J’ai des contacts ici et là, avec mes fournisseurs et avec mes clients. J’ai acheté un portable pour faciliter ces contacts… » Ce médecin, propriétaire d’une clinique, abonde dans le même sens: « En cas de problèmes, mes employés ou mes patients peuvent me joindre n’importe quand où que je sois… »
12Viennent ensuite les employés du privé. Il faut préciser qu’il s’agit souvent d’employés d’entreprises ayant pignon sur rue (industries du pétrole, banques, assurances, etc.) et jouissant de salaires confortables et réguliers (à l’inverse des fonctionnaires – les moins nombreux à être propriétaires d’un téléphone portable – dont les salaires sont nettement plus faibles et irréguliers, ou encore des sans-emploi qui ne jouissent d’aucun revenu). On constate également que les cadres sont de façon générale les plus (et les mieux) équipés de toutes les catégories socioprofessionnelles. Il faut dire que l’achat du téléphone portable le plus basique coûte plus que le salaire moyen (et le coût de communication est plus élevé que celui du téléphone fixe).
13On peut donc penser que la détention du téléphone portable va de pair avec l’activité professionnelle et avec les revenus disponibles. Cette explication (du reste évidente) ne saurait pourtant être totalement satisfaisante puisque, par exemple, on rencontre des sans-emploi qui en possèdent et des employés du privé qui n’en ont pas. D’autant que, en dehors des personnes établies à leur compte, la majorité n’évoquent pas les raisons professionnelles pour justifier l’acquisition d’un téléphone portable. Pourquoi acquiert-on donc un téléphone portable ?
Le téléphone portable, pour quoi faire ? Une diversité d’usage principal
14D’abord, pourquoi se servir d’un téléphone portable plutôt que d’un téléphone fixe dont l’utilisation paraît moins coûteuse? Les réponses évoquent souvent la « rapidité » et l’« efficacité ». Rapidité de disposer de la ligne : « Avec le téléphone portable, dès que tu payes, tu as la ligne. Tout de suite tu peux appeler ou être joint. Avec le téléphone fixe, il faut attendre plusieurs mois et cela revient plus cher… », avance G., infirmier ; « parfois, on ne peut pas avoir la ligne lorsqu’on habite certains quartiers… », précise R., secrétaire. Il est vrai qu’en matière de téléphonie filaire, il faut parfois attendre plusieurs mois pour avoir une ligne. De plus, dans les quartiers où il n’y a aucune installation, c’est à l’abonné qu’incombe la charge d’une partie des frais de connexion (achat de poteau, de fil, etc.). Ce qui lui revient donc plus cher que s’il optait pour un téléphone mobile (en théorie plus coûteux). À cela, il faut ajouter la vétusté des installations filaires publiques (central téléphonique, matériel de liaison…), aggravée ces dernières années par les actes de vandalisme dont elles sont souvent victimes (notamment à l’occasion des guerres civiles), qui rend aléatoire l’usage du téléphone fixe (souvent « en dérangement [12] »). Or, le téléphone portable ne demande pas d’infrastructures particulières. L’autre raison largement évoquée (l’« efficacité ») concerne l’avantage d’être joignable indépendamment du lieu: « Où que je sois, on peut m’appeler, je peux appeler, c’est très bien comme ça… »
15Intéressons-nous maintenant aux raisons qui ont rendu nécessaire cette acquisition (pourquoi acquérir un téléphone portable ?).
Les raisons familiales et professionnelles, peu évoquées
16Lorsqu’on interroge les gens sur les raisons qui les ont conduits à faire l’acquisition d’un téléphone portable, il apparaît nettement que les raisons familiales sont les moins évoquées. Ce qui paraît surprenant lorsqu’on sait la place importante qu’occupe la famille dans l’organisation sociale au Congo. Tout s’éclaire pourtant lorsqu’on considère le très faible développement du réseau téléphonique congolais : selon l’UIT, cité par A. Chéneau-Loquay [13], on y compte seulement de 5 à 9 lignes pour 1 000 habitants. L’écrasante majorité des ménages ne disposent donc pas de téléphone (fixe ou mobile), y compris à Brazzaville, où le réseau est le plus développé. Même parmi les familles qui possèdent un téléphone portable, souvent un seul membre en est détenteur – et pas toujours le chef de famille. C’est le cas de K., pharmacien : « Je suis le seul à avoir un téléphone portable dans ma famille et nous n’avons pas de téléphone fixe. Je ne peux appeler ni mes enfants, ni mon épouse. J’habite un quartier que l’ONPT [14] n’a pas encore desservi. Cela fait des années qu’il me demande d’attendre… » Ce déficit se ressent aussi au niveau de la famille étendue, comme en témoigne ce chef d’entreprise : « J’ai un portable mais je suis dans l’impossibilité de téléphoner à mon père et à ma mère qui habitent au village, où il n’y a même pas un seul téléphone fixe… »
17Ainsi parfois le problème du choix entre téléphone fixe et téléphone mobile ne se pose-t-il même pas, le premier étant tout simplement inaccessible. Correspondre au téléphone signifiant être relié d’un bout à l’autre par cet outil, le détenteur du téléphone portable se trouve souvent dans l’impossibilité, même s’il le désire, de joindre des membres de sa famille. La faible évocation des « raisons familiales » ne doit donc pas faire penser à un délitement des rapports familiaux, mais révèle beaucoup plus la très faible télédensité du Congo.
18Les raisons professionnelles sont également peu évoquées pour justifier l’acquisition du téléphone mobile. Ce n’est pas pour des besoins liés à leur profession que la plupart des Congolais acquièrent ce média. D’ailleurs, beaucoup avouent ne pas dire à leur employeur qu’ils en possèdent un pour ne pas être inopinément « dérangé ». On veut préserver sa vie privée, éviter un emboîtement de la sphère privée et de la sphère professionnelle, comme le résume cet employé d’une société d’assurances: « Lorsque je quitte mon lieu de travail, mon contrat avec mon employeur est terminé pour la journée, je ne veux plus qu’on me parle boulot jusqu’à demain… Si mon chef sait que j’ai un téléphone portable, il voudra avoir mon numéro et sera tenté de m’appeler s’il y a un problème… Je préfère qu’il ne sache même pas que j’ai un téléphone portable. »
19On trouve bien là l’expression du refus de cette « extension de l’urgence (professionnelle) » dont parle F. Jaureguiberry [15]. Une telle attitude est bien la preuve, une fois de plus, qu’une grande partie des détenteurs de téléphone portable ne possèdent pas de téléphone fixe dans leur foyer : cacher à son employeur l’existence de son téléphone mobile (pour ne pas être « dérangé ») n’aurait en effet plus aucun sens dans la mesure où il existe des annuaires regroupant les détenteurs d’un téléphone fixe. Il n’est donc pas étonnant que les « raisons professionnelles » soient beaucoup plus avancées par les professions libérales ou les cadres qui, eux, sont liés à leur employeur par des temps de travail extensibles (d’ailleurs, de plus en plus, l’employeur équipe lui-même ses cadres en téléphone portable pour accroître leur « joignabilité »).
Le téléphone portable, arme de lutte contre l’insécurité urbaine
20L’« insécurité » est la deuxième raison évoquée pour justifier l’acquisition d’un téléphone portable. Rappelons que le Congo a connu ces dix dernières années de nombreuses guerres civiles, toujours suivies de pillages, de viols et autres exactions perpétrées à l’encontre des populations civiles, favorisées par une distribution massive d’armes de guerre et la constitution de milices par certains leaders politiques. Après les guerres, ces miliciens ont souvent continué à sévir (cette fois à leur « propre compte »), leur « employeur » étant désormais soit en exil, soit au pouvoir (et les traitant désormais comme des « hors-la-loi »). Dans cet espace urbain insécurisé, un téléphone portable devient un atout considérable. Lors d’un braquage ou d’une agression quelconque (que la victime soit un individu ou un groupe), on peut avoir le temps (soi-même, sinon un voisin ou un témoin) de composer le numéro du service de police spécialisé dans la répression du banditisme, service réputé réagir très vite et dont les méthodes sont plutôt dissuasives et expéditives [16]. C’est ce qui s’est passé dans la famille H., dont voici le témoignage du chef de ménage : « Nous dormions lorsque, vers 2 heures du matin, des individus masqués et armés ont fait irruption chez nous ; ils avaient cassé une porte pour rentrer… Ils nous violentaient déjà en nous exigeant de montrer là où nous cachions l’argent. Or mon fils, en entendant la porte qu’on forçait, avait compris ce qui se passait, s’était enfermé dans sa chambre et avait immédiatement composé, avec son téléphone portable, le numéro de la police… La police est arrivée très vite. Il y a eu des coups de feu, deux des voleurs ont été tués, les autres ont réussi à s’enfuir… » L. a également vécu une expérience similaire : « J’ai eu la vie sauve grâce à mon voisin qui a appelé de son téléphone portable la police dès qu’il a vu des hommes armés et masqués débarquer chez moi en plein après-midi. »
21Les bandits sont conscients des risques que leur fait courir ce média. On entend même dire qu’« il suffit d’un téléphone portable dans son quartier pour avoir la paix »… Le directeur du séminaire catholique de Brazzaville a reconnu, au cours d’une interview sur les antennes de RFI, que, dans son quartier auparavant hautement insécurisé, le grand banditisme avait fortement baissé avec l’apparition et l’expansion du téléphone portable… Le téléphone fixe, lui, n’est pas aussi dissuasif, il est vite anéanti: les bandits prennent d’abord le soin d’en couper les fils (bien repérables à l’extérieur ou à l’intérieur de la maison) avant de commettre leur forfait. Le téléphone mobile offre l’avantage de ne pas se faire localiser par l’agresseur. À cela, il faut ajouter la peur de la délation pour le bandit. Lorsqu’on identifie le coupable d’un forfait, on a souvent peur d’aller le dénoncer au commissariat : on peut être vu, c’est dangereux. En revanche, il est plus sécurisant de passer un coup de fil anonyme à la police à partir de son téléphone portable ; ça, le bandit ne peut le contrôler. Un policier reconnaissait que « les témoignages anonymes et les délations avaient nettement progressé avec le portable. Ce qui facilite nos enquêtes et sécurise plus les gens… » Le téléphone portable a donc induit de nouvelles pratiques citoyennes.
22L’évocation de l’« insécurité » est particulièrement notable dans certaines catégories socioprofessionnelles, notamment chez les policiers, les gendarmes et les militaires. Lors des guerres civiles ou de mouvements sociaux graves, ces derniers ont souvent été les premières cibles (surtout lorsqu’ils habitaient les quartiers populaires), car considérés par les uns ou les autres comme les bras armés du pouvoir, les détenteurs légitimes d’armes de guerre (qu’il fallait d’abord désarmer) ou les suppôts de tel ou tel leader politique considéré comme adversaire (il suffit souvent d’appartenir au même groupe ethnique que lui)… Aujourd’hui, ils se sont organisés en réseaux pour être informés du moindre incident, de son ampleur, des dispositions à prendre. Le téléphone portable est leur principal outil de liaison. Ainsi, presque tous les officiers en sont détenteurs : « Nous vivons dans une situation particulière. Le téléphone portable nous aide beaucoup dans le recoupement des informations. Personne d’entre nous ne veut plus se laisser surprendre comme par le passé. On est informé dès qu’un mouvement se passe dans la ville. Nous avons des relais dans tous les points importants de la ville, relais constitués non seulement de militaires mais aussi de civils; il peut s’agir de parents, d’amis, etc. », assurait un officier de l’armée.
23Aux militaires, il faut ajouter les hommes politiques qui sont aussi, souvent, les premières victimes (et instigateurs) des mouvements sociaux et des guerres civiles. Tous les hommes politiques que nous avons rencontrés possèdent un téléphone portable. Les journalistes, notamment ceux des médias d’État, également souvent comptés parmi les premières victimes de ces guerres car accusés d’être les « propagandistes » de tel ou tel courant politique, lui accordent la même importance. Pour tous, l’intérêt du téléphone portable réside moins dans des raisons professionnelles que dans des raisons personnelles, notamment sécuritaires: il s’agit d’être le plus facilement joignable au cas où sa sécurité serait menacée. À en croire les divers témoignages, le téléphone portable a déjà permis de sauver des vies au Congo : « Lors des événements de 1998, c’est un ami qui m’a appelé sur mon portable pour me prévenir de ne pas rentrer chez moi alors que j’étais déjà en route… J’ai rebroussé chemin et cela m’a sauvé la vie : des personnes en arme étaient à ma recherche et avaient déjà assassiné l’un de mes enfants qui avait eu le malheur de se trouver là à ce moment. Mes autres enfants et ma femme étaient également absents par hasard… »
24Ces raisons sécuritaires ne concernent pas seulement les catégories de personnes que nous venons d’évoquer (militaires, politiques, journalistes), tous les possesseurs de téléphone portable rencontrés (notamment à Brazzaville) se servent beaucoup de ce média pour se tenir au courant de l’évolution des diverses tensions sociopolitiques susceptibles de dégénérer en guerre civile et de mettre leur vie en danger. Chacun s’efforce de se tenir (ou de tenir ses proches) informé des éventuels dangers pouvant les guetter à tel moment ou dans telle zone. En fait, ce média a permis la constitution de véritables « services informels de renseignements ».
25Chacun au Congo sait le rôle majeur que le téléphone portable a joué lors des dernières guerres civiles. Discret, non localisable dans l’espace, il fut un outil de liaison efficace, une arme redoutable et incontournable. Tous les « chefs de guerre » en étaient détenteurs. Mais il a pu également être un objet dangereux pour les civils. Nous avons ainsi recueilli plusieurs témoignages de ce type : « J’ai vu des personnes être abattues parce que lors d’un contrôle à un bouchon (barrage), on avait trouvé sur eux un téléphone portable. On les accusait d’être des infiltrés qui communiquaient les positions à l’ennemi… » Les autorités gouvernementales qui ont pris le pouvoir à l’issue de la dernière guerre civile ont d’ailleurs continué à exploiter les atouts de cet outil dans leur rapports avec les « acteurs d’en bas ». Ils en ont muni tous les chefs de quartier et autres informateurs dans les villes. On voit même les anciens rebelles qui avaient pris le maquis dans les forêts en porter régulièrement sur eux une fois revenus en ville. On entend dire que le pouvoir en aurait muni certains (les leaders) avec pour mission de « contrôler » leurs camarades, toujours considérés comme une menace pour le pouvoir et pour la quiétude des citoyens. Ils seraient chargés de communiquer toutes informations utiles aux autorités, le téléphone mobile leur apportant la rapidité d’action et la discrétion nécessaires. Il semblerait que plusieurs « coups » aient déjà été déjoués grâce à leur action. Le téléphone portable est dans ce cas instrumentalisé comme une arme pour asseoir et/ou conserver le pouvoir politique.
Un catalyseur des relations amoureuses
26Les raisons extraprofessionnelles et extrafamiliales sont les plus évoquées pour expliquer l’acquisition du téléphone portable ; l’idée est de pouvoir « joindre les amis et être facilement joignable par eux ». Généralement, cette justification couvre d’un voile pudique les relations amoureuses : les « petits(es) amis(es) », les maîtresses et autres amants. En effet, beaucoup de possesseurs de téléphone mobile (notamment les femmes) reconnaissent que l’idée première est de pouvoir entrer en contact avec leur amoureux(se). Si les hommes restent les moins loquaces sur la question, la grande majorité des femmes admettent que leur « portable » leur a été offert par leur amoureux, qu’il s’agisse d’hommes déjà mariés ou non (bien que la polygamie soit autorisée, le phénomène de « deuxième ou troisième bureau [17] » est très répandu).
27Sur ce point, des rumeurs insistantes circulent sur les « kamoukés », « seizièmes » et autres « fioti-fioti », ces jeunes filles à peine sorties de l’adolescence qui, dit-on, ne reculent devant rien pour séduire les hommes d’âge mûr, notamment ceux jouissant de revenus confortables. Le besoin d’être « à la page » occupant une place importante chez ces jeunes filles, l’acquisition d’un téléphone portable devient une nécessité – on entend même dire que leur offrir un mobile ou une carte de recharge [18] suffit pour obtenir ce qu’on veut d’elles : « Le baratin n’existe plus avec ces filles, il suffit de leur parler téléphone portable ou unités. Les hommes, même s’ils ont l’âge de leur grand-père, en profitent bien… », s’indignait une femme. En effet, plusieurs de ces jeunes filles, d’origine et de situation sociales souvent modestes (mais pas toujours), reconnaissent que leur téléphone portable leur a été donné par leur « copain » (des hommes généralement mariés et ayant effectivement souvent plus du double de leur âge).
28Les hommes y trouvent un double intérêt. En effet, si l’offre du téléphone portable facilite effectivement leur « démarche séductrice », elle leur permet aussi de mieux « gérer » leurs relations avec ces filles aux réactions parfois imprévisibles. G., 48 ans, l’explique bien: « Si ma copine a besoin de quelque chose, elle ne débarquera pas chez moi à l’improviste, elle m’appellera ou m’enverra un message écrit sur mon portable et nous prendrons rendez-vous quelque part… Pour moi, c’est une nécessité qu’elle ait un téléphone portable… » À cela, il faut ajouter que cet instrument permet d’être informé de l’identité du correspondant (s’il fait partie du cercle intime). Ce serait, entend-on dire au Congo, une aubaine pour les personnes ayant des relations intimes extraconjugales : « Lorsque mon téléphone sonne, si je ne suis pas seul, je regarde d’abord qui m’appelle avant de répondre. Si c’est une de mes petites amies qui appelle alors que je suis avec mon épouse, je ne répondrai pas… » Ces jeunes filles ne sont bien sûr pas les seules concernées; leur exemple permet simplement de mieux comprendre l’attrait que suscite le téléphone portable, et le type de relations qu’il peut faciliter. Dans toutes les couches sociales, il apparaît nettement que cet outil a donné à ce type de rapports un regain de discrétion et de force.
29J’ai moi-même assisté par hasard à une scène fort édifiante. J’étais dans un « nganda » (restaurant-bar) lorsqu’un monsieur, la cinquantaine, vint s’asseoir à une table à côté de la mienne. Il commanda un verre. Au bout d’une quinzaine de minutes, il se saisit du téléphone portable qu’il avait posé bien en vue sur la table. Il composa un numéro et entra dans une conversation dont les tenants auraient nécessité une surdité totale pour ne pas être entendus [19] : « Allô G…. Oui c’est moi… Où es-tu?.. Mais que fais-tu encore?… Mais cela fait près de deux heures que je t’attends… Quoi ton père ne veut pas que tu sortes ? … Mais il fallait me prévenir, c’est pour ça que je t’ai offert ce portable… Tu n’as plus d’unités, mais fallait me le dire… J’ai déjà fait les commandes, je n’attends que toi… Si tu ne viens pas, comment je vais faire… Débrouille-toi pour venir, je t’attends… Prends un taxi, je payerai ici… Oui débrouille-toi… Fais vite… »
30Une dizaine de minutes plus tard, une jeune fille d’une vingtaine d’années descendit d’un taxi, l’homme alla l’accueillir et régla le taxi. La jeune fille tenait sans doute, entre autres, à se faire payer son déplacement pour venir à son rendez-vous. On peut imaginer la suite de ses « revendications » : « Si je ne t’ai pas prévenu de mon retard, c’est parce que je n’avais plus d’unités sur mon portable (donne-moi de l’argent pour que je puisse acheter une carte de recharge), etc. » De son côté, le téléphone portable a permis à son copain (probablement marié) de « piloter » leur rencontre. Chacun y trouve son compte…
« Solola bien ! » La possession du téléphone portable comme pratique de distinction
31La place de ce média dans les pratiques de distinction est considérable au Congo. Rappelons que le pays est largement traversé par le phénomène de la « Sape [20] », « culte de l’élégance [21] » qui consiste à s’habiller de vêtements coûteux et « à la mode » (provenant souvent de Paris et portant la griffe des grands couturiers) et de les porter avec ostentation et parfois de façon spectaculaire et théâtrale. Une sorte de contagion sociale de ce phénomène s’est opérée dans toutes les strates et les secteurs de la vie sociale, allant jusqu’à son instrumentalisation comme outil de revendication politique [22]. « Être à la mode » est donc une préoccupation majeure pour la plupart des Congolais. Aujourd’hui, dans les représentations collectives, dans l’imaginaire social, le téléphone portable est largement entré dans la sphère des biens qu’il faut absolument détenir pour « être à la mode ». C’est parfois la principale raison de sa détention : « J’ai un téléphone mobile parce que c’est à la mode », « … parce qu’il faut ça pour être à jour, pour être à la page », « avoir un téléphone portable, c’est pour moi comme avoir un beau costume », « … un sapeur qui se respecte ne peut pas ne pas avoir un portable ! », etc. Le fait que ce média se « porte » comme un habit est peut-être une explication de son succès dans la « Sape », phénomène où le vêtement occupe justement la place centrale…
32La manière dont on désigne ce média au Congo est particulièrement évocatrice. Le téléphone portable, c’est le « solola bien », terme lingala-français pouvant se traduire par « exprime-toi bien », « parle correctement », « sers-toi d’un langage accessible à tous » ! – comme on le dirait à une personne dont on ne saisit pas les propos. Autrement dit, pour être compris, pour participer à une relation sociale, pour exister, il faut avoir un téléphone portable. Le « téléphone portable-solola bien » devient une sorte de décodeur incontournable sans lequel on ne peut communiquer avec autrui dans l’espace social. Dès lors, les possesseurs de téléphone portable deviennent les « véritables acteurs » de la vie sociale, les seuls à avoir « droit à la parole » dans la cité. Il ne s’agit donc plus simplement d’être propriétaire d’un mobile, il faut faire savoir qu’on en est propriétaire, comme on montre qu’on possède des vêtements coûteux en les arborant avec ostentation. Aussi reste-t-il très commun au Congo d’avoir son téléphone portable bien en vue sur soi: l’écrasante majorité des personnes rencontrées préfèrent le porter à la main et non dans une poche, à la ceinture ou dans un sac. On voit même des automobilistes qui l’accrochent ostensiblement à la vitre d’une des portières avant, d’autres encore qui le portent autour du cou comme on porterait une médaille ou l’accrochent à leur chapeau comme le mineur accroche sa lampe à son casque… Et que dire de cette pratique courante chez les sapeurs (et chez d’autres) qui consiste à se faire appeler par un complice à un moment précis (lors d’une fête, d’un rendez-vous galant, au milieu de personnes connues, etc.), dans le seul but de faire savoir à « son public » qu’on possède un téléphone portable ! Tout comme ces personnes qui exhibent des téléphones portables qui ne sont pas (ou plus) en état de fonctionner (ligne coupée, appareil en panne, parfois simples gadgets, etc.).
33Au-delà de son aspect utilitaire, le téléphone portable remplit ici une fonction de distinction sociale, il est considéré comme un indicateur de progression dans l’échelle sociale. Cette démarche est encore renforcée par l’exemple que donnent les « leaders d’opinion », c’est-à-dire des personnes jouissant d’un « suffrage » certain au sein de la société [23] et qui finissent par jouer, aux yeux de certains, un rôle de modèle d’identification sociale.
34On les voit régulièrement exhiber leur téléphone portable, certains se font même les porte-parole d’une véritable « civilité ou savoir-vivre téléphonique ». C’est le cas de Koffi Olomidé, l’un des musiciens les plus visibles sur les chaînes de télévision, qui y apparaît régulièrement muni d’un téléphone portable, mimant des conversations et chantant des textes comme « moto a lobeli ya allô, zonguisa yé oui » (« lorsque ton correspondant dit allô, tu dois répondre oui ») ou encore « bayokaka répondeur ya moto té » (« on n’écoute jamais le répondeur d’autrui »). Faut-il signaler que l’appellation « solola bien » (aujourd’hui largement répandue) est le fait d’un autre musicien très en vue, Werason… Comme pour l’imitation qu’ils suscitent dans d’autres domaines, notamment celui des manières de se vêtir, ces personnages peuvent être considérés non seulement comme des « foyers de diffusion » (Hägerstand) du téléphone portable, mais aussi comme des agents sociaux qui participent à faire jouer à ce média une fonction de distinction sociale.
Nouvelles tribus et affaiblissement du contrôle social
35L’un des éléments induits par le téléphone portable est la constitution de réseaux, sinon la réactivation ou l’élargissement de ceux déjà existants. Nous l’avons vu, ce média n’est que très peu utilisé pour entretenir les réseaux familiaux. En revanche, de nouveaux types de réseaux se sont constitués, des sortes de nouvelles tribus : celles des possesseurs de téléphone portable. Nous l’avons dit, très peu parmi eux disposent en plus d’un téléphone fixe. Il apparaît nettement que, lorsqu’on possède un téléphone portable, ses premiers correspondants sont d’autres détenteurs du même outil de communication. Il reste dissuasif d’appeler un téléphone portable à partir d’un téléphone fixe (opération plus coûteuse).
36De leur côté, les possesseurs d’un téléphone portable seront plus motivés pour appeler leur correspondant (disposant aussi d’un téléphone filaire) en priorité sur leur portable, comme en témoigne L. : « Je préfère d’abord l’appeler sur le portable, je suis plus sûr de l’avoir. Sur son fixe, ma démarche peut être inutile s’il n’est pas chez lui… » M., employé dans le privé, le confirme: « Les gens que j’appelle ont tous des portables. Ce sont les mêmes qui me contactent à mon tour, généralement à partir de leur téléphone portable aussi… » Ainsi, on s’appelle d’abord entre possesseurs de téléphone portable. Tout cela favorise la création de ces nouvelles tribus ayant pour base le téléphone portable, le langage, les pratiques et les coutumes qui s’y rattachent. Comme l’a signalé M. Maffesoli, la constitution des tribus « se fait à partir du sentiment d’appartenance, en fonction d’une éthique spécifique et dans le cadre d’un réseau de communication [24] ».
37C’est donc entre possesseurs de téléphone portable qu’on s’échangera en priorité les informations, qu’on se partagera les loisirs (sorties en boîte, au cinéma, au théâtre, etc.), comme nous l’avons observé chez les jeunes notamment qui se passent des messages du type « il y a tel film demain dans telle salle, on y va? C’est l’anniversaire de X, on se retrouve chez Y, etc. ». S’il est vrai que le propre de toute tribu est la tendance à l’enfermement sur soi, cela est ici quelque peu renforcé par la réalité quotidienne : comment contacter (bien qu’on le désire) une personne qui habite loin pour lui donner une information (au sujet d’un loisir, d’une invitation au restaurant ou en boîte) lorsqu’elle ne possède pas de téléphone ? On contactera d’abord celles qui peuvent l’être facilement (les possesseurs de téléphone portable). Il ne faut pas perdre de vue que le téléphone portable est plus répandu chez les personnes ayant des revenus suffisants. Celles-ci ont des hobbies qui ne sont pas forcément à la portée de tout le monde dans un pays en crise économique et sociale (comme aller au cinéma ou au théâtre, par exemple). Elles ne peuvent donc inviter (ou en tout cas partager leurs loisirs) que des personnes qui ont des moyens équivalents. Toutes ces données conduisent au renforcement de l’armature de ces tribus qui, comme toute tribu, crée des exclus : lorsqu’on n’est pas possesseur d’un téléphone portable, on ne peut en être membre. Au regard de l’organisation sociale, il apparaît que les premiers à en être exclus sont les « aînés sociaux », notamment les « chefs de famille ».
38Au Congo, chaque famille étendue (regroupant trois ou quatre générations) a un chef de famille, généralement un oncle. Véritable régulateur de la vie familiale, il veille à sa cohésion. Ce rôle, qui est permanent, devient encore plus important à certaines occasions telles que le décès, le mariage ou la naissance d’un membre. Agissant souvent au sein d’un « collège des sages » (composé généralement des personnes les plus âgées de la famille), il est en quelque sorte le « décideur » principal de la famille. Or, nous l’avons dit, la possession du téléphone portable semble baisser avec l’âge, vers 55 ans. Le chef de famille et les membres de son « collège » n’en possèdent presque jamais, d’où l’affaiblissement de leur contrôle social sur les plus jeunes. En effet, constamment en liaison entre eux grâce à leur téléphone portable, ces jeunes se permettent parfois des initiatives qu’ils n’auraient pas eues (au regard des coutumes) « le droit » de prendre auparavant. T., 32 ans, explique: « Lorsque ma sœur est morte, je me suis beaucoup concerté avec les autres jeunes de la famille, mes cousins, mes frères. Nous avons des téléphones portables, cela facilite les choses. Nous avons décidé de l’organisation des funérailles, des taux de cotisations, etc. »
39Avant, de telles initiatives étaient inimaginables; seuls les « anciens » avaient ces pouvoirs de décision. Ainsi, si le point de vue des anciens reste néanmoins presque toujours indispensable (sauf en situation de conflits [25]) pour la réalisation des décisions prises par les jeunes, le contrôle social exercé par les aînés s’en trouve modifié, leur pouvoir affaibli… Parfois, ces jeunes sont vite ramenés à l’ordre, notamment lorsqu’ils tentent de contourner l’autorité des anciens devant une autre famille étendue. C’est ce qui s’est passé pour Y., 35 ans: « La copine de mon cousin est tombée enceinte chez ses parents (sous le toit parental), c’était très grave. Il m’a appelé parce qu’il voulait que je l’accompagne chez les parents de la fille qui voulaient le rencontrer dare-dare. Il fallait absolument qu’il s’y rende avec ses “oncles”. C’était plus facile de me contacter que de contacter les oncles car le temps pressait… Nous avons pris quelques copains que nous avons rapidement rassemblés grâce à nos portables et nous nous sommes présentés. L’oncle de la fille (le chef de sa famille) a tout de suite dit : mais vous n’avez pas d’adultes dans votre famille, je veux traiter avec le chef de votre famille, pas avec vous autres. Vous n’êtes que des enfants… »
40On le voit, les personnes âgées sont exclues des « tribus » qui se sont constituées autour du téléphone portable, tribus qui inventent et fonctionnent selon de nouvelles logiques sociales dans lesquelles la volonté des membres prend le dessus sur les coutumes ou obligations familiales, ce qui a pour effet d’affaiblir le contrôle que ces aînés sont censés exercer sur les plus jeunes. Cela participe à un effondrement des valeurs ancestrales. Situation encore plus compréhensible au regard du fonctionnement familial « traditionnel » parfois contraignant, et considéré comme autocratique par un grand nombre de jeunes. On peut sûrement dire dans ce cas que le téléphone portable participe à une « désinstitutionalisation » de la famille (et des coutumes) congolaise(s).
Le téléphone portable, révélateur d’enjeux de pouvoir dans l’espace public
41De façon générale, la possession du téléphone portable au Congo dévoile des enjeux de pouvoir et des rapports de force dans l’espace public. Nous avons déjà vu que ce média faisait désormais partie des objets constitutifs de la « Sape ». Or, il a été démontré que la Sape était souvent instrumentalisée (par les jeunes originaires des quartiers populaires notamment) comme un moyen d’expression politique. Le téléphone portable peut donc également être perçu comme un outil d’expression politique. Par ailleurs, cela a été dit, ce média est plus à la portée des personnes aisées que des autres, qui font à leur tour le nécessaire pour le détenir : leur démarche peut être vue aussi comme l’expression d’un refus de laisser les personnes aisées, les personnes « d’en haut » occuper seules l’espace public, le « téléphone portable-solola bien » passant pour le décodeur sans lequel on ne peut communiquer dans cet espace.
42Ce qui expliquerait pourquoi des personnes n’ayant ni l’électricité (ni le minimum vital), ni les moyens nécessaires pour assumer les dépenses qu’il entraîne, font tout pour avoir un téléphone portable ; pourquoi des personnes dont le téléphone portable n’est pas en état de fonctionner tiennent à faire croire le contraire, etc. On comprendrait alors le succès de ce média chez les femmes. Il s’agit de marquer sa visibilité : c’est une question de survie. Le téléphone portable semble ainsi permettre aux plus défavorisés, ou à ceux qui se reconnaissent comme tels (femmes, jeunes), de s’approprier (ou de se créer) des (nouveaux) espaces d’expression. D’où son succès dans les pays les plus déstructurés : expression du refus des plus pauvres (les plus nombreux) d’abandonner l’espace public (ou social) aux seuls gens « d’en haut ». On comprendrait mieux aussi la démarche de ces anciens miliciens qui acceptent de collaborer avec le pouvoir qu’ils combattaient avant. En transmettant régulièrement des informations sur les « mouvements » de leurs proches à partir du téléphone portable qui leur a été « offert » pour ce faire, ils participent ainsi à ce pouvoir qu’ils n’ont pas réussi à conserver ou à prendre par les armes. Leur action aurait ainsi une connotation éminemment politique.
43Les rapports de force et de pouvoir peuvent également se lire à des échelles plus petites. Par exemple, la situation de ces jeunes qui, grâce à leur téléphone portable, s’autorisent des décisions que seuls les « aînés » ont le droit de prendre exprime les conflits entre générations et le besoin d’indépendance de ces jeunes face à l’autorité des anciens. On peut également évoquer la situation de ces jeunes filles prêtes à tout pour obtenir un téléphone portable : c’est le seul outil de communication qui leur permet de s’extraire réellement du contrôle parental (lorsque le téléphone sonne, on se retire loin des oreilles indiscrètes, notamment parentales). Il en est de même des femmes qui, grâce à ce média, expriment leur refus des injonctions que leur imposent les traditions (par exemple l’obligation de discrétion dans l’espace public) ou des hommes qui, en l’offrant à leur maîtresse, veulent avoir une meilleure emprise sur elle.
Face aux dépenses suscitées, quelles stratégies ?
44Comme tout bien de consommation, le téléphone portable nécessite un investissement économique régulier. Comment faire face à celui-ci dans un pays en crise économique? Les démarches sont multiples et mettent en lumière la créativité des populations… La carte de recharge, on le sait, est largement préférée à l’abonnement. La liberté de gérer ses unités comme on l’entend l’emporte donc sur l’obligation de verser une somme donnée tous les mois à l’opérateur. Cette préférence pour la carte prépayée peut aussi traduire l’incertitude sur l’avenir qui affecte la société congolaise en général : pourquoi prendre un abonnement si on n’est pas sûr d’être capable de le payer demain, si on n’est pas sûr d’avoir demain toujours un revenu et un domicile ? Il reste que la carte de recharge ne met pas non plus à l’abri des dépenses : il faut régulièrement l’acheter. Ainsi, qu’il s’agisse de l’abonnement ou de la carte, le problème reste le même : comment faire face aux dépenses qu’exige la possession d’un téléphone portable ? Il y a plusieurs stratégies :
- le « bipage »: « Si je n’ai pas assez d’unités ou si je veux économiser celles que j’ai, je fais sonner le portable de mon correspondant une ou deux fois et je raccroche. Il saura que c’est moi qui ai essayé de l’appeler et il va faire le nécessaire pour m’appeler à son tour. S’il ne le peut vraiment pas, au moins il cherchera à me rencontrer le plus rapidement possible », explique G., secrétaire de direction. Le « bipage » consiste donc à faire sonner le téléphone portable de son correspondant, « juste le faire sonner et raccrocher avant qu’il ne décroche ». Ce dernier identifie son correspondant et c’est à lui de le contacter à son tour. Il s’agit de l’exploitation d’un autre avantage du téléphone portable : l’affichage de l’identité du correspondant. Ne se sert du bipage que la personne qui sait son numéro mémorisé par le téléphone du correspondant, ou certaine que le téléphone de son correspondant affiche le numéro appelant ;
- le répondeur et l’absence recherchée: « Si je n’ai pas assez d’unités, je vais m’arranger pour appeler mon correspondant à un moment où je sais qu’il ne sera pas disponible. Je lui laisserai un message et il fera le nécessaire pour me recontacter… », nous dit H., fonctionnaire. Le répondeur est donc ici détourné de sa fonction initiale. L’absence du correspondant n’est plus un désagrément mais un atout qu’on recherche expressément ;
- un portable en commun : « Nous avons acheté un téléphone portable qui en ce moment se trouve entre les mains d’un copain. Nous sommes trois à nous le partager. Si par exemple quelqu’un m’appelle, le copain prendra le message, sinon il va dire à mon correspondant de rappeler plus tard, à un moment où il sera à mes côtés. Nous habitons le même quartier… Je ferai pareil lorsque mon tour viendra, c’est moi qui aurai le téléphone la semaine prochaine », explique un étudiant. Des gens peuvent donc s’organiser pour se procurer un téléphone portable commun, qu’ils s’échangeront à tour de rôle, souvent à raison d’une semaine par personne. Le coût général est donc allégé puisqu’il est à la charge de plusieurs personnes ;
- l’utilisation du téléphone du voisin : « Je n’ai pas de téléphone, mes correspondants me contactent grâce au téléphone d’un ami. Il prend le message sinon il leur demande de rappeler à un moment où il sera proche de moi… » Des personnes n’ayant pas de téléphone portable peuvent utiliser celui d’une connaissance, généralement un voisin. Cette démarche ne concerne pas seulement le téléphone portable, depuis toujours, il est fréquent de voir au Congo des personnes aller recevoir (ou passer) des coups de fil chez leur voisin ou chez une connaissance. Les possesseurs de téléphone portable ne disposant pas d’électricité chez eux font de même, ils vont charger les batteries de leur téléphone chez des voisins, mais la plupart le font sur leur lieu de travail ;
- les vendeurs d’unités : « Je n’avais pas besoin d’un téléphone portable pour mes propres communications. J’en ai acheté uniquement pour vendre mes unités, pour faire du commerce, je suis le seul à avoir un téléphone portable dans mon quartier (près de 100 personnes), j’ai fait passer le message, les gens viennent appeler ou attendre des coups de fil chez moi. Ces services sont bien sûr payants… » Ainsi, on peut « louer » son téléphone portable. Cette démarche est empruntée aux « cabines téléphoniques privées » ou « télécentres » qu’on rencontre fréquemment dans les villes ; un large secteur informel, fort lucratif, s’est ainsi développé autour de ces offres. On rencontre par ailleurs de plus en plus de petits kiosques en tôle ou en contreplaqué, absolument vides, où l’on trouve comme seuls objets un téléphone portable, un banc et/ou une petite table derrière lesquels est installé le « vendeur d’unités ». Cet aspect relève de la « modernisation paradoxale » dans les pays africains dont parle A. Chéneau-Loquay [26] : le téléphone portable, technologie moderne, favorise l’accroissement du secteur informel, dévoilant la faiblesse des États dans la gestion des territoires. Le même auteur signale que c’est dans les pays les plus destructurés (l’ex-Zaïre par exemple) que le téléphone portable a connu le plus grand succès (grâce justement au secteur informel).
45La téléphonie mobile continue de connaître une forte expansion en Afrique (selon l’Union internationale des télécommunications, il y aurait maintenant plus de 7,5 millions d’utilisateurs contre seulement 2 millions deux ans plus tôt). Nouvel outil de communication, il n’est pas sans effets sur les liens sociaux dans les zones concernées. Au Congo, ce média est à l’origine de nouvelles sociabilités. Elles concernent notamment les relations amoureuses, la lutte contre l’insécurité urbaine, les pratiques de distinction et la création de « nouvelles tribus » (composées des possesseurs de téléphone portable). Les relations familiales semblent les moins concernées par ce média, du fait notamment de la très faible télédensité du pays, et sûrement aussi de l’efficacité du fonctionnement des réseaux familiaux déjà existants; ce qui conduit à un affaiblissement du contrôle social des « aînés » sur les jeunes.
46Le téléphone portable peut donc être un facteur de lien social mais également un facteur d’exclusion. On constate également l’appropriation inattendue de ce média par les femmes, alors que, par sa nature, il les en aurait « logiquement » détournées (au regard des coutumes). Si cet aspect ne remet pas totalement en question la domination masculine (d’ailleurs sous-jacente dans cette appropriation [27]), on peut se demander si ce n’est pas là le signe (ou le moyen) d’une restructuration de la place des femmes dans la vie sociale. Une étude portant sur l’utilisation du téléphone portable selon l’appartenance sexuelle nous en dirait sûrement plus. Le rapport des femmes à ce média ou la « liberté » que prennent les jeunes (par rapport aux aînés) – pour ne citer que ces exemples – sont-ils les signes d’une autonomisation, d’une individualisation de ces acteurs? Si c’est le cas, le téléphone portable serait alors un autre vecteur de cette « Afrique des individus » déjà en cours [28]. C’est dans ce sens que son utilisation peut également se lire comme le révélateur de relations de pouvoir et de rapports de force dans l’espace public. Notons également l’importance du contexte social dans l’expansion du téléphone portable au Congo: l’insécurité urbaine (liée aux guerres civiles) ainsi que le phénomène de la « Sape » ont largement favorisé l’intérêt des populations pour ce média.
47Il reste que le téléphone portable a incontestablement créé dans la société congolaise de nouveaux besoins, un nouveau langage, un remodelage de la représentation du monde (restructurant notamment l’appréhension du temps et de l’espace), de nouveaux codes relationnels, bref, de nouvelles façons de « vivre ensemble ». Si la généralisation de ces phénomènes à toute l’Afrique subsaharienne serait hasardeuse, ils reflètent sûrement les grandes tendances qu’on peut y observer. Il faut donc, non seulement les approfondir (par des études concernant des échantillons plus grands, par exemple), mais également aller voir ce qui se passe sur d’autres terrains.
Notes
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[1]
M. Forsé, « Les réseaux de sociabilité: un état des lieux », L’Année sociologique, n° 41, 1991.
-
[2]
C’était déjà le cas avec le téléphone fixe, dont le nombre total dans un pays est pourtant souvent utilisé comme un indicateur de son « niveau de développement ».
-
[3]
Celles regroupées dans l’ouvrage coordonné par A. Chéneau-Loquay (Les Enjeux des technologies de la communication en Afrique. Du téléphone à Internet, Paris, Karthala, 2000) en donnent l’exemple.
-
[4]
R. Boudon, La Logique du social, Paris, Hachette, 1979, p. 137.
-
[5]
On compte encore, selon l’IUT cité par A. Chéneau-Loquay, moins de 2 000 téléphones mobiles au Congo (pour près de 3 millions d’habitants), où cet outil de communication a été introduit en 1996.
-
[6]
Et s’agissant des médias, on peut citer l’exemple du poste récepteur radio : alors que l’on voit régulièrement les hommes en porter sur eux dans l’espace public (rue, marché, train, bureau…) pour ne pas rater une émission, jamais (ou presque) on ne voit de femme agir de même. Ce qui ne reflète pourtant pas un désintérêt des femmes pour ce média : elles restent friandes de certaines émissions diffusées par la radio nationale où l’on traite notamment des questions touchant à la maternité, à la santé, aux relations de voisinage, aux problèmes conjugaux, à la cuisine, etc. Porter un poste radio sur soi est simplement considéré comme un comportement d’homme que les femmes ne doivent pas adopter.
-
[7]
C. de Gournay, « En attendant les nomades. Téléphonie mobile et modes de vie », Réseaux, n° 65, 1994, p. 19.
-
[8]
Par exemple, il y a de plus en plus de femmes qui occupent un emploi.
-
[9]
Voir R. F. Rakow et V. Navarro, « Remote mothering and the parallel shift. Women meet the cellular telephon », Mass Communication, 10 (2), 1993, pp. 114-157. Mais, contrairement à ce qui a été écrit par ces auteurs, ce ne sont généralement pas les « maris » qui offrent cet outil à leurs épouses.
-
[10]
Allusion à un petit commerce dans le secteur informel.
-
[11]
Ce qui est un comportement nouveau : avant, aucun numéro de téléphone (fixe) n’était visible sur les carrosseries des taxis ; aujourd’hui, on y trouve souvent le numéro du téléphone fixe et celui du téléphone mobile.
-
[12]
Sur ce point, les propos de A. Chéneau-Loquay (Les Enjeux des technologies de la communication en Afrique…, op. cit., p. 30) correspondent bien à ce qui est noté au Congo: « Les réseaux téléphoniques classiques, filaires, en Afrique souffrent pour la plupart des mêmes maux que les autres réseaux matériels ; ils sont mal répartis, discontinus avec un service de qualité médiocre à des coûts extrêmement élevés. » Par ailleurs, ces aspects mettent à nu la faiblesse de l’État dans la gestion des territoires et dans la distribution des services publics.
-
[13]
A. Chéneau-Loquay (dir.), Les Enjeux des technologies de la communication en Afrique, op. cit.
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[14]
Office national des postes et télécommunications.
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[15]
F. Jaureguiberry, « Télécommunication et généralisation de l’urgence », Sciences de la société, n° 44, 1998, pp. 83-96.
-
[16]
Selon plusieurs témoignages, lorsque cette unité de police met la main sur les bandits, une seule issue est possible : la mort de ces derniers, abattus froidement et sans sommation sur le lieu même de leur forfait. Le patron de cette unité spéciale, personnage fort célèbre, est un Européen (Français ?) qui se fait étrangement appeler « Kosovo ».
-
[17]
Au Congo, avoir un « deuxième bureau » signifie avoir une maîtresse… La deuxième maîtresse est appelée « troisième bureau » et ainsi de suite. En fait, bien que juridiquement autorisée, la polygamie est en nette baisse dans les villes, et quasiment inexistante chez les jeunes. En revanche, avoir une maîtresse est très courant et tend même à devenir une règle sociale.
-
[18]
Le système de « carte de recharge » reste le plus répandu, très peu de Congolais contractent un abonnement.
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[19]
R. Ling a déjà signalé cette façon « curieuse » qu’ont les gens de parler plus fort lorsqu’ils sont en conversation téléphonique, et des réactions des voisins, notamment les voisins de table dans les restaurants; voici les propos d’une des personnes interviewées: « Les gens parlent fort au téléphone… plus fort qu’à l’ordinaire. C’est aussi embêtant que d’avoir un voisin de table qui parle trop fort » (R. Ling, « On peut parler de mauvaises manières ! Le téléphone mobile au restaurant », Réseaux, n° 90, 1998, pp. 51-67. De son côté, G. Mermet souligne que « le téléphone portable a développé une sorte d’ “écoutisme”, le plus souvent involontaire, de ceux qui sont exposés à des conversations intimes ». G. Mermet, Francoscopie 2001. Comment vivent les Français ?, Paris, Larousse, 2001.
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[20]
Société des ambianceurs et des personnes élégantes.
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[21]
J. D. Gandoulou, Dandies à Bacongo : le culte de l’élégance dans la société congolaise contemporaine, Paris, L’Harmattan, 1989.
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[22]
R. Bazenguisa-Ganga, « La Sape et la politique au Congo », Journal des africanistes, 62 (1), 1992, pp. 151-157.
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[23]
Il peut s’agir d’hommes politiques très en vue (notamment le chef de l’État, le Premier ministre ou les leaders des partis importants), de leaders syndicaux, de musiciens célèbres… Leur point commun sera de passer régulièrement dans les médias, notamment sur les chaînes de télévision.
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[24]
M. Maffesoli, Le Temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes, 3e édition, Paris, La Table ronde, 2000, p. 245.
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[25]
Ce qui est courant en cas de décès (notamment d’un jeune), lorsque les jeunes « accusent » un (ou des) ancien(s) d’être à l’origine du décès (par la sorcellerie). Ces situations, de plus en plus courantes en milieu urbain, conduisent parfois à des violences extrêmes allant jusqu’à l’assassinat de ces personnes âgées, soupçonnées d’être les « sorciers » ayant provoqué le décès. Voir D. Fassin, « L’espace privée de la santé. Pouvoir, politique et sida au Congo », in M.-E. Gruénais (dir.), Enjeux sociaux et politiques de la prise en charge des malades du sida au Congo, rapport final, Orstom, 1994, p. 20.
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[26]
A. Chéneau-Loquay, Les Enjeux des technologies de la communication en Afrique…, op. cit.
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[27]
Nous avons vu que ce sont généralement les hommes qui offrent les téléphones portables aux femmes (mais ces dernières décident seules de ce qu’elles en font).
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[28]
A. Marie, L’Afrique des individus, Paris, Karthala, 1997.