Couverture de POLAF_083

Article de revue

Imaginer les élections

Modernité, médiation et vote secret au Tanganyika à la fin de la période coloniale

Pages 135 à 150

Notes

  • [1]
    Tanzania National Archives (TNA) 26/238/H/1 : « Linton for DC to PC », 8 octobre 1952. Les recherches sur lesquelles s’appuie ce texte ont été possibles grâce à la Fondation néerlandaise pour l’avancement de la recherche tropicale, dans le cadre de son programme « Mondialisation et construction des identités locales ». Cet article repose sur des enquêtes de terrain en Tanzanie durant les étés 1996 et 1997, des travaux d’archives à Dar es Salaam, Oxford et Londres ainsi que sur des matériaux recueillis lors d’un projet antérieur. Voir P. Pels, A Politics of Presence. Contacts between Missionaries and Africans in Colonial Tanganyika, Chur/Reading, Harwood Academic Publishers, 1999.
  • [2]
    Lors des élections locales de 1952 pour la sous-chefferie de Mgeta, moins de 20 % des contribuables disposant du droit de vote se déplacèrent, c’est-à-dire, ainsi que le remarqua un administrateur, guère moins que la moyenne des élections locales anglaises.
  • [3]
    Qui deviendra plus tard le premier président du Tanganyika nouvellement indépendant.
  • [4]
    G. W. Y. Hucks, « The territorial elections – 1958 », Tanganyika Notes Records, 54, 1960, pp. 38-47 ; R. Young, The Tanganyika Elections, 1958-1959, Evanston, Northwestern University Archives, Roland Young papers 35/5, 1959.
  • [5]
    B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991.
  • [6]
    P. Pels, A Politics of Presence …, op. cit.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    J.-F. Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.
  • [9]
    A. Escobar, Encountering Development, Princeton, Princeton University Press, 1995, p. 36.
  • [10]
    TNA 26/L5/70 : « Hucks to all DCs », 31 juillet 1957 ; « Circular, CS to all PCs and DCs », 20 novembre 1957 ; « Z.M.M. Mtemvu to Wakuu Wote wa Tanu », n. d. [novembre].
  • [11]
    Technique dénommée parfois « queuing system », au Nigeria par exemple. Voir J. Ibrahim, « Démocratie à la nigériane : les électeurs font la queue », Politique africaine, n° 43, octobre 1991, pp. 131-135 (NDT).
  • [12]
    TNA 26/L5/70 : « Hucks to PCs Northern, Eastern, Tanga, Western, and Southern Highlands Provinces », 30 septembre 1957 ; « Hucks to all PCs and DCs Northern, Eastern, Tanga, Western, and Southern Highlands Provinces », 10 octobre 1957 ; « Minutes, 2nd Provincial Meeting of Eastern Province Native Authorities », 4 juin 1958 ; TNA 26/L5/72 : « Kerr to Chief Recording Officer », 20 janvier 1958.
  • [13]
    R. Young, The Tanganyika Elections, 1958-1959, op. cit., p. 7.
  • [14]
    A. Appadurai, « Number in the colonial imagination », in A. Appadurai, Modernity at Large, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.
  • [15]
    A. Garrigou, « Le secret de l’isoloir », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 71-72, 1988, pp. 22-45.
  • [16]
    Un genre de robe portée surtout par les femmes, dont le rôle dans la mobilisation du nationalisme africain au Tanganyika fut crucial. Voir S. Geiger, Tanu Women. Gender and Culture in the Making of Tanganyikan Nationalism, 1955-1965, Portsmouth, NH, Heinemann, Currey, EAEP and Mkuki wa Nyota, 1997.
  • [17]
    TNA 26/L5/70 : « Notes for the Guidance of Returning Officers, by G. W. Y. Hucks », 6 février 1958 ; « Notes for the Guidance of Presiding Officers, by G. W. Y. Hucks », n. d. [mars 1958] ; « Hucks to PCs and DCs », 14 avril 1958 ; « Hucks to organizing secretary general Tanu », 26 juin 1958.
  • [18]
    TNA 26/L5/70 : « Notes for the guidance of returning officers, by G. W. Y. Hucks », 6 février 1958 ; « Notes for the guidance of presiding officers, by G. W. Y. Hucks, n. d. [mars 1958] ; « Returning officer eastern province to all DCs », 28 mars 1958 ; « Hucks to PCs and DCs », 23 mai 1958 ; « Hucks to all PCS and DCs », 27 juin 1958.
  • [19]
    J. Fabian, Power and Performance, Madison, WI, The University of Wisconsin Press, 1990.
  • [20]
    F. O’Gorman, « The culture of elections in England : from the Glorious Revolution to the First World War, 1688-1914 », in E. Posada-Carbó (ed.), Elections before Democracy : the History of Elections in Europe and Latin America, Londres, Institute of Latin American Studies, University of London, 1996, pp. 17-31, notamment pp. 22-23.
  • [21]
    J. Pemberton, « Notes on the 1982 general election in Solo », Indonesia, n° 44, 1986, pp. 1-22.
  • [22]
    F. O’Gorman, « The culture of elections in England … », art. cit., pp. 24-27.
  • [23]
    TNA 26/L5/70 : « Moore to Duff », 16 août 1957 ; « Hucks to DC Morogoro », 20 février 1958.
  • [24]
    P. Pels, « Kizungu rhythms. Luguru christianity as Ngoma », Journal of Religion in Africa, XXVI, 1996, pp. 163-201.
  • [25]
    Pour un compte rendu détaillé, voir P. Pels, « Creolization in secret. The birth of nationalism in late colonial Uluguru », La Haye, Wotro Programme on « Globalization and the construction of communal identities », working paper n° 11, 2000.
  • [26]
    À cet égard, il est intéressant de noter que le mot chama (parti) est également le terme utilisé pour désigner les couvents de sorciers qui se réunissent également dans le secret.

1En septembre 1952, trois administrateurs britanniques organisèrent la première élection au scrutin secret dans la chefferie d’Uluguru, au Tanganyika oriental. Cette expérience s’inscrivait dans la tentative de modernisation politique et de développement économique entreprise après guerre, également connue sous le nom de « seconde occupation coloniale ». Dans le contexte du Schéma d’utilisation des terres d’Uluguru – un projet de développement s’attachant à la préservation des sols, au reclassement de la population et à l’amélioration de l’agriculture locale –, les administrateurs britanniques tentèrent de moderniser l’indirect rule en y introduisant une forme de gouvernement local. Dans le rapport qu’il rédigea sur « les progrès démocratiques » réalisés par l’élection au vote secret d’un titulaire pour la sous-chefferie de Mgeta, le District officer Alan Linton suggérait qu’une telle innovation politique rencontrerait de sérieux obstacles. Le principe du scrutin secret ne pouvait, selon lui, être facilement compris par les Luguru. Cherchant à faire accepter la signification et les mécanismes de cette technologie électorale aux Luguru, Linton et ses subordonnés eurent recours à l’exécution d’une pièce de théâtre. Dans « un sketch court mais très animé », ils mirent en scène « un électeur demeuré auquel un administrateur colonial quelque peu résigné apprenait le fonctionnement du vote ». En présentant, plus tard, les temps forts de cette élection, Linton décrivait successivement :

2

« [ …] l’homme qui n’avait jamais entendu parler d’aucun des trois principaux candidats [au poste de sous-chef] ; l’homme qui avait fidèlement reproduit l’imitation initiale d’un électeur stupide qu’avait donné M. Duff ; [et] la femme qui avait apporté la feuille d’impôts de son mari et, après avoir longuement regardé le fonctionnaire chargé d’enregistrer les votes, avait finalement voté selon les instructions de son mari, résistant à la tentation de se comporter comme dans une autre élection de district et de voter pour Bwana Shauri [terme swahili désignant l’administrateur colonial britannique] [1]. »

3Comme ses collègues, Linton était convaincu que le vote impliquait un progrès démocratique ; il interprétait le manque d’intérêt des Luguru comme un effet de l’analphabétisme et de l’ignorance, un signe de leur conservatisme et de leur traditionalisme. Curieusement, ces Luguru « conservateurs » – dans la mesure où il leur était permis de voter – ne se rendirent aux urnes que six ans plus tard, en septembre 1958, pour choisir les représentants du Conseil législatif lors du premier scrutin secret organisé au Tanganyika. Les changements rapides impulsés par les instances internationales et par la montée du mouvement nationaliste africain firent pression sur l’administration britannique. Les élections au Conseil législatif marquèrent à bien des égards un virage dans le processus de décolonisation, car elles donnèrent au Tanganyika African National Union (Tanu), le parti de l’opposition officielle, une majorité écrasante. Les Luguru, comme les autres électeurs de la province de l’Est, votèrent massivement (74 % des électeurs inscrits [2]). Ils élirent le président de la Tanu, Julius Nyerere [3], à une majorité des trois quarts contre son adversaire Patrick Kunambi, chef-adjoint du gouvernement local d’Uluguru. Malgré le scepticisme des administrateurs coloniaux quant à la préparation des électeurs africains à l’exercice du vote, l’élection se déroula sans à-coup. L’introduction de ce mode de représentation démocratique fut présentée dans les commentaires officiels, ainsi que dans ceux des experts, comme un passage soudain du gouvernement local à une politique nationale centralisée. Ces mêmes commentateurs gardèrent le silence sur les obstacles que l’ignorance, l’analphabétisme et la tradition auraient pu opposer à la mise en place réussie du mode d’élection au scrutin secret [4].

4L’attitude des administrateurs britanniques lors des élections de 1952 montre comment ils construisirent des interprétations en termes de tradition et de conservatisme faisant obstruction aux progrès de la modernité ; ou, inversement, elle laisse voir comment ils considérèrent que la modernité perturbait un mode de vie qui n’était pas encore « mûr » pour la pratique politique moderne du vote secret. En revanche, leur attitude changea considérablement après les événements de 1958. Les administrateurs britanniques (et les observateurs américains s’appuyant sur leurs témoignages) se trouvèrent face à une modernisation réussie – par la capture des zones rurales par des agences centralisatrices telles que le parti nationaliste africain (Tanu) –, provoquée, en partie, par les dispositifs des partis politiques modernes et de la campagne électorale, et par l’introduction sans heurt du vote secret comme technique d’enregistrement de la volonté populaire. Prises ensemble, ces attitudes distinctes forment une configuration typiquement moderniste : l’hypothèse de deux entités diamétralement opposées – la tradition et la modernité –, dans laquelle la transition de la première à la seconde se fait par l’introduction des techniques et des pratiques d’organisation de cette dernière, à laquelle la première ne s’oppose que par obstruction.

5Dans l’imagination de fonctionnaires comme Alan Linton, la modernisation ne pouvait réussir que si elle n’était pas entravée par la tradition et l’ignorance « locales », ce qui signifiait implicitement que, si la modernisation se déroulait mal, ce ne pouvait pas être de la faute de la modernité. Vue ainsi, la modernité relevait de l’Immaculée Conception : elle se produisait d’elle-même par l’introduction de ses propres institutions, sans aide extérieure. Comme l’a écrit Bruno Latour, la pensée moderne postule des catégories purifiées, mais néglige les médiations et les traductions qui les produisent [5]. Pourtant, ces médiations sont nécessaires pour comprendre comment, en seulement six ans, les Luguru se sont approprié ces nouvelles formes politiques pour en faire leurs propres enjeux politiques.

De l’introversion à l’extraversion

6Une manière de penser de telles médiations consiste à envisager différentes traductions culturelles d’un processus comme le vote secret. C’est ce qui me frappa quand, menant une recherche pour un autre projet [6], j’ai lu pour la première fois la description que donne Alan Linton de l’expérience de 1952 sur le vote secret à Mgeta aux Archives nationales de Tanzanie. Contrairement à l’hypothèse de Linton sur le conservatisme, il m’a semblé que le secret individualisé du vote pouvait avoir été perçu par les Luguru dans des termes culturellement différents, mais néanmoins pragmatiques, créatifs et rationnels. En dépit de tous les changements politiques introduits durant la période coloniale, les routines politiques des Luguru ont toujours associé le secret au privilège de groupes d’initiés étroitement fermés, porteurs de pouvoirs qui étaient censés garder les informations politiques sensibles afin de prévenir une discussion publique prématurée ou l’interférence de l’extérieur. La culture politique indigène était marquée par l’initiation au sein d’un groupe d’adultes politiquement responsables ou détenteurs d’autorité. Pendant l’initiation, on accédait à la responsabilité politique en recevant des informations secrètes, au lieu de renforcer le pouvoir de quelqu’un d’autre en partageant avec lui, et par-là même en abandonnant, son vote secret individuel.

7Je me suis d’abord demandé comment les Luguru concevaient ces questions ; il semblait logique de tenir compte d’un tel potentiel d’incommensurabilité culturelle et de réinterpréter d’une autre manière les impressions de Linton sur les élections de 1952. L’homme, qui n’avait jamais entendu parler des trois candidats, suspectait peut-être la manière dont les administrateurs avaient accepté ou refusé les dépôts de candidature. L’imitation fidèle d’un électeur stupide peut être considérée comme l’expression d’une incertitude face aux attentes du pouvoir colonial, car on pouvait être puni, par exemple, de la même manière que si l’on ne payait pas ses impôts. Ainsi, on peut voir dans la femme qui hésite à voter pour Bwana Shauri l’image de la résistance à la situation coloniale des femmes luguru, qui avaient perdu beaucoup de leur pouvoir politique avec la mise en place de l’indirect rule, qui n’étaient pas représentées par ellesmêmes mais par leurs maris qui payaient les impôts, et qui ne votaient que pour les candidats masculins proposés par des chefs de lignage masculins et approuvés par les fonctionnaires britanniques également masculins [7]. Cela conduit à s’interroger sur la trajectoire de la traduction locale et de la pratique politique qui a permis le passage de l’hésitation à participer au vote secret au large succès des élections de 1958. La modernité – sous la forme du vote secret ou d’autres nouvelles techniques d’organisation politique – pouvait avoir été perçue et interprétée par les Luguru selon des voies tout à fait différentes de celles imaginées par les administrateurs coloniaux. En fait, ce manque de réciprocité culturelle semblait, au début, une explication suffisante de l’incapacité de ces derniers à concevoir la transition de la tradition à la modernité autrement que comme un bond miraculeux hors de l’état d’« ignorance ». C’était la base sur laquelle j’avais formulé, en 1995, les hypothèses d’un projet de recherche qui se proposait de reconstruire la trajectoire par laquelle les Luguru interprétaient le vote secret, pour expliquer pourquoi l’élection de 1958 s’était déroulée en douceur.

8En étudiant ces questions sur place, en 1996 et 1997, j’ai été douloureusement déçu, en premier lieu parce que les souvenirs des participants aux élections se sont avérés très erratiques, et que j’ai dû reconstruire le processus par lequel le vote secret avait été adopté par les Luguru à partir de preuves indirectes plutôt que de témoignages directs. Mais j’ai également découvert la faiblesse de mes propres hypothèses de recherche ; elles s’appuyaient en effet sur la supposition essentialiste selon laquelle, parce que le vote secret pouvait être perçu comme étranger par les Luguru auxquels cette institution politique avait été transmise, ceux-ci devaient donc l’avoir interprété ou imaginé dans leur propre discours.

9Autrement dit, j’avais implicitement supposé que les Luguru aborderaient cette nouvelle forme politique d’une manière introvertie et « locale ». Plus tard, en lisant Jean-François Bayart, j’ai appris qu’un grand nombre de pratiques politiques africaines se caractérisaient au contraire par l’extraversion [8] et par une ardeur pragmatique à utiliser et à expérimenter des formes nouvelles et étrangères. Les Luguru s’inscrivaient activement et consciemment dans la mondialisation : ils ont adopté avec enthousiasme des technologies comme la voiture et la radio, et des formes politiques modernes telles que les partis politiques, les coopératives de production et le vote secret, qu’ils ont introduites dans leurs routines culturelles (bien qu’ayant souvent manqué d’une explication claire et consciente de la façon dont ces formes particulières fonctionnaient). Je suis passé à côté de cette approche parce que j’avais supposé que l’adoption du vote secret par les Luguru avait été déterminée par des interprétations « locales » : une version postcoloniale du présupposé de l’administrateur colonial pour qui le refus des Luguru d’adopter le vote secret était dû au conservatisme « local ». Pour comprendre la diffusion du vote secret, j’ai dû m’éloigner d’une approche de la culture comme un « point de vue indigène », et m’orienter vers une interaction culturelle moins consciente et plus pragmatique – une interaction qui serait plus proche de la manière dont on décrirait la diffusion des voitures, de la radio ou de n’importe quelle autre technologie. Cependant, l’univers culturellement « maigre » de la technologie moderne et de la discipline était naturellement aussi local, et, tandis que ma recherche progressait, je finis par voir que ce « localisme » technologique moderne, bien que globalisé, ne pourrait jamais échapper complètement aux exigences des situations culturellement spécifiques dans lesquelles il était né et s’était développé.

Technologie et représentation

10Considérer le vote secret par analogie à une technologie permet non seulement de concevoir son utilisation non réflexive et pragmatique comme un élément relativement autonome de la culture coloniale et postcoloniale, mais reflète également le mode de pensée des administrateurs coloniaux eux-mêmes. Les interprétations occidentales de l’introduction d’une nouvelle technologie hésitent habituellement entre deux positions : le « néo-luddisme », qui s’oppose à la technologie et considère l’introduction d’une situation nouvelle comme destructrice et désastreuse, et la « technophilie » qui, à l’inverse, en attend des transformations bénéfiques miraculeuses. La distinction entre ces deux approches a pour exacte réplique les deux attitudes face au vote secret exprimées par des administrateurs britanniques dans les deux cas décrits plus haut : la crainte (en 1952, mais également plus tard) que les Luguru ne soient pas mûrs pour les institutions démocratiques et que celles-ci ne perturbent leur vie ; la confiance optimiste dans l’idée que le vote secret aiderait à la centralisation de la politique et au dépassement des obstacles locaux dans la transition vers le progrès démocratique (exprimée après les élections de 1958). Ce n’est pas une coïncidence : ces dernières interprétations de l’introduction du vote secret ont surgi en même temps qu’émergeait un discours mondial sur le « développement » annonçant des transformations miraculeuses liées à l’innovation technologique dans le « tiers-monde » nouvellement inventé – un discours qui, dès lors, était également basé sur une sorte de technophilie [9].

11Cependant, mettre l’accent sur la technologie échouerait à repérer le lieu crucial de la lutte culturelle que j’ai identifiée plus haut : la notion de secret propre au vote semble difficile à assimiler aux pratiques du secret utilisées par les Luguru dans leur politique d’initiation. Alors que la technologie semble annoncer une marchandisation et une instrumentalisation qui lui permettent d’être transférée plus facilement à travers les frontières culturelles, il semble qu’il y ait peu de place, au sein d’une phénoménologie de la diffusion technologique, à la fois pour le scrutin secret et pour la politique initiatique luguru. On saisit mieux ces aspects si l’on considère que le vote secret est également une mise en scène de soi, une représentation publique qui engendre un monde secret au sein duquel les individus eux-mêmes – les citoyens électeurs – devraient être générés. La forme spécifique d’individualité produite par le vote secret subit toutefois la médiation du contexte culturel véhiculé par les électeurs. Comme la différence entre le secret de l’initiation et le secret du vote le suggère, la culture incarnée et la marchandise technologique peuvent ne pas correspondre l’une à l’autre. En reconnaissant, à travers une phénoménologie de la technologie politique, que le vote secret est lui-même une construction de la culture locale, il est possible de prendre des distances par rapport à l’attitude de l’administration coloniale et à la théorie de la modernisation, qui considèrent la technologie introduite comme autoévidente, sauf si l’ignorance et la tradition locales l’en empêchent. En procédant ainsi, on arrive à montrer qu’aucune forme de discipline « moderne » ne peut être réalisée sans engager des formes de médiation et de traduction qui sont, d’un point de vue culturel, non ou anti-modernes.

12J’essayerai d’illustrer brièvement ces propositions en discutant d’abord quelques aspects des élections de 1958, notamment concernant le droit de vote et les procédures d’inscription ; puis en étudiant l’acte et la mise en scène du vote, comme culture matérielle et comme mécanisme de discipline, à travers la préparation des élections de 1958 ; et, enfin, en montrant comment la marchandisation et la technologisation du vote secret en pays luguru ont pu résulter d’une appréciation différente de son rôle, spécialement dans un contexte marqué par l’absence de culture électorale et par l’expression d’une organisation politique plus initiatique et plus communautaire.

Droit de vote, inscription et culture coloniale

13Lors des élections de 1958, l’accès au droit de vote était limité : de même qu’en 1952 ce droit avait été restreint à ceux qui payaient des impôts, cette fois, seuls pouvaient voter les fonctionnaires indigènes, les gens gagnant plus de 3 000 shillings par an (ce qui était beaucoup) ou les personnes ayant atteint le niveau de la classe de terminale (« Standard VIII »), soit environ 1% de la population du Tanganyika. Cela incluait automatiquement tous ceux qui avaient des intérêts directs dans le régime colonial (colons, commerçants, autorités indigènes) et limitait la participation des moins privilégiés, essentiellement des Africains. (Notons toutefois que cela n’a pourtant pas permis de tenir à l’écart les nationalistes africains.) Un film de propagande montrant comment s’inscrire vantait le projet multiracial conçu par les Britanniques : chaque électeur devait choisir un Européen, un Asiatique et un Africain pour le (rarement la) représenter au Conseil législatif. Si un électeur n’avait pas choisi un de ces mataifa matatu (« trois races », également traduisible par « trois tribus » ou « trois nations »), le bulletin était considéré nul. On voit ainsi comment, dans une culture coloniale – celle de la « race » – incarnée par les électeurs, on évite le geste individualisé (et donc son aspect statistique et désincarné) que l’on attend de la procédure électorale moderne. On sait que la Tanu s’opposa énergiquement à cette parité multiraciale qui lui empêchait de profiter de la large majorité africaine du pays. En novembre 1957, un mois avant les opérations d’inscription, le secrétaire général du parti annonça que, tout en maintenant leur opposition au système de vote multiracial, les adhérents s’inscriraient quand même. Ce changement de tactique s’avéra extrêmement payant [10].

14Cependant, c’est avant que la Tanu ait invité ses adhérents à s’inscrire que la culture coloniale a infiltré le processus apparemment anonyme de cette procédure d’inscription. Les gens ont dû s’inscrire presque une année avant que l’élection n’ait lieu, en septembre 1958, et cette distance temporelle entre l’acte de vote lui-même et le contexte de culture coloniale dans lequel ils se sont inscrits a rendu cette procédure difficile à interpréter (et pas seulement pour les Africains). Malgré l’interdiction faite aux administrateurs d’ordonner aux électeurs de s’inscrire, des craintes furent si largement exprimées par les Africains que le « superintendant » des élections dut rappeler à plusieurs reprises que l’inscription n’était pas une obligation. Une rumeur circulait selon laquelle s’inscrire signifiait voter pour l’UTP, le parti des colons européens et des chefs indigènes (le soutien que lui apportait le gouvernement était un secret de polichinelle). Pour d’autres, l’inscription impliquait l’obligation de voter. Le « superintendant » pensait, non sans raison, que les Africains associaient l’inscription à l’imposition, une autre forme de contrôle déjà connue, aux conséquences imprévisibles mais désagréables (c’était, comme nous l’avons indiqué plus haut, une interprétation vraisemblable dans le cas des élections à la sous-chefferie de Mgeta en 1952). Cette interprétation devenait la plus probable dans la mesure où le parti nationaliste africain était perçu comme un rival de l’État plutôt que comme une entité dans la sphère publique, où la contestation était coordonnée par l’État. Cette analyse a non seulement été avancée par les nationalistes africains et par leurs supporters, mais elle correspondait également aux inquiétudes des hauts fonctionnaires coloniaux. Elle est renforcée par le fait que le parti nationaliste collectait de l’argent – une pratique qui était perçue par les Africains comme étrangère, et qui pouvait être interprétée comme un impôt rival (en pays uluguru, des rumeurs affirmaient que le parti supprimerait les impôts après avoir obtenu une aide financière de la population). Comme nous l’avons déjà vu, cela était des plus logiques puisque, pour les Africains, le reçu des impôts représentait, lors des élections locales, la marque du droit de vote (au scrutin secret ou suivant d’autres méthodes, telles que l’alignement derrière les candidats [11]). En tout cas, certains électeurs se firent rayer des listes d’inscription [12]. L’inscription entraînait en effet un sentiment d’insécurité et d’inquiétude, les gens craignant de devoir affronter des demandes de la part d’un État perçu comme hostile et avide d’impôts. Comme le remarquait un observateur américain, la neutralité que devaient assurer les administrateurs en apprenant aux gens à s’inscrire et à voter était un changement notable par rapport à leur « fonction habituelle [13] ». Pour les Africains, l’État n’avait jamais été neutre, et ils avaient peu de raison de croire que le scrutin secret le serait.

La culture matérielle, sur scène et en coulisses

15Pourtant, cet État était neutre, du moins politiquement, dans la mesure où les fonctionnaires de l’administration ne prenaient pas parti et ne commettaient pas de fraude. Cela ne signifie cependant pas que le vote secret était culturellement innocent.

16Le vote secret est, en partie du moins, une forme de dénombrement, et, comme toutes les autres formes de dénombrement pratiquées par l’État, il combine la collecte d’informations sur la population avec la justification des politiques de l’État et l’imposition d’une discipline aux sujets de cet État [14]. Durant les préparatifs de mise en œuvre de l’élection à bulletins secrets de 1958, l’aspect disciplinaire du vote sera davantage mis en avant, contribuant dans sa dimension matérielle à montrer que le public produit le privé de diverses de manières. La culture matérielle du vote secret est soumise à une attention méticuleuse : l’urne doit être placée sous le regard du scrutateur et l’isoloir doit être disposé de manière que les écrans (ici faits d’herbes, de roseaux ou de « n’importe quel matériau local ») cachent l’acte électoral – en l’occurrence faire une marque sur le bulletin –, le dos de l’électeur étant placé sous la surveillance du scrutateur.

17Cette manière particulière, autrement dit britannique, de construire l’isoloir se distingue de la technique française qui consiste en un isoloir fermé sur quatre côtés au moyen d’un rideau, empêchant ainsi le scrutateur de voir ce qui se passe à l’intérieur [15]. Les bâtiments publics dépourvus de murs, dans lesquels la police ne pourrait interdire aux gens de jeter un coup d’ œil à l’intérieur, ne convenaient pas comme bureau de vote. Les maisons privées étaient exclues parce qu’elles pouvaient être associées à un parti particulier. Même l’espace autour du bâtiment devait rester neutre : il était permis d’imprimer du tissu kanga[16] sur lequel était écrit « vote for Tanu », bien qu’il fût interdit de le porter pour se rendre au bureau de vote. L’entrée dans cette arène – le bureau de vote et son environnement immédiat – était soigneusement policée : seuls les électeurs, les candidats et les membres du bureau en service y étaient autorisés. Les instructions s’étendaient jusqu’aux couleurs et aux symboles à imprimer sur les bulletins (pour les électeurs illettrés), au traitement des bulletins nuls et aux opérations de scellés et de remise de l’urne au fonctionnaire habilité à la transporter [17].

18Toutes ces instructions concouraient à limiter au maximum la marge de man œuvre et d’initiative de l’électeur ; la seule liberté qui lui était laissée résidait dans le moment ultime et secret où il devait marquer son bulletin de vote dans la solitude de l’isoloir –mais, même là, son dos était surveillé par un scrutateur. De cette façon, le vote secret produisait, ne serait-ce que momentanément, l’intimité voulue pour le citoyen, se réduisant à une fonction individuelle singulière consistant à faire une croix sur un morceau de papier. Cependant, même dans cette exécution méticuleusement orchestrée, les médiations culturelles jouaient. Dans l’intimité de l’isoloir, aucun électeur ne pouvait échapper au déchiffrage du bulletin. Comme nous l’apprennent les études littéraires, aucune interprétation de signes oraux ou visuels ne peut être contrôlée par l’auteur des signes lui-même. Ainsi, même la traduction des noms des candidats sur le bulletin par des symboles visuels – une houe, une maison, un épi de maïs – à l’intention des électeurs illettrés était (selon beaucoup de gens à qui j’ai parlé) une raison de voter pour l’un ou pour l’autre (la houe, comme instrument agricole, étant le plus populaire parmi ceux qui appréciaient le slogan des nationalistes : uhuru na kazi, « liberté et travail »).

19Ce ne sont pas simplement la méticulosité et la discipline qui apparentent le vote secret à une mise en scène rigoureuse, c’est aussi le langage théâtral qui est employé. Au Tanganyika, la procédure électorale de 1958 a dû être répétée non pas une fois, mais maintes et maintes fois, filmée, jouée réellement, ou les deux à la fois, la dernière répétition ayant eu lieu le jour de l’élection, seulement une heure avant l’ouverture du bureau de vote. (Comme nous l’avons vu précédemment, les élections locales de 1952 ont aussi eu recours à « un sketch court mais vivant » pour mettre en scène la signification du vote.) Une répétition à Tanga a jeté le trouble parmi les Africains d’âge mûr sur qui elle avait été testée (les plus jeunes étaient au travail), qui l’ont confondue avec l’élection réelle. Mais si les gens pouvaient confondre l’imitation avec l’original, ils pouvaient également suspecter l’original d’être un vulgaire simulacre. Quand le superintendant annonça finalement « la scène est prête » et « le rideau est sur le point de se lever », il sentit qu’il devait rassurer l’assistance : « N’imaginez pas que je suis derrière la scène. Je ne sais pas plus que vous qui seront les candidats [18]. » Cela prouve qu’une interprétation de l’exécution du vote secret peut toujours créer de l’incertitude quant à ce qui est réellement montré et conduit à se demander si le scénario n’a pas été trafiqué « en coulisses » d’une manière ou d’une autre. Ainsi que la métaphore théâtrale le suggère – en appelant la comparaison avec des scénarios écrits ailleurs et joués sur scène –, nous devons reconnaître que, dans son essence, le vote secret a été trafiqué en coulisses par les fonctionnaires de l’État, bien que cela ne signifie pas nécessairement que le résultat de l’élection ait été pour autant trafiqué.

20Il apparaît ainsi qu’aborder en termes de mise en scène un dispositif politique comme le vote secret implique immédiatement des spéculations quant au type d’opération qui s’est déroulée en coulisses pour en rendre possible l’exécution – une opération qui, en soi, ouvre la voie aux soupçons de fraude et de tromperie. Nous nous sommes habitués, sans vraiment nous en rendre compte, aux commentaires occidentaux sur les machinations du secret dans les pratiques démocratiques non occidentales depuis la décolonisation. Pire, la seconde vague de « démocratisation » en Afrique dans les années 1990 a montré quelles inépuisables ressources de créativité peuvent être utilisées pour détourner le résultat d’élections au profit du pouvoir en place – que ce soit au niveau de la mobilisation partisane, de la limitation du droit de vote (par l’« autochtonie »), de l’acte de vote lui-même ou de la manipulation des résultats. Cependant, les élections présidentielles de 2000 aux États-Unis – particulièrement leurs résultats dans l’État de Floride – montrent que tout cela n’est pas singulièrement ni essentiellement « africain ». Au contraire, elles confirment que cet espace d’incertitude dans le jeu est inhérent au dispositif culturel du vote secret : c’est une partie de sa modernité comme technologie politique.

21Cependant, même cette observation renforce une lecture culturaliste du vote secret comme pratique localisée, sachant que, malgré la discipline qui est supposée l’encadrer, l’exécution d’une partition ou d’une pièce contient toujours la possibilité d’interprétations multiples, voire de subversion [19]. Non seulement l’exécution du vote secret produit une individuation publique du choix électoral (avec la possibilité de manipuler ce qui se fait depuis les coulisses), mais elle produit également différentes interprétations de ce que signifie cet acte public. Par exemple, une interprétation en termes de pouvoir, selon laquelle on serait forcé à voter pour quelqu’un pour qui on ne veut pas voter ; ou une interprétation en termes de secret, qui voit l’acte de vote individuel noyé dans une orchestration faisant disparaître sa voix. Plus encore, cet acte exécuté en public risque à tout moment de se transformer en émeute, comme c’était habituellement le cas avec la subversion rituelle des élections en Grande-Bretagne avant l’introduction du vote secret [20], ou des élections dans la ville indonésienne de Solo pendant les années Suharto [21]. Il convient ici de noter qu’une telle ritualisation de l’élection, éventuellement transgressive, n’a pas eu lieu au Tanganyika en 1958, ni de la part des administrateurs (qui considéraient le vote secret comme un problème technique et juridique, du point de vue instrumental que l’on adopte face à une technologie), ni de celle des Luguru (qui n’ont recouru à la violence émeutière durant la campagne que pour s’opposer au rival du candidat du parti nationaliste, qui reçut des jets de pierres). L’absence de ritualisation ne signifie pas que l’introduction du vote secret ait été culturellement admise sans contestation – nous avons vu qu’elle s’accompagna de doutes, de retraits et d’interprétations divergentes –, mais que celui-ci fut remarquablement intégré en douceur à la pratique politique africaine d’alors. Il convient de réfléchir sur la signification de ce processus.

Initiation et culture électorale

22L’introduction du vote secret en Angleterre s’est faite sur fond d’une culture électorale antérieure dans laquelle les électeurs et les non-électeurs constituaient le public de l’activité politique, et une telle activité se déroulait, les jours précédant et suivant l’élection, dans une sphère publique marquée par la fête et même par une ambiance de carnaval, réunissant en quelque sorte les uns et les autres dans un univers politique partagé. Ce mode plus ou moins informel de communion politique a été ultérieurement cassé par la discipline, la marchandisation et le dénombrement de masse du vote secret, qui fragmenta ce public et accentua la distinction entre électeurs et non-électeurs en restreignant, par exemple, l’accès du bureau de vote.

23Au terme de son étude, Frank O’Gorman suggère que l’on ne doit pas analyser seulement le dispositif d’un système électoral, mais également les configurations culturelles qui le soutiennent : les rôles et les jeux de scène, la famille et la parenté (plutôt que l’individu isolé), la communauté rituelle et, enfin, les formes culturellement valorisées de participation populaire, au-delà de celles qui sont prévues dans le code électoral [22]. Cela s’applique sûrement à l’étude des élections dans le Tanganyika colonial, mais la discipline, la marchandisation et le dénombrement qui ont transformé le paysage politique anglais ont été introduits au Tanganyika de manière différente. Tandis que les élections festives et carnavalesques fournissaient en Angleterre – même après l’effet disciplinaire de l’introduction du vote secret – un environnement qui reliait les non-électeurs à l’acte de vote, la culture coloniale au Tanganyika, avec sa méfiance profonde à l’égard de l’État, rendait complètement impossible une culture populaire de participation électorale. La ritualisation de la politique au Tanganyika n’était pas basée sur un idéal individualisé de participation politique (le vote), mais s’articulait sur le parti nationaliste africain, qui constituait lui-même un corps intégré.

24Cela provenait, au moins partiellement, de la manière dont l’administration avait introduit le suffrage. Les administrateurs locaux, habituellement chargés de traduire les dispositifs modernes aux Luguru, refusèrent, en 1958, de prendre en charge l’explication des mécanismes électoraux aux Africains. Le gouvernement central, et en particulier le superintendant des élections, subodorait, sous ces procédures de traduction des formes politiques modernes aux Africains (dans le langage de l’époque, on parlait de « faire passer » des messages nouveaux), un relent de paternalisme, semblant supposer que les Africains découvriraient l’utilisation de cette technologie politique par eux-mêmes [23]. Il s’ensuivit que, si le message du vote secret fut effectivement « passé » aux Africains, il fut décrit comme une technologie neutre. Mais, comme nous l’avons vu, ceux-ci avaient peu de raisons de penser qu’il l’était vraiment.

25D’un point de vue culturel, le vote secret n’a jamais été une technologie neutre, même si les Africains eux-mêmes ont essayé de l’employer comme telle. La différence entre le secret du scrutin et le secret de l’initiation montre que ces derniers véhiculent non seulement des conceptions très différentes du secret, mais également des conceptions très différentes du pouvoir. Tandis que le vote prive l’acteur d’une information pour la remettre à une instance supérieure, l’initiation, en faisant accéder l’initié à un savoir puissant et secret, renforce les pouvoirs d’une personne par une instance supérieure et, ce faisant, l’intègre dans le corps politique. Tandis que le vote secret provoque un divorce entre le corps et le pouvoir par l’acte d’individualisation de l’électeur – comme sous toute forme de discipline moderne –, l’initiation fonctionne par incorporation, en transformant le corps de l’initié de sorte qu’il puisse entrer dans une nouvelle sphère politique.

26En paraphrasant Walter Benjamin, on pourrait dire qu’alors que le vote prive la personne de son aura politique, l’initiation l’en investit. Dans une telle situation, l’individuation de l’acte du vote secret pourrait être interprétée en termes de soupçon quant à ce que l’instance supérieure va faire de la voix de l’électeur – un soupçon qui pourrait expliquer une partie de l’hésitation des Luguru à voter lors des élections de 1952. Inversement, elle pourrait également être interprétée comme un acte découlant d’une forme d’accroissement des pouvoirs dont les électeurs seraient déjà familiers. C’est, me semble-t-il, ce qui s’est réellement produit en 1958.

27Cette deuxième interprétation du vote secret, « culturelle » et non technologique, n’était pas possible pour les Luguru sans une transformation antérieure des routines politiques qui ont produit, sinon une culture électorale, du moins une innovation culturelle permettant la ritualisation et la diffusion politique moderne de masse qui pouvait avantager le parti nationaliste africain, celui qui devait recevoir le plus de voix. Entre 1952 et 1958, les Luguru s’étaient rebellés contre le plan de réforme agraire que les Anglais leur imposaient, point culminant des interventions coloniales que les Luguru ont longtemps considéré comme une prédation [24].

28La rébellion a été organisée selon les routines de la politique d’initiation, dans le secret, à l’écart d’un exercice public de l’autorité que les Anglais avaient institutionnalisé sous la forme des chefferies indigènes et des gouvernements locaux. Le système politique indigène de la vallée était régi par l’incorporation, à travers l’initiation, de tous les adultes dans un groupe d’habitants responsables, et en confiant l’organisation de ce groupe (qui se réunissait en conseil public) à un conseil secret formé d’un groupe de vieux initiés de haut rang appartenant à différents lignages. En lançant la rébellion, les Luguru sont passés du cadre politique de la vallée (qui concernait quelques centaines d’habitants) à une échelle beaucoup plus grande d’organisation politique, incluant au moins la moitié de la région de montagnes, et se sont retrouvés avec une manifestation d’environ 4 000 personnes en juillet 1955. Celle-ci a été organisée selon les normes de la politique de la vallée : le meeting de masse de juillet 1955 a été catalogué (au moins rétrospectivement) comme un conseil public, ou mtingano, faisant des leaders du mouvement – dont le noyau dur devait devenir la Tanu d’Uluguru – l’équivalent d’un conseil secret, ou mtsengwe. La grande différence, naturellement, était que cette forme d’organisation politique de masse empruntait les termes de la politique antérieure, qui était basée sur la parenté et l’initiation, mais n’était plus organisée selon les règles (fictives) de la parenté – excepté, en dernière analyse, celles de la couleur ou du panafricanisme [25].

29Au début, cette protestation s’était organisée selon la pratique politique propre aux Luguru ; et il est peu probable que la conscience nationaliste ait été le facteur principal de son élargissement à une mobilisation de masse. Peu après la rébellion, cependant, les leaders demandèrent à Dar es Salaam, la capitale, des cartes d’adhésion à la Tanu (ignorant apparemment qu’une section du parti avait été ouverte dans la ville voisine de Morogoro). Ils les distribuèrent à tous ceux qui étaient disposés à rejoindre la rébellion. Ces cartes étaient remises et conservées dans le secret, quoique l’adhésion au parti n’ait pas été officiellement interdite [26]. Il se dégage globalement de tout cela une impression de secret – très comparable à celui qui est à l’ œuvre parmi les initiés – protégeant un groupe fermé.

30Dans ce contexte, l’adhésion au parti a pu représenter un moyen de donner des pouvoirs à une personne (sur et contre un État perçu comme prédateur), plus que l’expression d’un choix électoral individuel. L’adhésion au parti a pu signifier que la personne était sommée de faire son devoir et de voter de manière instrumentale et « technologique » afin de porter au pouvoir son groupe – le parti nationaliste –, comme alternative « africaine » à l’État existant, et non comme un parti politique à l’intérieur de l’État. Dans ces conditions, il semble que le vote secret ait été marchandisé et traité comme une technologie neutre par les Africains, ainsi que le souhaitaient les administrateurs coloniaux, mais sans produire la personne privée que l’État colonial espérait voir émerger avec l’électeur individuel. Au lieu de cela, l’acte de vote a pu être démarchandisé dans le contexte de la culture implicite de l’adhésion à la Tanu.

Notes

  • [1]
    Tanzania National Archives (TNA) 26/238/H/1 : « Linton for DC to PC », 8 octobre 1952. Les recherches sur lesquelles s’appuie ce texte ont été possibles grâce à la Fondation néerlandaise pour l’avancement de la recherche tropicale, dans le cadre de son programme « Mondialisation et construction des identités locales ». Cet article repose sur des enquêtes de terrain en Tanzanie durant les étés 1996 et 1997, des travaux d’archives à Dar es Salaam, Oxford et Londres ainsi que sur des matériaux recueillis lors d’un projet antérieur. Voir P. Pels, A Politics of Presence. Contacts between Missionaries and Africans in Colonial Tanganyika, Chur/Reading, Harwood Academic Publishers, 1999.
  • [2]
    Lors des élections locales de 1952 pour la sous-chefferie de Mgeta, moins de 20 % des contribuables disposant du droit de vote se déplacèrent, c’est-à-dire, ainsi que le remarqua un administrateur, guère moins que la moyenne des élections locales anglaises.
  • [3]
    Qui deviendra plus tard le premier président du Tanganyika nouvellement indépendant.
  • [4]
    G. W. Y. Hucks, « The territorial elections – 1958 », Tanganyika Notes Records, 54, 1960, pp. 38-47 ; R. Young, The Tanganyika Elections, 1958-1959, Evanston, Northwestern University Archives, Roland Young papers 35/5, 1959.
  • [5]
    B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991.
  • [6]
    P. Pels, A Politics of Presence …, op. cit.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    J.-F. Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.
  • [9]
    A. Escobar, Encountering Development, Princeton, Princeton University Press, 1995, p. 36.
  • [10]
    TNA 26/L5/70 : « Hucks to all DCs », 31 juillet 1957 ; « Circular, CS to all PCs and DCs », 20 novembre 1957 ; « Z.M.M. Mtemvu to Wakuu Wote wa Tanu », n. d. [novembre].
  • [11]
    Technique dénommée parfois « queuing system », au Nigeria par exemple. Voir J. Ibrahim, « Démocratie à la nigériane : les électeurs font la queue », Politique africaine, n° 43, octobre 1991, pp. 131-135 (NDT).
  • [12]
    TNA 26/L5/70 : « Hucks to PCs Northern, Eastern, Tanga, Western, and Southern Highlands Provinces », 30 septembre 1957 ; « Hucks to all PCs and DCs Northern, Eastern, Tanga, Western, and Southern Highlands Provinces », 10 octobre 1957 ; « Minutes, 2nd Provincial Meeting of Eastern Province Native Authorities », 4 juin 1958 ; TNA 26/L5/72 : « Kerr to Chief Recording Officer », 20 janvier 1958.
  • [13]
    R. Young, The Tanganyika Elections, 1958-1959, op. cit., p. 7.
  • [14]
    A. Appadurai, « Number in the colonial imagination », in A. Appadurai, Modernity at Large, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.
  • [15]
    A. Garrigou, « Le secret de l’isoloir », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 71-72, 1988, pp. 22-45.
  • [16]
    Un genre de robe portée surtout par les femmes, dont le rôle dans la mobilisation du nationalisme africain au Tanganyika fut crucial. Voir S. Geiger, Tanu Women. Gender and Culture in the Making of Tanganyikan Nationalism, 1955-1965, Portsmouth, NH, Heinemann, Currey, EAEP and Mkuki wa Nyota, 1997.
  • [17]
    TNA 26/L5/70 : « Notes for the Guidance of Returning Officers, by G. W. Y. Hucks », 6 février 1958 ; « Notes for the Guidance of Presiding Officers, by G. W. Y. Hucks », n. d. [mars 1958] ; « Hucks to PCs and DCs », 14 avril 1958 ; « Hucks to organizing secretary general Tanu », 26 juin 1958.
  • [18]
    TNA 26/L5/70 : « Notes for the guidance of returning officers, by G. W. Y. Hucks », 6 février 1958 ; « Notes for the guidance of presiding officers, by G. W. Y. Hucks, n. d. [mars 1958] ; « Returning officer eastern province to all DCs », 28 mars 1958 ; « Hucks to PCs and DCs », 23 mai 1958 ; « Hucks to all PCS and DCs », 27 juin 1958.
  • [19]
    J. Fabian, Power and Performance, Madison, WI, The University of Wisconsin Press, 1990.
  • [20]
    F. O’Gorman, « The culture of elections in England : from the Glorious Revolution to the First World War, 1688-1914 », in E. Posada-Carbó (ed.), Elections before Democracy : the History of Elections in Europe and Latin America, Londres, Institute of Latin American Studies, University of London, 1996, pp. 17-31, notamment pp. 22-23.
  • [21]
    J. Pemberton, « Notes on the 1982 general election in Solo », Indonesia, n° 44, 1986, pp. 1-22.
  • [22]
    F. O’Gorman, « The culture of elections in England … », art. cit., pp. 24-27.
  • [23]
    TNA 26/L5/70 : « Moore to Duff », 16 août 1957 ; « Hucks to DC Morogoro », 20 février 1958.
  • [24]
    P. Pels, « Kizungu rhythms. Luguru christianity as Ngoma », Journal of Religion in Africa, XXVI, 1996, pp. 163-201.
  • [25]
    Pour un compte rendu détaillé, voir P. Pels, « Creolization in secret. The birth of nationalism in late colonial Uluguru », La Haye, Wotro Programme on « Globalization and the construction of communal identities », working paper n° 11, 2000.
  • [26]
    À cet égard, il est intéressant de noter que le mot chama (parti) est également le terme utilisé pour désigner les couvents de sorciers qui se réunissent également dans le secret.
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