Notes
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[1]
Pour une description et une histoire de Soweto, voir P. Bonner et L. Segal, Soweto: A History, Johannesburg, Maskew Miller Longmans, 1998.
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[2]
Ukuthala Zakhamizi zase Doornkoop: Ithi Inkosi ya manzi sakhe endaweni yayo. Siyi bangela umsindo, nghako ke isithukuthele ifile, ithi asisuke sonke nemizi yethu, oku ngale kwaloko, iyobhubhisa, izayi thata yonke lemisi yethu iyoyi shiya emngceleni wase Swazini. Sisa lungiselela uku thutha kule ndawo, uthi akafuni ukubona izinja eduze komfula. Bazali, khuzani izingane zenu zinga washayi amadada – emfuleni.
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[3]
Je n’ai pas réussi à trouver des récits semblables dans la littérature ethnographique sur l’Afrique australe. Si les histoires de serpents, dont certains sont perçus par les peuples Nguni comme l’incarnation des esprits des ancêtres, sont courantes dans la littérature, Inkosi ya Manzi n’y tient pas une place importante.
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[4]
Le missionnaire W. C. Holden raconte un incident qui s’est déroulé au milieu du xixe siècle dans un poste isolé du Natal. Dans la plus grande agitation, on a posé à ses pieds un serpent mort de la variété, lui a-t-on dit, qui, pour les « adorateurs de serpent », « contenait les esprits des chefs décédés ». Holden a profité de cette occasion pour railler les chefs au sujet de leur dieux mortels, par rapport au Sien qui ne meurt jamais. On lui a répondu que lorsqu’un des serpents meurt, l’esprit passe à un autre et ainsi de suite. « Et il va où à la fin ? Ils n’ont pas su répondre et sont restés assis, déconcertés et en silence » (W. C. Holden, The Past and Future of the Kaffir Races, Londres, 1866, p. 301).
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[5]
Pour les grandes lignes de quelques facteurs qui contribuent à l’insécurité de Soweto, voir mon article « State power, violence, everyday life: Soweto », New School for Social Research, Center for Studies of Social Change, working paper, n° 210, mars 1995.
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[6]
Pour une discussion plus générale de la sorcellerie à Soweto, voir A. Ashforth, « Of secrecy and the commonplace:Witchcraft and Power in Soweto », Social Research, vol. 64, n° 3, 1996, pp. 1183-1234, et « Witchcraft, violence, and democracy in the New South Africa », Cahiers d’études africaines, XXXVIII (2-4), n° 150-152, 1998, pp. 505-532. Pour une présentation complète du problème de la sorcellerie en général en Afrique, voir P. Geschiere, Sorcellerie et politique en Afrique, Paris, Karthala, 1995.
Le Roi des Eaux est en colère
1En juillet 1998, un tract rédigé sur traitement de texte dans la langue zouloue et photocopié sur du papier à lettres a été distribué aux propriétaires des cases de Doornkop (quartier connu localement sous le nom de Snake Park), dans la banlieue de Soweto, la ville-dortoir des Noirs située au sud-ouest de l’agglomération de Johannesburg en Afrique du Sud [1]. On pouvait y lire :
2« Du calme, propriétaires de Doornkop, Inkosi ya Manzi [Le Roi, ou Seigneur, des Eaux] dit que nous avons construit sur son propre territoire et que nous le gênons en faisant du bruit. Ainsi, il meurt de colère. Il dit que nous devons tous partir avec nos maisons, sinon il démolira toutes nos maisons et les emmènera jusqu’à la frontière du Swaziland. Il dit que pendant que nous préparerons notre départ, il ne veut pas voir de chiens près de la rivière. Parents, interdisez à vos enfants de lancer des cailloux aux canards près de la rivière [2]. »
3Doornkop est un quartier composé de cases comptant entre 50 000 et 100 000 habitants et s’étendant sur environ 2 km2. Ce « township moins formel » a été créé en 1991 : les autorités y ont mis en place des routes non goudronnées, alloué des terrains à bâtir et fourni des services rudimentaires pour les habitants, autorisés à construire leurs résidences là où ils le pouvaient. L’endroit a été surnommé « Snake Park » (le parc des serpents) car lorsque des gens y sont venus pour la première fois en 1991, il n’était qu’un champ infesté de serpents, parsemé de cabinets de toilettes brillants fournis par le gouvernement. La plupart des cases sont en tôle, comportent une pièce unique et hébergent en moyenne quatre personnes, même si un nombre grandissant d’entre elles sont construites plus solidement en briques et tuiles. Le revenu moyen y est d’environ 150 dollars par mois. Si les gens d’ici sont pauvres, ils ne vivent généralement pas dans la misère.
4La distribution du tract avertissant de la colère d’Inkosi ya Manzi a provoqué discussions, hilarité et débats dans les foyers, débits de boissons, coins de rues et taxis du Parc des Serpents. On a organisé des réunions. L’homme responsable de sa publication, un certain M. Nkonyana, résidant au 46250 Extension Four, a été convoqué à une réunion du comité de quartier. Il a expliqué que l’avertissement d’Inkosi ya Manzi lui était parvenu dans des rêves. Il a insisté sur le fait qu’il ne cherchait à obtenir aucun avantage personnel en distribuant ce tract, dont il avait fait imprimer cinq cents exemplaires à ses propres frais. Il s’est même rendu au commissariat de police afin d’informer les autorités du danger. Il a juré sans cesse qu’il ne faisait que mettre à exécution les instructions d’Inkosi ya Manzi. Il le faisait, expliquait-il, parce que s’il restait muet et si le Seigneur des Eaux sévissait, il ne pourrait jamais se le pardonner.
5Je rendais visite à des amis à Snake Park lors de la diffusion du tract et, au cours des semaines qui ont suivi, j’ai participé à de nombreuses discussions portant sur la menace d’Inkosi ya Manzi. Dans la plupart des cas, elles donnaient lieu à beaucoup d’hilarité. « Partir au Swaziland » est devenu une expression à la mode : « À la semaine prochaine ? », « Non, je serai au Swaziland ». Mais ces plaisanteries masquaient en fait une inquiétude générale : pour beaucoup d’habitants, la menace était à prendre au sérieux. Tous connaissaient les récits des déprédations précédentes causées par Inkosi ya Manzi. L’année dernière, par exemple, il avait enlevé deux garçons, des jumeaux, pour ne les libérer de son repaire sous le fleuve qu’après le sacrifice d’un mouton par leurs parents. Une jeune fille avait également été enlevée ; elle était morte. Aux yeux de certains habitants, le danger était extrême.
6Après avoir lu le tract, mes amis Mpho Mathebula et Madumo Choku et moi-même avons lancé une enquête au sujet d’Inkosi ya Manzi, en interrogeant l’auteur du tract ainsi que les habitants du quartier où la calamité annoncée devait s’abattre. Nous avons également cherché à interroger des autorités sur les questions de spiritualité et sur ce que l’on appelle ici les traditions « culturelles ». Mes amis avaient envie d’en savoir plus sur Inkosi ya Manzi, dont ils avaient souvent entendu parler par le passé. Moi, je m’intéressais davantage à tout ce qui a trait aux pouvoirs invisibles dans le Soweto d’aujourd’hui et, plus spécifiquement, aux relations entre le doute et la peur dans la compréhension des dangers de sources invisibles ; ce que j’ai été amené à considérer comme un problème général d’insécurité spirituelle.
7La poussée d’anxiété provoquée par le tract s’est progressivement tassée. Le comité de quartier a opté pour une politique d’attentisme. Certains défendaient une position plus active face à la menace, mais ils ont été battus lors d’un vote. Si je n’ai pas assisté à leurs débats, tous les récits qui m’ont été rapportés confirment que les propositions selon lesquelles le comité de quartier devait réunir des fonds pour acheter une vache à sacrifier à Inkosi ya Manzi ont été rejetées. Si l’auteur du tract voulait procéder de la sorte, il faudrait qu’il le fasse lui-même. Les plus sceptiques ont avancé l’idée que ce dernier cherchait peut-être à établir une nouvelle Église, les congrégations de type zioniste ou apostolique ayant souvent été fondées à la suite de telles prophéties.
8D’autres nous ont dit soupçonner l’homme de chercher une subvention pour faire avancer ses propres projets. Selon eux, cette vision était en fait celle de ses propres ancêtres qui l’avertissaient à leurs propres fins. En tout état de cause, rien ne s’est produit. Aucune famille de ma connaissance n’a fait ses valises, bien que l’on ait entendu de nombreux récits d’autres familles qui l’avaient fait. En règle générale, la réponse a été celle de la résignation : « Où peut-on aller ? » Les habitants de Snake Park sont pauvres. La plupart d’entre eux sont ici parce qu’ils n’ont pas d’autre endroit où aller. Les cases sont donc restées à leur place. Personne n’est parti au Swaziland. Heureusement, il n’y a pas eu de tornade destructrice – même s’il y eut une tempête au cours des semaines suivant la prophétie, donnant aux habitants l’occasion de se poser des questions – ni de signe plausible de la colère d’Inkosi ya Manzi. Toute l’histoire est tombée dans l’oubli et les blagues sont passées de mode. Ils ont eu de la chance cette fois-ci…
9Snake Park n’est pas un « camp de squatters » : les habitants y détiennent des droits de propriété sur leur terrain. Mais l’analogie entre l’avertissement d’Inkosi ya Manzi et la menace d’éviction qui plane sur des squatters est évidente, même à cette époque post-apartheid. Il serait facile et peut-être instructif d’analyser cette histoire comme un cauchemar collectif ou comme un idiome exprimant l’insécurité générale ou les tensions générales de la vie dans ces lieux difficiles. La population de Soweto, comme ailleurs en Afrique du Sud, se trouve confrontée à de nouveaux problèmes, maintenant que l’ancienne souffrance appelée « apartheid » s’est effondrée.
10Je m’intéresse moins, ici, à une lecture de cette histoire du serpent comme métaphore de la vie contemporaine qu’à essayer de comprendre la réaction de mes amis lorsque nous avons pris connaissance des récits sur la menace d’Inkosi ya Manzi à Snake Park. Car, à la différence de moi, qui pouvais rejeter l’idée de ce serpent terrifiant et me réjouir de cette histoire comme d’une sorte de mythe curieux, eux devaient décider d’eux-mêmes de ce qu’il fallait prendre au sérieux ou non et pourquoi. Et si l’histoire de M. Nkonyana ne s’est pas avérée véridique, de tels récits, pris au sérieux, peuvent avoir de graves conséquences. Assez pour que des gens se fassent tuer. Comme nous le verrons plus tard dans la transcription de mes discussions avec mes amis Mpho et Madumo, eux aussi, comme tous ceux avec qui nous avons parlé, cherchaient principalement à concilier les éléments des histoires de Inkosi ya Manzi à propos desquels il y avait un consensus général (et auxquels ils souscrivaient de tout cœur) avec les histoires entendues par le passé. Dans la dernière partie de cet article, j’aborderai les relations qui existent entre ces affaires et un sentiment général d’insécurité. Mais commençons plutôt par une description de quelques points de consensus et de désaccord dans les récits que nous avons entendus.
11Premièrement, il y a un large consensus quant à l’existence même d’Inkosi ya Manzi, le fait qu’il soit puissant et qu’il prenne la forme d’un serpent, un gros serpent ou même, pour certains, un serpent énorme. (Je ne connais qu’une seule personne qui nie totalement et tourne même au ridicule la possibilité que cette affirmation soit vraie.) Mais si tout le monde sait qu’il est un serpent, il existe des désaccords profonds sur la nature physique et morale de cette bête et l’étendue de ses pouvoirs. En écoutant les différentes versions, il est difficile de savoir si ce serpent est le « Roi des Eaux » parce qu’il est un serpent naturel possédant des pouvoirs extraordinaires ou parce qu’il est un phénomène surnaturel doté d’immenses pouvoirs et qui prend la forme d’un serpent lorsque cela l’arrange.
12Le nombre de ces « Rois » n’est pas clair non plus. Les caractérisations courantes d’Inkosi ya Manzi correspondent parfois à cette distinction « naturel »/« surnaturel », mais le plus souvent non ; dans la plupart des cas, en effet, la description de ses pouvoirs physiques découle d’une présentation de sa nature morale. Après tout, les créatures « naturelles » sont tout simplement celles créées par Dieu. De même qu’il n’y a pas de limite à Son pouvoir, il ne peut y avoir de limite aux forces de Sa création.
13Mes amis et moi avons discuté de ce sujet avec un inyanga zoulou (« guérisseur traditionnel », devin). Il a lu le tract et a confirmé qu’une menace sérieuse planait sur Snake Park. L’inyanga nous a expliqué qu’il y avait quatre types différents de serpents : les serpents ordinaires, les serpents de sorcellerie, les serpents auxquels les devins rendent parfois visite lorsqu’ils sont emmenés sous l’eau pendant plusieurs mois ou années, et Inkosi ya Manzi. Ce dernier est, selon le devin, une créature aux pouvoirs immenses, tout à fait capable de détruire des milliers de cases d’un seul coup. Il nous a raconté que, à KwaZulu, un Inkosi ya Manzi avait dévasté un village entier en ne laissant qu’un trou béant. À son avis, Inkosi ya Manzi est une créature « naturelle ». Selon le lexique du devin, cela signifie que la nature morale de la bête n’est pas intrinsèquement malveillante.
14Cette version d’Inkosi ya Manzi en fait une créature relativement neutre par rapport aux fortunes et au bien-être des humains. Il ne provoque des dégâts que lorsqu’il est dérangé. Si nous avions discuté avec des devins d’autres groupes ethniques, ils nous auraient sûrement donné une version différente ; car, si tous les peuples de la région accordent une signification particulière aux serpents, son sens varie assez radicalement d’un groupe à un autre [3]. Mpho et Madumo ont été plutôt impressionnés par ce récit, mais Madumo avait entendu des histoires différentes racontées par des gens de l’ouest du pays et n’était pas convaincu que la version de l’inyanga fasse autorité sur le sujet.
15Un pasteur anglican local, vers lequel nous nous tournons souvent pour des questions spirituelles, a insisté sur le fait que cet Inkosi ya Manzi était en fait une incarnation de l’esprit du mal dans le monde. Pour le pasteur, il prend la forme d’un serpent parce que le diable, depuis le jardin d’Eden, est très porté sur ce déguisement. Mais lorsque Madumo a prétendu qu’il y avait de nombreux serpents de ce type et qu’ils ne pouvaient pas tous être malveillants, le pasteur, originaire de l’ouest du pays, près de l’endroit où vivaient les ancêtres de Madumo, a accepté que tel pouvait être le cas. Lui aussi avait entendu parler d’un serpent géant qui vivait au cœur d’une montagne et empêchait toute activité minière aux alentours de son repaire, et il était peu enclin à suggérer que ce serpent était en fait le diable ; de même, il se pouvait que l’Inkosi ya Manzi de Snake Park ne soit pas non plus le diable. « Mais comment peut-il menacer de faire de telles choses à ces pauvres gens s’il n’est pas malveillant ? », nous a demandé le pasteur de façon rhétorique. Mes amis était peu tentés d’accepter l’avis du pasteur car ils hésitaient à réduire toutes les formes de pouvoir spirituel, y compris celles qui existent, à leur avis, depuis toujours, au jeu de Jésus ou du diable – pour eux, ces derniers ne sont venus en Afrique qu’avec les Blancs.
16Une prophétesse chrétienne de type apostolique nous a raconté qu’Inkosi ya Manzi était la même créature que le serpent avec lequel les devins communiquent parfois au cours du ukuthwasa, leur formation dans les arts de guérison. Selon sa version, le serpent représenterait une source de pouvoirs capable d’être utilisée à des fins humaines sans être sujette à la volonté des humains. Si elle prétendait qu’Inkosi ya Manzi pouvait être une source de pouvoirs de divination, elle se méfiait de lui et priait avec force chaque fois qu’elle devait traverser un pont près de son repaire, car les pouvoirs prophétiques et de guérison qu’elle détient proviennent d’un autre esprit, de ce Saint-Esprit auquel Inkosi ya Manzi est opposé de façon véhémente.
17Dans aucun des récits que nous avons entendus, la nature physique d’Inkosi ya Manzi n’était indépendante de sa qualité morale perçue à travers sa relation avec les humains. Pour résumer, certes de façon trop brutale, les heures de chicaneries à ce sujet, nous pouvons proposer trois perceptions de la nature morale de cette créature : ou il est intrinsèquement malveillant, l’une des nombreuses forces qui cherchent à rendre la vie humaine intolérable ; ou il est essentiellement neutre à l’égard de notre espèce, mais capable de colères terrifiantes lorsqu’il est dérangé ; ou il est susceptible de conférer le bien aux gens sous forme de pouvoirs de divination et de guérison (tout en étant capable de destruction lorsqu’il est dérangé). Tous ceux qui avaient quelque chose à dire sur Inkosi ya Manzi, c’est-à-dire tous ceux avec lesquels nous nous sommes entretenus, ont basé leurs remarques sur l’une de ces trois perceptions. Mais ils étaient nombreux à avoir des doutes quant à la description qui convenait à la créature qui menaçait (ou non) d’emporter les cases de Snake Park au Swaziland.
18La nature intrinsèque de cette créature est rendue plus compliquée par le fait qu’elle peut se présenter aux humains sous plusieurs formes. Ceux qui prétendaient s’y connaître nous ont raconté que l’on ne voit pas, en réalité, un serpent géant, mais que le serpent géant nous apparaît à travers l’image d’autre chose. Ainsi, la prophétesse apostolique nous a raconté qu’elle avait vu Inkosi ya Manzi sous la forme d’un escargot. Mais elle a reconnu qu’étant dotée de pouvoirs spirituels très particuliers, elle était capable de détecter ce pouvoir là où les autres ne le voient pas. L’auteur du tract nous a dit qu’il avait aperçu Inkosi ya Manzi dans un rêve sous la forme d’une créature à corps d’homme et tête de vache. Madumo a raconté qu’il avait vu, une fois, une lumière brillante au-dessus d’un marais lors d’un trajet en taxi, et la prophétesse a confirmé qu’il s’agissait en fait du serpent. Mais, quelle que soit la forme adoptée, Inkosi ya Manzi reste un serpent.
19Malgré le fait que ce serpent ne semble jamais se montrer sous la forme d’un serpent, personne ne doutait de sa capacité à communiquer avec les humains. Mais si tous s’accordent à dire qu’Inkosi ya Manzi communique par le répertoire habituel des rêves, visions et apparitions utilisé par les autres entités spirituelles, un doute demeure sur chaque message particulier. D’après ce qui nous a été rapporté, toute personne se sentant en contact avec Inkosi ya Manzi doit d’abord se persuader qu’elle ne confond pas son message avec celui de ses ancêtres, par exemple, ou d’une autre force invisible. Une fois persuadée, elle devra ensuite se confronter aux doutes des autres. Par exemple, M. Nkonyana, l’auteur du tract, était généralement perçu comme étant sincère dans son récit sur Inkosi ya Manzi. Sa crédibilité était renforcée par le fait qu’il avait payé les tracts de sa propre poche, et qu’il n’essayait apparemment pas de profiter de ses connaissances particulières sur les intentions du serpent. Lorsque le comité de quartier a voulu savoir pourquoi il n’avait pas déménagé, comme il le conseillait aux autres, M. Nkonyana a dit qu’il attendait le dernier préavis. Il a prétendu avoir eu quatre rêves où Inkosi ya Manzi lui apparaissait sous des formes différentes pour proférer qu’il fallait que tout le monde s’éloigne de cet endroit.
20M. Nkonyana savait qu’il se passait quelque chose parce que le même message a été répété à chaque fois. Il nous a dit que le premier rêve avait eu lieu presque un an avant la parution de son tract. À cette époque, il n’était pas en position d’agir par rapport au message d’Inkosi ya Manzi. Mais, après la répétition des rêves, il s’est senti obligé de divulguer l’avertissement : il se serait senti éternellement coupable si quelque chose s’était produit du fait de son inaction. Cela était tout à fait plausible pour ceux qui ont entendu l’histoire. Mais même les personnes les mieux disposées ne pouvaient exclure que M. Nkonyana ait pu être induit en erreur intentionnellement par ses propres ancêtres apparus sous la forme d’Inkosi ya Manzi, ou, pour être plus exact, sous la forme de créatures bizarres identifiées dans ses rêves comme étant Inkosi ya Manzi. Et puis, comme mes amis se le sont souvent demandé au cours de notre enquête, peut-être était-ce M. Nkonyana lui-même qui dérangeait Inkosi ya Manzi et qui mettait tout le monde en danger. Si d’autres membres de la communauté pensaient de cette façon, d’après Mpho, M. Nkonyana courait réellement le risque de « se faire discipliner ». La seule façon d’être vraiment sûr du message d’Inkosi ya Manzi, selon l’avis général, était de savoir si d’autres, et de préférence des inyangas respectés, avaient reçu le même avertissement. Malheureusement pour M. Nkonyana, cela n’a pas été le cas.
21À la question de savoir quel moyen utilise Inkosi ya Manzi pour communiquer avec les humains, répond celle de savoir comment les humains peuvent communiquer avec lui. Si tous affirmaient que c’était possible, tous n’étaient pas d’accord sur la façon dont on pouvait (ou devait) le faire. Ni sur le sens de cette communication pour le serpent. Certaines personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus ont insisté sur le fait qu’il était en effet possible de communiquer directement avec le serpent par le biais de sacrifices et de dons destinés à l’apaiser. Selon elles, s’il menaçait effectivement de détruire Snake Park, il fallait lui sacrifier une vache. D’autres prétendaient que cela ne marcherait pas et que la seule façon de procéder était d’offrir des sacrifices à ses propres ancêtres pour leur demander protection : ils pourraient éventuellement intervenir auprès du serpent pour lui faire changer d’avis. L’inyanga zoulou était d’accord avec le pasteur pour dire que les prières à Dieu pouvaient avoir un effet, mais de façon tout à fait différente : pour l’inyanga, Dieu pouvait influencer sa créature puissante, mais inférieure, pour qu’elle pardonne les transgressions humaines qui la mettaient en colère ; le pasteur voulait prier afin de demander l’aide divine pour surmonter le mal.
22Enfin, si tout le monde était d’accord pour reconnaître que cette entité appelée Inkosi ya Manzi était une force puissante dans le monde, ce n’était pas le cas quant à ses pouvoirs réels. Était-il capable de démolir Snake Park ? Oui, non, peut-être ; les réponses dépendaient du crédit accordé par les uns et les autres aux histoires sur ses différents actes fantastiques. Selon la perception la plus prudente, et la plus partagée malgré les rires, la destruction était effectivement possible à cette échelle. Les gens d’ici savent en effet qu’en matière de malheur, tout est possible. D’autres n’étaient pas convaincus. Ainsi, M. Khanyile, un ami et habitant de longue date de Snake Park, a annoncé de façon cavalière qu’il n’avait pas peur de ce serpent. Pour lui, si Inkosi ya Manzi pouvait détruire quelques cases si l’envie lui en prenait, il ne pourrait pas détruire tout le quartier : « C’est trop grand ! »
23Un être tel que Inkosi ya Manzi, tout en se manifestant de différentes façons, n’est pas visible en temps normal [4]. Mais alors que sa réalité ultime reste cachée de la vue, au moins pour les humains ordinaires, les effets de ses pouvoirs sont assurément physiques, tangibles et réels. Et, toujours malgré les rires, tous ceux qui grandissent dans ces lieux connaissent des raisons pour les prendre au sérieux. J’hésite à décrire les récits locaux de tels phénomènes comme faisant allusion à des sujets « surnaturels », car, lors des discussions sur la nature d’Inkosi ya Manzi auxquelles j’ai participé, cette distinction entre naturel et surnaturel n’était pas vraiment applicable ; des forces qui, selon mes termes à moi, pouvaient facilement être décrites comme « miraculeuses » ou « surnaturelles » (pour ne pas dire « imaginaires »), étaient généralement perçues comme faisant partie du monde ordinaire des serpents, des tempêtes ou d’autres phénomènes. Comme j’espère le démontrer par la suite, l’indétermination même de catégories appropriées pour traiter ces affaires contribue au sentiment d’insécurité. Car, lorsque l’on ne sait pas comment se situer correctement par rapport à l’origine des forces destructrices, on éprouve le sentiment accablant d’être exposé à des dangers insurmontables, au doute et à la peur.
24Selon le consensus général, à Snake Park, en ce mois de juillet 1998, le danger rapporté dans le tract était peut-être réel, mais l’alternative – déménager comme l’exigeait le serpent (et ainsi déplacer toutes les cases) – était impossible. Nous avons demandé à M. Nkonyana ce qui se passerait si les gens ne tenaient pas compte de son avertissement et refusaient de se déplacer. Il a répondu « Nous devons prier ensemble pour que cela ne se produise pas ». Sa réponse a irrité Madumo. « Il commence par faire peur aux gens », s’est-il plaint ultérieurement, « et ensuite il n’y a plus de peur. Tout est relax : “Prions ensemble”. Ce sont des conneries. Il prie qui, lui ? Inkosi ya Manzi ? Et qu’est-ce que ça veut dire par rapport à l’ensemble des pouvoirs invisibles ? »
25Heureusement, il semble que Inkosi ya Manzi ait dû changer d’avis, car les cases de Snake Park ont été épargnées d’un exil au Swaziland. Peut-être les prières ont-elles finalement suffi. Peut-être M. Nkonyana a-t-il fondé une église dévouée à éviter la menace et ses prières ont-elles sauvé les cases. Peut-être les agissements d’El Niño dans l’océan Pacifique n’étaient-ils guère favorables au déclenchement d’orages dans ces lieux à ce moment-là. Six mois après la parution du tract, en février 1999, j’ai de nouveau soulevé la question d’Inkosi ya Manzi à Snake Park. Cela a provoqué l’hilarité et des débats sérieux, comme avant.
26Tout compte fait, je caractériserais les discours entendus à Snake Park au sujet d’Inkosi ya Manzi comme étant basés sur la présupposition qu’un pouvoir immense existe, capable d’affecter de façon dramatique et intentionnelle les affaires humaines. Ce pouvoir semble libre de toute contrainte, de ce que l’on pourrait appeler une Loi. La seule chose ressemblant à un principe limitant sa volonté est la présomption qu’il ne frappe pas sans avoir été mis en colère. Mais même ce dernier point reste incertain, car il se peut que cette force soit intrinsèquement malveillante – une manifestation du diable comme le suggère le pasteur. Et quel que soit ce pouvoir, on suppose qu’il est en communication avec les humains et qu’il reste ouvert à leur persuasion. À aucun moment, lors des discussions de juillet et août 1998, je n’ai été témoin d’un accord général qui aille au-delà de ce point de départ fondamental. De plus, en nous lançant dans notre enquête, mes amis et moi avons découvert qu’il n’existait aucune autorité d’interprétation à laquelle s’adresser pour obtenir une évaluation globale de la situation. Alors que toutes nos sources se sont avérées dogmatiques dans leurs affirmations concernant le serpent, il n’existait aucun dogme unique de référence pour expliquer un tel phénomène, calculer le risque de sa colère et proposer une attitude appropriée pour faire face à ce pouvoir. Les prophètes, pasteurs et inyangas ont tous émis, selon leur perception particulière, des récits aussi plausibles les uns que les autres, et tous ont émis des avis divergents. Par ailleurs, personne n’a su dire pourquoi il fallait à tout prix que les enfants arrêtent de jeter des pierres sur les canards (comme on l’exigeait dans le tract).
27L’échec de notre tentative de compréhension du mystère d’Inkosi ya Manzi, bien qu’insignifiant en soi, m’a offert un nouvel exemple de ce que je suis venu à considérer comme l’insécurité spirituelle à Soweto. Dans la dernière partie de cet article, je tenterai de décrire l’anatomie de cette condition générale d’insécurité spirituelle. Mais, avant de commencer, je souhaite présenter la transcription d’une discussion avec mes amis Mpho et Madumo, dans laquelle nous cherchons, après plusieurs semaines d’enquête sur cette histoire, à tirer des conclusions sur ce que l’on sait au sujet de ces serpents. Je la présente pour illustrer, entre autres, la difficulté du travail quotidien d’interprétation du sens des manifestations des pouvoirs invisibles et de l’action sociale qui les entoure.
Attention aux serpents !
28Nous sommes rentrés chez Mpho à Senaone, un township du Soweto « profond », au terme d’une journée passée à Snake Park à parler avec les gens d’Inkosi ya Manzi. Je commençais à me lasser, mais mes amis avaient très envie d’avancer dans notre enquête. Ils voulaient reparler de tout ce que l’on avait entendu. C’était à leur tour d’être interrogés. J’ai installé le magnétophone et nous avons parlé pendant une heure ou deux. Mpho est étudiant en dernière année de droit à l’université Vista de Soweto. Madumo a dû arrêter ses études à l’université d’Afrique du Sud pour raisons familiales. Ce qui suit est une transcription de quelques extraits de notre conversation :
29Adam Si Inkosi ya Manzi est un serpent, pourquoi apparaît-il sous la forme d’une créature moitié-cheval, moitié-homme comme celle décrite par M. Nkonyana ? Il est quand même censé être un serpent, non ?
30Mpho C’est ce qu’on nous fait croire, qu’il est un serpent. Mais dans mon expérience, j’ai entendu beaucoup d’histoires comme quoi Inkosi ya Manzi peut se transformer en beaucoup de choses.
31Adam C’est ce que disait l’inyanga ?
32Mpho Je le savais avant de lui parler.
33Adam Et Inkosi ya Manzi ne communique qu’à travers les rêves ?
34Madumo Pas seulement, mais souvent.
35Adam Et qu’est-ce que tu penses de ce Nkonyana, Madumo ?
36Madumo Peut-être qu’il a quelque chose en tête. Comme fonder une église. Tu vois, la plupart de ces fondateurs d’églises, ils ont eu des rêves comme ça – ou Inkosi ya Manzi, ou un rêve où les ancêtres leur disent d’ouvrir une église pour guérir les gens. Ils ont besoin d’un truc pour convaincre les gens, pour leur faire croire qu’une personne particulière a le pouvoir de faire des miracles.
37Adam Alors tu crois qu’il voulait se lancer dans le business des églises ?
38Madumo Peut-être. C’est comme s’il veut se faire de la pub. Du marketing. Et il a déjà trois autres mecs avec lui. T’as vu ça ?
39Adam Ouais, les trois disciples.
40Madumo Celui avec le haut bleu a l’air d’un MaShangani [comme M. Nkonyana, un membre du groupe ethnique le plus méprisé en Afrique du Sud, concentré près de la frontière avec le Mozambique et composé d’un grand nombre d’immigrés de ce pays]. Ça se voyait qu’il était trop relax. Pourquoi être si détendu si Inkosi ya Manzi est sur le point de frapper ? Peut-être qu’il en sait plus ou qu’il a trouvé un truc. Ou peut-être que c’est lui qui a dérangé l’Inkosi ya Manzi et qu’il sait que si on ne fait rien, les cases seront bien détruites. Peut-être que ce Nkonyana est un prophète et qu’il a pris de l’eau chez Inkosi ya Manzi, parce qu’ils prennent généralement leur eau pour guérir dans ce genre de rivière. C’est peut-être ça le lien : il a eu ces rêves parce qu’il fréquente ces eaux-là. Ou peut-être qu’ils cherchent quelque chose qui appartient à Inkosi ya Manzi et qu’ils avertissent la communauté au cas où un des gamins aurait trouvé quelque chose. Mais je ne pense pas qu’il serait possible de prendre le nid de cette créature. Tu sais, les MaShanganis aiment aller à la rivière pour piquer les nids des serpents où ils pondent leurs œufs. Et puis ils couvent les petits des serpents.
41Adam Le nid d’un serpent ?
42Madumo Oui. Ils prennent le nid parce qu’ils disent qu’il a des pouvoirs. Alors, c’est peut-être qu’ils cherchent le nid. Mais s’ils le trouvent, alors là… Ils vont énerver le serpent et ça va foutre la merde. Qu’est-ce que t’en penses, Mpho ?
43Mpho C’est possible. D’après ce qu’ils disent, cet Inkosi ya Manzi habite sous terre et il a pondu deux œufs. C’est pour ça qu’ils disent qu’il faut déménager, parce qu’il a besoin de place pour les petits.
44Adam Et quand les petits seront là, il faudra que tout le monde dégage ?
45Mpho Ouais, on dirait.
46Adam Alors pourquoi toutes ces histoires de prières ? Qui vont-ils prier ? Dieu ? Les ancêtres ? Inkosi ya Manzi ?
47Les deux Inkosi ya Manzi.
48Adam Et c’est quoi alors, la relation entre ce serpent et Dieu ?
49Mpho Selon l’inyanga, c’est une des créatures les plus grandes que Dieu ait jamais créées, et il a d’énormes pouvoirs. Et il vit plus de cent ans. Très, très longtemps.
50Madumo Il a de ces pouvoirs ! Géants !
51Adam Alors il faut prier directement Inkosi ya Manzi ? Il faut pas prier Dieu pour qu’Il le contrôle ?
52Mpho Je pense. Là, il faut prier directement Inkosi ya Manzi parce que c’est lui qui veut la place. C’est lui qui se sent offensé.
53Adam Je comprends plus. C’est quoi cette chose, un serpent ou un dieu ?
54Mpho Pour beaucoup de gens – et pour moi aussi –, la perception générale avec laquelle on a grandi, c’est qu’Inkosi ya Manzi est la même chose qu’une tornade. Mais les définitions d’Inkosi ya Manzi et d’une tornade ne sont pas les mêmes. Ce sont deux entités tout à fait séparées. Une tornade peut être destructrice, mais pas assez pour détruire tout Snake Park. Et puis, en géographie, il y a une autre analyse de la tornade qu’on apprend à l’école. C’est un événement naturel. Ce n’est pas une chose à laquelle on peut adresser des prières. Et puis, il y a Inkosi ya Manzi. Cette chose aussi peut être destructrice. Et il se contrôle. Il a les traits d’un être.
55Adam Et il y a beaucoup de tornades par ici ?
56Madumo Oui, c’est un lieu de tornades.
57Mpho Mais pas assez puissantes pour emporter les maisons.
58Madumo Mais elles le sont dans les Homelands. Et il y a des collines là-bas avec de l’or et des diamants dedans. On dit qu’il y a un serpent qui ne veut pas que les prospecteurs viennent creuser des mines dans ces collines. Alors, à chaque fois que quelqu’un va sur la montagne pour creuser une mine, ils dérangent ce serpent et il fait des problèmes.
59Mpho Non, ça, c’est un autre type de serpent. Je pense pas que ce soit Inkosi ya Manzi. La tornade que nous connaissons, celle qui tourne dans une région particulière. C’est pas à cause d’Inkosi ya Manzi.
60Adam Mais personne ne le voit jamais ?
61Madumo Si on le voit, on meurt.
62Mpho J’ai entendu des gens qui disaient qu’ils le voyaient quand il était là. Alors, quand ils le voient dans un endroit particulier, c’est là qu’ils vont faire leurs baptêmes. Les zionistes font ça.
63Madumo Mais seulement ceux avec des dons spirituels le voient.
64Mpho C’est sûr.
65Madumo Tout le monde ne peut pas le voir et lui parler. Pas tout le monde. Ceux qui ont des pouvoirs spirituels passent le message comme quoi Inkosi ya Manzi est là et t’attend pour venir te faire baptiser. Alors, quand ils te mettent dans l’eau, Inkosi ya Manzi te souffle de l’air pour t’apporter la purification.
66Mpho Mais si tu fais des trucs mauvais, on dit qu’il t’aspire. Il te traîne vers le fond et tu es mort.
67Madumo Je pense que Nkonyana aurait dû dire aux gens la date de la destruction des cases. Parce qu’Inkosi ya Manzi a bien le pouvoir pour le faire. Si ce rêve était vrai, il l’aurait dit au type tout de go : à telle et telle date je vais faire ceci si tu ne fais pas cela.
68Adam Alors tu ne doutes pas du fait qu’Inkosi ya Manzi dispose de ces pouvoirs ? Qu’il est bien capable de faire tout ça s’il le veut ?
69Madumo Oui, il peut le faire. Mais ça dépend comment il se sent. La plupart des Inkosi ya Manzi ne font ces choses que quand on les a embêtés. La plupart du temps, au moins. Ils détruisent pas les gens si ces gens ne vont pas chez eux pour les énerver. C’est là que commencent les problèmes. Ou quand il est en colère. Parce que les Blancs embêtaient cet Inkosi ya Manzi en lui prenant ses œufs, par représailles il attaquait tout le monde. Je ne connais pas de cas où il aurait agi tout seul. Mais si les gens cherchent à lui faire quitter son repaire, il détruira tout par ici.
70Adam Et il détruira au moyen d’une tornade ?
71Madumo Oui, sous la forme d’une tornade. Alors toi, Adam, en tant que Blanc, tu dirais tout simplement que c’est une tornade, comme en géographie. Mais les autres, ils ont des pouvoirs spirituels et ils te diront que c’est un serpent. Ils diront qu’il est rougeâtre, et d’autres diront qu’ils ont vu un serpent avec sept têtes. Sept têtes énormes comme des nuages. D’habitude, quand il passe, il y a de sacrées pluies et des maisons qui s’effondrent. Parce qu’ils disent qu’il bouge avec l’eau. Il se déplace pas sur la terre ferme, il a besoin d’eau. Comme au barrage de Rockville [une zone près de Soweto]. On dit qu’il y avait un serpent là, autrefois, mais il n’y en a plus. Le barrage est vide et le serpent est donc parti. Si le serpent revient, le barrage se remplira. Et on dit que le serpent entre même à l’intérieur des maisons.
72Adam Et ce serpent est comme Inkosi ya Manzi ?
73Madumo Oui. Et il y en a beaucoup des serpents comme ça.
74Adam Et est-ce qu’ils sont différents selon la tribu ou le groupe ethnique ? Inkosi ya Manzi, c’est la même chose que ce Kgwanyapê dont parlent les Tswana ?
75Madumo Ils sont tous pareils.
76Mpho Même les Boers comprenaient ça.
77Madumo Et ils savaient aussi s’y prendre.
78Mpho Chaque jour de Noël ils mettaient un petit animal dans l’eau pour le satisfaire.
79Madumo Comme dans les mines.
80Adam Mais je pensais que le serpent au fond des mines, c’était un MaMlambo.
81Madumo Certaines mines ont un MaMlambo, et d’autres non, tu vois ? Dans d’autres il y a un Inkosi ya Manzi. On ne peut pas savoir. On ne peut pas le dire.
82Mpho Mais, Madumo, ce MaMlambo est un serpent sur lequel même les êtres humains peuvent avoir le pouvoir. Alors, j’ai des doutes à propos de cette histoire de MaMlambo dans les mines. Parce que ces serpents dans les montagnes sont puissants. S’ils ne veulent pas de mine, il n’y aura pas de mine. MaMlambo peut pas faire ça. Ça doit être des Inkosi ya Manzi ou des Kgwanyapê.
83Madumo Tu as raison. Parce que les inyangas, ils attrapent les MaMlambo. Ils préparent un piège avec leur muthi [médicaments]. Les garçons de ferme, aussi, ils attrapent ces serpents. Alors je pense que les MaMlambo n’ont pas plus de pouvoir que les humains. Les humains ont plus de pouvoir que les MaMlambo. Et MaMlambo ne peut pas se transformer. C’est toujours un serpent.
84Mpho J’ai entendu parler d’un vieillard de Transkei qui avait un MaMlambo chez lui. Et ce MaMlambo faisait grandir son bétail. Il est devenu prospère : ses champs, son bétail, ses récoltes – tout marchait bien. Il s’en sortait parce qu’il avait ce serpent. Mais ce MaMlambo devait être nourri avec du lait et du sang frais. Et un truc affreux s’est produit. Au bout d’un moment, le vieillard a arrêté de nourrir MaMlambo. Alors MaMlambo a frappé en suçant le sang d’une de ses plus jeunes filles. Et puis il a pris la seconde fille. Et alors ce vieillard a inventé un moyen de détruire le MaMlambo. Ce qu’il a fait, c’est qu’il a pris une grosse calebasse où il mettait le lait et le sang autrefois. Ce jour là, il a mis de l’eau bouillante. Le MaMlambo savait que c’était là qu’il trouvait sa nourriture d’habitude, il y a mis la tête et il s’est fait brûler.
85Adam Alors, il est assez bête, ce MaMlambo ?
86Mpho Oui, il est stupide. Alors les gens ont vu passer ce type sur sa charrette qui allait jeter cet énorme serpent. Il l’a mis dans le fleuve. Depuis cette époque, cette rivière pose des problèmes aux enfants qui y viennent pour boire, ou aux gens qui viennent faire leur lessive. Même aux animaux.
87Madumo Il y a plein d’histoires sur MaMlambo et la sorcellerie. Comme celle du type à Dubé [un quartier du centre de Soweto]. Cette fois, il s’agissait d’un serpent femelle, une MaMlambo. Un jour, cette MaMlambo a dit au type qu’il fallait qu’il arrête de coucher avec sa femme. Elle lui a dit qu’elle était sa femme, elle. Mais le type l’a nié. Alors la MaMlambo lui a dit que sa femme ne devrait plus partager sa chambre : « Il faut lui acheter une autre maison », lui a dit le serpent. Le type a refusé une nouvelle fois, parce qu’il aimait trop sa femme. Et la femme, elle ne pouvait pas voir la MaMlambo. Seulement le type. Il faisait des affaires et le serpent l’aidait dans ses affaires. Un jour, la MaMlambo a décidé de se montrer pendant l’absence du type. La femme était dans la salle de bains, elle a vu le serpent et elle s’est évanouie. Lorsque le type est arrivé, il a trouvé sa femme évanouie par terre et la MaMlambo assise à côté d’elle. La MaMlambo lui a dit : « Tu vois, je t’ai dit de chasser cette femme parce que tu m’appartiens. » Et puis la femme s’est réveillée. Le type lui a dit de ne pas en parler avec qui que ce soit, mais elle l’a raconté aux gens et elle est devenue folle. Des fois, on peut mourir de ces choses-là.
88Adam Je ne comprends pas. Tu as dit que MaMlambo est moins puissant qu’un homme. Alors comment il peut faire ça ?
89Madumo Parce que les inyangas le rendent plus puissant par la sorcellerie.
90Adam Tu as déjà été embêté par un MaMlambo ?
91Madumo Non, il n’embête pas les gens. Il préfère s’enfuir lorsqu’il y a des être humains. Sauf les enfants. Il aime les enfants. Il aime leur sucer le sang. Mais il supporte pas les adultes.
92Mpho On se sert de ce serpent surtout pour les affaires. Mais les problèmes arrivent quand on n’en veut plus. Il t’appartient. On ne peut pas s’en débarrasser. Quelqu’un doit en hériter si tu meurs. Il reste dans la famille. Et il a toujours besoin de sang.
93Adam Aïe ! Ça suffit.
Une anatomie du doute
94Pour ceux qui vivent parmi des phénomènes tels qu’Inkosi ya Manzi, le fait qu’un pouvoir soit invisible en temps normal signifie rarement qu’il ne dispose pas de moyens pour manifester sa présence et ses intentions. Mais il pose néanmoins des problèmes d’interprétation des motivations. Les signes tangibles de pouvoirs invisibles sont ambigus de par leur nature, car le signe n’est pas le pouvoir lui-même. Le pouvoir génère le signe, il est caché « derrière » la manifestation. À Soweto, un énorme répertoire de rêves, visions, voix, présages et augures traduit les intentions et buts manifestes des présences invisibles. Comme on le comprendra en lisant la discussion ci-dessus au sujet des pouvoirs des serpents, il n’est pas simple de cataloguer les qualités de ces entités. Et cela constitue rarement un passe-temps pour les universitaires. Pour les individus qui se retrouvent à la merci de pouvoirs invisibles, concevoir un cadre pour l’interprétation de ces signes revient, avant tout, à un travail de construction de la confiance face à l’incertitude. Sans cette confiance, aucune relation significative avec la source de ce pouvoir n’est possible ; on est désemparé, à sa merci. Mais si beaucoup prétendent parler au nom des pouvoirs invisibles, personne n’est reconnu par tous comme disant la vérité. Quels sont les facteurs qui militent contre la confiance dans l’interprétation des pouvoirs invisibles et qui servent ainsi à aiguiser l’anxiété face à des pouvoirs jugés dignes de crainte ?
95Au risque d’une simplification excessive, il me semble qu’il existe actuellement cinq sources principales d’une telle anxiété à Soweto. Je les caractériserais comme suit : ignorance, indétermination, intimité, secret et mystère. Confrontés aux histoires d’Inkosi ya Manzi, mes amis Mpho et Madumo, comme la plupart des personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus, se trouvent dépourvus de ce qu’ils imaginent être des systèmes indigènes authentiques de connaissance sur ces questions. Ils ont entendu de nombreux récits de serpents auxquels ils sont enclins à prêter foi, des récits corroborés par différentes sources crédibles, mais ils sont conscients du fait qu’ils ne connaissent pas toute la vérité. Ils sont cependant convaincus qu’il doit y avoir quelqu’un qui sait tout sur ces questions-là et à qui l’on doit pouvoir s’adresser. Pour connaître la vérité, ils avaient l’impression qu’il fallait s’adresser aux autorités locales, aux personnes qui pouvaient parler avec confiance de leurs connaissances de ces sujets, aux « guérisseurs traditionnels », aux prophètes et aux pasteurs. Nous avons rencontré ces autorités, mais nous nous sommes vite rendu compte que, tout en étant catégoriques à chaque fois, elles ne parlaient pas d’une même voix. Pourtant, la présomption persiste qu’il existe une évaluation unique et exacte du caractère d’Inkosi ya Manzi qui attend d’être découverte. (Je dois aussi avouer que j’ai abandonné les recherches bien avant que mes amis n’obtiennent satisfaction.)
96Étant donné qu’aucune autorité locale n’a su expliquer Inkosi ya Manzi sans être contredite, on peut se demander si la crédibilité de ces histoires de serpents aux yeux de mes amis découle tout simplement de l’ignorance des réalités du monde naturel, telles que nous les explique la science. Si la qualité de l’éducation à Soweto est, pour de nombreuses raisons évidentes, inférieure, et si la maîtrise de mes amis dans ce que l’on appelle ici la science « occidentale » ou « blanche » est tant soit peu imparfaite, leur éducation sert néanmoins à valoriser l’image de la science comme d’un outil puissant d’explication et de maîtrise du monde naturel. (Il faut souligner que la moitié de la population, ici, a moins de vingt ans, et que la plupart de ces jeunes sont encore à l’école.) Lorsque Mpho parle de la distinction entre la « tornade » qu’il a étudiée en cours de géographie au lycée et Inkosi ya Manzi, il a peut-être du mal à spécifier la différence entre deux entités se manifestant sous la même forme, mais il sait qu’elles ne sont pas la même chose. Il sait qu’il existe une catégorie de phénomènes « naturels » qui peut être expliquée par la science et qui s’appelle « tornade », mais il refuse de ranger entièrement les manifestations de ce serpent puissant dans la catégorie de la tornade. Cela n’est pas simplement la conséquence de l’ignorance, mais aussi la reconnaissance de deux catégories distinctes pour lesquelles le même phénomène visible peut fournir différents types de preuves. Pourtant, lorsque j’ai demandé à Mpho si Inkosi ya Manzi était un dieu, il a esquivé la question et s’est mis à me parler de tornades. J’avancerais que la crédibilité de forces telles qu’Inkosi ya Manzi et, plus généralement, du champ d’actions appelé ici « sorcellerie » est renforcée par la foi en la science. Je vais illustrer de quelle façon.
97Personne, ici, ne doute du potentiel étonnant de la science tel qu’il est attesté par les bombes atomiques et les voyages dans l’espace, ou par les miracles quotidiens que sont la télévision, la téléphonie et la commande à distance. Mais, comme je l’ai souvent constaté, étant donné l’histoire de domination coloniale et raciale dans cette région, il semble souvent impératif d’opposer le potentiel de structures d’autorité indigènes à celles d’origine « occidentale » ou, dans l’expression courante, « blanche ». On avance ainsi une « science africaine », représentée par une variété d’autorités indigènes, telles que les « guérisseurs traditionnel » ou, plus particulièrement, leurs homologues malveillants, les sorciers, auxquels il faut accorder une présomption de crédibilité dans l’explication et la maîtrise de phénomènes « naturels », et surtout de maladies. Il faut aussi leur accorder le respect dans la conduite des relations avec les pouvoirs invisibles. Il s’ensuit donc que, à moins de vouloir leur reconnaître une infériorité inhérente, les « scientifiques africains » doivent être perçus comme étant tout aussi puissants que les « blancs ». Sinon, il faudrait se poser la question suivante : les Blancs sont-ils seuls a détenir la science ? Malheureusement, à Soweto, les manifestations de pouvoir sont surtout visibles dans le malheur, ici prédominant. Ainsi, les capacités de la science africaine, totalement crédible dans ce contexte bien que ses préceptes restent mystérieux, servent principalement à magnifier les pouvoirs présumés des forces malveillantes et à compliquer le problème de la sécurité, sans vraiment fournir de principes ni de procédures accessibles pour les maîtriser.
98Étant donné qu’ils représentent ce qui est caché ou invisible, les signes traduisant la présence et l’action des pouvoirs invisibles sont, par nature, ambigus. Leurs interprétations sont pleines d’indétermination. Selon mon expérience, la violence, les accidents, la mauvaise santé et toutes les souffrances associées à la pauvreté de Soweto font que les individus, les familles et les communautés ressentent constamment un besoin d’explication. Les explications qui viennent couramment à l’esprit sont généralement formulées en termes de relations avec des êtres, entités et forces qui existent dans des domaines situés au-delà des sphères ordinaires d’interaction humaine. Souvent, mais pas toujours, l’interprétation des signes nécessite l’assistance de professionnels qualifiés. Mais, dans tous les cas, la signification d’un signe particulier et l’attribution conséquente d’un pouvoir aux agents invisibles (ou aux actions invisibles d’agents humains tels que les sorciers) dépendent du cadre de l’interprétation.
99Dans le Soweto contemporain, il existe trois divisions distinctes, mais intimement liées, d’autorité d’interprétation – trois cadres de discours avec des institutions, procédures d’autorisation et praticiens associés – qui gouvernent l’interprétation de l’action des forces invisibles et la signification du malheur. La première est appelée généralement « culture », ou « tradition », et est représentée par les aînés et les « guérisseurs traditionnels » (dont les pratiques et réputations sont issues des différents héritages ethniques de la région). La deuxième recouvre tout le domaine de la science « blanche », dont les représentants les plus importants sont les docteurs et infirmiers des cliniques, cabinets médicaux et hôpitaux (avec toutes leurs spécialités médicales et sous-divisions cliniques). La troisième – et l’ordre de présentation n’implique pas de rang d’importance – est l’ensemble des Églises chrétiennes. Ces dernières se divisent en trois tendances théologiques larges : les confessions « principales » ayant leurs origines en Europe de l’Ouest, les congrégations protestantes évangéliques (pour la plupart d’origine anglicane), et les fois indigènes syncrétiques connues sous le nom d’Églises indépendantes africaines (représentant des milliers d’églises qui s’identifient principalement comme étant soit « zionistes », soit « apostoliques »), dont les formes d’engagement spirituel ressemblent fortement à celles de la « tradition ».
100Personne, ici, ne vit dans un seul système cohérent d’interprétation des signes des pouvoirs invisibles, et, pour chaque schéma d’interprétation, il existe un autre moyen, tout aussi plausible et diamétralement opposé, de comprendre le monde. Les partisans de schémas d’interprétation différents ne sont jamais très loin. Du fait du colonialisme, du christianisme et de toutes les souches différentes de ce que l’on appelle aujourd’hui la « globalisation » (sans parler de la longue histoire de métissage précolonial), il n’existe pas de vocabulaire singulier, distinctif ni immaculé pour l’interprétation des signes qui appartienne sans équivoque à un cadre de discours ou à un autre. Personne ne vit dans un seul « système », pensée ou culture. Les « guérisseurs traditionnels » (le nom le plus courant pour les guérisseurs, connus diversement sous les noms de dingakas, sangomas ou inyangas ainsi que « sorciers » – ce dernier nom étant perçu comme péjoratif et trompeur par ceux qui utilisent le langage de manière plus sophistiquée) émettent souvent des « ordonnances » comme le font les « médecins ». Les médecins « blancs » (qui sont noirs, en règle générale) prescrivent des médicaments à leurs patients, même lorsque la maladie ne le nécessite pas : ils savent que s’ils ne distribuent pas de pilules, ils seront perçus comme étant inutiles en comparaison des apothicaires bien garnis des guérisseurs traditionnels.
101Les catégories d’explication, aussi, sont formées par des notions d’autres traditions. Longtemps après les travaux des traducteurs bibliques et des missionnaires, tout le monde vit dans ce qui ressemble aux conséquences quotidiennes de l’indétermination quinéenne. L’indétermination, inhérente à tout schéma d’interprétation lorsqu’il s’agit de lire des signes indiquant l’action de pouvoirs invisibles, ne fait que contribuer à l’incertitude et à l’anxiété lorsque les possibilités imaginées de l’action dépassent les catégories d’explication disponibles. Comme on le voit clairement dans les discussions à propos d’Inkosi ya Manzi, le serpent qui menace de détruire les cases est plus qu’un simple serpent de par ses pouvoirs phénoménaux, mais il reste, peut-être, malgré tout, un serpent naturel.
102Le problème de l’interprétation des signes des pouvoirs invisibles à Soweto est encore compliqué par le fait que l’opération des forces derrière les signes, ainsi que les actions des personnes en communication avec ces forces, sont souvent voilées dans un secret impénétrable. Par exemple, lorsque M. Nkonyana a publié son tract sur Inkosi ya Manzi à Snake Park, ils ont été nombreux à se demander ce qu’il faisait réellement avec ses trois disciples. Comme l’a suggéré Madumo, ils pouvaient avoir leur propre programme secret par rapport au serpent. Cela s’applique encore plus au problème des sorciers qu’à celui des serpents. Alors que les pouvoirs d’Inkosi ya Manzi ne sont pas visibles en temps normal (à moins qu’il ne choisisse de se montrer), les sorciers sont des hommes et des femmes ordinaires qui disposent de moyens pour faire le mal et qui, non seulement dissimulent ce fait, mais collaborent de surcroît avec d’autres pour faire avancer leurs objectifs malveillants. La sorcellerie est généralement perçue comme une forme d’action injurieuse, perpétrée par certains êtres humains qui mettent en mouvement des forces invisibles en utilisant des connaissances secrètes. Étant donné le secret inhérent à leur art, personne ne peut affirmer, à propos d’une abomination donnée, que « ça, les sorciers ne savent pas le faire » sans risque d’être contredit. Si l’on tient compte de la magnitude manifeste de leurs activités maléfiques telle qu’on la mesure dans la souffrance environnante, on peut présumer que le corps secret de connaissance qui permet ces actions doit défier toute description.
103Lié à ce secret voilant l’interaction avec les pouvoirs invisibles et la sorcellerie, il y a le problème de l’intimité dans l’autorisation des procédures de divination qui sont essentielles à la lutte contre le mal. Les connaissances requises pour agir contre le pouvoir secret du sorcier ou pour deviner les intentions des serpents en colère sont nécessairement privées et basées sur une communication particulière avec des êtres supérieurs. Les guérisseurs traditionnels et les prophètes (que j’appellerai tous « devins » ici) partagent des aspects de cette intimité en fondant leur autorité et leur pouvoir sur des relations particulières et personnelles avec des êtres spirituels. Leurs pratiques de guérison et de rétablissement n’ont pas pour prémices des principes ni des institutions publiques généralisables ou généralement vérifiables, mais elles sont appuyées par la corroboration de communications personnelles avec des esprits personnels qui leur confèrent leurs pouvoirs.
104Cependant, malgré l’existence de cette relation « privée » entre le divin et ses esprits, il n’existe pas de distinction catégorique entre le public et le privé en ce qui concerne les questions de vérité. Prenons les rêves de M. Nkonyana, dans lesquels Inkosi ya Manzi a adopté une variété de formes effrayantes en présentant son message à l’intention des gens de Snake Park. S’ils avaient été corroborés par une autre source indépendante, ils n’auraient pas partagé le même caractère ontologique que les rêves ordinaires et privés que l’on peut faire au cours d’une nuit de sommeil. Car, s’il s’agissait de vrais messages d’Inkosi ya Manzi, ils ne seraient pas considérés comme étant intrinsèquement privés et accessibles au seul rêveur. Il s’agirait plutôt de communications publiques, quoique particulières, de la même façon qu’une émission de radio entendue par un seul auditeur n’est pas privée comme l’est un appel téléphonique.
105Au-delà des cadres d’ignorance, d’ambiguïté, de secret et d’intimité, les questions concernant le pouvoir du serpent ou l’art du sorcier empiètent sur d’autres considérations de ce que l’on pourrait appeler un problème théologique de « non-connaissance » par rapport aux pouvoirs invisibles. Il faut, lorsque l’on analyse ces sujets liés aux pouvoirs invisibles, envisager l’existence d’un phénomène proche de celui connu dans l’expérience religieuse comme le Mystère, c’est-à-dire un engagement avec une entité transcendante se situant au-delà de la compréhension humaine. Le domaine du mystère ne devrait pas être confondu avec ce qui est tout simplement secret ou caché à la vue, car la notion de mystère invoque le concept de l’inconnaissable, touchant à ces régions de l’être où siègent les domaines « intérieurs » de la personne connus diversement en Occident sous les noms d’« esprit », « âme », et ce que mon ami Madumo décrit comme « tout l’ensemble des pouvoirs invisibles ». C’est-à-dire que l’action putative d’Inkosi ya Manzi et les craintes très réelles qu’elle provoque jaillissent de, et sont situées dans des domaines qui sont en même temps ineffables et ouverts à la transcendance – qui ne sont pas sujets à des formes de connaissance qui peuvent être représentées de façon adéquate par des idées distinctes.
106Inkosi ya Manzi, comme les forces appelées « sorcellerie », a une signification par rapport à une ouverture sur les relations avec l’ineffable – cette entité inconnaissable et impossible à représenter qui est en même temps « là dehors » (dans les fleuves, les montagnes, les cieux et le cosmos…) et « ici dedans » (dans le « cœur », l’« âme », l’« esprit »…) ainsi que, pour certains, « parmi nous ». Il s’agit, en un mot, d’un phénomène religieux. Étant donné que cette ouverture coexiste à Soweto avec un sentiment général du malheur combiné à une insécurité quotidienne – conséquence de la pauvreté, de la violence, de la maladie et des difficultés de tous ordres – et une conscience aiguë, visible dans la vie de tous les jours, du fait que des gens et d’autres entités possèdent la capacité de faire le mal par des moyens invisibles, cette orientation peut devenir en elle-même une source d’anxiété intense.
Insécurité spirituelle et sources d’anxiété épistémique
107Soweto est un lieu dangereux. Je pourrais citer les statistiques concernant la mortalité, la criminalité, le sida et la pauvreté pour le prouver, mais l’histoire racontée ne serait pas plus vraie que l’affirmation simple qu’au cours de mes années de travaux, depuis 1990, j’ai vu davantage d’amis se faire assassiner, tuer dans des accidents, être blessés ou frappés par des maladies évitables ici que dans tous les autres lieux où j’ai vécu. Sur les centaines d’enterrements auxquels j’ai assisté, je n’ai en mémoire qu’un seul où le défunt était mort de vieillesse et en paix. Ce sentiment permanent d’insécurité – dans toutes ses dimensions – est palpable à Soweto et touche tous les aspects de la vie quotidienne [5]. Si la menace d’Inkosi ya Manzi de démolir les cases est certes une menace inhabituelle et bizarre, les jeunes garçons que nous avons surpris au coin de la rue en train de préparer le vol de notre voiture pendant que nous parlions avec les habitants de Snake Park sont bien, eux, un fait de tous les jours. Par insécurité, je veux dire l’exposition à des dangers, doutes et craintes ingérables. Les considérations de sécurité empiètent sur pratiquement tous les aspects de la vie ordinaire à Soweto. Se peut-il donc que l’insécurité liée à des histoires telles que la colère d’Inkosi ya Manzi puisse être tout simplement l’expression de conditions « objectives » de pauvreté, de souffrance, de maladie et de violence ?
108L’expérience du malheur dans le Soweto contemporain pose sans aucun doute la question « pourquoi moi ? » de façon urgente et pressante. Mais on ne peut pas réduire l’expérience de l’insécurité à la seule explication de la source du malheur. Car, si la prévalence du malheur est certes interprétée comme une preuve des agissements de quelque chose sur le monde (et, depuis la fin de l’apartheid, comprendre la souffrance est devenu chose infiniment plus difficile), la question pratique qui se pose dans la vie quotidienne (mais pas dans ces termes) est : « qu’est-ce qui, ou, qui est cette chose qui crée les vicissitudes de la vie ? ». Il s’agit ici, premièrement, non pas d’expliquer mais plutôt de gérer une relation appropriée avec les pouvoirs invisibles. Comme le montre la discussion au sujet d’Inkosi ya Manzi, de telles relations sont pleines d’incertitudes qui contribuent en elles-mêmes à l’insécurité. Mais la prédominance de l’insécurité matérielle contribue certainement de façon significative aux appréhensions d’autres sources de danger. (Par exemple, je n’ai jamais entendu dire qu’Inkosi ya Manzi pouvait faire ce qu’il fait aux cases aux maisons construites en briques.) Et je suggèrerais que les moments où les histoires de serpents et de sorciers arrêtent de provoquer le rire pour devenir des sujets du plus grand sérieux sont des moments où l’on reconnaît qu’il existe un danger tangible, marqué par une vraie souffrance.
109Je qualifierais cette dimension de l’insécurité liée aux forces invisibles d’« insécurité spirituelle » – la condition de danger, de doute et de peur provoquée par l’exposition aux agissements de forces invisibles déterminées à faire du mal [6]. La question essentielle concernant l’insécurité spirituelle, me semble-t-il, est le rapport entre les contours du doute vis-à-vis des forces invisibles et les schémas d’anxiété et de peur. Cet aspect de l’anxiété quotidienne est, pour moi, « l’anxiété épistémique » – la peur provoquée par le doute de ses connaissances sur la nature et les objectifs de forces invisibles capables de faire le mal. Évidemment, la peur peut également être provoquée par une certitude bien fondée face au danger. Mais la condition d’incertitude par rapport aux pouvoirs destructeurs avérés peut présenter ses propres terreurs spécifiques. Dans le Livre des proverbes, il est écrit que « La crainte du Seigneur est le commencement des connaissances », mais si ce Seigneur ressemble à ce Seigneur des Eaux qu’est Inkosi ya Manzi, caché dans la rivière de Snake Park, la crainte est plutôt le début de la confusion. (À propos, c’est le mot « inkosi » qui est aujourd’hui le plus souvent utilisé à Soweto, faute de roi, pour faire allusion au Seigneur Jésus-Christ.)
110Il existe évidemment des éléments « objectifs » dans ce danger et, ainsi, dans cette insécurité – le fait que l’on puisse découvrir que l’on s’est trompé à propos de la nature d’une menace ou d’un danger en est une preuve suffisante –, mais il n’est pas utile, en règle générale, d’insister sur une séparation artificielle entre les éléments objectifs de l’expérience du danger des autres et leurs perceptions « subjectives » de la menace. Le doute et la peur font partie de la réalité du danger. Cela ne sert à rien, par exemple, d’insister sur le fait que, puisque aucune créature telle qu’Inkosi ya Manzi n’existe, le danger qu’il représente est nécessairement imaginaire. Et il serait parfaitement futile de chercher à contrer le sentiment d’insécurité créé par Inkosi ya Manzi en tentant de persuader les habitants de Snake Park qu’il n’existe pas. Que les cases de Snake Park soient restées intactes démontre tout simplement soit qu’Inkosi ya Manzi a changé d’avis (ou a été amené à en changer), soit que l’auteur visionnaire du tract s’est trompé. Il ne prouve absolument pas que le monstre n’existe pas ni que l’on n’a pas à craindre sa colère à l’avenir.
111En développant brièvement des distinctions quelque peu arbitraires concernant les sources d’anxiété épistémique, je veux suggérer que des choses telles que la peur très réelle de la sorcellerie, des serpents géants ou du diable peuvent être engendrées par l’interaction puissante entre la plausibilité et le doute – par exemple, lorsque l’on sait qu’il est possible qu’un serpent géant détruise notre maison sans connaître les vrais signes d’avertissement. Mon but n’est pas de chercher à expliquer les causes de phénomènes comme la croyance en Inkosi ya Manzi ou la « sorcellerie » afin de démontrer qu’ils sont « rationnels », quoique erronés ; ni à réinterpréter ces affaires de telle façon que les idiomes de la vie à Soweto puissent être traduits dans les locutions raisonnables que l’on entend dans les salles de cours des universités. (Ce qui ne veut pas dire que l’ignorance et la superstition soient absentes ici, ni que toutes ces histoires de serpents ne soient pas une façon d’exprimer des problèmes plus « objectifs » de sécurité dans un endroit dangereux.)
112Je cherche plutôt à comprendre des choses telles que la relation de mes amis avec Inkosi ya Manzi, sans vouloir le moins du monde les discréditer ; ou, en d’autres mots, à comprendre ce qui ne peut pas être expliqué dans de telles affaires – ce qui reste une fois que l’on a expliqué tout ce que l’on pouvait expliquer. Car, si les spécialistes des sciences humaines ont fait preuve d’une grande énergie dans leurs efforts pour exprimer et traduire les idiomes, discours, formes sociales et autres pratiques entourant la sorcellerie et le mythe en Afrique, il me semble qu’il reste toujours un point d’achoppement, un point qui résiste à l’explication, lorsque je partage un moment dans le même monde que ceux qui vivent parmi les sorciers et les serpents merveilleux. Et je soupçonne que c’est précisément ce « résidu » qui fait échouer les efforts des modernisateurs les plus acharnés pour contenir ce qu’ils considèrent comme les illusions de la sorcellerie, ainsi que les fantasmes sans nombre de l’imagination populaire, en cherchant à éradiquer les « croyances rétrogrades ».
113L’impression que j’ai acquise au terme de près d’une décennie de travaux à Soweto est que cette insécurité que j’appelle l’« insécurité spirituelle » est plus grande ici que dans les autres lieux où j’ai vécu, c’est-à-dire en Australie, en Angleterre et aux États-Unis (sans parler des banlieues « blanches » de Johannesbourg). Pourquoi ? Du fait, me semble-t-il, de la prolifération d’autorités d’interprétation qui prétendent dire la vérité sur l’action des forces et entités invisibles, ainsi que de l’incapacité de toute forme d’autorité particulière à s’imposer en ce qui concerne la compréhension d’un lieu où un excès de dangers, de doutes et de peurs engendre un besoin pressant de signification. Les différentes agences d’autorité, telles que celles représentées par les institutions « occidentales », les organisations religieuses et les guérisseurs indigènes, sont incapables d’imposer une hégémonie générale d’interprétation. En même temps, la prévalence du malheur provoque une profusion de tentatives d’interprétation. En conséquence, comme nous le voyons dans le cas d’Inkosi ya Manzi à Snake Park, les variétés de significations attribuées aux signe putatifs des pouvoirs invisibles sont constamment en état de flux. Étant donné les conditions souvent précaires de la vie ici, cette incertitude supplémentaire à l’égard des forces fondamentales qui modèlent l’existence peut provoquer une grande peur et un sentiment d’insécurité.
Notes
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[1]
Pour une description et une histoire de Soweto, voir P. Bonner et L. Segal, Soweto: A History, Johannesburg, Maskew Miller Longmans, 1998.
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[2]
Ukuthala Zakhamizi zase Doornkoop: Ithi Inkosi ya manzi sakhe endaweni yayo. Siyi bangela umsindo, nghako ke isithukuthele ifile, ithi asisuke sonke nemizi yethu, oku ngale kwaloko, iyobhubhisa, izayi thata yonke lemisi yethu iyoyi shiya emngceleni wase Swazini. Sisa lungiselela uku thutha kule ndawo, uthi akafuni ukubona izinja eduze komfula. Bazali, khuzani izingane zenu zinga washayi amadada – emfuleni.
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[3]
Je n’ai pas réussi à trouver des récits semblables dans la littérature ethnographique sur l’Afrique australe. Si les histoires de serpents, dont certains sont perçus par les peuples Nguni comme l’incarnation des esprits des ancêtres, sont courantes dans la littérature, Inkosi ya Manzi n’y tient pas une place importante.
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[4]
Le missionnaire W. C. Holden raconte un incident qui s’est déroulé au milieu du xixe siècle dans un poste isolé du Natal. Dans la plus grande agitation, on a posé à ses pieds un serpent mort de la variété, lui a-t-on dit, qui, pour les « adorateurs de serpent », « contenait les esprits des chefs décédés ». Holden a profité de cette occasion pour railler les chefs au sujet de leur dieux mortels, par rapport au Sien qui ne meurt jamais. On lui a répondu que lorsqu’un des serpents meurt, l’esprit passe à un autre et ainsi de suite. « Et il va où à la fin ? Ils n’ont pas su répondre et sont restés assis, déconcertés et en silence » (W. C. Holden, The Past and Future of the Kaffir Races, Londres, 1866, p. 301).
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[5]
Pour les grandes lignes de quelques facteurs qui contribuent à l’insécurité de Soweto, voir mon article « State power, violence, everyday life: Soweto », New School for Social Research, Center for Studies of Social Change, working paper, n° 210, mars 1995.
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[6]
Pour une discussion plus générale de la sorcellerie à Soweto, voir A. Ashforth, « Of secrecy and the commonplace:Witchcraft and Power in Soweto », Social Research, vol. 64, n° 3, 1996, pp. 1183-1234, et « Witchcraft, violence, and democracy in the New South Africa », Cahiers d’études africaines, XXXVIII (2-4), n° 150-152, 1998, pp. 505-532. Pour une présentation complète du problème de la sorcellerie en général en Afrique, voir P. Geschiere, Sorcellerie et politique en Afrique, Paris, Karthala, 1995.