Notes
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[1]
K. von Clausewitz, De la guerre, Paris, éditions de Minuit, 1955. Raymond Aron reprendra plus tard la proposition en l’inversant : « La paix est la continuation de la guerre par d’autres moyens. »
-
[2]
C’est par exemple avec des engins de guerre comme des chars d’assaut, des automitrailleuses lourdes, des grenades pas toujours lacrymogènes, des hélicoptères, etc., que les forces de l’ordre répriment de simples manifestations à Lomé.
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[3]
J. Leca, « La “rationalité” de la violence politique », in B. Dupret et al., Le Phénomène de la violence politique : perspectives comparatives et paradigme égyptien, Dossiers du CEDEJ, Le Caire, 1994.
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[4]
G. Keyewa, Vie, énergie spirituelle et moralité en pays kabiyè, Paris, L’Harmattan, 1997. L’auteur est lui-même d’origine kabiyè.
-
[5]
L. Merlet, « Domaine réservé : la protection de la faune au Togo », Politique africaine, n° 27, septembreoctobre 1987, pp. 55-66.
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[6]
M. Borgomano, compte rendu de Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, in Étude littéraires africaines, n° 6, 1998, p. 62.
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[7]
Et ce malgré la note d’espoir en forme de proverbe placée à la fin du roman: «La nuit dure longtemps, mais le jour finit par arriver. » On aura également reconnu dans cette citation la célèbre réplique, empruntée à Shakespeare, qui a rendu célèbre le discours prononcé par Sylvanus Olympio le 27 avril 1960 (proclamation de l’indépendance du Togo) : « Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? Sire, la nuit est longue, mais le jour vient. »
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[8]
Entre autres Le Togo « en général », de Claude Feuillet (Paris, ABC, 1976) ; « Si la maison de votre voisin brûle » : Eyadéma et la politique extérieure du Togo, de Georges Ayache (Paris, ABC, 1983). Cette vaste campagne de déification de Eyadéma a abouti en 1980, sur le plan national, à la création du fameux Prix Eyadéma de la littérature décerné aux écrivains qui se sont montrés particulièrement acquis aux idéaux du parti unique et à la cause du soldat-rédempteur. Le prix, qui n’a connu que deux éditions, a consacré des textes comme L’Aube nouvelle (Agokla Mawuli, NEA 1982) ; Opération marigot (Koffi Gomez, NEA, 1982) ; Le Soldat de la paix (S. A. Zinsou, 1987), inspiré de l’article de Robert Taton « Le Soldat de la paix », Europe Outre-Mer, n° 667-668, août-sept., 1985, pp. 9-10).
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[9]
C’était un militaire du peloton qui, le 24 avril 1967, au lieu de rendre les honneurs au prince, préféra retourner son arme contre lui. Officiellement, celui-ci eut la vie sauve grâce à son porte-documents, mais en réalité il portait un gilet pare-balles. Norbert Bokobosso périt en prison trois ans plus tard dans des circonstances atroces.
Le point de vue de Comi M. Toulabor
1Le roman En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma est une saga politique de l’Afrique contemporaine qui met en scène le président togolais Étienne Gnassingbé Eyadéma à travers la figure du héros principal Koyaga, le président ivoirien Houphouët-Boigny affublé du surnom Tiékoroni, l’empereur Bokassa alias Bossouma, le président guinéen Sékou Touré incarné par Nkoutigui, le président zaïrois Mobutu sous les traits de l’Homme au totem léopard, sans oublier Maclédio, l’âme funeste de Koyaga, l’alter ego de Théodore Laclé, ancien ministre de l’Intérieur de Eyadéma... Pour n’en retenir que les personnages les plus marquants. Avec la complicité et la bénédiction de forces occultes ou divines, ceux-ci ont investi le pouvoir politique et s’y maintiennent par la violence, le sang et la terreur : pillages, tueries, sacrifices humains, mensonges hyperboliques, etc. Pour Koyaga surtout, la politique est un véritable champ de bataille où la limite entre l’art de gouverner et l’art martial n’a pas de pertinence, les deux arts se confondant – d’autant que nous avons affaire ici à un ancien tirailleur des guerres d’Indochine et d’Algérie devenu chef d’État. Autrement dit, pour reprendre Max Weber, les méthodes martiales constituent pour Koyaga «un moyen normal du pouvoir». Cette conception martiale de la politique parcourt pratiquement toutes les pages du roman où, comme à la guerre, le héros principal commet des atrocités monstrueuses avec une délectation voluptueuse, pendant que Tiékoroni, en vieux routier, prodigue avec jubilation les conseils les plus retors et machiavéliques à son hôte apprenti-dictateur. Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, le monde politique apparaît comme un milieu où priment la force brutale et l’absence de morale normative. D’une façon générale, dans les romans d’Ahmadou Kourouma, le Mal triomphe toujours du Bien en politique. Bien qu’il faille bien se garder d’assimiler cet ouvrage à un essai ou à un traité d’analyse politique, il convient de souligner que son auteur y pose au moins deux questions étroitement liées : celle de l’assimilation de la politique à la guerre et celle de l’éthique en politique.
2À la question de l’assimilation de l’ordre politique à l’ordre martial dans les États africains contemporains, et notamment dans la République du Golfe (le Togo), dont Koyaga est le président, les faits tels que Kourouma les relate, où réel et fiction sont en (con)fusion quasi totale, semblent rendre justice au théoricien de la guerre Karl von Clausewitz. Lequel, dans son ouvrage De la guerre, écrit notamment : « Celui qui ne recule devant aucune effusion de sang prendra l’avantage sur son ennemi si celui-ci ne fait pas de même », ou « Dans une affaire aussi dangereuse que la guerre, les erreurs dues à la bonté de cœur sont précisément la pire des choses à éviter. […] Tant que je n’ai pas abattu l’ennemi, je peux craindre qu’il ne m’abatte » ; et de conclure par cette phrase devenue proverbiale : « La guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens [1]. » Les personnages de Kourouma – à commencer par Koyaga – font leurs ces propositions que l’on retrouve formulées autrement dans leur bouche, surtout dans les conseils du vieux Tiékoroni à son jeune hôte, l’apprenti-dictateur Koyaga, qui les appliquera avec zèle. Ahmadou Kourouma, qui a vécu pendant dix ans au Togo, où sa fonction l’a amené à côtoyer de près les dirigeants du pays, connaît bien les arcanes de la vie politique togolaise. Il y a vu comment la violence entretenait des relations d’intimité et des rationalités complexes avec le pouvoir ; une violence qui n’avait rien à voir avec celle, légitime et régulatrice, dont Max Weber revendiquait le monopole pour l’État. Au Togo, on a toujours nié l’existence de l’adversaire politique, perçu en ennemi et combattu avec des armes de guerre [2]. On le jette en prison, on le tue ou on le « suicide », on mutile ou l’on dépèce atrocement son corps comme le faisaient naguère, lors des « guerres tribales », les Kabiyè – que Kourouma appelle « les hommes nus » ou le « peuple paléonigritique » – dont Koyaga-Eyadéma est issu et dont il a instrumentalisé les pratiques anciennes à des fins de légitimation de pouvoir.
3La seconde question que pose le roman de Kourouma est le problème de l’éthique en politique. Certes, il ne s’agit pas de verser dans un angélisme romantique et faire « comme si le zoon politikon était primordialement un être de non-violence animé par la bienveillance envers son prochain [3]». Devenue une fin en soi, cette violence-là, débridée, a un nom plus approprié : la barbarie, ou la sauvagerie, qui participe plutôt à la destruction et à la disparition de l’État et de l’ordre politique qu’à leurs construction et consolidation. Pourtant, les cultures « tribales » kabiyè recèlent des valeurs morales plus nobles et respectables, ainsi que Georges Keyewa l’a montré dans une étude récente consacrée à sa propre société [4]. Les valeurs de tolérance, de liberté ou d’honnêteté, de maîtrise de soi ne correspondent pas du tout à l’économie du pouvoir « koyagaïen », pour qui l’allégeance au vice et à la force brutale est considérée comme socialement valorisante et gratifiante. C’est à ce niveau que la violence koyagaïenne, audelà de sa modalité politique supposée et de la fascination qu’elle peut exercer, est une inversion des valeurs qui voit triompher le Mal. Le système Koyaga compris ainsi dans le roman, quelle est la position de Korouma ? Celui-ci ne l’exprime pas de façon explicite, puisqu’il n’a aucune envie de donner de leçon à son lecteur. Son rôle est de l’amener à se déterminer par lui-même face à une machine dont l’écrivain présente les configurations et le mode de fonctionnement. En fait, Ahmadou Kourouma est fondamentalement un moraliste et un engagé politique, qui se dissimule derrière une écriture prodigieuse et incisive du réel auquel son art narratif de maîtreconteur donne une densité plus réelle encore. C’est aussi un humaniste convaincu qui croit aux valeurs de tolérance, de liberté, de justice, et qui est outré de voir voler en éclats dans l’Afrique politique contemporaine ce qui fonde l’humanité de l’homme. Depuis son premier roman, Les Soleils des indépendances, paru dans les années 60, son message est imperturbablement le même : « Les dirigeants africains ne sont pas drôles. Regardez ce qu’ils font. Regardez-les se comporter. Ce sont des monstres abominables ! On ne peut pas et on ne doit pas suivre des individus qui ont perdu le sens des valeurs humaines. » Mais il n’appelle pas à la révolte ni à la révolution. Il laisse à chacun le libre choix de ses opinions et, éventuellement, de ses modes d’action. En attendant le vote des bêtes sauvages est un plaidoyer contre cette perte d’humanité où les bêtes sauvages peuvent voter à la place des hommes. Déjà, en 1987, Louis Merlet montrait comment au Togo, dans sa politique de protection faunique, Eyadéma avait conféré aux animaux de ses réserves des droits qu’il refusait à ses concitoyens [5]. Protégés du pouvoir, ils constituaient une masse d’électeurs potentiels qui n’hésiteraient pas à voter comme un seul homme pour lui s’il leur avait accordé ce droit… La force de Kourouma dans son roman est d’avoir réussi un clonage presque parfait de la vie politique togolaise.
4Comi M. Toulabor
5CEAN-IEP Bordeaux
Le point de vue de Kangni Alemdjrodo
6Au moment où la littérature africaine tend à confirmer sa sortie, amorcée dès les années 90, des ornières culturalistes et des thématiques rebattues, telle la critique des dictatures, Ahmadou Kourouma revient à la charge avec le portrait et la biographie à peine fictifs d’un président-dictateur que le lecteur lambda un peu au fait de la vie politique africaine n’aura aucune difficulté à identifier clairement. Exercice à contretemps mais parfaitement réussi, même si, d’un point de vue strictement littéraire, l’auteur a considérablement « assagi son style, bien moins “malinkisé” que celui des Soleils des indépendances, comme s’il ne fallait pas disperser l’attention, ni démultiplier les signes [6] » autour du modèle portraituré.
7D’un point de vue sociologique, « tout est vrai» dans ce roman à l’ambiance délétère. L’auteur l’affirmait lui-même, à l’occasion de la remise du Prix du Livre Inter, à des journalistes un brin sceptiques. Et c’est cette vérité-là qui rend tragique, voire traumatisante, la lecture que le romancier ivoirien propose de la dictature togolaise, laquelle apparaît telle qu’elle s’est effectivement constituée depuis 1967 : une dictature aux moyens sans fins. On se prend à comparer le scepticisme des journalistes à celui des Togolais eux-mêmes, classe politique et citoyens ordinaires confondus, qui n’ont jamais voulu admettre la réalité du principe selon lequel « tout est possible » au pays du général-président et ont longtemps relégué au statut de rumeurs les rares informations relatives aux atrocités du régime.
8Kourouma le montre bien lorsqu’il aborde la description du phénomène dit des conférences nationales. Si, à l’exception de la conférence nationale béninoise, ces maladroites liturgies politiques de « sortie de crise » se sont toutes soldées par des échecs, la conférence nationale togolaise fut, à tous égards, un douloureux rendez-vous manqué : au lieu de subvertir l’État d’exception pour rétablir l’État de droit, en questionnant les procédures et dispositifs politiques qui ont mené le pays à la dérive, les « représentants» du peuple y ont passé le plus clair de leur temps à régler des comptes et à diaboliser leur dictateur, comme pour se rattraper d’avoir été longtemps sceptiques. Les observations, très distanciées, du romancier éclairent parfois d’une lumière crue la réalité de la scène politique togolaise et pourraient même provoquer l’agacement de certains de ses acteurs. À titre d’exemple, les réflexions sur le statut paradoxal des métis (pour la plupart des descendants d’affranchis afro-brésiliens) et l’apparente cristallisation de la vie politique entre eux et les paléos, ou hommes nus, depuis l’assassinat du métis Fricassa Santos (Sylvanus Olympio), premier président de la République.
9D’un point de vue strictement politique, y aurait-il des leçons à tirer de ce roman pessimiste [7] sur la fin de l’une des dictatures les plus longues et les plus secrètes du continent ? Exercice délicat. Si, au plan de la fiction, Kourouma signale la possibilité d’une fin de règne du dictateur par la perte des attributs magiques de son pouvoir (le Coran de son marabout et la météorite de sa maman sorcière), une vision plus pragmatique de la politique voudrait qu’on cherchât ailleurs les moyens de sortir un pays de sa longue nuit. Et pourtant, à sonder la mentalité des hommes au pays de Koyaga, on peut se demander si la prégnance, paradoxale, de l’explication magico-religieuse ne l’emporte pas sur la recherche de solutions politiques et juridiques, tant la conviction que la « baraka » du dictateur relèverait de puissances occultes reste ancrée dans les esprits.
10Kangni Alemdjrodo
11CELFA-Bordeaux-III
Le point de vue de Sélom K. Gbanou
12Le dernier roman de Kourouma En attendant le vote des bêtes sauvages est une autre illustration du projet annoncé par Les Soleils des indépendances de fournir une chronique de l’état sauvage de la vie politique africaine. La frontière entre fictif et réel dans cette œuvre est mince. À la limite, le défilé des figures bien connues telles que Eyadéma, Mobutu, Houphouët-Boigny, Bokassa…, la prolifération des allusions à peine voilées à des contextes précis de la situation en Afrique usurpent le potentiel fictionnel d’une trame qui se lit comme une éphéméride de l’ascension du démobilisé d’Indochine, le sergentchef Koyaga – référent textuel d’Étienne Eyadéma – à la tête de la République du Golfe, soutenu spirituellement par une mère sorcière et un marabout peu scrupuleux.
13En effet, le récit trouve son origine dans les événements de mythification et d’évhémérisme du sergent Étienne Eyadéma qui ont fait suite à l’accident d’avion du 24 janvier 1974, rapidement converti par les activistes du pouvoir, dont Théodore Laclé (Maclédio), en complot ourdi par les ennemis de la Révolution togolaise (ceux que les « animateurs de la Révolution togolaise » à la solde du régime désignaient sous le terme de « l’impérialisme international et ses valets locaux »). Eyadéma est sorti auréolé de ce prétendu attentat et, dès lors, on assiste à la mise en place d’un puissant outillage d’embrigadement de la conscience collective, au moyen des slogans rageurs des animateurs et des discours militants et propagandistes des ministres, tous affectés au rang de fan-club du Miraculé de Sarakawa.
14Toute une littérature dithyrambique est créée autour du personnage d’Eyadéma [8] qui, imbu de cette aura légendaire, se laisse aller à un culte de self-made-man, comme Koyaga, ses acolytes Tiékoroni et l’empereur Bossouma. Mais, à côté de cette déification, il a toujours circulé à Lomé, surtout à partir de 1984, des documents sur l’image réelle de Eyadéma, dont le contenu et le fonctionnement correspondent au rôle du répondeur dans le roman de Kourouma. Après Le Togo du Sergent en général de Andoch Nutepe Bonin (1984), le mensuel clandestin Black basé à Paris publie, dans sa parution du 15 mai et du 15 juin 1985, un article intitulé « Eyadéma : comment il a tué Sylvanus Olympio » s’inspirant des tracts sur ce qui s’appelait à l’époque « la biographie non officielle d’Eyadéma ». Le lancement en fanfare de la biographie officielle de ce dernier bute donc constamment contre ces répliques démythifiantes.
15Kourouma s’inspire de cette dualité biographique pour écrire son roman où, tout en déclinant sa biographie alléchante, Koyaga est contraint de se plier à l’évidence par la présence massive d’un narrateur-relais : le répondeur Tiécoura, voix insoumise en conflit permanent avec la grandiloquence du mythe du héros. Par ce recours à l’envers et à l’endroit de la typologie du chasseur-soldat-président Koyaga, Kourouma livre une écriture fascinante, qui aborde le macabre et les rumeurs avec désinvolture et humour. Comme dans ses précédents romans, le romancier, en se faisant l’historien du quotidien, fustige sans ménagement la bâtardise politique où le pillage de l’économie nationale, le mensonge, la torture, les assassinats pour divergence d’opinions, l’usurpation des titres (le sergentchef Koyaga se plébiscite général !) sont une banalité.
16Cependant, d’aucuns pourraient reprocher à Kourouma ce penchant à toujours peindre systématiquement en noir le continent africain qui, au-delà de la grande parade des Koyaga, dictateurs et prédateurs sans épaisseur humaine, semble faire quelques pas vers le changement. De Soleils des indépendances à En attendant le vote des bêtes sauvages, les personnages de Kourouma n’ont rien de nouveau ni de novateur. Ce sont des figures archétypales de cynisme et de sadisme pulsionnels, qui cherchent de manière également obsessionnelle à se confondre avec la nation. Certes, certains sont un peu plus stylisés dans l’autocratie, comme Paul Biya, Omar Bongo, Blaise Campaoré, Lansana Conté, Konan Bédié, etc., mais d’autres se complaisent dans la fossilisation et le refus d’évolution, à l’instar du Sage de Yamoussokro Houphouët-Boigny, de Mobutu, de Eyadéma, etc., dont l’esprit rétrograde d’un dirigisme absolu fondé sur les prescriptions de devins et marabouts est pris à partie par Kourouma dans ses trois romans.
17On pourrait aussi hasarder l’hypothèse que le projet littéraire de Kourouma d’écrire ainsi la réalité tropicale s’inscrit dans l’horizon d’attente de l’Europe, dont la stratégie est de minimiser la dictature sur son sol pour mieux en faire un produit exotique, fortement commercialisable pour combler la curiosité de ses citoyens. En Allemagne, en Italie, en Russie… les pages sombres de l’histoire incarnée par Hitler, Mussolini ou Staline ne sont plus que de vieux souvenirs. L’Europe ne veut plus de ces Koyaga macabres sur son sol, comme vient de le montrer la grande mobilisation contre Milosevic. Et, pourtant, elle contribue au maintien du phénomène en Afrique, car il vaut mieux avoir le pire ailleurs que chez soi. Beaucoup d’écrivains africains se retrouvent du coup dans une situation fort incommode, dans la mesure où leurs livres, en dehors de tout le battage médiatique favorisé par les lieux de légitimation et de circulation circonscrits à l’Europe, restent lettre morte en Afrique même.
18Kourouma sait à l’avance que son roman peut être interdit au Togo ou en Côte d’Ivoire, espaces référentiels de son écriture. La distance par rapport à l’histoire fait vivre Koyaga dans l’esprit du lecteur européen comme une agréable fiction. Tout se passe comme si, à chaque œuvre de cet écrivain, on découvrait tout d’un coup l’existence, ou mieux la permanence en Afrique de cette race machiavélique de Koyaga dont la seule règle de gouvernance se limite aux pratiques magico-religieuses qui substituent à la Constitution la voix du devin-sorcier. La preuve, les exactions d’Eyadéma, devenues un secret de polichinelle, n’ont pas empêché le président français Jacques Chirac d’aller lui renouveler l’amitié de la France tout entière.
19Bien que le roman de Kourouma ne soit qu’une simple fiction, il se limite malheureusement à ce rôle de délectation de l’esprit, et c’est ce qui rend problématique l’effort de l’écrivain africain de faire de son écriture un lieu où se cristallisent la quotidienneté de l’histoire et la détresse des victimes de l’arbitraire et de la cruauté humaine. Mais que l’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas, avec En attendant le vote des bêtes sauvages, d’une écriture commerciale qui cherche à répondre à une attente des lecteurs européens – la littérature africaine, quoi qu’on dise, est une littérature décentrée dont le lieu de circulation par excellence reste malheureusement l’Europe. Après le rendez-vous manqué avec les indépendances des années 60, Kourouma veut confirmer l’impossibilité des Koyaga à s’adapter aux exigences de leurs peuples. Il veut nommer le mal et le dire dans sa crudité, dans une espèce de catharsis, plutôt que de le feindre par pudeur ou par subjectivité. Son roman est une épopée sinistre. L’univers intenable de la dictature s’épanche dans des allusions précises (Koyaga est né Tchaotchi, anagramme parfaite de Tchitchao, village contigu à Pya où est né Eyadéma), des révélations traumatisantes (les horreurs dans les prisons et les assassinats) qui confirment la rumeur.
20Ce n’est pas un hasard si Kourouma circonscrit son œuvre au Togo. D’abord, parce qu’après la mort d’Houphouët-Boigny, de Bokassa et de Mobutu, Eyadéma reste le dernier pôle de la démence politique qui donne l’exemple aux nouveaux dirigeants, exactement comme cela se passe dans le récit où le vieux Tiékoroni initie le jeune Koyaga au cynisme politique. Ensuite, Kourouma est un grand connaisseur des arcanes politiques du Togo pour y avoir vécu une dizaine d’années. Enfin, l’écrivain présente sa manière à lui de combattre le silence institutionnalisé par une écriture hautement provocatrice qui dessaisit la dictature de ses prérogatives de monopole de la parole en lui annexant, dans un rituel de purification, une voix antithétique qui purge l’instinct apologétique de la masse soumise. Koyaga subit la parole de Tiécoura, dont le rôle de perversion enjoint les autres de repenser autrement leur statut de consommateurs passifs de mythes. Ce personnage de répondeur convoque constamment un retour à l’essence dialectique individuelle et collective, qui autorise seule un autre rapport à l’idéologie dominante, et permet de cultiver ainsi la contradiction dans l’objectivité. Par cette récurrence des soleils des indépendances avec comme matière première la peinture des roitelets africains, le surgissement d’une trame rocambolesque au sein de laquelle trônent des machines à tuer, Kourouma réussit le pari de faire converger microcosme romanesque et macrocosme social. Mais pour combien de temps encore cette dure attente du vote des bêtes sauvages qui seul peut donner conscience à tous ces Koyaga ?
21Sélom K. Gbanou
22Université de Brème
Entretien avec Ahmadou Kourouma
23À la lecture de ce dernier roman, vous donnez l’impression d’être un auteur engagé. Les écrits que vous avez produits s’apparentent à des prises de position plus ou moins militantes qui vous forcent même parfois à l’exil…
24Je ne suis pas engagé. J’écris des choses qui sont vraies. Je n’écris pas pour soutenir une théorie, une idéologique politique, une révolution, etc. J’écris des vérités, comme je les ressens, sans prendre parti. J’écris les choses comme elles sont. Comme Le diseur de vérité… Je ne suis pas sûr d’être engagé.
25Parlons de votre dernier roman, En attendant le vote des bêtes sauvages, paru aux éditions du Seuil en 1998. C’est un roman épique qui articule étroitement fiction et réalité. Des commentateurs ont collé des noms de dirigeants africains contemporains – Sékou Touré, Houphouët-Boigny, Bokassa, Mobutu – aux personnages que vous dépeignez.
26J’ai voulu écrire ce roman avec ces noms, mais mon éditeur m’en a dissuadé. Selon lui, cela risquait d’entraîner de graves conflits juridiques. J’ai voulu alors en conserver quelques-uns, tels Houphouët-Boigny, Mobutu, Hassan II, Bokassa… Cela n’a pas marché non plus. J’ai gardé toute-fois certains de leurs totems : le léopard, le caïman, l’hyène, etc. Officiellement, il ne s’agit pas de dirigeants africains.
27Les commentateurs ne perçoivent pas distinctement que Koyaga, le héros principal, est l’incarnation du président togolais Eyadéma, ni que le funeste Maclédio est son ancien tout puissant ministre de l’Intérieur Théodore Laclé. Ce décryptage vous convient-il ?
28[Rire.] Le nom de Maclédio a été formé à partir de ceux de Laclé et de Diowade Demandé, l’un des surnoms de Houphouët-Boigny. Mais les aventures de Maclédio, celles se rapportant à son voyage initiatique à travers divers pays d’Afrique, rappellent par certains côtés une partie de mon propre parcours.
29La forme de votre roman est celle d’un récit épique qui se déroule en six veillées où un griot, le sora et son cordoua, l’apprenti répondeur, racontent point par point la vie du dictateur Koyaga et de son acolyte Maclédio. Ce genre de récit s’appelle le donsomana en malinké. Il permet au sora de faire les louanges du dictateur autant qu’au cordoua de dénoncer ses implacables vilenies. Qu’est-ce qui vous a incité à utiliser cette trame narrative où « les maîtres de la parole » semblent pouvoir proférer à la face des puissants tout ce qu’ils ont envie de leur dire ?
30Ce genre de récit me permettait d’abord de faire vivre une technique de narration qui est sur le point de disparaître. Le soir, dans les villages malinké, les griots des chasseurs viennent raconter le donsomana : la vie des chasseurs, leur lutte magique contre les animaux et les fauves, supposés posséder de la magie. La chasse est donc une lutte entre des magiciens. Le donsomana est principalement constitué de récits de chasse. Il raconte rarement la vie d’une personne. Les histoires de vie étant importantes chez les Malinké, j’ai adapté la technique du donsomana à mon roman.
31La plaisanterie, les jeux de mots, l’ironie et l’impertinence s’instillent au fil de votre roman, notamment à travers les gestes et les propos de Tiécoura, l’apprenti répondeur. Cet humour apparaît comme l’impolitesse du désespoir. Il semble vous permettre de raconter des horreurs interminables, des crimes atroces, perpétrés avec froideur et cynisme. Pouvez-vous éclairer le rôle que joue ce comique, cette dérision dans votre roman et peut-être plus généralement dans la vie ordinaire, parfois insupportable, de vos contemporains ?
32J’ai construit le personnage du répondeur, Tiécoura, de sorte qu’il corresponde à ce que l’on pourrait appeler le purgatoire de l’initiation, de sorte qu’il puisse dire la vérité. Comment raconter tous les crimes commis par Koyaga ? Il faut les lui dire. Il faut pour cela un personnage qui soit libre. Les crimes de Koyaga ne sont pas abominables parce que le répondeur le dit, mais c’est parce qu’ils sont commis qu’il le dit. Il dit les faits tels qu’ils se sont passés, il dit les choses qui ont existé. Le répondeur est le diseur de vérité. Dans les prisons de Bokassa, les choses se passaient comme dans mon roman. Le personnage du colonel Otto Sacher a bel et bien existé. Les comportements des dictateurs africains sont tels que les gens ne les croient pas ; ils pensent que c’est de la fiction. Leurs comportements dépassent en effet souvent l’imagination. Les dictateurs africains se comportent dans la réalité comme dans mon roman. Nombre de faits et d’événements que je rapporte sont vrais. Mais ils sont tellement impensables que les lecteurs les prennent pour des inventions romanesques. C’est terrible !
33Cela fait partie de l’art de gouverner de ces dictateurs de mélanger le vrai et le faux, de ne pas dire ce qu’on fait, de dire ce qu’on ne fait pas.
34À cette époque, personne n’avait le droit de dire ce qu’ils faisaient, mais tout le monde savait qu’ils commettaient des atrocités. On savait à peu près ce qui se passait dans les prisons de Bokassa, et que le dictateur Koyaga tuait, jetait arbitrairement en prison. Il y a aussi la dimension psychologique, qu’illustre bien cette anecdote. Initialement, j’avais donné, en l’inversant, le nom d’un ami togolais au président Sylvanus Olympio, assassiné par Koyaga. C’était un clin d’œil amical et complice que je faisais en direction de cet ami. Mais, quand celui-ci l’a appris, il est devenu presque fou. Il a fallu envoyer au pilon les 5 000 exemplaires déjà imprimés ! J’ai dû inventer un autre nom, Fricassa Santos… Cela pour dire que les Togolais ont terriblement peur de Eyadéma. Il a agi de façon effroyable sur leur conscience, avec une telle fureur qu’ils ont peur de tout ce qui ressemble à une petite provocation à son égard. Eyadéma règne dans son pays par la terreur. C’est incroyable !
35Vos personnages sont des dictateurs sanguinaires qui s’adonnent à des sacrifices humains. Est-ce simplement l’esthétique romanesque qui vous pousse à écrire cela ou pensez-vous que des dirigeants africains se livrent réellement à cette pratique dans l’intimité de leur palais? On sait que certains sacrifices humains sont déguisés en assassinats politiques.
36Il y a une certaine confusion liée au succès de mon roman. Les gens pensent que ce que je raconte dans mon livre relève de la fiction, alors qu’il s’agit de faits réels. Lorsque je dis dans mes entretiens que tous les présidents africains sont entourés de magiciens qui ont parfois rang de ministres d’État, on me répond que des hommes politiques français aussi ont leurs magiciens… En Afrique, il n’y a pas un seul dirigeant qui n’ait son magicien ou son marabout ; magie et pouvoir (politique) sont des entités presque identiques. Les magiciens sont très importants. Je raconte les péripéties de Koyaga voulant assassiner le président Fricassa Santos, alias Sylvanus Olympio, qui est supposé être un magicien lui aussi. Olympio était devenu très fort en magie [rire]. Lorsque Koyaga arrive à sa résidence, l’électricité s’éteint. Koyaga dit que c’est par magie. Profitant de l’obscurité, Olympio va se cacher à l’ambassade des États-Unis. Là, il se métamorphose en tourbillon de vent. Koyaga raconte à qui veut l’entendre qu’il a été le seul à pouvoir voir le président Olympio ainsi métamorphosé. La magie n’est pas quelque chose de secondaire dans le paysage politique, et le pouvoir ne s’exerce pas sans la magie. Tout le monde sait aujourd’hui que le président béninois Mathieu Kérékou avait un magicien, élevé au rang de ministre d’État et détenteur d’un passeport diplomatique.
37Vous voulez parler du fameux marabout malien Amadou Cissé ?
38Effectivement, il s’agit de lui. Je n’ai pas donné de nom, mais je vois que vous êtes au courant !
39Dans votre roman, Bokano Yacouba est le marabout de Koyaga. Dans la réalité, il ressemble à celui de l’ancien président nigérien Senyi Kountché, connu sous le nom de Oumarou Amadou Bonkano.
40Oui, c’était le marabout de Senyi Kountché, resté en fonction après le décès de ce dernier. Il semble qu’il se soit mis au service de Ibrahim Barré Maïnassara, le successeur de Kountché. Les dirigeants africains s’échangent leurs marabouts.
41Dans votre récit, vous donnez souvent une explication rationnelle en disant qu’elle n’est pas crédible, que ce qui est le plus vraisemblable, le plus véridique, c’est l’explication magico-religieuse qui fait appel au surnaturel.
42Ici, j’avoue mon embarras : je ne savais pas comment expliquer les choses. Le roman est censé être rationnel et s’adresser à un nombre étendu de lecteurs. Aussi fallait-il parfois s’arrêter, expliquer un peu. Le sora, lui, ne croit qu’à la seule explication magicoreligieuse. Les autres ne comprennent pas. Il me fallait trouver une technique permettant ce passage entre le rationnel et le merveilleux, ce dialogue entre le rationnel et l’irrationnel. Dire que l’explication magico-religieuse est vraie, mais que l’explication rationnelle est une autre explication parmi d’autres possibles. Ceux qui veulent se contenter de l’explication rationnelle savent qu’il y en a d’autres.
43D’une certaine façon, cette explication irrationnelle, cette croyance dans le surnaturel explique une bonne partie de l’Afrique ; vous écrivez même que si elle n’était pas fondée, l’Afrique ne serait que mensonge.
44[Rire.] C’est le sora qui le dit. C’est le sora qui dit que l’Afrique serait mensonge s’il n’y avait que du rationnel.
45Ce n’est pas Ahmadou Kourouma ?
46Absolument pas. C’est la conception du monde du sora. Car, au fond de moi, je ne crois pas à la magie pour une raison très simple : si l’Afrique avait quelque chose à cacher, avait des pouvoirs mystérieux, notre histoire n’aurait pas été si tragique.
47Dans Monnè, outrages et défis, vous faites aussi intervenir de façon récurrente la magie…
48Je le répète : si les Africains détenaient vraiment des pouvoirs magiques, notre histoire serait moins tragique. Si les millions de personnes que l’on a fait partir aux États-Unis avaient pu se transformer en oiseaux et s’échapper, tous se seraient envolés et auraient fui. Nous sommes d’accord ? Mais quand j’exprime de telles contradictions devant les magiciens, ceux-ci me répondent qu’il y a des conditions à remplir, des circonstances propices, etc.
49Le statut de chasseur occupe une place très importante dans le récit. De chasseur, Koyaga devient tirailleur, puis président de la République du Golfe, le Togo. Chasseur de bêtes sauvages, il se meut en tueur d’hommes. Ici, l’homme apparaît plus cruel que la bête sauvage. En fin de compte, l’homme n’est pas un loup pour l’homme, mais bel et bien «un homme pour l’homme ». C’est un être monstrueux qui se révèle capable d’éliminer physiquement ses semblables par jouissance, pour en tirer un plaisir morbide, et non pas seulement pour survivre ou se défendre.
50Lorsque le chasseur tue un fauve, il lui arrache les parties génitales pour les lui enfoncer dans la gueule. Par analogie, quand Koyaga tue ou assassine des hommes, il les émascule et leur enfouit le sexe dans la bouche. Parce que cela permet de neutraliser la force vengeresse des fauves, ou des hommes, tués. En leur mettant la queue ou le sexe dans la bouche, cette force est enfermée et elle tourne en rond. C’est cela la logique des chasseurs et de Koyaga. Les chasseurs malinké ne tuent jamais sans se livrer à ce rituel de neutralisation des forces de leurs victimes. C’est le code du chasseur malinké. Une force vengeresse sort de la bête tuée qui doit poursuivre son tueur, laquelle force doit tourner en rond, en circuit fermé… Cela paraît logique, mais pas rationnel à mon sens. C’est une croyance difficile à comprendre, comme de nombreuses croyances d’ailleurs.
51On trouve dans un grand nombre de civilisations le mythe de la vengeance des morts, qui implique des sacrifices particuliers pour l’éviter. Les pièces de théâtre de Racine ou de Corneille en sont pleines… On parle aussi de la malédiction post mortem de pharaons, etc. Ce qui rend efficaces les pratiques surnaturelles, c’est la crédulité.
52Les magiciens disent que c’est parce que les gens n’y croient pas que ces pratiques sont sans effet. Il faut y croire pour qu’il y ait des effets. Quand on vous lit, on a l’impression que les valeurs positives affichées par les sociétés sont celles qui prennent le moins souvent le dessus. En revanche, les valeurs négatives finissent toujours par triompher. La méchanceté, la cruauté, la trahison, la cupidité et la duplicité sont récompensées au détriment de la bonté, de la générosité, de la mansuétude, de l’abnégation. Peut-on parler d’un réalisme à la Kourouma ?
53Je constate que ceux qui appliquent dans la vie une morale positive sont souvent grugés par les autres. Dans Les Soleils des indépendances, je me demandais : où a-t-on vu Allah ou Dieu s’apitoyer sur un malheur ? C’est un constat, et je crois que les choses se passent souvent de cette façon. Je suis enclin à faire naturellement, spontanément du bien aux autres, qui me paient en retour par du mal. Mon épouse dit que je suis un naïf, que je me fais toujours avoir par les autres. J’en ai énormément souffert. Je voudrais devenir comme les autres, je n’y arrive pas, mais je les admire.
54Vous admirez Eyadéma-Koyaga ?
55Aussi curieux que cela paraisse, je suis fasciné par Koyaga. Sa cruauté, la violence avec laquelle il agit me fascinent, mais il serait exagéré de dire que je l’admire. Peut-être est-ce cette fascination qui explique que le roman se vende et se lise au Togo, d’après mes sources d’information ? [Rire.]
56Quand vous étiez au Togo, vous ne pouviez pas manquer de rencontrer Eyadéma. Raconteznous un peu cela ?
57Je l’ai rencontré plusieurs fois. Il reçoit de très bonne heure, à 4 heures, voire 3 heures du matin. Il m’a reçu trois fois comme cela. C’est fascinant ! Apparemment, c’est quelqu’un qui se donne à son travail. Il commence à travailler à 4 heures du matin ! [Rire.] Chaque fois, il montre à ses hôtes le porte-documents qui l’a protégé des balles de Norbert Bokobosso [9]. Selon les dernières nouvelles que j’ai reçues, il s’est mis à boire. Il est le seul au Togo à boire le champagne appelé Bicentenaire. Toute la journée, il ne fait que boire ce champagne !
58C’est quand même extraordinaire que le pouvoir togolais n’interdise pas votre livre ?
59C’est une situation extraordinaire, en effet. Je ne comprends pas. On m’a dit que le livre se vend au Togo. Un responsable de la télévision togolaise est même venu m’interviewer à Abidjan, et il m’a dit que le livre est passionnant.
60Vous avez donné le surnom de Tiékoroni au président Houphouët-Boigny. Les conseils que donne le vieux Tiékoroni à son hôte Koyaga, apprenti dictateur, sont d’un cynisme effroyable. Il l’incite à confondre son porte-monnaie personnel et les caisses de l’État, le mensonge et la vérité, à éliminer physiquement ses adversaires politiques et ses alliés encombrants. Il a été l’école de Machiavel !
61Mon roman, malheureusement, n’a fait que transcrire la vérité. Tiékoroni utilisait l’argent des caisses de l’État à des fins personnelles. Houphouët-Boigny ne faisait pas la différence entre l’argent privé et l’argent public. On n’avait pas le droit de le contredire. Un jour, il arrive aux États-Unis, où on lui fait remarquer qu’il n’a pas d’opposants. Il attrape alors un membre de sa suite présidentielle qu’il présente d’emblée comme le chef de file de ses opposants. Par ailleurs, il aimait à semer intrigues et zizanie dans son entourage, qu’il réussissait à contrôler de cette façon. C’était ainsi avec Houphouët-Boigny !
62Vous parlez des « hommes nus ». Il n’y a pas longtemps, au Togo, parler des hommes nus relevait d’un crime de lèse-majesté pouvant conduire à la mort. Aujourd’hui, ils sont présentés sur le site gouvernemental Internet comme l’une des ressources touristiques du pays. Par ailleurs, lorsque vous dites que votre roman se vend au Togo, on peut se demander si l’on n’assiste pas à une certaine évolution : l’homme nu finit par se regarder comme un objet de mode et de consommation, et non plus comme un objet de dénigrement et de honte.
63Je réhabilite en effet les hommes nus. Parce qu’ils avaient quelque chose de curieux : ils étaient du point de vue technologique en avance sur les autres. Il n’y a aucune technique agricole moderne que les hommes nus ne connaissaient. Par ailleurs, au Togo, ils ont réussi à construire avec de la terre des châteaux incroyables. Les hommes nus étaient en Afrique un peuple important, s’étendant du Sénégal jusqu’au Soudan actuel. Toute l’Afrique dorsale était occupée par les hommes nus. On les trouvait en Côte d’Ivoire, au Cameroun, bref, un peu partout. À l’indépendance, on a interdit à ces hommes de sortir nus de la brousse. Les hommes nus ne doivent pas avoir honte d’affirmer leur identité. Ils ont des valeurs dignes d’intérêt. Il fut une période, notamment au début de la colonisation, où des ethnologues ont affirmé que les hommes nus formaient la vraie civilisation nègre, que leurs montagnes refuges étaient des conservatoires de civilisation. Ils ont été chassés vers les montagnes par des peuples venus du Nord et du Sud. Les Malinké ont été de grands chasseurs d’hommes nus dans l’histoire.
64Ce que vous venez de dire a donné lieu au Togo à une exploitation ou à une instrumentalisation politique de cette antériorité des hommes nus en Afrique. Koyaga et ses frères les hommes nus disent : « Nous sommes les premiers occupants du Togo, donc il est tout à fait légitime que ce soit nous qui gouvernions. »
65On peut discuter de cette utilisation politique. Du point de vue historico-ethnologique, les hommes nus sont en effet les premiers arrivés en Afrique. Mais je ne pense pas que cette antériorité doive donner lieu à des revendications de droits particuliers. Au Togo, l’antériorité des hommes nus est revendiquée face aux populations d’origine afro-brésilienne qui occupent souvent des fonctions importantes dans l’administration.
66Comment vous fut inspirée la connaissance d’une si grande diversité de savoirs, de croyances, de pratiques cultuelles dont la description en demi-teinte fait voyager le lecteur du pays bamiléké à celui des Songhaï, en passant par les Sénoufo ou les Akan ? Les avez-vous lus, les avez-vous vus ou vous les a-t-on racontés ?
67Quand on me demande combien de temps j’ai mis pour écrire En attendant le vote des bêtes sauvages, je réponds que ce livre est une somme de connaissances acquises depuis des années. J’ai 72 ans ! C’est le résultat de toute une vie. Je suis Africain, Malinké. Les informations, je les connais. Il y a beaucoup de rituels malinké que je connais, d’autres que je ne connais pas. Par ailleurs, je n’ai pas vécu chez les Songhaï, les Agni, etc. Il y a des rituels qui existent, que j’ai eu l’occasion de lire, ou de voir un peu. Chez les Bamiléké, j’ai observé le rituel de reliques des morts lorsque j’ai vécu au Cameroun. On sait que les Touaregs goinfrent leurs femmes jusqu’à ce qu’elles deviennent aussi énormes que les sumos au Japon. Elles ne vivent pas longtemps pour la plupart…
68De tous les personnages figurant dans En attendant le vote des bêtes sauvages, de qui vous sentez-vous le plus proche ? Il y a un peu de Koyaga en vous, puisque vous avez fait l’Indochine et l’Algérie comme lui, un peu de Maclédio, puisque vous avez été journaliste.
69Les débuts de Maclédio, c’est un peu ma jeunesse. Ses expériences au début du roman sont un peu les miennes. Son voyage initiatique renvoie à mon errance personnelle. Koyaga en Indochine, c’est aussi moi. Les parcours de ces deux personnages sont les miens romancés.
70Vous avez été en Algérie aussi !
71J’ai été en Algérie, mais je n’en suis pas fier.
72Propos recueillis par
73Thibault Le Renard et Comi M. Toulabor
74*
Notes
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[1]
K. von Clausewitz, De la guerre, Paris, éditions de Minuit, 1955. Raymond Aron reprendra plus tard la proposition en l’inversant : « La paix est la continuation de la guerre par d’autres moyens. »
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[2]
C’est par exemple avec des engins de guerre comme des chars d’assaut, des automitrailleuses lourdes, des grenades pas toujours lacrymogènes, des hélicoptères, etc., que les forces de l’ordre répriment de simples manifestations à Lomé.
-
[3]
J. Leca, « La “rationalité” de la violence politique », in B. Dupret et al., Le Phénomène de la violence politique : perspectives comparatives et paradigme égyptien, Dossiers du CEDEJ, Le Caire, 1994.
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[4]
G. Keyewa, Vie, énergie spirituelle et moralité en pays kabiyè, Paris, L’Harmattan, 1997. L’auteur est lui-même d’origine kabiyè.
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[5]
L. Merlet, « Domaine réservé : la protection de la faune au Togo », Politique africaine, n° 27, septembreoctobre 1987, pp. 55-66.
-
[6]
M. Borgomano, compte rendu de Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, in Étude littéraires africaines, n° 6, 1998, p. 62.
-
[7]
Et ce malgré la note d’espoir en forme de proverbe placée à la fin du roman: «La nuit dure longtemps, mais le jour finit par arriver. » On aura également reconnu dans cette citation la célèbre réplique, empruntée à Shakespeare, qui a rendu célèbre le discours prononcé par Sylvanus Olympio le 27 avril 1960 (proclamation de l’indépendance du Togo) : « Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? Sire, la nuit est longue, mais le jour vient. »
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[8]
Entre autres Le Togo « en général », de Claude Feuillet (Paris, ABC, 1976) ; « Si la maison de votre voisin brûle » : Eyadéma et la politique extérieure du Togo, de Georges Ayache (Paris, ABC, 1983). Cette vaste campagne de déification de Eyadéma a abouti en 1980, sur le plan national, à la création du fameux Prix Eyadéma de la littérature décerné aux écrivains qui se sont montrés particulièrement acquis aux idéaux du parti unique et à la cause du soldat-rédempteur. Le prix, qui n’a connu que deux éditions, a consacré des textes comme L’Aube nouvelle (Agokla Mawuli, NEA 1982) ; Opération marigot (Koffi Gomez, NEA, 1982) ; Le Soldat de la paix (S. A. Zinsou, 1987), inspiré de l’article de Robert Taton « Le Soldat de la paix », Europe Outre-Mer, n° 667-668, août-sept., 1985, pp. 9-10).
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[9]
C’était un militaire du peloton qui, le 24 avril 1967, au lieu de rendre les honneurs au prince, préféra retourner son arme contre lui. Officiellement, celui-ci eut la vie sauve grâce à son porte-documents, mais en réalité il portait un gilet pare-balles. Norbert Bokobosso périt en prison trois ans plus tard dans des circonstances atroces.