Notes
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[1]
Parler de « fabrique de l’opinion publique » invite, à la suite de l’ouvrage de Loïc Blondiaux, à considérer l’opinion publique via son opérationnalisation plutôt qu’en s’interrogeant sur sa nature intrinsèque (1998). Au-delà, cela nous permet d’engager la réflexion en considérant cette fabrique spécifique comme relevant plus généralement de la fabrique des politiques publiques.
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[2]
Voir l'introduction de ce numéro spécial.
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[3]
Sur ces différentes conceptions de la société civile, voir Smismans (2006) et Kohler-Koch (2008). À rebours de travaux récents identifiant le recours à la société civile organisé comme un indicateur de la néolibéralisation des politiques et du système politique européen depuis la parution du Livre blanc sur la gouvernance (Aldrin et Hubé, 2016), ces auteurs montrent qu’il s’agit d’une forme de représentation privilégiée dès les origines au niveau européen et inspirée de la tradition allemande d’organisation des rapports entre État et groupes d’intérêt dans le système fédéral (voir aussi Lehmbruch, 1994 ; Giraud, 2002).
-
[4]
« Rapport du groupe ad hoc pour l’examen du problème de l’accroissement des compétences du Parlement européen » dit « Rapport Vedel », Bulletin des communautés européennes, n° 4, 1972.
-
[5]
Communication de la Commission, du 25 juillet 2001, « Gouvernance européenne – Un livre blanc » [COM(2001) 428 final – Journal officiel, C 287 du 12.10.2001].
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[6]
« La légitimité de l’UE est aujourd’hui une question de participation des citoyens », « Gouvernance européenne – un livre blanc », ibid.
-
[7]
Ibid.
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[8]
Ibid.
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[9]
Le livre blanc sur la gouvernance cite en particulier le développement des sites web <Europa et Eur-lex>. Nous reprenons ici la typologie des instruments d’action publique développée par Lascoumes et Le Galès (2004).
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[10]
Des formes d’évaluation de ces politiques de participation ont déjà fait l’objet de différents travaux qui mettent en évidence le succès très relatif de l’entreprise (Kohler-Koch et Quittkat, 2013 ; Saurugger, 2014), tandis que l’on observe, sur la durée, des effets en termes de rationalisation et de restructuration des oligarchies (Dehousse, 2004 ; Graziano et Halpern, 2015).
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[11]
Pour une bonne synthèse des différents modèles de la démocratie, voir l’article de Ferree et al. (2002).
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[12]
Outre le recours aux sources secondaires existantes, nous nous appuyons, pour cette partie et la suivante sur la documentation primaire relative aux instruments qui contribuent à fabriquer/faire émerger l’opinion publique européenne, sur quelques entretiens réalisés au printemps 2016 à la Commission européenne et sur les interventions pendant le colloque « La commande publique d’enquêtes d’opinion » organisé à Sciences Po Paris par le groupe PopAct de l’Association française de Science Politique (AFSP), le Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP), le Centre d’études européennes (CEE) et le laboratoire Pacte (Sciences-Po Grenoble) les 19 et 20 octobre 2015. Ce colloque partait d’une interrogation (« quel rôle est attribué à la commande publique d’enquêtes d’opinion dans l’action publique ? ») et du constat de l’augmentation de cette commande par les institutions publiques ces quarante dernières années. Il était organisé en quatre sessions de travail, correspondant au schéma de production d’une commande d’enquête d’opinion – les origines de la commande ; la prise de commande ; la passation d’un marché entre client et prestataire(s) ; et les usages de la commande – et regroupait des chercheurs et des praticiens. Pour chaque session, de manière transversale, un éclairage particulier a été apporté sur le niveau européen grâce à l’intervention d’acteurs du système européen travaillant sur/avec les Eurobaromètres et le Parlemètre. Ces interventions ont été enregistrées et constituent une partie des sources que nous mobilisons ici dans cette démonstration. Conformément aux souhaits des participants, ces interventions ne sont pas disponibles en ligne.
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[13]
Enquêtes quantitatives ponctuelles ou sous forme de baromètres, d’enquêtes qualitatives par focus-groupes ou par entretiens, sondages délibératifs.
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[14]
Certaines enquêtes portent sur des groupes cibles (salariés de petites et moyennes entreprises, membres d’associations de consommateurs, « jeunes », etc.), d’autres sur l’ensemble des plus de 15 ans.
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[15]
Les Eurobaromètres standards, spéciaux, flash et qualitatifs ainsi que la European Continuous Tracking Survey et le Parlemètre sont des enquêtes commanditées par les institutions européennes (Commission et Parlement), l’Initiative Citoyenne européenne est un droit accordé aux citoyens par le traité de Lisbonne alors que les autres formes de consultations citoyennes ne proviennent ni de dispositions règlementaires, ni de commandes des institutions européennes mais plutôt d’entrepreneurs de la cause européenne dont l’objectif est de mettre en scène une parole citoyenne et de la porter vers les institutions européennes.
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[16]
Ils se distinguent en cela du vote aux élections européennes, dont l’objectif est d’élire les parlementaires européens, et des référendums relatifs aux différents traités qui ont pour but la ratification ou non de ces traités.
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[17]
Pour une présentation synthétique de l’EB, voir Bréchon (2002). Voir également le site Opinion publique (consulté le 31 décembre 2016) : http://ec.europa.eu/COMMFrontOffice/publicopinion/index.cfm.
-
[18]
Hood (1983) identifie quatre grands types de ressources de gouvernement ou modèle NATO : Information (Nodalité), Autorité (Authority), Financières (Treasury) et Organisationnelles (Organization).
-
[19]
Soulignons qu’à la même époque, la déclaration de Copenhague rappelle l’importance des principes de la démocratie représentative comme constitutifs de « l’identité européenne », cf. « Déclaration sur l’identité européenne », Bulletin des Communautés européennes, décembre 1973, n° 12, p.127-130.
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[20]
À l’origine le fondateur des Eurobaromètres, Jacques-René Rabier, ancien chef de cabinet de Jean Monnet, directeur des services d’information-communication de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) puis de la Commission, s’appuie sur ses relations interpersonnelles, notamment avec le politiste américain Ronald Inglehart. Par la suite, et jusqu’à la fin des années 1990, ce sont des chercheurs qui sont nommés à la tête de l’unité responsable des enquêtes au sein de la DG X (DG Communication) : Karlheinz Reif de l’université de Mannheim dans un premier temps, Anna Melich de l’université de Genève par la suite.
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[21]
Programme d’activité d’information pour 1971, SEC(71) 590 final, 2 avril 1971, p. 4.
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[22]
Jacques-René Rabier, « Satisfaction et insatisfaction quant aux conditions de vie dans les pays membres de la CE », Commission Européenne, Rapport EBS 3, 1973, p. 2. Bien que correspondant à la première enquête des Eurobaromètres standards, ceux-ci ne seront créés sous cette appellation qu’à partir du printemps 1974. Ce premier numéro apparaît donc aujourd’hui dans les archives des Eurobaromètres comme l’Eurobaromètre Spécial n° 3.
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[23]
Rapport EB 1, printemps 1974, Commission européenne, p. 2.
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[24]
Ainsi la question sur le jugement porté sur l’appartenance de son pays à la CE : « Pensez-vous que l’appartenance de votre pays au Marché commun est une bonne chose, une mauvaise chose, une chose ni bonne, ni mauvaise ? » EB 1, printemps 1974, p.35.
-
[25]
Dans l’EB 1, seul un énoncé de ce type peut être relevé (« on constate indubitablement l’émergence, dans l’opinion publique européenne de 1974, de deux problèmes qui sont perçus comme étant en train de devenir importants », p. 8) mais par la suite ce type d’énoncé tend à devenir plus fréquent, les termes « opinion publique » signifiant désormais « opinion publique européenne » sauf lorsque le caractère national de cette opinion est spécifiée. Ainsi par exemple : « L’opinion publique encourage le Parlement qui sera élu en 1989 à relever le défi », EB 30, Commission européenne, automne 1988, p. 60.
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[26]
EB 30, Commission européenne, automne 1988, p. 60.
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[27]
Le Parlement crée son propre baromètre, le Parlemètre à partir de 2007.
-
[28]
Intervention d’un membre de la DG Communication au Colloque « La commande publique de sondages », 19-20 octobre 2015.
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[29]
L’enquête European Continuous Tracking Survey semble constituer un outil aux caractéristiques très proches de l’EB, mais porté par une volonté d’un suivi et d’une réactivité encore plus forts. Sa disparition au bout de moins de cinq ans d’existence peut apparaître comme un élément de plus à mettre au dossier de la désaffection des autorités européennes à l’égard de ce type de ressources.
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[30]
La date officielle de création des EB spéciaux est 1975 mais cinq enquêtes ayant eu lieu entre 1972 et 1975 ont été considérées a posteriori comme relevant des EB spéciaux.
-
[31]
D’après Jacques Nancy, chef de l’unité consacrée à l’opinion publique au Parlement européen, cet outil de suivi de l’opinion publique a été créé dans un but d’appui aux missions du Parlement, et à destination des parlementaires, groupes et partis politiques européens. La conception du Parlemètre est structurée par des arbitrages politiques et méthodologiques (impératif de réactivité, de traduction en 28 langues, de contraintes de terrain, etc.). Cf. son intervention au colloque « La commande publique d’enquêtes d’opinion », 19-20 octobre 2016.
-
[32]
Le Parlemètre se démarque probablement sur ce point des autres enquêtes. Il y a en effet un enjeu pour le Parlement à développer ses propres données face à celles de la Commission européenne et le caractère régulier des enquêtes du « Parlemètre » n’est pas sans rappeler celui de l’Eurobaromètre standard. Cet outil apparaît donc pouvoir constituer une ressource à différents niveaux.
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[33]
EBS 58.
-
[34]
EBS 445.
-
[35]
EBS 338 et 407.
-
[36]
« Communication from the Commission to the European Parliament and the Council : Action plan against the rising threats from Antimicrobial Resistance », COM (2011), 748. http://ec.europa.eu/dgs/health_food-safety/docs/communication_amr_2011_748_en.pdf.
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[37]
La DG EMPL n’a de fait jamais commandé d’EBQ. La DG SANTE en a commandé plusieurs sur une période courte (entre 2001 et 2005) mais aucun autre depuis.
-
[38]
Eurobaromètre qualitatif 2011.4 réalisé en février 2011 par entretiens auprès de deux à sept élus locaux et sept à douze membres de la haute administration dans chaque État membre.
-
[39]
Malgré leur intitulé par exemple, les « Agora citoyennes » du Parlement européen www.europarl.europa.eu/agora, réunissent des représentants de la société civile organisée venus échanger avec les eurodéputés et les décideurs européens. Parmi les initiatives récentes (comme le projet « Vers une stratégie européenne citoyenne »), on note la faible inclusion de citoyens « ordinaires » au profit des professionnels de la participation citoyenne, désireux d’échanger sur leurs pratiques.
-
[40]
Cette typologie ignore les initiatives qui n’ont de « citoyennes » que le nom (voir la note ci-dessus).
-
[41]
Règlement n° 211/2011.
-
[42]
Voir aussi http://ec.europa.eu/citizens-initiative/public/how-it-works/>registration, dernière consultation le 25 février 2014.
-
[43]
Le décompte a été arrêté en janvier 2017.
-
[44]
Voir le site de l’Initiative Citoyenne Européenne : http://ec.europa.eu/citizens-initiative/public/welcome.
-
[45]
“Water and sanitation are human right ! Water is a public good, not a commodity !” (première ICE réussie avec 1,659,543 signatures) ; “Stop vivisection” ; et “One of Us”. Voir : http://ec.europa.eu/citizens-initiative/public/initiatives/successful?lg=en. À noter qu’une quatrième ICE visant à interdire le glyphosate sera enregistrée par la Commission le 25 janvier 2017 (Le Monde, 10 janvier 2017).
-
[46]
Cf. les communications au colloque « la Commande publique d’enquêtes d’opinion », op. cit.
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[47]
Comme par exemple l’opportunité d’intervenir dans le domaine urbain, véritable serpent de mer de la politique de l’UE (Halpern et Le Galès, 2011), avec la production d’enquêtes qualitatives depuis 2007 (trois au total) sur la qualité de vie dans les villes et pour la première fois, d’un EB Flash en 2016 avec une question sur le rôle de l’UE (Entretien DG Regio, mars 2016).
-
[48]
Cf. les interventions au colloque sur « la commande publique d’enquêtes d’opinion ».
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[49]
De la même manière que d’autres intérêts et ressources peuvent être mobilisées au niveau national, cet usage des instruments d’opinion ne constitue qu’une dimension explicative des dynamiques de mise à l’agenda et de formulation des politiques publiques. À ce sujet, voir le débat sur la réactivité de l’UE (voir Dehousse et Monceau, ainsi que Dupuy et Van Ingelgom, dans ce numéro spécial).
- [50]
1 Le caractère hybride du système politique européen, son perpétuel inachèvement, ont conduit à produire un discours permanent sur les rapports des institutions et des gouvernants aux citoyens et sur la place des citoyens dans ce système politique « en construction ». Ce discours s’est accompagné d’une institutionnalisation, largement mise en scène, de la place et du rôle des citoyens des États membres au sein de l’UE. Propulsés électeurs en 1979, ils sont devenus citoyens européens avec la ratification du traité de Maastricht et ont le droit d’initier des législations communautaires depuis le traité de Lisbonne. Parallèlement, l’UE a produit dès les années 1970 des politiques européennes de recours aux citoyens via un ensemble de procédures, de techniques et d’outils, comme les enquêtes Eurobaromètres (EB), enquêtes quantitatives et qualitatives, qui visent à la fabrique d’une opinion publique européenne [1] et à la mise en visibilité de différents publics des politiques européennes. Ces enquêtes contribuent à la matérialisation de la relation directe entre instances européennes et citoyens. Ces dernières années, l’UE a été accompagnée dans sa quête d’une opinion publique européenne par d’autres entrepreneurs de la cause européenne – think tanks notamment – qui se sont saisis des instruments de concertation et de délibération promus par le développement de la démocratie participative pour faire émerger une autre opinion publique européenne via les sondages délibératifs, les conférences citoyennes et les consultations de citoyens.
2 Enquêtes quantitatives et qualitatives, sondages délibératifs, conférences citoyennes, consultations de citoyens, droit d’initiative citoyenne, l’éventail d’instruments permettant de faire surgir une « opinion publique européenne » est aujourd’hui très développé. Le recours à l’opinion publique ne constitue pas, en soi, une spécificité européenne et suscite depuis longtemps, dans tous les systèmes démocratiques, des interrogations quant à leur rôle et leur fonction [2]. Dit autrement, le recours à l’opinion relève-t-il de la quête d’un idéal démocratique d’expression des citoyens ou de la production d’un artefact pouvant servir différents objectifs politiques ? Le caractère unique du système politique européen, les débats récurrents sur sa nature et sa finalité, et son rapport complexe à la dimension représentative de la démocratie (un déficit d’input électoral dans un premier temps, puis un faible intérêt pour les élections européennes ensuite) expliquent la prégnance des enjeux sur la place du citoyen en Europe et l’attention portée à leurs opinions (Bellamy et Castiglione, 2013 ; Papadopoulos, 2010). La spécificité du système de représentation européen alimente cependant en parallèle les suspicions de manipulation et d’instrumentalisation de l’opinion publique comme un moyen privilégié de contenir l’expression de résistances à l’Europe (Aldrin et Hubé, 2016). Et de fait, les difficultés rencontrées –, voire l’échec – lors de la ratification de certains traités ont amené les institutions européennes à transformer leurs propres outils de recours au citoyen en lien avec l’introduction de mécanismes supplémentaires de représentation des citoyens européens et de la société civile.
3 Dans cet article, nous nous interrogeons sur les choix d’instrumentation du recours à l’opinion et à leurs effets en termes de gouvernabilité du système politique européen (Kassim et Le Galès, 2010). L’objectif de cet article est programmatique. Il s’agit de dresser un panorama des questionnements autour de la production et l’usage des données d’opinion par et pour le système politique européen et de proposer des premiers éléments de réponses, tout en les intégrant dans une réflexion plus générale sur le rapport des gouvernants aux gouvernés dans le cas spécifique de l’Union européenne. Dans quel contexte ces instruments de fabrique de données d’opinion sont-ils introduits et comment s’articulent-ils avec d’autres politiques de recours au citoyen ? Quelles représentations véhiculent-ils du projet politique européen et de la place du citoyen ? Quels sont les effets propres à ces instruments et quels en sont les usages et par quels acteurs ? Enfin, comment comprendre l’attention des institutions européennes pour le recueil d’opinion dans un contexte de renforcement continu du Parlement européen ?
4 À partir d’une interrogation sur la production, les usages et les effets des politiques de la fabrique de l’opinion publique européenne, cet article contribue aux débats en cours sur le gouvernement de l’UE. Plus précisément, en centrant l’attention sur les logiques propres à la fabrique d’une opinion publique européenne dans une perspective de politique publique, nous souhaitons nous démarquer des analyses qui considèrent les instruments de la fabrique d’une opinion publique européenne comme relevant d’un processus de néolibéralisation des politiques européennes (Aldrin et Hubé, 2016), d’une idéologie technocratique du « bon gouvernement » (Cohen, 2014) et de celles établissant un lien direct, quasi automatique, entre ces modes d’expression d’une opinion publique européenne et la démocratisation du système politique européen (Héritier et Lehmkuhl, 2008). Nous faisons plutôt l’hypothèse que, créées dans la perspective d’une vision fédéraliste de l’intégration européenne, au sens politique du terme, ces formes d’instrumentation relevant de la démocratie d’opinion contribuent directement à la production et la mobilisation de ressources d’informations propres à l’UE. Ces dispositifs de recours à l’opinion, en sus et en parallèle des dispositifs de participation institutionnelle, tels que les élections au suffrage universel direct du Parlement européen, lui permettent de développer sa propre capacité de gouvernement et participent ainsi à l’autonomisation de ce système politique par rapport à ses États membres (Hood, 1983 ; Hood et Margetts, 2016). Plus précisément, et au même titre que les outils et systèmes d’informations cartographiques, les statistiques et les inventaires, les recensements ou les classements, qui contribuent à la lisibilité (Scott, 1989) et à la gouvernabilité (Le Galès et Scott, 2008) d’un territoire ou d’une population, ces choix d’instrumentation du recours au citoyen dotent l’UE et ses institutions d’outils de « connaissance de soi » et produisent, sur la longue durée, des effets propres (Lascoumes, 2007).
5 Notre réflexion s’organise en trois parties. Il s’agira tout d’abord de présenter une brève mise en perspective historique des différentes politiques européennes de recours au citoyen en soulignant les visions de l’intégration européenne et les conceptions de la démocratie qu’elles sous-tendent. Nous proposerons ensuite de nous saisir plus précisément des formes d’instrumentation de fabrique de l’opinion dans leur matérialité afin de comprendre en quoi elles alimentent la production de ressources au service de ces différentes visions et conceptions. Enfin, nous nous interrogerons sur les usages et les effets de ces dispositifs sur l’intégration européenne et l’autonomisation de ce système politique.
Susciter l’adhésion à l’Europe : émergence et trajectoire des politiques européennes de recours au citoyen
6 Replacer les instruments de fabrique de l’opinion publique européenne dans la perspective historique plus large de l’intérêt croissant des élites et des institutions européennes pour le recours au citoyen permet d’en saisir les spécificités par rapport aux autres formes à travers lesquelles le citoyen est amené à s’exprimer dans le système politique européen, que ce soit directement par le vote, ou indirectement, via le discours de tiers, élites politiques et membres de la société civile organisée.
Les citoyens en marge du projet de construction européenne
7 Que ce soit dans les discours ou au sein des institutions, le rôle accordé aux citoyens dans les premiers pas du processus d’intégration européenne apparaît sinon inexistant du moins très secondaire. Certes, certaines élites fédéralistes n’hésitent pas à présenter la construction européenne comme une réponse aux aspirations des citoyens. Lors du congrès de la Haye de 1948, Paul Van Zeeland, futur ministre des Affaires étrangères néerlandais affirmait ainsi :
« This Congress has a mission : it is to answer the prayers of the masses of Europe ; to give more precise and more concrete expression to their aspirations ; to show the governments that even if they are daring in conception, public opinion will follow them, if indeed it is not already ahead of them. » (cité in Patijn, 1970, 22).
9 La phrase de Jean Monnet « nous ne coalisons pas des États, nous unissons des hommes » (Discours pour une Europe fédérée, 1952) a également été rappelée à maintes reprises, tout comme les références aux « peuples européens » dans le préambule du traité de Rome. Bien que ces phrases soient fréquemment citées, elles constituent quasiment les seules références fortes aux citoyens des États membres dans les discours des élites de l’époque (Smismans, 2003).
10 Dans les faits, lors de la conférence de Messine, et dans le traité de Rome, le rapprochement entre les États est identifié comme le vecteur privilégié de l’intégration européenne. Le choix d’organiser l’indépendance de la Haute autorité sur le charbon et l’acier, en tant qu’instance technique détachée du jeu politique, puis celui d’une intégration par l’économie, conduisent à s’intéresser avant tout à l’adhésion au projet européen des élites nationales, à la fois fonctionnaires et hommes d’affaires (Cohen, 1998). Ce phénomène s’accentue après l’échec de la Communauté européenne de défense. Sur le plan institutionnel, le statut donné à l’Assemblée parlementaire dans le système institutionnel européen témoigne du faible intérêt pour les citoyens.
11 Parallèlement, la création du Comité économique et social, doté de pouvoirs consultatifs, atteste de l’importance accordée à la société civile et la croyance en sa capacité d’auto-organisation [3]. L’UE émerge donc dès ses origines comme une autorité politique pourvoyeuse de droits collectifs (sécurité, prospérité économique, etc.) qui donne la priorité aux « groupes intermédiaires auto-organisés » (Schmitter, 1995) et les « acteurs organisés et/ou collectifs sans référence directe aux citoyens individuels » (Greven, 2007, 236). Au final, comme le souligne Martin Slater (1982-1983, 81) : « if one views political institutions as mechanisms for resolving conflict, then clearly the political elites of the time envisaged no major conflicts emerging in the popular arena. » De fait, les travaux des politistes de l’époque tendaient à montrer que sur tous les sujets relevant de la politique extérieure des États, seul un petit pourcentage des individus était capable d’émettre des opinions relevant de véritables attitudes et donc non susceptibles d’être aisément modifiées (Almond, 1950 ; Converse, 1964), d’où la croyance en la nécessité de convaincre les élites, plutôt que les citoyens.
Le recours aux citoyens, une ressource au service d’un projet d’Europe fédérale
12 À partir des années 1960 cependant, alors que de nombreux conflits entre élites nationales et européennes, mais aussi entre les différentes institutions communautaires, éclatent et freinent le processus d’intégration, le recours au citoyen apparaît quasi systématique. Qu’il s’agisse des partisans d’une Europe fédérale ou de ceux d’une Europe des États, tous font appel dans leurs discours aux citoyens pour faire triompher leur vision du processus d’intégration européenne (Gerbet, 1994, 237). En effet, dans un contexte où l’opinion publique telle que mesurée par les premières enquêtes d’opinions portant sur l’ensemble des États membres semble exprimer un « consensus permissif » (Lindberg et Scheingold, 1970), autrement dit un jugement plutôt consensuel en faveur du processus d’intégration européenne mais reposant sur de faibles connaissances et peu d’engagement, celle-ci n’apparaît pas comme une contrainte pour les différents acteurs en présence. L’appel à la participation des citoyens au système politique européen constitue, dans ce contexte, une ressource pour les entrepreneurs politiques de la sphère communautaire.
13 Le choix d’une forme d’instrumentation fondée sur la représentation, qui s’ajoute à celle visant à mobiliser la société civile organisée émerge dans les années 1970. En effet, suivant les recommandations du rapport Vedel [4], la décision est prise de développer les pouvoirs attribués au Parlement européen mais aussi d’élire les parlementaires européens au suffrage universel direct. Ce faisant, la vision fédéraliste du projet européen s’en trouve renforcée. Selon le rapport Vedel, très explicite sur ce point, il s’agit de créer une relation directe entre le système institutionnel européen et les citoyens. Cette forme d’instrumentation s’enrichit progressivement d’une double dimension juridique et symbolique, dans la mesure où ces dispositifs de représentation politique s’articulent avec des dispositifs visant à matérialiser l’appartenance à une même communauté politique et à transcender les identités politiques nationales. Le développement d’une politique symbolique à travers l’adoption dans les années 1980 d’un drapeau, d’un hymne et d’une Journée de l’Europe participe ainsi de cette volonté de susciter l’adhésion au système politique européen et de le rendre matériel, palpable (Forêt 2008).
14 À partir du traité de Maastricht, des droits juridiques individuels ou catégoriels permettent aux citoyens européens de recourir aux instances judiciaires européennes (Kelemen, 2011 ; Jacquot et Vitale, 2014). Ainsi, les Communautés puis l’UE émergent comme une autorité productrice de droits individuels en tant que « membres d’une communauté politique, dotés des obligations et des prérogatives attachées à cette appartenance » (M. Walzer, cité in Duchesne et Frognier, 2002, 355). Cette seconde forme d’instrumentation, articulant des dispositifs de représentation par le vote, des symboles d’appartenance à une même communauté politique et des droits juridiques individuels, contribue à l’approfondissement de l’intégration européenne dans une perspective fédéraliste, et ce alors même que la difficile ratification par référendum du traité de Maastricht met en évidence la fragilité du soutien des citoyens au système politique européen et aux politiques communautaires (Fligstein, 2008).
Le recours au citoyen comme vecteur de démocratisation ?
15 La crise de légitimité que traverse l’UE à partir du traité de Maastricht conduit à un tournant discursif et instrumental parmi les élites politiques européennes et nationales au début des années 1990. Les citoyens et leurs opinions sont désormais désignés comme une priorité du processus d’intégration. La nécessité d’une nouvelle gouvernance au niveau européen est présentée comme découlant de cette préoccupation, comme l’indique la phrase introductive du Livre blanc sur la gouvernance de la Commission européenne de 2001 : « Il est nécessaire de réformer la gouvernance européenne afin de rapprocher les citoyens des institutions européennes [5]. » Le problème public que constitue le rôle des citoyens dans le système politique européen est ainsi progressivement reconstruit, dans les discours sur l’intégration européenne, en problème majeur et prioritaire – le livre blanc liant très explicitement la question de la légitimité du système politique européen à la participation de ses citoyens [6] – mais ses contours et les solutions pour y remédier sont encore mal définis. Dans la continuité des choix opérés dans les années 1970 (Hefftler et al., 2014), les dispositifs institutionnels de représentation démocratique sont renforcés, et en particulier les pouvoirs du Parlement européen et des Parlements nationaux, avec le développement d’un argumentaire très proche de celui des années 1970. Pour autant, les taux d’abstention aux élections européennes et la montée des euroscepticismes justifient le développement systématique d’autres modes de recours au citoyen. La priorité accordée à la place des citoyens se matérialise avant tout dans le traité de Lisbonne par le renforcement du dialogue avec les « associations représentatives et la société civile » ainsi qu’avec les « parties prenantes », choix qui témoignent de la robustesse des formes d’instrumentation préexistantes. Parallèlement cependant, d’autres solutions sont envisagées, visant à favoriser « la participation des citoyens » [7]. Dans ce contexte, une troisième forme d’instrumentation se développe, et articule des instruments de coordination ou nouveaux modes de gouvernance – des « décisions communautaires plus efficaces » devant permettre « de remporter l’adhésion et la confiance des citoyens européens » [8] – avec des instruments d’information [9] et des instruments de participation des citoyens pour susciter l’adhésion [10]. Dans cette dernière phase, si les institutions européennes continuent de développer leurs propres instruments de recours aux citoyens, elles favorisent également les initiatives d’autres entrepreneurs de la cause européenne – think thanks, associations, universitaires – visant à l’expression d’une participation citoyenne.
16 Ainsi, la mise en place au niveau européen d’instruments de recours au citoyen semble articuler pour chaque période une vision du projet politique européen – intergouvernementale dans sa première phase, fédéraliste dans la seconde, plus indéfinie dans la troisième, en reflet des doutes qui traversent le projet européen dans son ensemble sur cette dernière période – avec une palette de techniques de mobilisation, de participation et d’information, individuelles (citoyens) et/ou collectives (société civile). Ce processus ne se fait pas au détriment de, mais de manière combinée avec le renforcement des formes de démocratie représentative, et impulse des dynamiques spécifiques en termes d’évolution des relations entre les citoyens et les institutions européennes. Ces choix d’instrumentation sont créateurs de ressources de gouvernement mobilisables par les entrepreneurs politiques de l’Europe, à des fins de légitimation du projet européen ou dans le cadre du rapport de force entre institutions. Ce faisant, et comme nous y invite Christopher Hood (1983) en insistant sur la relation entre les outils de gouvernement et la nature d’un système politique, chacune de ces formes d’instrumentation véhicule des conceptions de la démocratie différentes. Les deux premières représentent deux facettes du modèle de la démocratie représentative libérale, où les citoyens sont représentés dans le système soit via la société civile organisée, soit via des élus, les parlementaires européens. La troisième relève davantage d’un modèle mixte qui se réfère à la fois à la démocratie participative et à la démocratie directe [11]. L’institutionnalisation dans le temps de ces combinaisons d’instruments et la manière dont ils se sédimentent, composent des formes de légitimation démocratique hybrides. Si dans l’ensemble, ces outils de gouvernement faisant recours aux citoyens ont été assez largement étudiés, c’est moins le cas de ceux visant spécifiquement la fabrique d’une « opinion publique européenne ». Un certain nombre d’éléments, développés dans la section suivante, nous permettent de penser qu’ils s’inscrivent dans une logique similaire et favorisent sur la longue durée la production de ressources de gouvernement au service des entrepreneurs de la cause européenne.
La fabrique de l’opinion publique européenne, une forme d’instrumentation aux logiques propres [12]
17 La capacité à faire émerger une opinion publique européenne, ou une parole citoyenne au sein du système politique européen, constitue à l’évidence une ressource essentielle pour ceux qui la possèdent. Il n’est dès lors pas étonnant que certains acteurs, en particulier la Commission européenne mais pas uniquement, se soient dotés d’outils de fabrique de « l’opinion publique européenne ».
18 Le tableau 1 ci-après propose un panorama descriptif succinct de tous ces outils. Bien que dépendant de méthodes très diverses [13], portant sur des populations variées [14] et relevant de statuts différents [15], ils partagent un objectif commun, celui de faire surgir la parole citoyenne au sein du système institutionnel européen à travers le recueil de leurs opinions [16]. Ils n’apparaissent pas tous dans le même contexte et la création de certains d’entre eux est concomitante à l’apparition ou l’institutionnalisation d’autres formes de recours aux citoyens telles que celles précédemment citées. Aussi s’ils peuvent constituer des ressources au service des mêmes causes, ils peuvent également relever, dans leurs usages, de logiques concurrentes entre les institutions communautaires elles-mêmes ou entre les élites communautaires et les élites nationales. Enfin, leur trajectoire suggère une capacité d’autonomisation par rapport à leurs concepteurs et aux objectifs qui leur avaient été attribués au moment de leur conception. En cela, nous défendons dans cette section l’idée que ces outils opèrent comme des instruments d’action publique en ce que leur choix n’est ni neutre et ni systématique, et qu’ils produisent des effets contraignants sur les comportements et les représentations des acteurs (Lascoumes et Le Galès, 2004).
Type d’instrument | Date création | Commanditaires | Régularité / nombre d’enquêtes [*] | Groupe cible |
Enquêtes
quantitatives : Eurobaromètres standards (EB) | 1973 |
Direction Générale (DG) Communication | Deux fois par an / 86 | Individus de 15 ans et + de tous les États membres et des États candidats |
Enquêtes
quantitatives : Eurobaromètres spéciaux (EBS) | 1975 |
Différentes DGs de la Commission et Parlement européen | Irrégulières mais fréquentes / 452 | Variable – La plupart du temps individus de 15 ans et + de l’ensemble des États membres et de certains pays partenaires |
Enquêtes
quantitatives : Eurobaromètres flash (EBF) | 1987 |
Différentes DGs de la Commission et Parlement européen | Irrégulières mais fréquentes / 446 | Variable – Différents groupes cibles ou individus de 15 ans et + de l’ensemble des États membres |
Enquêtes
qualitatives : Eurobaromètres qualitatifs (EBQ) | 1992 |
Différentes DGs de la Commission et Parlement européen | Irrégulières / 34 |
Différents groupes cibles
selon le sujet de l’enquête. Peut ne concerner que quelques pays ou l’ensemble des États membres, voire certains pays candidats |
Enquêtes
quantitatives : Europinion, European Continuous Tracking Survey (CTS) | 1994 [**] |
DG Communication |
Plutôt
régulières [***] / 14 | Citoyens de tous les États membres |
Conférences citoyennes ou de consensus | 2005 | Fondations, universités, instituts, organisations européennes, etc. | Irrégulières /5 | Différents groupes cibles de citoyens dans plusieurs ou tous les États membres |
Enquêtes
quantitatives : Parlemètre | 2007 | Parlement européen | Une fois par an / 10 | Individus de 15 ans et + de tous les États membres |
Sondages délibératifs® | 2007 |
Think tank, Universités | Irréguliers /2 | Citoyens de tous les États membres |
Consultations de citoyens | 2007 | Organisations indépendantes européennes, réseau de centres scientifiques et de musées, etc. | Irrégulières /4 | Citoyens de plusieurs ou tous les États membres |
Initiative Citoyenne Européenne | 2012 | « Comités de citoyens » | Irrégulières / 39 | Individus ayant le droit de vote dans un des États membres de l’UE |
19 Avant d’analyser leurs origines et leurs trajectoires, nous proposons une première exploration de ces instruments. Plus précisément, à partir des représentations de l’intégration européenne et des conceptions de la démocratie qu’ils véhiculent, nous distinguons trois types d’outils : les Eurobaromètres standards ; les autres enquêtes quantitatives et qualitatives produites à la demande des services de la Commission européenne ; et les instruments relevant du champ de la démocratie participative.
Les Eurobaromètres standards : production et accumulation de ressource d’information
20 Les Eurobaromètres standards (EB) [17] constituent le premier outil de fabrique par les institutions européennes d’une « opinion publique européenne ». Saisis dans leur matérialité, ils apparaissent comme une « success story » (Aldrin, 2010). Alors que la première enquête est réalisée de manière expérimentale en 1973 sur les fonds de la Commission européenne, en dehors de tout organigramme institutionnel, ces enquêtes constituent aujourd’hui une véritable institution au sein de la DG Communication. Enquête portant sur neuf pays et 13000 individus en 1973, elle s’est développée jusqu’à inclure trente-quatre pays ou territoires et presque 33000 individus au printemps 2016. Ayant donné lieu à la rédaction d’un rapport de 120 pages en français, signé « Jacques-René Rabier, Conseiller spécial » à ses origines, les commentaires des résultats de l’enquête se déclinent désormais en 3 à 5 rapports thématiques d’une centaine de pages pour chaque enquête, disponibles en trois langues, l’anglais, le français et l’allemand, qui s’accompagnent d’un petit rapport d’une dizaine de pages pour chaque pays de l’enquête. Ce premier constat invite à considérer les EB comme un vecteur de production et d’accumulation d’une ressource de gouvernement essentielle pour les institutions communautaires, en particulier la Commission [18]. Encore s’agit-il de préciser la nature de cette ressource.
21 Dès les années 1950 est affirmée la nécessité de former l’opinion sur les questions européennes (Aldrin 2010) et une première enquête est réalisée dans les six États membres en 1962. Cependant ce n’est qu’à partir du rapport Schuijt consacré à la politique d’information des Communautés européennes (1972) que l’idée de créer un programme permanent d’enquêtes d’opinion au niveau européen voit le jour. La concomitance du rapport Schuijt avec le rapport Vedel, qui préconise l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct, est loin d’être fortuite. Ils participent tous les deux d’une même volonté de favoriser une vision plus intégrée de l’Europe en dotant la Commission et le Parlement, les deux institutions supranationales, de ressources propres. Ces deux outils, la fabrique d’une opinion publique européenne et le vote au suffrage universel direct, apparaissent donc au départ comme visant le même objectif : offrir à ces deux institutions des ressources complémentaires afin de les aider à mieux négocier face au Conseil et à la légitimité démocratique dont peuvent se targuer en son sein les gouvernants des États membres. Or, si l’élection au suffrage universel constitue une ressource difficilement contestable dans un système politique qui se revendique démocratique [19], le désir d’expression d’une « opinion publique européenne » questionne davantage, ne serait-ce que parce qu’il relève d’une volonté d’autonomisation par rapport aux données produites par les États membres pour suivre l’évolution des opinions des citoyens à l’égard du processus d’intégration. Les concepteurs choisissent alors de développer cet outil en faisant appel à une autre forme de légitimité, la légitimité scientifique.
22 Dans son étude de la genèse de l’outil Eurobaromètre, Philippe Aldrin (2010, 82) montre de manière fine comment « le monde des sondages transcommunautaires, (...) dans sa phase originelle, repose (...) sur un rapport de dépendance réciproque entre agents du pouvoir et gens du savoir », avec d’un côté des acteurs communautaires qui, en l’absence d’une relation directe aux citoyens via l’élection, sont en recherche d’un autre moyen pour faire surgir « leurs voix » au niveau communautaire, pour reprendre la belle formule de George Gallup (1939), et de l’autre des chercheurs en science politique à qui la possibilité est ainsi offerte de participer à la production de grandes enquêtes comparatives. Cette présence conjointe au-dessus du berceau des Eurobaromètres, des « agents du pouvoir » et des « gens du savoir » [20] permettent d’expliciter certaines particularités du dispositif d’enquêtes EB par rapport à d’autres commandes d’enquêtes par des gouvernants. La revendication de la scientificité des EB est tout d’abord mise en scène à travers la présentation pour chaque enquête de la méthode employée, des marges d’erreurs des résultats et le rappel de l’indépendance et de la compétence des instituts auxquels est confié le recueil des données. Par ailleurs les questions sont posées à intervalles réguliers, en suivant dans les grandes lignes un type de questionnements et une méthodologie similaires du 1er au 86ème EB. Les EB se distinguent également par la publication (quasi) systématique de leurs résultats, répondant en cela à l’impératif de transparence au niveau européen, et par la mise à disposition des données après un court embargo. Tout cela contribue à une forme d’autonomisation de l’outil, en particulier dans sa phase de développement.
23 De fait, l’objectif affiché est « de suivre de près l’évolution de l’opinion publique et d’orienter ainsi la politique d’information » [21], et dans les premiers temps, le développement de l’outil de suivi de l’évolution de l’opinion publique prime sur l’orientation de la politique d’information. À cet égard, la lecture du premier rapport signé Jacques-René Rabier est très instructive. Le vocabulaire et les méthodes utilisés relèvent fortement du registre scientifique et beaucoup plus faiblement d’un registre évaluatif ou prospectif. Les objectifs de l’enquête sont par exemple ainsi définis : « permettre une recherche plus approfondie des déterminants des attitudes du public à l’égard du Marché commun et de l’unification de l’Europe, et (...) fournir quelques données originales aux différents services intéressés [22]. » Par ailleurs, les résultats de l’enquête sont analysés via des « indices », des « modèles », en termes de « scores », de « coefficient béta » et de « parts de variance expliquées ». Dès l’Eurobaromètre suivant cependant, les objectifs de connaissance de soi et la vision de l’intégration que cet outil doit permettre de porter sont plus clairement énoncés :
« De même qu’un baromètre permet de mesurer la pression atmosphérique et ainsi de prévoir à court terme le temps qu’il fera, cet Euro-baromètre est un instrument d’observation et, d’une certaine façon, de prévision des attitudes du public à l’égard des grands sujets d’actualité concernant directement ou indirectement l’évolution de la CE et l’unification de l’Europe. [23] »
25 La lecture des questions posées montre qu’il s’agit principalement, pour ses concepteurs, d’évaluer le soutien général dont dispose la Communauté européenne (CE) de la part des citoyens des États membres — via des questions qui deviendront des trends selon la terminologie des EB, c’est-à-dire des questions répétées dans chaque enquête ou presque [24]. Il s’agit également de faire exister une « opinion publique européenne » en l’énonçant [25]. Ce faisant, dès leurs origines, les EB apparaissent bien comme un instrument de connaissance de soi, relevant d’une forme de démocratie d’opinion, au service d’une vision intégrée du système politique européen. Le rapport des EB de l’automne 1988 affirme ainsi : « Les citoyens se déclarent favorables à un gouvernement européen responsable devant le Parlement. » [26]
26 La capacité à produire des données relatives au soutien des citoyens au processus d’intégration indépendamment de celles fournies par les États constitue, pour les institutions européennes, une ressource d’information aussi stratégique que la capacité à développer leurs propres données statistiques et indicateurs de suivi des sociétés et des économies nationales. Ceci explique l’institutionnalisation rapide du programme Eurobaromètre, tout comme celui de l’Eurostat. L’institutionnalisation de cette enquête rend compte de la transformation de cet outil de connaissance de soi en un dispositif pourvoyeur de ressources de gouvernement au service de la CE, et dans une moindre mesure, du Parlement [27]. De fait, sur la durée, cet instrument produit des ressources d’information stratégiques qui justifient son institutionnalisation et l’imposition de contraintes croissantes à son autonomie. En permettant « de révéler l’opinion publique européenne à elle-même » [28], les données d’opinion produites dans le cadre des EB constituent un puissant vecteur de légitimation des propositions visant à l’approfondissement et l’expansion continus des compétences et des politiques européennes. Le caractère stratégique de ces ressources d’information se manifeste à travers la progressive prise en main par la Commission, via la DG X chargée de la communication et de l’information, de ce programme et sa soumission croissante à des objectifs stratégiques de communication interne et externe. La volonté de maîtrise de cette ressource que constituent les données d’opinion se manifeste également à travers l’effritement des relations avec le monde académique au bénéfice des sondeurs. Si certains scientifiques étaient au cœur de la fabrique de l’outil au départ et plus généralement, étaient invités à faire des propositions de questions (Rabier, 1976 ; Melich, 1998), cette pratique tend à disparaître dans le temps (Aldrin, 2011 ; Cheveigné, 2013). Cette évolution s’accompagne de changements dans les questionnaires des EBs. Dès la fin des années 1980, certaines questions, potentiellement perçues comme trop polémiques, disparaissent, comme celle où l’enquêté doit nommer les pays qu’il ne souhaite pas voir participer à l’UE (Aldrin, 2011).
27 Avec l’apparition de formes de méfiance, voire de rejet de l’intégration européenne à partir de la difficile ratification du traité de Maastricht et surtout dans la décennie suivante, avec le rejet du traité visant à établir une constitution pour l’Europe, certaines questions trends disparaissent quasi soudainement du questionnaire. Ainsi la question portant sur le jugement porté sur le bénéfice pour (son pays) de l’appartenance à la Communauté puis à l’Union, présente de façon quasi systématique dans les enquêtes EB à partir de 1983, disparaît brusquement à partir de l’automne 2011. De fait, dans cette dernière période, l’outil Eurobaromètre, qui avait été décrit comme le « flagship » de la DG X dans les années 1990 (Smith, 1998, 56) ne suscite plus le même enthousiasme au sein de la DG Communication, comme nous l’a indiqué un fonctionnaire de la DG Comm dans un entretien réalisé au printemps 2016. L’évolution des effectifs de l’unité chargée de sa réalisation en est un symptôme. Alors que Jacques-René Rabier travaillait au départ seul avec un assistant, l’unité Eurobaromètres a compté jusqu’à huit personnes au début des années 2000. Au printemps 2016, l’effectif est réduit à quatre personnes. De fait, l’institutionnalisation de l’instrument en tant que source unique de production en continu de « l’opinion publique européenne » s’accompagne de son autonomisation. En lien avec les principes de démocratie et de transparence qui structurent l’action de la Commission, l’usage de l’instrument et celui des ressources d’information qu’il contribue à produire, échappent en partie à la Commission et opèrent comme une contrainte, confirmant ainsi l’absence de neutralité de ce type particulier d’institution (Lascoumes et Le Galès, 2004). Ainsi, la Commission continue à produire un outil dont l’usage peut s’avérer désormais plus utile pour ses détracteurs que pour elle-même. En ce qu’il véhicule une vision toujours plus intégrée du système politique européen, l’EB rend visible la difficulté de l’UE à faire face à l’indifférence, voire la défiance d’un grand nombre de citoyens (Van Ingelgom, 2014) [29].
Les Eurobaromètres spéciaux, flashs et qualitatifs : des outils au service du pilotage de l’action publique
28 À côté des Eurobaromètres standards, d’autres outils se sont développés au fil du temps. Les Eurobaromètres spéciaux (EBS) sont créés dès 1975 [30] et réunissent, en décembre 2016, 452 enquêtes qui portent sur des sujets spécifiques – retraite, chômage, rapport des citoyens aux sciences et aux techniques etc. – et sont réalisées ponctuellement à la demande des différentes DGs de la Commission et du Parlement européen. À partir de 1987, sont également réalisés des Eurobaromètres Flash (EBF) à la demande des différentes DGs de la Commission européenne désireuses de disposer rapidement de données sur un sujet précis. Il s’agit d’enquêtes plus courtes que les EBS, centrées sur des groupes cibles (managers, patrons de PME, jeunes etc.). 446 EBF ont été réalisés entre 1987 et octobre 2016. En 1992 apparaissent les premiers eurobaromètres qualitatifs (EBQ), enquêtes par entretiens et/ou focus-groupes portant sur des publics cibles, réalisées également à la demande des différentes DGs de la Commission européenne. Trente-trois enquêtes de ce type ont été produites à ce jour. La création du « Parlemètre » par le Parlement européen en 2007 relève également partiellement d’une logique similaire puisqu’il s’agit de fournir une information sectorielle au service de l’action politique du Parlement [31].
29 Alors que l’EB véhicule une représentation plus intégrée du système politique européen, ces enquêtes apparaissent dès le départ plutôt comme des outils au service de la formulation et de la mise en œuvre de politiques publiques européennes spécifiques [32]. Le terrain des différentes enquêtes en fournit un premier indice. Alors que les enquêtes EB sont toujours réalisées dans l’ensemble des États membres mais également dans les pays candidats, les EBS, EBF et EBQ peuvent ne porter que sur certains États membres, en fonction de la thématique de l’enquête, ou au contraire sur certains pays non-candidats à l’adhésion mais qui ont développé des politiques communes avec les pays membres. Ainsi une enquête sur « Internet sécurisé pour les enfants » réalisée début 2007 à la demande de la DG Information, société et médias, a été administrée par focus groupes auprès d’enfants dans tous les États membres de l’UE ainsi que l’Islande et la Norvège. Certains de ces outils sont, au départ, principalement mobilisés par la DG Communication (anciennement DG X), mais d’autres DGs vont rapidement s’en saisir et commander un certain nombre d’enquêtes. Le tableau 2 ci-après rend compte de la diversification de la demande par les différentes DGs et de son évolution dans le temps.
La commande d’EB spéciaux par les différentes Directions Générales (DGs) de la Commission européenne (1972-2016)
Enjeux centraux des DGs [*] |
1972- 1984 |
1985- 1996 |
1997- 2009 |
2010- 2016 [**] | Total |
Économie et finances, commerce, marché intérieur, concurrence | 2 | 13 | 12 | 9 | 36 |
Emploi, affaires sociales, éducation, culture | 6 | 8 | 34 | 19 | 67 |
Santé | 0 | 2 | 50 | 13 | 65 |
Justice | 0 | 0 | 0 | 10 | 10 |
Communication | 7 | 0 | 10 | 5 | 22 |
Réseaux de communication, société de l’information | 0 | 0 | 6 | 10 | 16 |
Science et recherche | 2 | 42 | 9 | 4 | 57 |
Environnement, climat | 1 | 7 | 6 | 4 | 18 |
Agriculture | 0,5 | 4 | 7 | 4 | 15,5 |
Transport | 0 | 7 | 1 | 5 | 13 |
Energie | 1 | 9 | 8 | 1 | 19 |
Politique régionale | 1,5 | 2 | 0 | 0 | 3,5 |
Affaires intérieures | 0 | 0 | 8 | 8 | 16 |
Action extérieure, Coopération interne et développement | 1 | 3 | 11 | 11 | 26 |
Divers | 0 | 0 | 25 | 5 | 30 |
Total | 22 | 97 | 187 | 108 | 414 [***] |
Moyenne par an | 1,7 | 8,1 | 15,5 | 15,4 | 9,4 |
30 Si les premières commandes tendent plutôt à dresser un panorama de l’opinion publique relatif aux questions qui concernent la DG en question, elles tendent à devenir de plus en plus spécifiques à mesure que les DGs se familiarisent avec l’outil et apparaissent de plus en plus liées aux projets de réglementation ou aux plans d’action en cours au sein de chacune des DGs au moment de l’enquête. Pour ne prendre qu’un exemple, la première enquête commanditée par la DG Santé et sécurité alimentaire (DG SANTE) en 1991 portait sur « les Européens et la santé et la sécurité au travail » [33], l’un des deux plus récents, réalisé en avril 2016, porte sur « la résistance aux antibiotiques » [34]. Ce dernier, qui fait suite à deux premiers EBS sur le sujet en novembre 2009 et en juin 2013 [35], participe explicitement des ressources de la DG SANTE dans le cadre de son plan d’action quinquennal consacré aux menaces de la résistance aux antibiotiques lancé en 2011 [36]. De fait, la tendance générale est à l’augmentation du nombre de commandes dans le temps (de 0 à 4 par an entre 1975 et 1985, entre quatorze et vingt-huit enquêtes par an sur la dernière décennie) avec un intérêt plus ou moins marqué cependant selon les DGs et les périodes. Autrement dit, et contrairement à l’EB standard dont l’institutionnalisation opère sur un mécanisme d’autonomisation, les Eurobaromètres spéciaux, flashs et qualitatifs paraissent rester sous contrôle de leurs commanditaires et semblent mobilisés à des fins de micro-régulation du processus de formulation des politiques européennes.
31 À cet égard, les Commissions Delors ont constitué un tournant. Andy Smith (1998, 57) montre comment, pendant la seconde (1989-1992) puis la troisième Commission Delors (1993-1995), l’unité de sondages de la DG X est devenue « un interlocuteur privilégié du cabinet de Delors ». Au-delà des effets propres au contexte politique pendant chaque période, les différences observées entre les DGs dans le nombre et le type de commandes rendent compte de variations dans le statut accordé aux ressources d’information en fonction du domaine d’intervention et de l’enjeu considéré. La DG Emploi, affaires sociales et inclusion (DG EMPL) et la DG SANTE, deux DGs dont les actions suscitent une attention politique et sociale dans le jeu institutionnel européen et auprès des citoyens, sont désormais les plus forts commanditaires d’EBS, outils qui portent sur l’ensemble de la population, et commandent relativement peu d’enquêtes qualitatives [37]. À l’inverse, la DG Marché intérieur, industries, partenariats et PME (DG GROWTH), privilégie la commande d’enquêtes qualitatives qui lui permettent notamment de cibler les élus locaux et les responsables de haute administration pour s’interroger sur « la gouvernance du Marché intérieur » [38]. Soulignons cependant que la DG Protection civile et opérations d’aide humanitaire européennes (DG ECHO) a également commandité un nombre relativement important d’EBS sur la période récente alors même que ses politiques n’ont pas d’impact direct sur le quotidien des citoyens des États membres, preuve que ces outils peuvent constituer des ressources différentes selon le type d’usage qui est en fait — nous y reviendrons dans la dernière partie de cet article.
32 Au final, l’analyse des différents outils de fabrique de l’opinion, dans leur matérialité et leur trajectoire, montre leur contribution à la production et à l’accumulation de ressources d’information (nodality) parmi d’autres, constitutives d’une capacité de gouvernement pour les institutions qui les produisent et en combinaison avec celles produites par les EB standards puis par le Parlemètre. Dans un système politique de nature inédite (Quermonne, 2003, 2004 ; Leca, 2009 ; Brack et Costa, 2014), dont l’existence même fait l’objet de critiques, la capacité à développer de telles ressources apparaît essentielle, justifiant ainsi leur développement exponentiel au cours des dernières décennies et ce d’autant plus que la Commission et ses DGs semblent en conserver un contrôle étroit contrairement aux formes d’autonomisation des EB standards à la fois à leur origine et ces dernières années. Au cours de la période récente, l’introduction de dispositifs participatifs offre une opportunité supplémentaire pour les institutions européennes de susciter l’émergence d’une autre opinion publique européenne. Ce faisant, plutôt que de développer ces dispositifs en leur sein, elles mobilisent le plus souvent des entrepreneurs de la cause européenne pour les mettre en place.
L’autre opinion publique européenne : le recueil de la parole citoyenne
33 Introduits dans le contexte de crise de légitimité que traverse l’UE après les « non » français et hollandais aux référendums sur le traité constitutionnel en 2005 – tendance renforcée en 2008 par le vote irlandais sur le traité de Lisbonne – les dispositifs participatifs visent à répondre à un double déficit : un déficit d’adhésion et un déficit d’information. Ils s’accompagnent de discours marqués par le volontarisme politique et la rhétorique d’innovation, ainsi que d’actions ponctuelles à des fins de communication, comme la labellisation de l’année 2013, qui correspond au 20ème anniversaire du traité de Maastricht, et partant de la citoyenneté européenne, en « année des citoyens de l’UE ».
34 Leur matérialisation concrète rend compte de la robustesse des choix d’instrumentation préexistants pour opérationnaliser le recours à l’opinion : ces dispositifs de participation citoyenne articulent en effet une représentation fédéraliste de l’Europe avec des techniques de mobilisation de la société civile et/ou de production de données d’opinions. La conception de la démocratie que véhiculent ces instruments est toutefois nouvelle ; en parallèle de la démocratie représentative et de la démocratie d’opinion, et en complément de ces dernières, il s’agit ici de développer la dimension participative et même directe de la démocratie européenne. La mise en place de ces outils est pilotée par le service « Communication avec les citoyens » (DG COMM), mais peut associer la DG Sciences et Recherche (DG RTD). Elle s’accompagne d’une rhétorique participative et d’un souci de mise en scène, sans pour autant donner lieu à l’allocation de ressources qui permettraient leur pérennisation. Par ailleurs, le recours systématique au citoyen dans les discours et les intitulés entretient l’ambiguïté sur les publics visés (citoyens ou société civile) [39]. Une première tentative est menée dans le cadre du sixième programme-cadre sur la recherche et le développement technologique (volet science et société), avec l’organisation des premières conférences citoyennes à l’échelle européenne (Boussaguet et Dehousse, 2009). La systématisation du recours à la parole citoyenne, et la pérennisation d’un « dialogue permanent » avec les citoyens, interviennent dans le Plan D (pour Démocratie, Dialogue et Débat) lancé en octobre 2005 par la Commission européenne. Cette genèse et ce choix expliquent la superposition de dispositifs de court terme, avec un nombre important de débats transnationaux et d’initiatives délibératives (co-) financés dans le cadre de ce plan D (voir tableau 3 ci-après).
35 Trois grandes catégories de dispositifs participatifs expérimentés à l’échelle européenne se distinguent [40]. Dans leur très grande majorité, les institutions européennes n’interviennent qu’indirectement dans la conception et la réalisation de ces dispositifs, à travers l’établissement des règles du jeu et/ou par le biais de ressources matérielles allouées aux organisateurs (académiques, Think tanks et organismes privés d’ingénierie participative). En outre, ces dispositifs articulent un certain idéal démocratique avec une robuste ingénierie participative. Ils contribuent pour partie d’entre eux à la production d’une parole citoyenne et de données d’opinion mobilisables par les entrepreneurs de la cause européenne, et pour les autres, à la mise en place d’expérimentations visant à tester ou affiner des techniques d’ingénierie participative pouvant ensuite être transposées dans d’autres contextes transnationaux. Le choix du calendrier (campagne électorale, négociations sur le budget européen, processus législatif, etc.) confirme, pour certains d’entre eux, le détournement de la parole citoyenne en données d’opinions complémentaires aux EB sur l’évolution de l’opinion publique européenne.
36 Parmi ces dispositifs de participation contribuant à la fabrique d’une opinion européenne, l’Initiative citoyenne européenne (ICE) permet aux citoyens d’exprimer leur opinion en soumettant une proposition de législation à la Commission européenne, et fait figure d’exception pour deux raisons : son inscription dans les traités (article 11.4, traité de Lisbonne) et parce qu’elle s’accompagne d’un règlement d’application qui précise des règles concrètes d’opérationnalisation [41], comme le fait de rassembler un million de citoyens (soit 0,2 % de la population de l’UE) en provenance d’au moins sept États membres (soit un quart des États membres) pour proposer un acte visant à la mise en œuvre des dispositions prévues dans les traités (Cuesta-Lopez, 2012, 260). En tant que dispositif participatif, l’ICE articule une conception spécifique de la participation citoyenne avec un ensemble de règles et de procédures visant à structurer l’auto-organisation citoyenne, à s’assurer de sa représentativité et à encadrer les relations avec la Commission européenne [42]. En favorisant la mise en place d’un lien direct entre prise de parole citoyenne et agenda législatif, l’ICE se distingue de la grande majorité des dispositifs participatifs et promeut une forme de participation pour l’action. Entre 2012 et 2016 [43], trente-neuf « comités de citoyens » ont enregistré leurs projets auprès de la Commission, cinq initiatives sont en cours au début 2017, quatorze initiatives ont été retirées et dix-huit ont été déclarées obsolètes en raison d’un soutien insuffisant [44]. Vingt ICE ont rencontré un refus d’enregistrement par la Commission, parmi lesquelles l’ICE « Stop TIPP » au motif que celle-ci se situerait en dehors des compétences prévues par les traités. Seules trois ICE [45] ont atteint le nombre requis de déclarations de soutien et ont été soumises à la Commission (voir ci-dessous).
Trois catégories de dispositifs participatifs expérimentés à l’échelle européenne.
Dispositifs | Objectifs | Technique | Expérimentations |
Les sondages délibératifs®,
marque déposée par Fishkin et Luskin (Université Stanford), avec une méthodologie qui consiste à « former » les citoyens avant de recueillir leur opinion. | Une opinion informée, une délibération ouverte et une participation égale des citoyens. | Sondage en trois temps (1ère enquête, délibération, puis 2ème enquête d’opinion post-délibération), visant à recueillir l’opinion des participants, prise de façon individuelle. | Projet « Tomorrow’s Europe » (2007), porté par le Think tank Notre Europe et financé par le Plan D : 362 citoyens issus des 27 Etats membres au Parlement européen (Bruxelles) pour délibérer et se prononcer sur les principaux enjeux sociaux et de politique étrangère qui affectent le futur de l’Union. |
Projet « Europolis » (mai 2009) (Université de Sienne). 348 citoyens, venant des 27 États membres de l’UE sur l’immigration, le changement climatique et le processus décisionnel européen. | |||
Les conférences citoyennes ou de consensus (CCs), inspirées d’une méthode largement éprouvée (Etats-Unis, Danemark, etc.). | Entendre la parole profane, faire participer le citoyen au débat public. | Quête du consensus, avec constitution d’un panel de profanes qui dialogue et débat avec les experts du domaine puis se retire pour délibérer et établir, de façon consensuelle, des recommandations communes. | « La ville de demain », Projet RAISE, financement 6ème PCRD, décembre 2005. |
« Meeting of Minds. European Citizens’ Deliberation on Brain Science » (2005-2006) sur les sciences neuronales : une rencontre de citoyens européens et la présentation publique du rapport devant le Parlement européen. | |||
« Nos campagnes, demain en Europe. Avis régionaux et européen du Panel
de citoyens européens » (2006-2007) : un dialogue aux niveaux régional et UE entre citoyens, experts et politiques. | |||
« Move Together » (2008-2009) : focus group transnational de 27 citoyens (un par État membre) et un panel de 25 citoyens locaux lors de la rencontre finale à Rome. | |||
Les consultations de citoyens (à distinguer des consultations organisées de façon routinière par la Commission auprès des parties prenantes et/ou groupes d’intérêt pour recueillir leur point de vue sur les décisions en cours). | Faire dialoguer entre eux des citoyens européens afin qu’ils puissent donner leur avis sur un thème particulier. | Absence de formation préalable des citoyens et une moindre présence des experts durant le débat, méthodologie flexible : focus groups, réunions préparatoires pour un échange de bonnes pratiques en préalable aux réunions de citoyens. |
Deux « Consultations européennes de citoyens » (projet paneuropéen initié
par un consortium de 40 organisations indépendantes européennes) : en 2007, à Bruxelles sur l’avenir de l’Europe à l’horizon 2020 avec des citoyens de 25 États membres, et en 2009, pour débattre de l’avenir économique et social de l’UE. |
Projet « VOICES for innovation” sur la Société sans déchets (2013, 1000 citoyens des 27 États membres). | |||
Projet “I am Europe” (250 citoyens de 8 États membres, Janvier-juin 2013) |
Trois catégories de dispositifs participatifs expérimentés à l’échelle européenne.
Processus de l’ICE
Phase 1 - Préparatoire |
Phase 2 – Processus ICE (env. 21 mois) |
Phase 3 – Instruction par la Commission |
Mise en place du comité des citoyens, organisateur de l’ICE, composé d’au moins sept citoyens de l’UE, résidant dans au moins sept États membres différents. |
Cinq étapes clairement
identifiées : – enregistrement sur le site dédié (2 mois) ; – certification du système de collecte en ligne (1 mois) ; – collecte des déclarations de soutien (12 mois) ; – vérification des déclarations de soutien par les États compétents, i.e., tous ceux dans lesquels des déclarations de soutien ont été recueillies ; – soumission à la commission. |
Audience publique au Parlement européen, pendant laquelle les organisateurs présentent l’initiative aux représentants de la Commission Puis réponse officielle, formelle et motivée de la Commission, par Communication, sur les suites données à l’ICE |
Processus de l’ICE
37 L’accumulation, depuis le début des années 2000, d’instruments participatifs montre comment, sur la longue durée, ces dispositifs et les représentations du recours au citoyen dont ils sont porteurs contraignent l’expression de la parole citoyenne. Dans le cas des dispositifs de participation, l’accumulation d’expériences ad hoc sert principalement des objectifs de mise en scène de l’attention portée au recours au citoyen, et ce en l’absence de pérennisation de ressources financières et d’organisation. Il convient tout d’abord de souligner le nombre limité, au final, de ces expériences délibératives. À l’exception de l’innovation que représente l’introduction des ICE, le recours aux autres outils participatifs est en déclin, comme l’illustre le nombre finalement réduit des CCs ou des sondages délibératifs organisés à ce jour. En outre, le caractère « citoyen » de ces dispositifs est souvent remis en cause du fait du caractère élitiste de ces expériences et de leur capture par les intérêts organisés (Boussaguet, 2011 ; Boussaguet, Dehousse, 2009). À ceci s’ajoute la réduction de ces expériences à un statut de « démocratie de laboratoire » (Boussaguet, 2011, 15), qui fonctionnerait à une échelle réduite, sans parvenir à s’extraire d’une simple fonction expérimentale bénéficiant prioritairement aux entrepreneurs de la cause participative (académiques, bureaux d’étude et cabinets de consultants) (voir aussi Aldrin et Hubé, 2016). À l’exception de l’ICE et dans une moindre mesure des sondages délibératifs®, ces expérimentations contribuent principalement au développement d’une ingénierie participative visant à être mobilisée par des cabinets de conseil et bureaux d’étude spécialisés dans le cadre de la commande publique, au niveau (infra) national. Ceci rejoint les critiques adressées aux dispositifs de mobilisation de la société civile organisée (Kröger, 2013 ; Saurugger, 2010 ; Kohler-Koch, Quittkat, 2013), et confirme les effets politiques de choix d’instrumentation du recours au citoyen qui privilégient finalement la société civile organisée par rapport aux citoyens. De quelle opinion publique européenne parle-ton réellement dans ces cas-là ? Toutefois, au-delà de ces limites, l’attention portée aux usages de ces dispositifs, et de ceux mentionnés précédemment (EB, EBF, Parlemètres, etc.), montre qu’ils constituent une source privilégiée de production de ressources d’information mobilisables pour le gouvernement de l’UE.
Usages et effets des instruments de fabrique de l’opinion publique européenne
38 L’analyse des usages des instruments de fabrique de l’opinion publique européenne permet d’envisager la dimension éminemment politique de cette activité pour le processus d’intégration européenne, et ce faisant leurs effets, indépendamment des objectifs prévus par leurs concepteurs. Outre les discours sur le recours à l’opinion à des fins de légitimation, quels sont les usages, par la Commission européenne et, dans une moindre mesure, le Parlement, des instruments de recours à l’opinion qu’ils ont introduits ? Comment expliquer les différences observées dans les effets propres à ces instruments, dont certains paraissent échapper à leurs concepteurs ? Pour certains auteurs, les EB ont été créés comme un instrument qui devait fournir de l’information à la Commission sur les attitudes à l’égard des différentes politiques européennes ; mais ils sont très vite devenus avant tout un outil au service de la communication de la Commission (Nissen, 2014). Ce premier usage se manifeste notamment à travers la mise en place, sur la base des ressources d’information que constituent les données d’opinion, de toute une palette d’outils d’information et de communication destinés aux citoyens et à des publics cibles. À ceci s’ajouterait un second usage de contestation du vote eurosceptique et d’instrumentalisation de la participation citoyenne (Aldrin et Hubé, 2016).
39 Tout en confirmant l’existence de ces deux types d’usages, et à partir de notre première analyse des Eurobaromètres et des instruments participatifs développés à l’échelle de l’UE, notre approche confirme l’intérêt de centrer l’attention sur la sélection et la combinaison des instruments de fabrique de l’opinion publique européenne pour rendre compte de la dimension politique de ces choix d’instrumentation et de leurs effets sur le gouvernement de l’UE.
Coordination et pilotage interne et externe de la Commission européenne
40 Le premier usage des instruments de fabrique de l’opinion est de participer à la mise en place d’un service d’information du gouvernement de l’UE en fournissant des informations sur l’évolution des opinions. C’est notamment le cas des enquêtes EB. Selon le fondateur des EB, les deux usages de ces données – communication et information – sont intrinsèquement liés puisqu’il s’agit pour les institutions européennes et en premier lieu la Commission d’« être informées pour mieux informer » (Rabier, 1998, 17). Anna Melich, à la tête des enquêtes EB plus de vingt ans après, identifie des objectifs similaires : « informer le public et informer la Commission sur les besoins et attentes des populations, pour qu’elle puisse prendre les décisions appropriées » (1998, 26). Soulignons que si Anna Melich met les deux objectifs sur le même plan, pour Jacques-René Rabier, le premier apparaît assujetti au second.
41 Cette importance de l’EB comme outil d’information sur l’UE et pour l’UE justifie son positionnement dans l’organigramme de la Commission européenne. Malgré l’autonomie qui caractérise sa conception dans les premiers temps (voir ci-dessus), le programme est un des services au sein de la DG COMM actuelle, et par le passé de la DG X, la direction générale d’information et de communication de la Commission européenne. Pendant de nombreuses années il est considéré, selon des fonctionnaires de la Commission interrogés dans les années 1990 (Smith, 1998, 56), comme l’outil phare de la politique de communication. Cette place importante accordée à l’EB au sein de la politique d’information et de communication s’explique aussi par les effets propres à cet instrument en lien avec un degré élevé d’autonomie organisationnelle. Sur la durée, l’instrument paraît échapper partiellement à ses concepteurs et ne semble plus à même de répondre simultanément aux différents objectifs qui lui ont été assignés à l’origine, en raison notamment de leur déconnection. Il contribue ainsi, à travers les représentations qu’il véhicule et les modalités concrètes de recueil des données d’opinion qui le caractérisent, à contraindre cette politique. La Commission a de fait reconnu implicitement sa difficulté à répondre conjointement au double objectif – information et communication – assigné à l’instrument, en soulignant, dans son Livre blanc sur une politique de communication européenne, que : « Jusqu’ici, la communication (...) s’est principalement attelée à expliquer l’action de l’UE aux citoyens et a accordé moins d’attention aux opinions de ces derniers. » (COM, 2006, 4). L’introduction successive de nouveaux outils – EBS, EBF, EBQ et les commandes qui en sont faites par les différentes DGs – en avait de fait déjà pris acte poursuivant dès l’origine un objectif cadré de manière plus restrictive : mobiliser une ressource d’information au service du gouvernement de l’UE.
42 Ces ressources d’information sont mobilisées dans le cadre des arbitrages internes à la Commission, entre directions générales (Kassim et al., 2013), ou dans les négociations avec les États membres et le Parlement, sur le budget par exemple. On retrouve ici les usages identifiés par Andy Smith (1998, 59). Il s’agit tout d’abord d’évaluer la portée et l’efficacité des politiques européennes, ceci justifiant le nombre croissant de commandes de sondages par les différentes DG pour apprécier l’impact des campagnes de sensibilisation menées par les divers services de la Commission dans leurs domaines d’action respectifs (voir le tableau 2). Les programmes d’information de la Commission sur la monnaie unique – et le choix d’un visuel facial en 1997 – ou certains programmes comme « Citoyens d’abord » ou « Construisons l’Europe ensemble » sont ainsi évoqués (Melich, 1998). De même, les enquêtes permettent de mesurer les effets propres aux techniques et moyens privilégiés pour informer les citoyens, comme par exemple l’usage et la couverture d’internet [46]. Avec l’introduction de mécanismes de rationalisation des politiques européennes dans le cadre de l’agenda Better Regulation, des techniques d’évaluation de l’impact des politiques européennes sont systématisées à travers la commande de sondages spécifiques et d’enquêtes qualitatives. Salvatore Signorelli note que ces dernières permettent « d’explorer les perceptions de succès et d’échecs d’un projet européen ou d’une politique communautaire » (2012, 5).
43 On observe aussi le développement d’usages en termes d’outil d’aide à la décision et comme ressource mobilisable dans le cadre des débats politiques et interinstitutionnels sur l’opportunité d’une proposition dans un domaine donné (Jordan et Turnpenny, 2015). La commande régulière d’enquêtes d’opinions par différentes DGs permet ainsi de justifier l’action communautaire et de la consolider face à celle des États, et ce dans des cas où cette action est contestée comme c’est le cas de l’emploi notamment (DG V puis DG EMPL) (Smith, 1998, 62). Il est d’ailleurs intéressant de souligner que cette DG commande depuis 2011 beaucoup moins d’enquêtes que dans la période antérieure, ce qui pourrait s’expliquer par la mise en place, dans le cadre de la Stratégie européenne pour l’emploi, de ressources supplémentaires pour l’action publique européenne (Tholoniat, 2010). On retrouve des usages similaires pour des domaines non prévus dans les traités [47].
Activité de prospective et légitimation du projet européen
44 L’évolution des usages des données d’opinion, que ce soit au niveau européen ou au niveau national, montre toute l’ambiguïté de la relation des entrepreneurs politiques (hommes politiques, commissaires, hauts fonctionnaires, conseillers, membres de cabinets, etc.) à la production de données d’opinion. Bien qu’ils en soient de grands commanditaires, ils déclarent le plus souvent ne pas suivre les sondages en raison de leur contingence et du caractère artificiel et construit de l’opinion publique. Nous pouvons cependant faire l’hypothèse que l’évolution des usages de l’« expression » de l’opinion publique au niveau européen nous renseigne en creux sur leur instrumentalisation par les différents acteurs européens et permet d’en appréhender certains effets. Ainsi, dernier usage identifié, ces données d’opinion constituent une ressource essentielle dans la légitimation du projet politique européen dans son ensemble, essentiellement mobilisée par les entrepreneurs d’Europe dans une perspective fédéraliste. À l’évidence ce choix d’instrumentation permet tout simplement de faire exister une « opinion publique européenne ». Il ne s’agit pas ici de rentrer dans le débat sur le caractère artificiel ou non des données produites, mais tout simplement de souligner qu’à partir du moment où ces données sont produites, bénéficient d’importantes ressources financières et d’organisation, et font l’objet d’une mise en scène dans les discours sur l’opinion publique européenne, à travers des formules telles que « les Européens pensent que... », elles contribuent au même titre que d’autres formes de représentation, à rendre visible le demos européen. Étant donnée l’incapacité d’autres acteurs à produire de telles données, du fait notamment de leur prix très élevé, l’EB permet à la Commission d’opérer sur l’opinion publique européenne « un double processus de substantialisation et de préemption » (Aldrin, 2011, 38). Encore s’agit-il de souligner que cet instrument est à double tranchant puisque s’il permet pendant plusieurs décennies « d’apporter la preuve d’une demande sociale de “plus d’Europe” » (ibid., 45), il met également en évidence depuis quelques années l’érosion voire même le caractère partiellement factice de cette demande.
45 Pour autant, la volonté du Parlement européen de produire ses propres données confirme que ces données sont une ressource stratégique dans les rapports de force interinstitutionnels, entre la Commission et le Conseil, mais aussi entre la Commission et le Parlement ou le Parlement et le Conseil. Ceci est confirmé par les usages que les services de la Commission développent de ces données d’opinion à des fins de prospective, que ce soit pour prévoir les possibles pour l’avenir de l’Union et les différents scénarios du processus d’intégration (Melich, 1998) ou identifier les signaux faibles de thématiques susceptibles de monter en puissance, comme le thème de l’immigration au printemps 2015 [48]. Cet usage prospectif a été initié sous la Commission Delors, à travers la mobilisation, par la Cellule de Prospective, des données d’opinion pendant les discussions préalables aux traités de Maastricht et d’Amsterdam. Il est également souligné dans le Livre blanc sur une politique de communication européenne, avec la volonté de faire évoluer les EB pour « mieux prévoir et comprendre les tendances de l’opinion publique concernant les questions d’importance cruciale pour l’avenir de l’Europe » (COM, 2006, 2). Tout ceci porte à croire que le recours aux données d’opinions produites par les institutions communautaires constitue, comme au niveau national, une ressource parmi d’autres susceptible d’être mobilisée dans les négociations internes à la Commission et entre institutions européennes pour peser sur la formulation des politiques publiques (Jordan et Turnpenny, op. cit.) et la mise sur agenda (Page, 2006 ; Druckman et Jacobs, 2015), en donnant par exemple la priorité à des projets de directives pour lesquelles la Commission sait pouvoir bénéficier du soutien des citoyens, ou d’évitement de la sanction (Weaver, 1986 ; Hood, 2010), en se montrant plus frileuse sur d’autres projets pour lesquels les résultats des enquêtes d’opinion expriment un rejet citoyen [49].
La spécificité des dispositifs participatifs
46 Les instruments participatifs ne semblent guère susciter d’autres usages que la légitimation ou la mise en scène du recours au citoyen par les institutions européennes. On pourrait s’attendre à ce que celles-ci développent des usages spécifiques des données d’opinions produites par ces dispositifs participatifs, et dont elles sont les commanditaires et/ou les destinataires ; or le constat qui s’impose au regard des CCs, sondages délibératifs et autres consultations organisés à l’échelle européenne est celui d’un relatif désintérêt qui contraste fortement avec l‘usage des données produites par les EB. Quelques personnalités n’ont de cesse de mettre la parole citoyenne au cœur du débat politique européen, comme par exemple Isabelle Durant, vice-présidente en charge des Relations avec la société civile au Parlement européen, ou Alain Lamassoure, eurodéputé qui a porté l’introduction de l’ICE dans le traité constitutionnel. Mais pour l’immense majorité des élites européennes (politiques, fonctionnaires, économiques), on observe un profond décalage entre le registre discursif, où la place et le rôle des citoyens sont omniprésents, et l’attention distraite, voir l’indifférence, que suscitent ces expériences par rapport aux données d’opinion produites par les sondages. Ceci se manifeste notamment lors de la présentation publique de leurs résultats, dans des lieux pourtant forts sur un plan symbolique (Parlement européen, comité économique et social, etc.), au vu du faible écho qu’elles obtiennent dans les médias ou encore en raison de leur absence d’impact sur le processus de décision européen (Boucher, 2009).
47 Enfin, s’il est encore tôt pour tirer des conclusions concernant les usages et l’impact des ICE sur le système européen, il est important de rappeler que le succès de ces initiatives dépend, dans une très large mesure, des choix politiques de la Commission européenne. Ainsi, à ce jour, sur les quatre ICE ayant réussi, une seule (« L’eau et l’assainissement sont un droit humain ! L’eau est un bien public, pas une marchandise ! ») est arrivée au bout du processus en ayant été examinée par la Commission et en ayant obtenu une réponse de sa part. C’est le seul exemple, en quatre ans d’existence de l’ICE, d’un potentiel impact d’une initiative citoyenne sur le processus législatif européen, la Commission s’étant engagée à prendre un certain nombre de mesures en réponse à ce projet « Right2water » [50]. Le bilan reste donc pour l’instant fortement mitigé, soulignant toute la dimension symbolique de cette politique participative, symbolique étant entendu ici au sens « d’affichage », l’important étant de dire plus que de faire, et l’impact étant finalement relativement réduit (Boussaguet, 2016) compte tenu de la résistance de la Commission face à toute tentative de réduction de son pouvoir d’initiative (Conseil, Parlement et citoyens) (Kassim et al., 2013).
48 Au final, l’analyse des usages des données d’opinion produites au niveau européen confirme les effets, sur la longue durée, des choix d’instrumentation opérés pour matérialiser le recours au citoyen. Dans la mesure où les données d’opinion produites par les EB et les dispositifs participatifs constituent des ressources d’information pouvant être mises au service du pilotage de l’action publique et du projet politique européen, les usages qui en sont faits ne se limitent pas à la politique de communication de la Commission et du Parlement. D’autres usages peuvent être appréhendés : évaluation ex ante et ex post, aide à la décision, ressource dans les conflits interinstitutionnels et prospective quant aux évolutions futures de l’UE. Une attention plus soutenue aux choix et aux usages de cette instrumentation d’opinion pourrait permettre d’identifier leurs effets en termes de capacité politique et ce faisant, d’explorer des stratégies d’évitement du blâme (Hood, 2010), de mise en ordre et en désordre de l’activité politique (Zittoun, 2014) et d’invisibilité de certains enjeux (John, 2011). En outre, ces choix d‘instrumentation favorisent, sur la longue durée, la production de ressources de gouvernement au service des entrepreneurs de la cause européenne et des rapports de force interinstitutionnels, qui peuvent masquer la relativement faible participation citoyenne dans le fonctionnement des institutions.
Conclusion
49 En somme, l’article permet d’envisager comment, à travers la fabrique d’une opinion publique européenne, l’instrumentation du recours à l’opinion peut contribuer à la production et à l’accumulation dans le temps de ressources de gouvernement. L’analyse menée sur le temps long permet d’éviter le double écueil de la fascination pour la dimension innovante de certains dispositifs et de surévaluer les effets propres au contexte post-2008 qui alimentent l’hypothèse de néolibéralisation. Ainsi, appréhendés sur la longue durée et en lien avec d’autres politiques de recours au citoyen, ces dispositifs contribuent à la lisibilité de la population et du territoire d’un systèmepolitique qui reste encore à ce jour inédit. Profondément politiques, tant dans leur élaboration et leurs effets, ils contribuent à l’accumulation de ressources constitutives d’une capacité d’action à cette échelle, et en particulier de ressources d’information.
50 Décrire précisément les modalités concrètes de production de ces données d’opinion et les replacer dans leur contexte de production permet en outre de saisir la place et le rôle attribué par les élites européennes à l’opinion publique ou, pour le dire autrement quelle est, selon ces élites, l’opinion publique européenne pertinente pour le gouvernement de l’Union européenne. Ceci permet aussi d’expliquer le décalage, identifié dans la littérature, entre la construction du problème public « place des citoyens en Europe », et les solutions privilégiées en termes de politiques européennes de recours au citoyen. Ainsi, la quête permanente de nouvelles modalités, plus ou moins innovantes, de recours au citoyen et parmi celles-ci de fabrique de l’opinion publique européenne, alimente l’accumulation d’un type spécifique de ressources de gouvernement au service de l’intégration européenne, et ce indépendamment du débat sur la place des citoyens en Europe. En cela, les instruments de fabrique de l’opinion sont bien complémentaires du vote et de la consultation de la société civile organisée, en tant qu’ils constituent un vecteur essentiel de l’usage des citoyens par les institutions européennes.
51 Enfin, les différents exemples analysés dans cet article montrent que les choix d’instrumentation résultent à la fois de la capacité stratégique des institutions européennes mais aussi de leurs faiblesses. Ils confirment le primat conféré à la production de données d’opinions directement mobilisables sous forme de ressources d’information. Les usages observés – communication, coordination, légitimation, prospective – soulignent la place déterminante des activités de production et d’analyse des données d’opinion pour le gouvernement de l’UE. Les usages qui sont fait de ces ressources stratégiques contribuent, au cours de la première période, à l’approfondissement de l’intégration européenne dans une perspective fédéraliste, et progressivement, à la capacité de la Commission européenne de peser sur le jeu institutionnel et politique européen. Ceux-ci s’inscrivent aussi dans un contexte de compétition inter-institutionnelle et interne à la Commission pour peser sur l’agenda européen et la distribution des ressources. Au final, et bien que la compréhension de la place et du rôle attribué à la production et à l’expression de l’opinion publique européenne par les institutions communautaires reste encore insuffisamment explorée, l’attention portée à l’instrumentation de la fabrique de l’opinion publique constitue une piste fructueuse d’analyse du processus d’intégration européenne. Ces résultats provisoires demanderaient à être approfondis à travers un travail empirique plus systématique sur le choix et les modalités concrètes de recours au citoyen, les usages qui en sont fait sur le temps long, ainsi que les effets en termes de légitimation des institutions européennes, de capacité d’action à cette échelle et de démocratisation du système politique européen. Ils suggèrent néanmoins que la fabrique de l’opinion publique européenne constitue une dimension essentielle, et éminemment politique, du processus d’intégration.
Bibliographie
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- Zittoun Philippe (2014), La fabrique politique de l’action publique, Paris, Presses de Sciences Po.
Notes
-
[1]
Parler de « fabrique de l’opinion publique » invite, à la suite de l’ouvrage de Loïc Blondiaux, à considérer l’opinion publique via son opérationnalisation plutôt qu’en s’interrogeant sur sa nature intrinsèque (1998). Au-delà, cela nous permet d’engager la réflexion en considérant cette fabrique spécifique comme relevant plus généralement de la fabrique des politiques publiques.
-
[2]
Voir l'introduction de ce numéro spécial.
-
[3]
Sur ces différentes conceptions de la société civile, voir Smismans (2006) et Kohler-Koch (2008). À rebours de travaux récents identifiant le recours à la société civile organisé comme un indicateur de la néolibéralisation des politiques et du système politique européen depuis la parution du Livre blanc sur la gouvernance (Aldrin et Hubé, 2016), ces auteurs montrent qu’il s’agit d’une forme de représentation privilégiée dès les origines au niveau européen et inspirée de la tradition allemande d’organisation des rapports entre État et groupes d’intérêt dans le système fédéral (voir aussi Lehmbruch, 1994 ; Giraud, 2002).
-
[4]
« Rapport du groupe ad hoc pour l’examen du problème de l’accroissement des compétences du Parlement européen » dit « Rapport Vedel », Bulletin des communautés européennes, n° 4, 1972.
-
[5]
Communication de la Commission, du 25 juillet 2001, « Gouvernance européenne – Un livre blanc » [COM(2001) 428 final – Journal officiel, C 287 du 12.10.2001].
-
[6]
« La légitimité de l’UE est aujourd’hui une question de participation des citoyens », « Gouvernance européenne – un livre blanc », ibid.
-
[7]
Ibid.
-
[8]
Ibid.
-
[9]
Le livre blanc sur la gouvernance cite en particulier le développement des sites web <Europa et Eur-lex>. Nous reprenons ici la typologie des instruments d’action publique développée par Lascoumes et Le Galès (2004).
-
[10]
Des formes d’évaluation de ces politiques de participation ont déjà fait l’objet de différents travaux qui mettent en évidence le succès très relatif de l’entreprise (Kohler-Koch et Quittkat, 2013 ; Saurugger, 2014), tandis que l’on observe, sur la durée, des effets en termes de rationalisation et de restructuration des oligarchies (Dehousse, 2004 ; Graziano et Halpern, 2015).
-
[11]
Pour une bonne synthèse des différents modèles de la démocratie, voir l’article de Ferree et al. (2002).
-
[12]
Outre le recours aux sources secondaires existantes, nous nous appuyons, pour cette partie et la suivante sur la documentation primaire relative aux instruments qui contribuent à fabriquer/faire émerger l’opinion publique européenne, sur quelques entretiens réalisés au printemps 2016 à la Commission européenne et sur les interventions pendant le colloque « La commande publique d’enquêtes d’opinion » organisé à Sciences Po Paris par le groupe PopAct de l’Association française de Science Politique (AFSP), le Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP), le Centre d’études européennes (CEE) et le laboratoire Pacte (Sciences-Po Grenoble) les 19 et 20 octobre 2015. Ce colloque partait d’une interrogation (« quel rôle est attribué à la commande publique d’enquêtes d’opinion dans l’action publique ? ») et du constat de l’augmentation de cette commande par les institutions publiques ces quarante dernières années. Il était organisé en quatre sessions de travail, correspondant au schéma de production d’une commande d’enquête d’opinion – les origines de la commande ; la prise de commande ; la passation d’un marché entre client et prestataire(s) ; et les usages de la commande – et regroupait des chercheurs et des praticiens. Pour chaque session, de manière transversale, un éclairage particulier a été apporté sur le niveau européen grâce à l’intervention d’acteurs du système européen travaillant sur/avec les Eurobaromètres et le Parlemètre. Ces interventions ont été enregistrées et constituent une partie des sources que nous mobilisons ici dans cette démonstration. Conformément aux souhaits des participants, ces interventions ne sont pas disponibles en ligne.
-
[13]
Enquêtes quantitatives ponctuelles ou sous forme de baromètres, d’enquêtes qualitatives par focus-groupes ou par entretiens, sondages délibératifs.
-
[14]
Certaines enquêtes portent sur des groupes cibles (salariés de petites et moyennes entreprises, membres d’associations de consommateurs, « jeunes », etc.), d’autres sur l’ensemble des plus de 15 ans.
-
[15]
Les Eurobaromètres standards, spéciaux, flash et qualitatifs ainsi que la European Continuous Tracking Survey et le Parlemètre sont des enquêtes commanditées par les institutions européennes (Commission et Parlement), l’Initiative Citoyenne européenne est un droit accordé aux citoyens par le traité de Lisbonne alors que les autres formes de consultations citoyennes ne proviennent ni de dispositions règlementaires, ni de commandes des institutions européennes mais plutôt d’entrepreneurs de la cause européenne dont l’objectif est de mettre en scène une parole citoyenne et de la porter vers les institutions européennes.
-
[16]
Ils se distinguent en cela du vote aux élections européennes, dont l’objectif est d’élire les parlementaires européens, et des référendums relatifs aux différents traités qui ont pour but la ratification ou non de ces traités.
-
[17]
Pour une présentation synthétique de l’EB, voir Bréchon (2002). Voir également le site Opinion publique (consulté le 31 décembre 2016) : http://ec.europa.eu/COMMFrontOffice/publicopinion/index.cfm.
-
[18]
Hood (1983) identifie quatre grands types de ressources de gouvernement ou modèle NATO : Information (Nodalité), Autorité (Authority), Financières (Treasury) et Organisationnelles (Organization).
-
[19]
Soulignons qu’à la même époque, la déclaration de Copenhague rappelle l’importance des principes de la démocratie représentative comme constitutifs de « l’identité européenne », cf. « Déclaration sur l’identité européenne », Bulletin des Communautés européennes, décembre 1973, n° 12, p.127-130.
-
[20]
À l’origine le fondateur des Eurobaromètres, Jacques-René Rabier, ancien chef de cabinet de Jean Monnet, directeur des services d’information-communication de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) puis de la Commission, s’appuie sur ses relations interpersonnelles, notamment avec le politiste américain Ronald Inglehart. Par la suite, et jusqu’à la fin des années 1990, ce sont des chercheurs qui sont nommés à la tête de l’unité responsable des enquêtes au sein de la DG X (DG Communication) : Karlheinz Reif de l’université de Mannheim dans un premier temps, Anna Melich de l’université de Genève par la suite.
-
[21]
Programme d’activité d’information pour 1971, SEC(71) 590 final, 2 avril 1971, p. 4.
-
[22]
Jacques-René Rabier, « Satisfaction et insatisfaction quant aux conditions de vie dans les pays membres de la CE », Commission Européenne, Rapport EBS 3, 1973, p. 2. Bien que correspondant à la première enquête des Eurobaromètres standards, ceux-ci ne seront créés sous cette appellation qu’à partir du printemps 1974. Ce premier numéro apparaît donc aujourd’hui dans les archives des Eurobaromètres comme l’Eurobaromètre Spécial n° 3.
-
[23]
Rapport EB 1, printemps 1974, Commission européenne, p. 2.
-
[24]
Ainsi la question sur le jugement porté sur l’appartenance de son pays à la CE : « Pensez-vous que l’appartenance de votre pays au Marché commun est une bonne chose, une mauvaise chose, une chose ni bonne, ni mauvaise ? » EB 1, printemps 1974, p.35.
-
[25]
Dans l’EB 1, seul un énoncé de ce type peut être relevé (« on constate indubitablement l’émergence, dans l’opinion publique européenne de 1974, de deux problèmes qui sont perçus comme étant en train de devenir importants », p. 8) mais par la suite ce type d’énoncé tend à devenir plus fréquent, les termes « opinion publique » signifiant désormais « opinion publique européenne » sauf lorsque le caractère national de cette opinion est spécifiée. Ainsi par exemple : « L’opinion publique encourage le Parlement qui sera élu en 1989 à relever le défi », EB 30, Commission européenne, automne 1988, p. 60.
-
[26]
EB 30, Commission européenne, automne 1988, p. 60.
-
[27]
Le Parlement crée son propre baromètre, le Parlemètre à partir de 2007.
-
[28]
Intervention d’un membre de la DG Communication au Colloque « La commande publique de sondages », 19-20 octobre 2015.
-
[29]
L’enquête European Continuous Tracking Survey semble constituer un outil aux caractéristiques très proches de l’EB, mais porté par une volonté d’un suivi et d’une réactivité encore plus forts. Sa disparition au bout de moins de cinq ans d’existence peut apparaître comme un élément de plus à mettre au dossier de la désaffection des autorités européennes à l’égard de ce type de ressources.
-
[30]
La date officielle de création des EB spéciaux est 1975 mais cinq enquêtes ayant eu lieu entre 1972 et 1975 ont été considérées a posteriori comme relevant des EB spéciaux.
-
[31]
D’après Jacques Nancy, chef de l’unité consacrée à l’opinion publique au Parlement européen, cet outil de suivi de l’opinion publique a été créé dans un but d’appui aux missions du Parlement, et à destination des parlementaires, groupes et partis politiques européens. La conception du Parlemètre est structurée par des arbitrages politiques et méthodologiques (impératif de réactivité, de traduction en 28 langues, de contraintes de terrain, etc.). Cf. son intervention au colloque « La commande publique d’enquêtes d’opinion », 19-20 octobre 2016.
-
[32]
Le Parlemètre se démarque probablement sur ce point des autres enquêtes. Il y a en effet un enjeu pour le Parlement à développer ses propres données face à celles de la Commission européenne et le caractère régulier des enquêtes du « Parlemètre » n’est pas sans rappeler celui de l’Eurobaromètre standard. Cet outil apparaît donc pouvoir constituer une ressource à différents niveaux.
-
[33]
EBS 58.
-
[34]
EBS 445.
-
[35]
EBS 338 et 407.
-
[36]
« Communication from the Commission to the European Parliament and the Council : Action plan against the rising threats from Antimicrobial Resistance », COM (2011), 748. http://ec.europa.eu/dgs/health_food-safety/docs/communication_amr_2011_748_en.pdf.
-
[37]
La DG EMPL n’a de fait jamais commandé d’EBQ. La DG SANTE en a commandé plusieurs sur une période courte (entre 2001 et 2005) mais aucun autre depuis.
-
[38]
Eurobaromètre qualitatif 2011.4 réalisé en février 2011 par entretiens auprès de deux à sept élus locaux et sept à douze membres de la haute administration dans chaque État membre.
-
[39]
Malgré leur intitulé par exemple, les « Agora citoyennes » du Parlement européen www.europarl.europa.eu/agora, réunissent des représentants de la société civile organisée venus échanger avec les eurodéputés et les décideurs européens. Parmi les initiatives récentes (comme le projet « Vers une stratégie européenne citoyenne »), on note la faible inclusion de citoyens « ordinaires » au profit des professionnels de la participation citoyenne, désireux d’échanger sur leurs pratiques.
-
[40]
Cette typologie ignore les initiatives qui n’ont de « citoyennes » que le nom (voir la note ci-dessus).
-
[41]
Règlement n° 211/2011.
-
[42]
Voir aussi http://ec.europa.eu/citizens-initiative/public/how-it-works/>registration, dernière consultation le 25 février 2014.
-
[43]
Le décompte a été arrêté en janvier 2017.
-
[44]
Voir le site de l’Initiative Citoyenne Européenne : http://ec.europa.eu/citizens-initiative/public/welcome.
-
[45]
“Water and sanitation are human right ! Water is a public good, not a commodity !” (première ICE réussie avec 1,659,543 signatures) ; “Stop vivisection” ; et “One of Us”. Voir : http://ec.europa.eu/citizens-initiative/public/initiatives/successful?lg=en. À noter qu’une quatrième ICE visant à interdire le glyphosate sera enregistrée par la Commission le 25 janvier 2017 (Le Monde, 10 janvier 2017).
-
[46]
Cf. les communications au colloque « la Commande publique d’enquêtes d’opinion », op. cit.
-
[47]
Comme par exemple l’opportunité d’intervenir dans le domaine urbain, véritable serpent de mer de la politique de l’UE (Halpern et Le Galès, 2011), avec la production d’enquêtes qualitatives depuis 2007 (trois au total) sur la qualité de vie dans les villes et pour la première fois, d’un EB Flash en 2016 avec une question sur le rôle de l’UE (Entretien DG Regio, mars 2016).
-
[48]
Cf. les interventions au colloque sur « la commande publique d’enquêtes d’opinion ».
-
[49]
De la même manière que d’autres intérêts et ressources peuvent être mobilisées au niveau national, cet usage des instruments d’opinion ne constitue qu’une dimension explicative des dynamiques de mise à l’agenda et de formulation des politiques publiques. À ce sujet, voir le débat sur la réactivité de l’UE (voir Dehousse et Monceau, ainsi que Dupuy et Van Ingelgom, dans ce numéro spécial).
- [50]