1 Le rôle de la politique d’aide au développement comme levier de la politique étrangère des États occidentaux dans les pays du sud est bien connu. L’ouvrage de Patrick Holden propose de transposer ce type d’analyse au niveau européen, en posant plus précisément la question du « pouvoir structurel » que l’Union européenne (UE) entend jouer à travers cette politique. Ce concept, selon l’auteur, permet d’éviter une vision trop libérale et bienveillante du rôle de l’UE, sans non plus considérer une vision trop rigide fondée uniquement sur la puissance. Il a notamment été utilisé pour qualifier le type de pouvoir exercé par les Américains au travers du plan Marshall après-guerre. La question principale est donc de savoir dans quelle mesure l’UE a la capacité d’utiliser l’aide de façon stratégique pour satisfaire ses objectifs structurels (tels que les zones de libre-échange, l’extension du droit européen, et la dilution de configurations nationales du pouvoir). Cette question résonne avec des questions plus générales quant à la « capacité » d’une institution comme l’UE à projeter son influence sur la scène mondiale. Si l’ouvrage porte sur l’aide européenne, qui comprend à la fois les aides des États membres et l’aide communautaire, gérée et administrée par les institutions de l’UE, c’est principalement cette dernière qui est au cœur de l’analyse car elle tend à œuvrer pour les intérêts européens à long terme en coordination avec d’autres politiques au niveau européen, se distinguant des politiques d’aide individuelles des États membres. L’analyse se concentre sur les programmes d’aide liés aux zones géographiques sélectionnées (Bassin méditerranéen, Nouveaux États indépendants (NEI), Zone Afrique Caraïbes Pacifiques, et le reste du monde incluant l’Amérique latine et l’Asie). L’accent est mis sur la période 2001-2007. Dans le dernier chapitre du livre, l’auteur mentionne également les dernières réformes de la politique de développement européenne en 2006 et 2007.
2 L’ouvrage débute par deux chapitres introductifs. Le premier explique le concept de pouvoir structurel en le situant au sein d’autres théories et concepts, et en le rapportant aux activités internationales de l’UE. Selon lui, les intérêts de l’UE sont plus similaires aux intérêts étatiques qu’à ceux d’organisations internationales telles que les Nations unies. L’auteur considère qu’il est plus simple pour l’UE d’utiliser l’aide pour établir un pouvoir structurel, en soutenant des réformes de politiques commerciales par exemple, que pour appuyer le développement ou la démocratie, car ces objectifs sont otages d’autres facteurs.
3 Le chapitre 2 est destiné aux lecteurs non spécialistes de l’UE et présente le fonctionnement de la politique européenne de développement. Le soutien aux droits de l’homme et à la démocratie a été une forme évidente d’intervention de l’UE, surtout présente dans la période post-guerre froide. Souligné dans le traité de Maastricht, ce soutien confère à l’UE une certaine emprise sur les institutions politiques d’autres États et sur leurs systèmes juridiques. Depuis 1995, tous les accords de l’UE avec des tierces parties contiennent une clause standard soulignant que le respect des droits de l’homme et des principes démocratiques est essentiel à l’accord et que celui-ci peut être suspendu en cas de non respect de ces principes et droits. Sur un plan général, l’UE tente de développer des formes de gouvernance favorables à ses modes de fonctionnement et à ses valeurs.
4 Suite à ces deux chapitres introductifs, l’auteur analyse et compare plusieurs zones géographiques et les instruments d’aides qui leur sont associés afin de déterminer quelle est l’approche stratégique de l’UE au niveau régional. Il s’intéresse dans un premier temps aux zones proches de l’UE, parfois à ses frontières, et qui constituent de ce fait des zones d’importance stratégique élevée. Le chapitre 3 se concentre sur le bassin méditerranéen qui est caractérisé par deux sortes de dépendances ; celle de l’Europe envers l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient pour l’approvisionnement en énergie (et où elle a de clairs intérêts sécuritaires) et à l’inverse celle de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à l’égard de l’Europe, sur le plan économique et commercial. Les objectifs principaux de l’aide européenne à cette région résident dans l’aide à la transition, la mise en place d’un espace économique euro-méditerranéen et la recherche de sécurité et de stabilité. La Politique européenne de voisinage (PEV) a été lancée en 2003 pour le voisinage au Sud et à l’Est. Elle poursuit la tentative d’encourager la réforme grâce à une plus grande intégration, l’objectif final étant l’extension des règles du marché intérieur et l’harmonisation de nombreux domaines de politiques publiques des pays voisins. Une forme de transformation plus profonde est également recherchée à travers la modernisation des institutions économiques, juridiques, administratives et politiques de ces pays dans la lignée des « modèles économiques rationnels » libéraux. Selon l’auteur, une douce hégémonie européenne se diffuse ainsi dans divers secteurs et est accentuée par une profonde interdépendance asymétrique. Ce programme participe donc bien au développement du pouvoir structurel de l’UE.
5 Quant aux programmes de Mesures d’accompagnement, MEDA, ils représentent une politique méditerranéenne active et plus ressemblante à l’aide de pré-adhésion qu’à l’aide traditionnelle. Censés être un partenariat – les gouvernements des pays partenaires devant être consultés et l’aide ne pouvant leur être imposée – les caractéristiques essentielles de la stratégie sont en règle générale déterminées à Bruxelles, même si certains détails sont ensuite négociés avec ces gouvernements. Ceux-ci auraient préféré une aide au développement « à l’ancienne », plutôt que l’instrument très conditionnel et axé sur la réforme qui a été créé. Le programme MEDA II a été spécialement conçu pour garantir que le système de la conditionnalité soit opérationnel et que les flux de fonds soient étalonnés selon les progrès des pays en termes de réforme. L’approche est basée sur la concurrence entre les pays. Le règlement autorise la conditionnalité punitive en soulignant que les droits de l’homme et les principes démocratiques sont fondamentaux et que les aides peuvent être suspendues en cas de non respect. Avec l’exemple du Maroc, pays caractérisé par un système de patronage plutôt distinct de la règle de droit libérale idéalement voulue par les pays occidentaux, l’auteur met en avant que l’assistance et les réformes (parfois imposées par l’UE) font que le pays est à la fois « européanisé » et intégré à l’économie internationale (il a adopté les normes commerciales de l’UE, et le poids de l’État dans l’économie marocaine a été considérablement réduit – dans le contexte d’une plus grande présence européenne), mais il est toujours régi par un système autoritaire et clientéliste plus ancien. L’auteur conclut de l’analyse de ces politiques que l’intention de l’UE d’exercer un pouvoir structurel via l’aide au développement est bien confirmée mais achoppe dans sa réalisation. Pour lui, l’UE a la capacité d’utiliser l’aide pour soutenir les changements nécessaires pour assurer le fonctionnement d’une zone de libre-échange, en agissant comme un agent de la mondialisation. Le cadre établi par l’UE en termes d’arrangements commerciaux et ses efforts pour assurer cette coopération commerciale garantit sa présence prédominante dans la région. Tout cela accroît son pouvoir structurel dans la sphère économique et commerciale. Cependant cette forme de pénétration et d’intégration n’assurera pas une forme de puissance structurelle plus profonde, et un remodelage des institutions serait nécessaire pour assurer une influence politique européenne plus importante.
6 Le chapitre 4 de l’ouvrage se concentre sur l’aide européenne à destination des Nouveaux États indépendants (NEI). Dès l’effondrement du bloc soviétique l’UE a développé des politiques favorisant ses intérêts économiques et sécuritaires dans la région. Très vite deux groupes de pays ont ainsi été distingués. Les pays à l’Est se sont vus offrir au fur et à mesure une perspective d’adhésion à l’UE, tandis que la situation pour les pays de l’ex-URSS était moins claire. La politique européenne de voisinage a principalement concerné cette zone. L’un des objectifs est de réduire la dépendance et la vulnérabilité de ces pays envers la Russie en les intégrant dans l’économie internationale à travers leur rapprochement avec l’UE, et en leur faisant accepter les règles et régulations émanant de Bruxelles. L’UE essaie d’étendre l’acquis européen à des pays non-membres pour les lier à l’UE par le biais d’institutions conjointes et du dialogue politique et sécuritaire. L’aide permet de modeler la gouvernance interne des pays partenaires et de structurer leur rôle dans l’économie politique mondiale. L’augmentation de la taille de l’espace économique européen donnerait plus de poids aux normes et réglementations européennes en termes de régulation économique mondiale. L’acceptation des politiques de l’UE impliquerait une acceptation implicite du rôle de l’UE comme source de droit et d’autorité, en concurrence notamment avec la Russie et ses méthodes coercitives.
7 Les objectifs de l’UE ont-ils ici été atteints ? En prenant comme cas d’étude l’Ukraine et en analysant l’utilisation de l’instrument géographique d’aide pour les nouveaux États Indépendants, TACIS [1], fournissant principalement une assistance technique ; l’auteur met en avant que les politiques européennes n’ont pas réussi à modifier les structures néo-féodales et néo-patrimoniales profondes ancrées dans le faible niveau de développement économique et dans la structure oligarchique de l’économie. En l’absence d’une augmentation massive de fonds, types « fonds structurels » et/ ou d’une perspective d’adhésion à l’UE, celle-ci éprouve des difficultés à étendre son pouvoir structurel dans cette région, notamment en raison de sa rivalité avec la Russie.
8 Le chapitre 5 analyse l’aide de l’UE à la zone ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique). L’instrument d’aide principal est le Fonds européen de développement (FED) qui est partiellement européanisé puisque financé par les pays membres en dehors du budget de l’UE. À la fin des années 1990, l’UE souhaitait établir une relation avec le continent africain plus en phase avec la mondialisation et les nouveaux problèmes de sécurité. Selon la Commission, les concessions commerciales n’avaient pas réussi à promouvoir le développement. Économiquement, le principe majeur était un mouvement vers la réciprocité (Cotonou) et la fin des préférences commerciales spéciales de Lomé. Le FED est moins un instrument de pouvoir structurel que TACIS ou MEDA, qui ont été explicitement conçus pour réformer et intégrer des pays d’importance stratégique. C’est une aide au développement plus « standard ». Son but est de promouvoir la réduction de la pauvreté et la croissance économique, ce qui devrait permettre l’intégration régionale et la conclusion d’accords commerciaux. L’auteur en conclut que l’UE semble moins attentive concernant les performances démocratiques des régions plus éloignées, ayant un impact direct moindre sur sa sécurité. L’analyse du programme FED permet d’affirmer que l’UE cherche moins à accroître son pouvoir structurel dans cette zone que dans celles précédemment citées.
9 Le chapitre 6 traite des partenaires plus éloignés. L’auteur a choisi de regrouper dans ce chapitre diverses régions telles que l’Amérique du Sud et l’Asie du Sud et de l’Est. Ces zones ont peu en commun excepté le fait qu’elles comprennent des économies en développement dynamiques offrant de solides opportunités commerciales et de nouveaux axes potentiels d’influence. Du point de vue européen, elles sont toutes éloignées de l’UE et ne fond pas partie de ses préoccupations sécuritaires fondamentales. Ce chapitre permet donc de se pencher plus directement sur le rôle de l’aide de l’UE dans la promotion de son influence dans un contexte de mondialisation économique. Un des aspects essentiels est le rôle de l’UE dans l’élaboration de l’intégration régionale d’autres régions du monde, notamment en Amérique du Sud. L’UE cherche à jouer un rôle dans la construction régionale sud-américaine, le Mercosur, en se présentant comme le modèle d’intégration supranationale. La politique de développement contribue à promouvoir l’identité de l’UE comme une force de progrès et de solidarité dans le monde. En supportant des modèles de réformes spécifiques, elle permet à l’UE de diffuser son propre modèle de réglementation et de le promouvoir dans les forums internationaux. Favoriser un « régionalisme ouvert » (qui n’est pas accueilli favorablement par tous en Amérique du Sud) conformément aux valeurs et normes de l’UE doit faciliter sa pénétration de la région. La politique sous forme d’allocation conditionnelle n’est pas possible avec l’Inde, la Chine ou l’Indonésie, pour qui les fonds européens sont trop « modestes » pour être significatifs. Malgré ces limites, l’UE obtient un très bon « rapport qualité-prix » de ses programmes d’assistance. Ceux-ci lui ont permis de prendre part aux réformes effectuées en Chine, l’ont aidé à renforcer ses relations avec l’Inde, à s’insérer dans les économies de l’ Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) et ont facilité le développement d’une relation spéciale avec le Mercosur. En ce sens, les décideurs politiques de l’UE ont agi avec succès pour promouvoir l’influence de l’UE. Pour autant l’UE ne paraît pas disposer d’un pouvoir structurel au sein de ces régions. Les objectifs de l’UE sont donc davantage atteints dans les pays qui lui sont proches (pourtour méditerranéen et anciennes républiques soviétiques) que dans ceux plus éloignés.
10 Le dernier chapitre (7) du livre analyse les réformes de la politique d’aide au développement effectuées en 2007 qui ont donné lieu au remplacement des instruments MEDA et TACIS par l’Instrument européen de voisinage et de partenariat (IEVP), désormais inclus dans la PEV ; alors qu’un nouvel Instrument de coopération au développement (ICD) a été créé. Néanmoins ces réformes ne semblent avoir provoqué qu’un changement limité, sans transformer la structure fondamentale de l’aide européenne.
11 L’ouvrage conclut donc que l’UE exerce bien, via ses politiques d’aide à des pays tiers, un pouvoir structurel sur certains de ces pays, en particulier les plus proches du point de vue géographique. Pour autant la politique d’aide de l’UE semble manquer de cohésion. Si les États membres ont délégué aux institutions européennes un pouvoir suffisant pour qu’elles poursuivent des politiques extérieures crédibles, ils ne les soutiennent pas toujours autant qu’ils le pourraient. En outre, ils conservent leurs politiques d’aide au niveau national qui leur permettent de poursuivre leurs intérêts propres, et qui sont parfois imparfaitement alignées avec la politique de l’UE. Au niveau mondial les instruments de la politique de développement ont plus contribué à accroître le poids de l’UE dans les échanges commerciaux qu’à développer son pouvoir structurel.
12 Cet ouvrage donc une analyse approfondie de certains instruments de l’aide européenne. La relation entre les instruments et les régions concernées est particulièrement heuristique. Pour autant, deux critiques essentielles peuvent lui être faites. Tout d’abord, l’auteur propose d’analyser dans un même cadre d’analyse – celui de l’aide à des pays tiers comme instrument des objectifs de puissance structurelle de l’UE – à la fois les politiques qui relèvent de la Politique européenne de voisinage et celles qui appartiennent au domaine de l’aide au développement. Ce postulat de départ – l’UE poursuit à travers ces deux politiques les mêmes objectifs – mériterait d’être davantage creusé, d’autant que ces politiques dépendent de deux DGs différentes de la Commission. Surtout, les cas choisis pour l’analyse questionnent quant à la possibilité de généralisation des résultats obtenus à l’ensemble des pays concernés. Ainsi, le Maroc et l’Ukraine sont deux pays qui ont explicitement évoqué ou demandé l’adhésion à l’UE, ils sont donc a priori particulièrement réceptifs aux politiques de l’UE car ils en acceptent la plupart des principes (ou seraient prêts à le faire en cas d’offre d’adhésion formelle). Pour le dire autrement, il s’agit de pays où l’UE exerce déjà une influence avant même la mise en place de certains de ses programmes. Afin de pouvoir généraliser ses hypothèses, l’auteur aurait pu s’intéresser également à des pays où l’influence de l’UE au départ est moindre afin d’évaluer quelles sont ses réelles capacités de projection et quelle est son influence dans ces pays. Par ailleurs en prenant comme exemple des pays comme le Maroc ou le Ghana l’ouvrage donne l’impression que la Commission européenne ne s’intéresse qu’aux pays ayant entamé un processus de libéralisation économique et ayant attiré l’attention de la communauté internationale. Mais qu’en est-il d’autres pays moins « sous le feu des projecteurs » ou présentant moins d’enjeux sécuritaires comme Madagascar ou le Bostwana ?
13 L’ouvrage aurait pu être complété par quelques données relatives à la perception de la puissance structurelle de l’UE en interne des pays concernés, et à travers une mise en perspective de la politique d’aide avec d’autres politiques européennes extérieures (Politique européenne de sécurité et de défense, politique de la Banque européenne d’investissement, politique commerciale), ce qui aurait pu permettre de se demander si la recherche de puissance structurelle est un objectif transversal de la politique extérieure ou en particulier à la politique de développement. Les parties sur le régionalisme en Afrique, en Amérique Latine et en Asie auraient gagné à être plus développées, car il s’agit d’un domaine dans lequel l’UE peut s’appuyer sur son expérience pour développer sa puissance structurelle.