Notes
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[1]
Les principales critiques portent sur le nombre insuffisant d’emplois à pourvoir en temps de crise et sur les effets des politiques d’austérité qui ont freiné l’expansion des politiques actives, relativement coûteuses, au moment même où le chômage augmentait (Erhel et Levionnois, 2013 ; Heyes, 2013).
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[2]
Cette perspective d’une logique d’appropriation différenciée rejoint les analyses de nombreux travaux sur l’européanisation mettant en avant les usages domestiques des normes européennes. Voir par exemple Graziano et al., (2011) dans le domaine des politiques sociales et de l’emploi.
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[3]
Pour des statistiques détaillées sur les usages du chômage partiel en France, se référer à Calavrezo et Duhautois (2013). Pour des statistiques nationales sur l’Allemagne et l’Italie, voir par exemple Sacchi et al. (2011).
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[4]
Dirigé par Colin Crouch et porté par l’université de Warwick (Royaume-Uni), le projet GUSTO financé par le 7e Programme cadre de recherche et développement (PCRD) de l’UE s’est intéressé à la gouvernance de l’incertitude socio-économique dans les sociétés européennes, examinée à travers plusieurs domaines de politiques publiques et de régulation sociale. L’équipe dont l’auteure était membre s’est concentrée plus particulièrement sur les relations professionnelles et la négociation collective en menant une étude comparée dans sept pays européens.
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[5]
Le Bade-Wurtemberg fait fréquemment figure de région pilote en matière de négociation et d’autres régions s’en inspireront par la suite.
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[6]
Arbeitskonten.
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[7]
Les comptes épargne-temps allemands autorisent des soldes négatifs, notamment dans l’automobile où ils peuvent atteindre -200 heures (Hege, 2009, 65).
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[8]
Patrick Pierron (CFDT), entretien, L’Usine Nouvelle, 20 mars 2012.
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[9]
Les accords sur l’emploi restent toutefois difficiles à isoler dans la mesure où les négociations ne portent pas toujours explicitement sur l’emploi en tant que tel, mais peuvent y toucher parmi d’autres aspects.
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[10]
Federazione Italiana Metalmeccanici (FIM-CISL), Unione Italiana Lavoratori Metalmeccanici (UILM), Sindacato autonomo metalmeccanici e industrie collegate (FISMIC), Unione Generale del Lavoro (UGL), mais pas la FIOM-CGIL.
-
[11]
Auparavant régime volontariste de reconnaissance (voir Rehfeldt, 2012).
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[12]
Au 31 janvier 2014, seuls deux accords entrant dans le champ de la loi de juin 2013 visant à les encadrer en tant que réponses à des difficultés conjoncturelles ont été signés. D’autres négociations sont restées en marge de la loi, et donc à l’écart des garanties qu’elle prévoit.
1Depuis les années 1990, l’idée de « flexicurité » s’est imposée comme paradigme dominant des politiques de l’emploi et du travail en Europe. En réaction à la fin du plein emploi et à la montée du chômage, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (Jobs Study, 1994) puis l’Union européenne (Livre blanc Croissance, Compétitivité et Emploi, 1993 ; Stratégie européenne pour l’emploi de 1998 ; Rapport Wim Kok de 2003) ont contribué à diffuser une injonction à réformer les institutions du marché du travail et les politiques de l’emploi. L’objectif est d’accroître la flexibilité, autrement dit la « plasticité du travail et de l’emploi pour mieux les conformer aux exigences du marché » (Lallement, 2006, 116) tout en améliorant la prise en charge des transitions pour assurer aux salariés une sécurité relative en cas de perte d’emploi involontaire.
2 Le modèle de flexicurité, vecteur d’une convergence limitée des politiques de l’emploi et du marché du travail. Au cours de la décennie 2000, la flexicurité inspirée du fonctionnement du marché du travail au Danemark a été érigée par la Commission européenne en modèle et en prescription pour l’ensemble des États européens (Conter, 2011). L’apparition de lignes directrices européennes et leur diffusion dans les États de l’Union européenne se sont traduites par une européanisation des politiques de l’emploi qui coïncide dans le temps avec une convergence des politiques des États membres. Cette convergence s’est faite notamment autour des politiques dites actives soutenant le retour à l’emploi, de l’activation des politiques sociales introduisant des contreparties et des tentatives d’accroître la flexiblité des contrats de travail. En France, l’indemnisation du chômage a inclus des éléments d’activation dès les réformes de 2001, avec une prise en compte de l’effort de recherche d’emploi (Caune et al., 2011). Les réformes Hartz IV en Allemagne ont poussé le plus loin cette logique en introduisant une obligation d’activité pour les bénéficiaires de certaines allocations. L’Italie a connu plusieurs réformes visant à développer l’indemnisation du chômage dans les années 1990 et 2000 (Graziano et Jessoula, 2011). Il en est de même pour le droit du travail. En France, plusieurs réformes – dont la plupart ont échoué – ont visé à introduire des contrats de travail plus flexibles pour des catégories de salariés spécifiques, notamment les jeunes. En Allemagne, l’intérim et les contrats flexibles se sont également développés (Hassel, 2014). En Italie enfin, le gouvernement Monti a remis à plat l’ensemble des règles du licenciement en réponse à une injonction de la Banque centrale européenne (Dalmasso, 2014).
3 Cette convergence apparente reste, cependant, limitée par les effets d’inertie des systèmes d’emploi et de protection sociale propres à chaque État. La promotion de la « flexicurité » comme modèle unique se heurte aux traditions nationales de l’État social ancrées dans l’histoire (Dupré et al., 2012), aux configurations des relations entre l’État et les groupes organisés (Crouch, 1993 ; Meardi, 2011), aux modes d’organisation de l’économie et aux variétés de capitalisme (Hall et Soskice, 2001 ; Hancké, Rhodes et Thatcher, 2007). La comparaison des trajectoires des pays européens face à la crise met en évidence une résilience des modèles nationaux portée par les stratégies d’acteurs, leurs représentations et les cadres institutionnels dans lesquelles elles s’inscrivent. Ces modèles nationaux se caractérisent en premier lieu par les choix historiques et originels en matière de politiques de l’emploi, et d’institutions du marché du travail. Mais aussi par les systèmes de relations professionnelles (industrial relations), qui renvoient au rôle joué par les organisations syndicales et patronales dans la gouvernance de l’emploi et du travail et à leurs interactions avec les acteurs étatiques.
4 La crise économique mondiale et la montée du chômage qu’elle a entraîné ont eu pour effet de remettre les réformes du marché du travail à l’ordre du jour, tout en questionnant le bien-fondé du paradigme de flexicurité en temps de récession [1]. L’étude comparée des cas allemand, français et italien permet d’identifier trois configurations de négociations sur l’emploi qui dessinent trois trajectoires différentes d’ajustement face à la crise. Cet article montre ainsi le poids des acteurs nationaux et infranationaux dans la gouvernance multiniveaux de l’incertitude économique en Europe (Crouch, 2009).
5 Construction politique, la flexicurité représente initialement une série de compromis marquant un point d’équilibre dans des contextes nationaux bien précis, aux Pays-Bas et au Danemark (Conter, 2011). L’élévation du concept au rang de stratégie européenne pose la question de la réplication, du transfert d’un modèle de politique publique dans d’autres pays (Saurugger et Surel, 2006). L’étude de sa réception au niveau national et infranational – y compris dans le périmètre d’un secteur-clé de l’économie, ici la métallurgie ou la construction automobile – permet de montrer les limites de cette logique de diffusion et interroge les conditions de mise en œuvre de cette orientation des politiques de l’emploi et du marché du travail. Dans quelle mesure la flexibilité du travail est-elle l’objet de négociations et de nouveaux compromis dans certains pays ? La flexicurité peut-elle être négociée dans d’autres contextes que ses pays d’origine ?
6 La résilience des modèles nationaux au prisme de leurs modes d’adaptation : négociations collectives et gouvernance de l’incertitude économique. Au Danemark, le choix de la flexicurité reposait sur un compromis entre le gouvernement et les syndicats (Barbier, 2007). Pourtant, le rôle des acteurs syndicaux et patronaux reste une dimension négligée dans l’étude du tournant des politiques de l’emploi et du travail dans les autres pays européens. La flexicurité a suscité une adhésion inégale des organisations syndicales qui ont opéré leur propre traduction des normes européennes (Caune, 2013). La manière dont on peut concilier des formes de flexibilité permettant une adaptation aux fluctuations d’activité avec une protection garantissant une sécurité aux travailleurs reste l’enjeu d’une négociation permanente.
7 Depuis 2008, les partenaires sociaux comme les décideurs des politiques publiques se sont saisis de l’agenda de la lutte contre la crise de l’emploi dans l’ensemble des pays européens. Mais ils l’ont fait de diverses manières. Alors que l’essor des politiques européennes dans le domaine de l’emploi et la prévalence de l’idée de « flexicurité » apparaissaient depuis les années 1990 comme un vecteur de convergence, la crise nous donne au contraire à voir la résilience des modes d’ajustement ancrés dans les compromis, les jeux d’acteurs et les institutions propres à chaque État. En étudiant le positionnement des organisations syndicales et patronales, leurs pratiques du dialogue social et l’usage des instruments d’action publique dans une perspective comparative, nous mettrons en évidence les appropriations différenciées de la flexicurité [2]. Ces divergences apparaissent d’autant plus clairement à la lumière d’une étude comparée des pratiques, des agendas et des résultats des négociations sur l’emploi.
8 La production institutionnelle, politique et sociale de la flexibilité passe par la régulation de l’emploi, les règles et les instruments qui s’y rapportent. Elle relève d’une double logique d’action publique et de négociation collective d’autant que l’on se situe dans des contextes mouvants, flexibles et incertains dans lesquels les modalités de l’action publique ne sont plus régies de façon impérative par la loi (Groux, 2005, 4). Dans une perspective élargie, l’objet analytique englobe ainsi l’ensemble des politiques, les pratiques et les modes de gouvernance qui s’y rapportent (Crouch et Keune, 2012, 49). Les négociations entre patronat et syndicats participent d’une « grammaire de la gestion de l’incertitude » (Crouch, 2009). Elles constituent une forme de gouvernance associationnelle où la flexibilité s’échange contre la protection sociale – et vice versa – qui complète les politiques publiques menées par les gouvernements. Comment les syndicats se saisissent-ils de cet espace de régulation ? Dans quelles conditions participent-ils à une « action publique négociée » ? (Groux, 2005).
9 La flexibilité négociée est susceptible de se jouer à plusieurs niveaux : dans les négociations entre fédérations syndicales et patronales au sommet, à l’échelle sectorielle des branches professionnelles, et au niveau de l’entreprise ou du groupe. La négociation est ici entendue comme régulation conjointe et production de règles communes (Thuderoz, 2012) de gestion de l’emploi en temps de crise. Elle est par ailleurs révélatrice des représentations et des cadres cognitifs des intervenants (Jobert et Saglio, 2004). Au-delà de « l’unanimisme apparent » de la défense de l’emploi (Groux, 2005, 67), elle donne à voir les pratiques d’acteurs, représentations sociales, modalités de pouvoir et enjeux contradictoires qui impliquent des conflits de règles et des régulations diverses. Les différentes pratiques de l’action publique négociée (Groux, 2005) en Allemagne, en France et en Italie livrent des pistes d’explication des trajectoires nationales.
10 L’analyse des modes d’ajustement dans l’industrie au début de la crise met en évidence la prévalence des licenciements (flexibilité externe, indemnisation par l’assurance chômage) en France et par opposition l’importance de la flexibilité interne, en particulier par l’ajustement du temps de travail en Allemagne et en Italie (Spieser, 2013). Dès la deuxième moitié de l’année 2008, on observe une chute brutale et rapide du volume d’heures travaillées – un ajustement rapide du temps de travail – dans l’industrie allemande et italienne alors qu’en France on assiste surtout à la montée du chômage des salariés précaires (CDDs, intérimaires). Les stratégies d’entreprise privilégiant le maintien de l’emploi à l’intérieur de l’entreprise au moyen d’une flexibilité interne plutôt que des réductions d’effectifs sont rendues possibles par les formes de flexibilité institutionnalisées et/ou négociées. Dans les trois pays, il existe un instrument permettant de réduire les heures travaillées pour faire suite à une baisse de la demande (chômage partiel puis activité partielle de longue durée en France, kurzarbeit en Allemagne, cassa integrazione guadagni en Italie). Ces dispositifs ont été davantage mobilisés en Allemagne et Italie qu’en France [3], mais d’autres éléments entrent en jeu.
11 L’article s’attache à comprendre les jeux d’acteurs et de négociations qui déterminent les trajectoires des trois pays face à la crise. Il se concentre sur les négociations liées à la flexibilité et à la sécurité de l’emploi dans deux secteurs parmi les plus exposés à la crise économique mondiale et présentant une dynamique de dialogue social significative : la métallurgie et l’automobile. D’un point de vue théorique, il s’appuie sur les travaux comparés, souvent de langue anglaise, se rattachant à la sociologie des relations professionnelles (industrial relations) et à l’économie politique comparée des variétés de capitalisme. D’un point de vue empirique, il utilise des sources institutionnelles, statistiques et syndicales et s’appuie sur une sélection d’études sectorielles réalisées dans le cadre d’un projet collaboratif européen [4] en Allemagne, en Italie et en France (Bispinck et Dribbush, 2011 ; Galetto, 2011 ; Spieser, 2012).
12 En Allemagne, dans la continuité de la tradition corporatiste, des négociations régulières entre partenaires à tous les niveaux ont permis de faire face à la crise en mettant en œuvre divers accords de flexibilité interne qui ont abouti à sauvegarder l’emploi dans les entreprises (1). En Italie, pays qui connaît également une tradition corporatiste faisant une large place au dialogue social, mais avec un mouvement syndical plus fragmenté, les syndicats ont eu moins de poids face aux coups de force du patronat, mais les stratégies de flexibilité interne ont tout de même prévalu au début de la crise (3). Enfin, en France, l’État est longtemps resté un acteur dominant par rapport aux partenaires sociaux ; ce n’est qu`à partir de 2013 que les syndicats ont accepté le principe de négociations sur la flexibilité de l’emploi en temps de crise et que celles-ci bénéficient d’un cadre institutionnel spécifique (2).
Négociation collective et ajustements en Allemagne : le compromis en faveur de la flexibilité pour défendre l’emploi
13 Historiquement, le modèle allemand, emblématique d’une « économie de marché coordonnée » (Hall et Soskice, 2001) repose sur une forme de négociation collective corporatiste centralisée qui en est l’un des piliers. Des organisations d’employeurs et de salariés puissantes, représentatives d’une large section de la population active poursuivent des stratégies de conciliation et de dialogue au niveau centralisé, en particulier sur les salaires. Ces institutions ont longtemps garanti une paix sociale relative, mais aussi plus récemment la maîtrise de l’inflation. Elles connaissent toutefois depuis le milieu des années 1990 une forme d’érosion et de désorganisation suite à un mouvement de décentralisation de la négociation collective et une évolution des enjeux en temps de récession. Que deviennent les pratiques de négociation face à la crise ?
La décentralisation, vecteur de dérogations, concessions et contre-concessions
14 Depuis les années 1980, les partenaires sociaux allemands se sont regroupés autour d’un consensus sur le partage du travail en temps de crise (Bevort et Jobert, 2011, 244). En dépit de l’érosion du partenariat social au niveau central et de certaines branches depuis la seconde moitié des années 1990, le cadre institutionnel des relations sociales est resté relativement stable dans le secteur de la métallurgie et de l’automobile. Le syndicat IG Metall, auquel 70 % des salariés de l’automobile restent affiliés (Bispinck et Dribbusch, 2011, 18), et les comités d’entreprise (Betriebsrat) ont conservé un pouvoir de négociation important.
15 Mais ce maintien s’est fait au prix de plusieurs reculs. En premier lieu, une décentralisation s’est opérée, faisant plus de place aux négociations d’entreprise. En second lieu, alors que le début des années 1990 était marqué par la négociation des salaires à la hausse, à partir de 1994, une première récession a donné lieu à des accords de maintien, voire de baisse des salaires. Parallèlement, en 1994, les syndicats ont pu négocier des accords sectoriels de sauvegarde de l’emploi fondés sur des réductions temporaires des heures travaillées avec des réductions de salaires, en contrepartie desquelles l’employeur s’interdisait de licencier (Bispinck et Dribbusch, 2011, 27). Ces pratiques et méthodes utilisées dans les années 1990 ont servi de référence pour les positions et les stratégies des syndicats dans les années 2000 puis dans la crise actuelle.
16 Les pactes compétitivité-emploi visent ainsi une gestion concertée attachée à la performance de l’entreprise. Ils se définissent comme des « accords mutuels entre management et représentants des salariés qui cherchent à résoudre des problèmes spécifiques à l’entreprise liés à l’emploi et à la concurrence » (Seifert et Massa-Wirth, 2005, 218). Ils impliquent des concessions et des contre-concessions. L’échange est le suivant : les comités d’entreprise coopèrent pour réduire les coûts et améliorer la productivité, l’employeur promet en général de renoncer aux licenciements prévus, de protéger les emplois menacés, voire d’en créer de nouveaux, de préserver le site de production.
17 Ces pactes s’appuient majoritairement sur des mesures de flexibilité interne. D’après une enquête menée en 2003, les concessions portent principalement sur le temps de travail (75 % accords) et des mesures de réorganisation interne (59 %) (Seifert et Massa-Wirth, 2005, 225). Ces accords apparaissent aussi bien dans des entreprises qui se portent bien que des entreprises qui se portent mal, mais leur contenu est fonction de la situation économique des entreprises.
18 Enfin, en 2004, l’accord de Pforzheim conclu par l’IG Metall du Bade-Wurtemberg [5] étend la possibilité ouverte aux entreprises de signer des accords dérogatoires aux conventions de branche pour consolider leur compétitivité (Dufour et Hege, 2010, 41-45). Il autorise la signature d’accords dérogatoires indépendamment d’un contexte économique défavorable dans le but de renforcer la compétitivité, l’innovation et les conditions d’investissement. Les dérogations peuvent porter sur tout aspect de la convention ; elles fournissent un nouveau cadre de négociation de l’échange sécurité d’emploi contre flexibilité.
Les sources multiples de la flexibilité du temps de travail
19 Le recours à la flexibilité du temps de travail s’est appuyé sur plusieurs leviers de sauvegarde de l’emploi, à la fois légaux et conventionnels. Le premier a été le travail à horaires réduits (kurzarbeit), équivalent d’un chômage partiel. Dès les premiers signes de ralentissement économique, les centrales confédérales syndicales et patronales ont fait du lobbying auprès du gouvernement pour obtenir une extension des possibilités de kurzarbeit (extension à 18 mois puis en mai 2009 à 24 mois). À l’été 2009, les horaires réduits pour cause économique concernaient près d’un salarié sur quatre dans l’industrie, et près d’un quart de la main-d’œuvre employée dans la métallurgie et l’ingénierie électrique, soit 912000 personnes (Bispinck et Dribbusch, 2011, 49-50). Dans l’industrie automobile, très sensible à la conjoncture, 280 000 salariés étaient concernés en février 2009, soit 30 % de la main-d’œuvre du secteur (Bosch, 2011, 268). Mais d’autres mécanismes interviennent également : les comptes épargne-temps et les accords dérogatoires.
20 Les modalités de gestion du temps de travail au sein des entreprises allemandes offrent elles-mêmes des possibilités de modulation significatives et sophistiquées. Entre l’été 2008 et l’automne 2009 en particulier, les comptes épargne- temps [6] ont ainsi été une importante source de flexibilité présentant l’avantage d’être à la fois immédiatement disponible et peu coûteuse pour l’entreprise comme pour le salarié dont le salaire est maintenu. Les entreprises qui y ont eu recours ont soit entrepris de réduire les heures accumulées sur les comptes épargne-temps pour alléger le temps de travail de leurs employés, soit mis en place des crédits d’heures travaillées à solder lors d’une reprise future, garantissant ainsi le salaire malgré la baisse d’activité [7]. En 2008, les avoirs accumulés sur les comptes épargne temps auraient représenté l’équivalent de 150000 emplois à temps plein, ce qui constitue une réserve de flexibilité potentielle importante (Hege, 2009, 65). D’après une étude conduite auprès de 2314 entreprises par l’institut IAB, 45 % d’entre elles auraient ainsi pu ajuster le temps de travail de leurs employés à la baisse d’activité au cours de cette période (Zapf et Brehmer, 2010).
21 À la suite des accords de Pforzheim de 2004, les accords d’entreprise dérogatoires n’ont cessé de se multiplier : ils concernent 10 % des entreprises et 50 % des salariés de la métallurgie sur la période 2004-2007 d’après les données collectées pour le compte du syndicat IG Metall (cité par Bispinck et Dribbusch, 2011, 40). Dès avant la crise, la très grande majorité des contreparties octroyées par les employeurs concernaient déjà la protection de l’emploi (62 % en 2004, 80 % en 2006 ; cité ibid., 42). En mars 2010, IG Metall dénombrait un peu plus d’un millier d’accords dérogatoires en vigueur dans les secteurs métallurgie et ingénierie électrique, soit fondés sur l’accord Pforzheim, soit fondés sur des clauses d’ouverture.
22 Les syndicats allemands ont fermement soutenu les stratégies de préservation de l’emploi reposant sur des ajustements internes aux entreprises. L’action concertée des organisations patronales et syndicales a pris la forme d’une alliance de crise. Ensemble, elles ont exhorté les entreprises à utiliser tous les instruments de flexibilité légaux et conventionnels disponibles pour éviter les licenciements, arguant de la nécessité de pouvoir rapidement redémarrer à la faveur d’une reprise ; ensemble elles ont plaidé pour un plan de relance auprès du gouvernement fédéral, demandent un soutien au secteur automobile ou l’assouplissement des conditions d’utilisation du chômage partiel (Hege, 2009, 68).
Sécuriser les emplois avant la flexibilité : négociation collective et ajustements en France
23 En France, l’emploi est une préoccupation de politique publique bien avant d’être un sujet de négociation collective. Une première négociation de grande ampleur sur l’« adaptation des conditions d’emploi » s’est soldée par un échec en 1984 (Freyssinet, 2010, 44). Les négociations sur l’emploi se sont cependant amplifiées depuis 2008. Pour autant, la question de la flexibilité pour le maintien de l’emploi est restée en arrière-plan jusqu’en 2013, l’amortisseur principal de la crise restant l’assurance chômage. Assiste-t-on au final à l’émergence d’un nouveau compromis entre acteurs ?
Les partenaires sociaux et l’agenda récent des négociations sur l’emploi
24 La flexibilité a été mise à l’agenda du dialogue social par les négociations sur le temps de travail à la fin des années 1998 alors que l’objectif était au départ une réduction permanente du volume d’heures travaillées. La mise en œuvre de la réduction du temps de travail consécutive à la loi sur les 35 heures, qui a ré-institutionnalisé une obligation de négociation collective (Jobert et Saglio, 2004) a mis en évidence la délicate imbrication entre régulation centralisée et négociation décentralisée (Groux, 2001 ; Thoemmes, 2010). Le cas français illustre ainsi la complexité de la gouvernance multiniveaux de l’emploi et des conditions d’emploi.
25 Le mouvement syndical est en outre divisé sur ces questions. L’agenda de la flexicurité a été repris en France par la Confédération générale du travail (CGT) dans sa proposition de « sécurité sociale professionnelle » (Résolution du congrès confédéral de 2003, citée par Jobert et Bévort, 2011, 38) consistant à défendre en premier lieu les emplois et les conditions d’emploi, tandis que la Confédération française démocratique du travail (CFDT) s’est positionnée plutôt en faveur d’une « sécurisation des parcours » couvrant la mobilité des salariés (voir également Grimault, 2008). Ces divergences se sont reflétées dans les prises de positions contrastées des deux centrales syndicales dans les négociations sur les accords « compétitivité-emploi » mis à l’agenda par le gouvernement début 2012, renommés « accords de sauvegarde de l’emploi » par les partenaires sociaux. Des points de rencontre entre ces deux positions et avec le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) ont pu être trouvés dans l’accord interprofessionnel sur la modernisation du marché du travail signé en 2008, la loi sur l’orientation et la formation tout au long de la vie de 2009, et plus récemment dans l’accord de janvier 2013.
26 L’accord sur la modernisation du marché du travail signé en janvier 2008, premier accord multidimensionnel sur l’emploi, a marqué un renouveau de la négociation centralisée interprofessionnelle sur trois thèmes généraux : le contrat de travail, la sécurisation des parcours professionnels et l’assurance chômage (Freyssinet, 2010). Dans son prolongement, entre 2008 et 2011, douze Accords nationaux interprofessionnels (ANI) ont été signés. Les plus importants du point de vue des ajustements de l’emploi concernent la Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) en novembre 2008 ; le chômage partiel en octobre 2009, les conséquences sociales de la crise en juillet 2009.
27 Dans le même temps, les développements récents tendent à réaffirmer la pertinence de la branche comme niveau de négociation. Certaines branches apparaissent comme des espaces de négociations privilégiés, à l’image de la métallurgie et, en son sein, de l’automobile, qui s’est distinguée par la recherche de solutions sectorielles à la récession, en France comme dans d’autres pays. Un accord national relatif à des mesures urgentes en faveur de l’emploi dans la métallurgie a été signé en mai 2009, suivi d’un avenant en 2010. La dynamique de négociation sectorielle reste ainsi particulièrement significative dans l’industrie face à la crise, mais à l’inverse de ce que l’on observe en Allemagne et Italie, ces accords portent davantage sur la défense des droits des salariés et la sécurisation des parcours que sur l’organisation d’une plus grande flexibilité de l’emploi. La négociation salariale continue également à s’inscrire dans le cadre des accords de branche, et donc une logique sectorielle (Castel et al., 2011).
Le tournant institutionnalisant les négociations sur la flexibilité en 2013
28 Pour autant, les organisations syndicales ont longtemps hésité à s’engager dans des négociations visant à accroître la flexibilité au sein des entreprises pour en améliorer la compétitivité. Lorsque Nicolas Sarkozy a enjoint les partenaires sociaux à négocier des accords compétitivité-emploi au début de l’année 2012, les centrales syndicales se sont montrées réservées, voire hostiles. La CFDT a fait valoir la nécessité d’un strict encadrement : « En cas de difficulté, on doit pouvoir demander, ponctuellement, aux salariés, d’échanger temps de travail et/ou salaire contre une garantie d’emploi. Mais tout doit être très encadré. Pas question de remettre en cause les 35 heures, ou les conventions collectives, ou les accords de branche, sauf dérogation à valider avec les branches. Pas question, non plus, de toucher au Code du travail. Donc tout accord collectif devra être validé par le salarié, qui acceptera ou non une modification de son contrat de travail [8]. » La CGT, plus hostile, a proposé à ses membres d’adhérer à une motion d’opposition. Une grande négociation interprofessionnelle sur la sécurisation de l’emploi s’est finalement ouverte à l’automne 2012 à l’invitation du nouveau gouvernement. Elle a abouti à la signature d’un nouvel ANI, conclu le 11 janvier 2013 « pour un nouveau modèle économique et social au service de la compétitivité des entreprises et de la sécurisation de l’emploi et des parcours professionnels des salariés ». Il comprend de nombreuses mesures visant à sécuriser les parcours professionnels (titre I) mais aussi des mesures d’adaptation conjoncturelle (titre III).
29 La traduction législative de cet accord, la loi du 14 juin relative à la sécurisation de l’emploi, est ouvertement présentée par la communication gouvernementale comme un outil pour « éviter les licenciements » et permettant de « sauver immédiatement des emplois » (Ministère du travail, 2013, 9).
L’essor des négociations à l’échelle de l’entreprise
30 En dépit de l’essor des négociations d’entreprise au cours des années 2000, dont témoignent les données de l’enquête REPONSE pilotée par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) (Amossé et al., 2008), les négociations sur l’emploi et la flexibilité restent nettement moins répandues en France qu’en Allemagne et en Italie.
31 La tendance évolue toutefois. La loi sur la réduction du temps de travail avait déjà donné lieu à un pic de négociation d’entreprises puisque les deux tiers des entreprises appliquant les trente-cinq heures le faisaient par des accords locaux (Lallement, 2006, 123). Trois séries d’inflexions légales et conventionnelles ont depuis permis une croissance des négociations d’entreprise sur l’emploi, tant par le nombre d’accords signés que par leur contenu (Béthoux et Jobert, 2012). La loi Fillon du 3 janvier 2003 a ouvert la possibilité de négocier des accords de méthode, dérogatoires à la loi en cas de licenciements économiques. La loi de cohésion sociale du 25 janvier 2005 a stabilisé le statut de ces accords de méthode et introduit une obligation de négociation. Enfin, les ANI sur la modernisation du marché du travail, la GPEC et la formation professionnelle de 2008 et 2009 ont également créé des obligations en ce sens.
32 Si la fréquence du thème emploi dans les accords d’entreprise reste faible [9] de 2002 à 2006, on observe une légère augmentation en 2007 et 2008, et un essor très significatif en 2009 et 2010. D’après les Bilans annuels de la négociation collective du ministère du Travail, près de 39288 accords d’entreprise ont été signés au cours de l’année 2009, dont 21,4 % sur l’emploi (en incluant les accords « seniors »), contre 28847 en 2006 (dont 3,4 % consacrés à l’emploi) et 33826 en 2008 (dont 5,2 % sur l’emploi) (Béthoux et Jobert, 2012, 119). Les accords signés en 2009, particulièrement nombreux, résultent cependant à une large majorité de l’obligation de négocier sur l’emploi des seniors liée à l’adoption de la loi correspondante en décembre 2008.
33 Dans les années 1990 et 2000, à la suite de la loi Aubry sur la réduction du temps de travail, les négociations d’entreprise avaient porté principalement sur le temps de travail, la flexibilité, la création et le maintien d’emploi. L’agenda de la négociation d’entreprise à la fin de la première décennie 2000 est, comme au niveau national, davantage marqué par la gestion de l’emploi dans une vision multidimensionnelle qui rapproche les questions liées aux modalités de recrutement et de licenciement, la gestion prévisionnelle des emplois et les compétences. Paradoxalement, on se place ainsi dans une gestion de l’emploi et des ajustements de long terme à l’aube de la crise, alors que la conjoncture et l’adaptation des stratégies d’entreprise appellent une réponse immédiate. Face à la nécessité de prendre position rapidement et concrètement, les responsables syndicaux ont tendance à se replier sur la défense des emplois menacés et la négociation de conditions de départs volontaires avantageuses (Béthoux et al, 2012 ; Béthoux et Jobert, 2012, 21).
34 Les accords compétitivité-emploi en tant que tels restent de fait extrêmement rares en France par rapport à la situation en Allemagne et en Italie, même si l’on observe des tentatives en ce sens. En janvier 2013, la direction de Renault a ainsi proposé à ses salariés un accord sur l’augmentation du temps de travail en échange de garanties de maintien d’emploi. Il s’agissait de renoncer aux journées de RTT additionnelles dont bénéficient certains sites par rapport à l’accord de groupe. L’ANI du 11 janvier et la loi du 14 juin 2013 sont susceptibles de changer la donne et de favoriser ces évolutions. Ils encadrent la possibilité de conclure des « accords de maintien dans l’emploi » permettant aux employeurs, face à de graves difficultés conjoncturelles, de réduire temporairement les rémunérations en contrepartie d’un engagement de non-réduction des effectifs. Pour être valides, ces accords doivent être signés par la majorité des syndicats représentatifs en fonction des élections professionnelles. Toujours dans le secteur automobile, la direction du groupe PSA a ouvert une négociation compétitivité-emploi après avoir annoncé la fermeture de l’usine d’Aulnay, ne s’engageant sur le maintien d’activité que pour les autres sites. Un accord impliquant des possibilités accrues en termes de flexibilité du temps de travail et des limitations en matière de rémunération a été entériné par quatre syndicats représentant une majorité de salariés fin octobre 2013, mais ni la CFDT ni la CGT n’ont accepté de le signer. Mais cet accord n’entre pas dans le champ de la loi de juin 2013 et n’offre donc pas les garanties qu’elle prévoit. Le contexte est donc très différent des accords de flexibilité négociés en Allemagne, où ils visent davantage à éviter les licenciements et les fermetures d’usines.
La flexibilité imposée : Décentralisation des négociations sur l’emploi et coup de force patronal en Italie.
35 Au début des années 1990, le protocole Ciampi signé en 1993 a contribué à l’institutionnalisation de la concertation sociale en formalisant les règles de la négociation collective (concertation tripartite au sommet, articulation entre les différents niveaux).
De l’institutionnalisation à la remise en cause de la négociation centralisée
36 Plusieurs pactes sociaux ont donc été établis dans les années 1990 sur fond d’unité syndicale, notamment un « pacte pour l’emploi » en 1996, traduit par une loi en 1997. Ce pacte a conduit à une diversification des statuts d’emploi en régulant le travail temporaire et en complétant la régulation des contrats à durée déterminée, du temps partiel et de l’organisation du temps de travail (Negrelli et Pulignano, 2010, 145). La concertation territoriale sur l’emploi s’est développée en parallèle dans une même logique de pacte.
37 La concertation tripartite au niveau centralisé a ensuite fortement décliné au cours des années 2000. L’arrivée de Silvio Berlusconi au gouvernement a suscité des changements d’attitude de part et d’autre et une division des syndicats (Negrelli et Pulignano, 2010). Le pacte pour l’Italie négocié en 2002, contenant des mesures sur la flexibilité du travail, en est un bon exemple. Il s’agissait d’une forme de consultation des syndicats plus souple que la concertation qui prévalait jusque-là, réduisant leur participation à un rôle d’exécution des décisions gouvernementales. Au final, l’accord n’a pas été signé par la Confédération générale italienne du travail (CGIL).
38 Ce déclin des pactes sociaux s’est accompagné d’une remise en cause des accords de branche dans la métallurgie liée à la division entre les syndicats à partir de 2001. Rompant avec l’unité syndicale qui prévalait jusque-là, la Federazione Impiegati Operai Metallurgici-Confederazione-Confederazione Generale Italiana del Lavoro [(FIOM-CGIL), fédération métallurgie de la CGIL, premier syndicat du secteur] est restée à l’écart de la signature d’un certain nombre d’accords négociés au niveau national et sectoriel au cours des années 2000. La multiplication des accords dits « séparés » n’englobant pas la fédération majoritaire a contribué à affaiblir le niveau de la branche.
39 À la différence des dispositifs d’activité réduite français et allemands, la Cassa integrazione guadagni (CIG) impose un dialogue social. Le recours à la CIG nécessite la consultation des représentants des salariés (via le comité d’entreprise) lorsque les heures indemnisées dépassent 16 heures par semaine : il s’en suit une ouverture de négociation avec obligation de résultat pour déterminer le volume horaire, le nombre de salariés concernés, et la durée du dispositif (Galetto, 2011, 21). Ces négociations prennent en compte les perspectives de l’entreprise (stratégie, investissement, prévisions de résultats, réorganisation éventuelle). La CIG intervient de manière importante à partir du 2e semestre 2008 dans l’automobile : le nombre d’heures indemnisées a crû de 360 % de 2008 à 2009 selon les données de l’Institut statistique italien (ISTAT) (cité par Galetto, 2011). En avril 2009, la durée maximale de recours à la CIG « ordinaire » est allongée à 52 semaines. Dans ce contexte, la très grande majorité des accords d’entreprise signés entre 2008 et 2010 sont des accords de gestion de crise. Il faut noter toutefois deux limites importantes de ce dispositif : le taux de remplacement du salaire reste très bas et il semble servir davantage à préparer les licenciements qu’à sauvegarder l’emploi (Dalmasso, 2013).
L’affaire FIAT et la remise en cause des accords de branche par des clauses d’opt-out
40 La tournure prise par la gestion de la crise dans les usines FIAT mérite d’être examinée en détail tant elle est emblématique de l’évolution de la négociation collective en Italie au cours des dernières années. Sergio Marchionne devient administrateur délégué du groupe FIAT en 2004. Il partage avec le gouvernement Berlusconi l’objectif de transformer en profondeur le système italien de relations professionnelles en réaffirmant le pouvoir managérial et la prééminence de la négociation d’entreprise (Rehfeldt, 2012, 30).
41 L’affaire commence à Pomigliano en Campanie. Sous la pression d’un chantage à la délocalisation de la production de la Panda en Pologne, le patron de FIAT y a imposé en juin 2010 le premier accord d’entreprise dérogatoire aux conventions nationales et de branche. L’accord signé entre la direction de FIAT et quatre syndicats [10] introduit des dérogations sur le temps de travail permettant à l’usine de tourner 24 heures/24, six jours sur sept, une flexibilité accrue par des semaines allant de 24 à 48 heures ; des dérogations aux heures de repos obligatoires, une limitation du droit de grève et enfin des sanctions pour « formes anormales d’absentéisme ». Il implique en contrepartie le rapatriement de la production de la Panda en Italie, soit un investissement à hauteur de 700 M€. L’accord est approuvé par référendum : 62 % des ouvriers votent pour le 22 juin 2010, malgré l’opposition de la FIOM. Cette dernière a par la suite poursuivi FIAT en justice au motif que l’accord était illégal, mais elle été déboutée.
42 Quelques mois plus tard à l’usine de Mirafiori, l’usine historique de Turin, les salariés ont approuvé un accord similaire qui durcit les conditions de travail contre une promesse d’investissement significatif de Fiat et Chrysler permettant d’éviter la fermeture du site. L’accord prévoit entre autres une augmentation des volumes horaires sur la période de travail journalière (« shift »), des pauses raccourcies, des restrictions au droit de grève. Il a été approuvé par 54 % des salariés.
43 Ces accords permettent d’augmenter la durée du travail et de flexibiliser les horaires en réduisant les temps de pause et en augmentant les heures supplémentaires, en échange de garanties d’emploi et d’investissement. FIAT a exprimé son souhait de recourir à des accords similaires dans ses autres usines. Sergio Marchionne indique ainsi : « il ne peut pas y avoir deux systèmes différents pour la même entreprise et le même travail. » (cité par Cella, 2011, 27).
44 Ces deux accords dérogatoires ont valeur de précédents ; ils ont permis à FIAT de négocier l’ajout d’une clause d’opt-out permettant au groupe de s’affranchir de l’accord-cadre de la métallurgie de 2009. L’entreprise menaçait de se retirer de la fédération patronale de branche Federmeccanica si elle n’obtenait pas satisfaction, ce qu’elle a fait en octobre 2011 pour ne plus avoir à appliquer la convention métallurgie. Un accord de groupe a ensuite été signé (sans la FIOM, ce qui l’exclut de facto de la représentation syndicale chez FIAT). Le 22 décembre, la Federmeccanica a adopté une convention collective spécifique pour l’automobile qui reprend les principes des accords de FIAT (Rehfeldt, 2012, 31).
45 Dès l’été, les accords d’entreprise dits « modificateurs » ont été autorisés par l’accord national du 28 juin 2011 entre Confindustria et 3 organisations syndicales, CGIL, CISL et USL, formalisant par ailleurs des règles de représentativité syndicale pour la négociation d’accords collectifs. [11] La clause autorise les entreprises membres de Federmeccanica à conclure des accords d’entreprise dérogatoires dans deux cas de figures : (i) en présence d’un investissement significatif pour soutenir le développement économique et l’emploi de l’entreprise (ii) pour gérer les effets d’une crise qui touche l’entreprise. Les accords d’entreprise signés dans ce cadre doivent respecter les salaires minimum, les droits des salariés et indiquer les parties de l’accord-cadre auxquelles ils dérogent, et pour combien de temps (Galetto, 2011, 13). La convention de branche peut également encadrer ces accords dérogatoires. Du point de vue de ses effets, il s’agit d’une procédure similaire aux clauses d’ouverture introduites en Allemagne en 2004, à la différence qu’elle ne résulte pas véritablement d’une négociation mais d’un coup de force imposé par le patronat de FIAT.
Conclusion
46 Cet article met en évidence les limites de l’européanisation de la gouvernance des risques socio-économiques en dépit de la diffusion du modèle de « flexicurité ». Il montre la persistence de modes d’ajustements distincts propre à chaque variété de capitalisme (Hall et Soskice, 2001 ; Hancké, Rhodes et Thatcher, 2007). La comparaison entre l’Allemagne, l’Italie et la France fournit une grille de lecture qui permet de sortir des prismes d’analyse nationaux et de confronter différentes configurations de négociation des ajustements de l’emploi. Les trajectoires d’ajustement divergentes s’expliquent autant par les réactions à la crise des acteurs syndicaux, patronaux et gouvernementaux, que par l’évolution plus générale des cadres de la négociation collective et des rapports entre partenaires sociaux dans laquelle elles s’inscrivent.
47 En Allemagne, on peut véritablement parler d’un compromis en faveur de la sauvegarde de l’emploi et d’une flexibilité négociée. La crise a accentué les concessions des syndicats en faveur de la flexibilité interne pour éviter les licenciements. Mais les organisations syndicales étaient déjà bien avant engagées dans cette voie et cette évolution repose sur des instruments plus anciens. Les accords visant à accroître la flexibilité contre des garanties patronales en faveur de l’emploi n’ont fait que se multiplier au cours des années 2000. En Italie, la décentralisation de la négociation collective amplifiée par la possibilité d’accords dérogatoires et le lien avec le dispositif de réduction temporaire des heures travaillées fournit des marges d’ajustement importantes de l’emploi à l’intérieur de l’entreprise, à l’image des développements emblématiques chez FIAT. Ces évolutions sont davantage subies que véritablement négociées entre patronat et syndicats : les salariés concernés sont moins protégés qu’en Allemagne.
48 En France, les syndicats ont privilégié la défense des statuts des salariés et la question de la flexibilité pour le maintien de l’emploi est restée peu présente dans les négociations jusqu’en 2013, l’amortisseur principal de la crise étant l’assurance chômage. La négociation sur l’emploi au niveau de l’entreprise n’a qu’exceptionnellement touché à la flexibilité du temps de travail au cours des années récentes ; ainsi cette voie d’ajustement n’existe quasiment pas jusqu’en 2013 où elle commence à être encadrée par l’ANI puis la loi. Mais les accords compétitivité-emploi restent très peu nombreux à ce jour [12], de sorte que l’on ne puisse conclure à véritable tournant. Ce facteur contribue, avec l’usage limité du chômage partiel à expliquer la prédominance de la flexibilité externe et le recours plus généralisé au licenciement.
49 L’échange flexibilité contre sécurité face à la crise se joue ainsi différemment d’un pays à l’autre en fonction d’une « dépendance au sentier » : les institutions existantes et les choix antérieurs, mais aussi les rapports de force contraignent les stratégies d’acteurs. En Allemagne, les développements récents se situent pleinement dans la continuité historique. En revanche, en France et en Italie on observe une bifurcation face à la crise. Dans le cas français, il s’agit d’un essor inédit de la négociation sur l’emploi à tous les niveaux, poussé par la position de la CFDT et la volonté de la nouvelle majorité gouvernementale de relancer le dialogue social à partir de 2012. En Italie enfin, on assiste à une remise en question du corporatisme traditionnel à la faveur d’un affaiblissement des syndicats et d’un coup de force patronal dans un secteur emblématique.
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Notes
-
[1]
Les principales critiques portent sur le nombre insuffisant d’emplois à pourvoir en temps de crise et sur les effets des politiques d’austérité qui ont freiné l’expansion des politiques actives, relativement coûteuses, au moment même où le chômage augmentait (Erhel et Levionnois, 2013 ; Heyes, 2013).
-
[2]
Cette perspective d’une logique d’appropriation différenciée rejoint les analyses de nombreux travaux sur l’européanisation mettant en avant les usages domestiques des normes européennes. Voir par exemple Graziano et al., (2011) dans le domaine des politiques sociales et de l’emploi.
-
[3]
Pour des statistiques détaillées sur les usages du chômage partiel en France, se référer à Calavrezo et Duhautois (2013). Pour des statistiques nationales sur l’Allemagne et l’Italie, voir par exemple Sacchi et al. (2011).
-
[4]
Dirigé par Colin Crouch et porté par l’université de Warwick (Royaume-Uni), le projet GUSTO financé par le 7e Programme cadre de recherche et développement (PCRD) de l’UE s’est intéressé à la gouvernance de l’incertitude socio-économique dans les sociétés européennes, examinée à travers plusieurs domaines de politiques publiques et de régulation sociale. L’équipe dont l’auteure était membre s’est concentrée plus particulièrement sur les relations professionnelles et la négociation collective en menant une étude comparée dans sept pays européens.
-
[5]
Le Bade-Wurtemberg fait fréquemment figure de région pilote en matière de négociation et d’autres régions s’en inspireront par la suite.
-
[6]
Arbeitskonten.
-
[7]
Les comptes épargne-temps allemands autorisent des soldes négatifs, notamment dans l’automobile où ils peuvent atteindre -200 heures (Hege, 2009, 65).
-
[8]
Patrick Pierron (CFDT), entretien, L’Usine Nouvelle, 20 mars 2012.
-
[9]
Les accords sur l’emploi restent toutefois difficiles à isoler dans la mesure où les négociations ne portent pas toujours explicitement sur l’emploi en tant que tel, mais peuvent y toucher parmi d’autres aspects.
-
[10]
Federazione Italiana Metalmeccanici (FIM-CISL), Unione Italiana Lavoratori Metalmeccanici (UILM), Sindacato autonomo metalmeccanici e industrie collegate (FISMIC), Unione Generale del Lavoro (UGL), mais pas la FIOM-CGIL.
-
[11]
Auparavant régime volontariste de reconnaissance (voir Rehfeldt, 2012).
-
[12]
Au 31 janvier 2014, seuls deux accords entrant dans le champ de la loi de juin 2013 visant à les encadrer en tant que réponses à des difficultés conjoncturelles ont été signés. D’autres négociations sont restées en marge de la loi, et donc à l’écart des garanties qu’elle prévoit.