Notes
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[1]
Conseil européen d’Amsterdam, 16 et 17 juin 1997, Conclusions de la présidence, Annexe 1, Résolution du Conseil européen sur la croissance et l’emploi. hhttp :// www. consilium. europa. eu/ ueDocs/ cms_Data/ docs/ pressData/ fr/ ec/ 032b0 006.htm
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[2]
Conseil européen de Lisbonne, 23 et 24 mars 2000, Conclusions de la présidence. hhttp :// www. consilium. europa. eu/ ueDocs/ cms_Data/ docs/ pressData/ fr/ ec/ 00100-r1. f0. htm
-
[3]
2002/177/CE, « Décision du Conseil du 18 février 2002 sur les lignes directrices pour les politiques de l’emploi des États membres en 2002 », Journal officiel n° L 060, 01/03/2002, pp. 0060-0069. http ://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do ?uri=CELEX :32002D0177 :FR :HTML
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[4]
Le texte adopté par le conseil contenant les lignes directrices pour l’emploi étant relativement long, on invitera le lecteur à s’y reporter, puisque leur énoncé seul ne permet pas toujours d’en saisir la substance. Ainsi, par exemple, « favoriser une approche fondée sur le cycle de vie » (LD 18) implique le développement de « parcours vers l’emploi » pour les jeunes, l’accroissement de l’activité professionnelle des femmes, le développement des structures abordables de gardes d’enfants, le « soutien au vieillissement actif » par des « mesures adéquates favorisant le travail et décourageant les retraites anticipées », etc.
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[5]
Insérées dans les « lignes directrices pour la croissance et l’emploi » ; elles portent les numéros 17 à 24.
-
[6]
Conseil européen d’Amsterdam, 16 et 17 juin 1997, Conclusions de la présidence, Annexe 1, Résolution du Conseil européen sur la croissance et l’emploi. hhttp :// www. consilium. europa. eu/ ueDocs/ cms_Data/ docs/ pressData/ fr/ ec/ 032b0 006.htm
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[7]
On ne trouve aucune mention du chômage dans les considérants de la décision du conseil portant approbation des lignes directrices pour l’emploi 2005-2008. Dans la version précédente, en 2003,3 considérants seulement sur 23 faisaient directement mention des chômeurs ou du chômage. Le n°10 indiquait que des politiques actives efficaces devraient permettre de contribuer à la réalisation des objectifs de plein emploi « en veillant à ce que les chômeurs et les personnes inactives soient en mesure d’être compétitives et intégrer le marché du travail ». Les considérants nos 16 et 20 portaient sur les écarts en termes d’emploi et de chômage, entre hommes et femmes, d’une part, et entre régions, d’autre part.
-
[8]
Le texte ne précise pas le sens de cette « prévention » : s’agit-il de viser toutes les catégories de chômeurs ou plutôt ceux qui sont durablement exclus du marché du travail ?
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[9]
Pour un aperçu, voir par exemple Samuelson (1972), Phelps (1990), ainsi que les références citées infra.
-
[10]
Non Accelerating Rate of Unemployment.
-
[11]
Économiste renommé devenu conseiller au ministère de l’emploi en Grande Bretagne après l’élection de Tony Blair.
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[12]
Cette idée est parfois énoncée de façon très directe par certains économistes. Ainsi pour Krugman, baisser le chômage d’équilibre nécessite d’augmenter le désespoir des chômeurs : « Theory, experience and econometric evidence all suggest that countries with a high natural rate of unemployment can bring down those natural rates by reducing both the generosity and duration of benefits to the unemployed, thereby increasing the desperation with which the unemployed must search for jobs » (Krugman, 1994, pp.38-39) (nous mettons en italique).
-
[13]
Dans le dernier rapport conjoint sur l’emploi, la commission européenne réitère son orientation tout en concédant que les résultats sont loin d’être ceux attendus : « les réformes sont payantes, telle est la conclusion à tirer des changements structurels entrepris par les États membres depuis les années quatre-vingt-dix et de leur incidence positive sur les multiples aspects du marché du travail. Les réformes ont contribué à accroître la composante en emploi de la croissance, à susciter des évolutions salariales plus favorables à l’emploi et à faire baisser les taux structurels de chômage. Cependant, au niveau de l’Union européenne dans son ensemble, la portée et l’ampleur des réformes ont manqué d’ambition et de conviction. Les progrès structurels restent insuffisants pour soutenir une plus grande croissance économique et de l’emploi » (http ://ec.europa.eu/employment_social/employment_strategy/jer_fr.pdf).
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[14]
La communication de la Commission européenne sur le Livre blanc (COM (93) 700) a été approuvée par le Conseil européen du 11 décembre 1993. La version française du texte a été publiée par l’association des Organisations interProfessionnelles d'entrepreneurs des Capitales Européennes (OPCE) l’année suivante (CE, 1994).
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[15]
Conseil européen, sommet de Bruxelles des 22 et 23 mars 2005, Conclusions de la présidence. http ://ue.eu.int/ueDocs/cms_Data/docs/pressData/fr/ec/84331.pdf.
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[16]
La part de la rémunération du capital, en pourcentage de la valeur ajoutée, suit le mouvement inverse de la part des salaires. Les profits des entreprises ont cru de façon importante mais n’ont pas alimenté l’investissement, dont la part dans le PIB n’a cessé de décroître (Husson, 2003).
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[17]
C’est bien le poids du chômage sur les relations de travail que met en évidence cette notion. Elle ne signifie évidemment pas que toute la population est au chômage, pas plus que le « plein emploi » ne désigne une société ou tout le monde occupe un emploi.
Introduction
1Depuis 1997, l'Union européenne (UE) s’est dotée d’une stratégie pour l’emploi (SEE) qui constitue un cadre incitatif à l’action des États membres en ce domaine. Celle-ci fait peu référence au chômage en tant que tel et ne fixe d'ailleurs pas d’objectifs quantifiés en la matière, cherchant plutôt à accroître le nombre de personnes à l’emploi au moyen de différentes politiques parmi lesquelles la formation, le développement de la mobilité et/ou l’augmentation de l’offre de travail. Développée par la stratégie de Lisbonne définie en mars 2000, la SEE est l’un des instruments de la société compétitive que l’Union s’efforce de construire. Dans cette perspective, les politiques structurelles de flexibilisation du marché du travail, la lutte contre l’inflation, ou encore la limitation des dépenses publiques constituent des impératifs.
2Conçue comme une politique de concurrence (Raveaud, 2004 ; Conter et Orianne, 2005), la SEE entend donner aux individus les meilleurs atouts dans un contexte international de plus en plus compétitif et entend augmenter le nombre de ces individus en concurrence, par l’allongement des carrières et la "mobilisation" d’une offre de travail élargie. La conjugaison de cette augmentation quantitative et qualitative de la main d’œuvre disponible avec une plus grande flexibilité du travail et une politique de modération salariale doit ainsi permettre d’augmenter le nombre de personnes occupant un emploi. Dans ce cadre, un niveau de chômage minimum est néanmoins nécessaire, pour contraindre l’acceptation de davantage de flexibilité et limiter les exigences de hausse salariale.
3La croissance de l'emploi devrait ainsi résulter d’un effort de solidarité entre les salariés : ceux qui disposent d'un emploi doivent renoncer à certains acquis pour que davantage de salariés se (re)retrouvent eu travail (Fitoussi, 1995). En ce sens, les pouvoirs publics ont à proposer aux travailleurs un « nouvel échange » dont les termes sont les suivants : davantage de flexibilité et de modération salariale en contrepartie d’une aide au développement de l’employabilité. La politique de l’emploi est ainsi appelée à poursuivre un nouvel objectif : celui d’un équilibre entre flexibilité et sécurité, ou « flexicurité » dans le vocabulaire européen.
4Ce chapitre interroge l’absence d’objectif quantitatif de la SEE en termes de réduction du chômage et l’apparente contradiction de cette situation avec le but affiché d’atteindre le « plein-emploi ». Dans un premier temps, nous présenterons le dispositif de la SEE, notamment les « lignes directrices » qu'il met en œuvre. Nous examinerons ensuite son architecture théorique : la SEE semble en effet s’appuyer sur une approche théorique économique qui insiste sur le développement de l’offre de travail et sur les réformes structurelles du marché du travail. Enfin, nous montrerons que la SEE s'inscrit dans une perspective cohérente avec les Grandes orientations de politique économique (GOPE) de l’UE. En particulier, l’objectif de stabilité des prix exige une modération des salaires et permet de comprendre la priorité accordée à la croissance de l’emploi sur la réduction du chômage.
1. Les objectifs de la SEE en termes d’emploi et de chômage
5Dans le cadre de la SEE, les États membres se sont entendus en 2001 pour élever le taux d’emploi à 67% en 2005 et à 70% à l'horizon 2010. Des objectifs spécifiques ont également été formulés pour les femmes et les travailleurs âgés (55 à 64 ans), dont les taux d’emploi devront atteindre respectivement 60% et 50% en 2010. Ces ambitions semblent de plus en plus difficiles à respecter, eu égard à la situation de certains États membres, si bien que la Commission a exprimé à plusieurs reprises ses vives inquiétudes et à invité ces derniers à redoubler leurs efforts. Mais qu’en est-il du chômage ? La SEE reste très discrète sur cette question et ne se fixe pas d’objectif quantifié en la matière. Si un taux d’emploi global de 70% est assimilé par les textes européens au « plein emploi », il s’agit toutefois d’un abus de langage dans la mesure où, pris à la lettre, cela signifierait que la SEE vise la disparition (quasi) totale du chômage, alors que tel n'est pas son dessein et qu'elle ne s'en donne de toute façon pas les moyens.
Le grand écart entre « plein-emploi » et « taux élevé d’emploi »
6Les buts de la SEE ont progressivement évolué et ont été affinés au fil des conseils européens. Il était initialement question « de promouvoir l’existence d’une main d’œuvre qualifiée, formée et susceptible de s’adapter, et de veiller à ce que les marchés du travail soient aptes à réagir aux évolutions de l’économie » [1]. En 2000, le sommet de Lisbonne a décidé d'une stratégie d’« amélioration quantitative et qualitative de l’emploi » [2]. Pour ce faire, il s’agissait de « porter le taux d’emploi à un niveau aussi proche que possible de 70% d’ici à 2010 ». Depuis le sommet de Stockholm de 2001, cet objectif quantifié a été plus ou moins explicitement assimilé au « plein emploi », puisque les lignes directrices pour l'emploi définies depuis 1999 ont été complétées en 2002 par des « objectifs horizontaux » sous le titre suivant : « Créer les conditions propices au plein emploi dans une société fondée sur la connaissance » [3]. En ce sens, la définition du « plein emploi » par un taux d’emploi, c’est-à-dire une convention statistique, est problématique.
Le taux d’emploi se définit selon le rapport suivant :
Population ayant un emploi
Ensemble de la population âgée de 15 à 64 ans
8Le plein emploi est, quant à lui, un objectif de société. Théorisé par Beveridge dès 1944, il signifie que toutes les personnes souhaitant travailler (qui forment la « population active ») disposent d’un emploi. Dans cette acception, le plein emploi n'équivaut pas à l’absence de chômage mais à la limitation de celui-ci à un niveau frictionnel - généralement estimé à 3% environ - qui correspond à des périodes brèves de transition entre deux emplois. Deux conditions sont émises pour atteindre cette situation : que le nombre d’offres d’emploi soit supérieur au nombre de chômeurs et que les emplois proposés le soient à des salaires décents, permettant aux chômeurs de les occuper (Alaluf, 2000).
9La définition de la population active repose sur des conventions variables selon les pays. Elle est ainsi fonction de l’âge limite de la scolarité obligatoire, de l’âge légal de départ à la retraite ou des caractéristiques culturelles et socio-économiques des pays et des systèmes de sécurité sociale (Verly, 2004). Par conséquent, elle peut s’écarter considérablement de la « population âgée de 15 à 64 ans » utilisée par l'UE comme dénominateur dans le calcul du taux d’emploi. Le taux d’emploi et le plein emploi sont donc des notions très différentes, dont l’amalgame n’est pas sans conséquence sur la conduite des politiques publiques. Le taux d’emploi, tel que mesuré par les statistiques, peut s’accroître si le nombre d’emplois augmente (plus vite que la population), mais aussi grâce au développement du travail à temps partiel, des emplois précaires, des programmes d’activation, de l’intérim, etc. Ces diverses formes de travail ont un effet positif sur le taux d’emploi, même si « l’amélioration du score ne se confond pas avec l’amélioration réelle de la situation de l’emploi » (Salais, 2004, p. 313).
Les priorités de la SEE
10La SEE est un outil au service d'une stratégie plus globale encore - celle de Lisbonne - selon laquelle l’Europe doit devenir la « société de la connaissance » la plus compétitive au monde, ce qui implique une main-d’œuvre hautement qualifiée, mobile et disponible, en quantité suffisante, flexible et au coût limité. De nombreux travaux ont décrit son mode de fonctionnement et ses principales évolutions (Pochet et Degryse, 2003 ; Goetschy, 2003). Rappelons brièvement que ses priorités sont énoncées dans les lignes directrices adoptées par l’UE, que les États membres s’engagent à mettre en œuvre. Ces dernières définissent des objectifs qui, dans le cadre d'une méthode ouverte de coordination, servent de guide aux politiques nationales. Elles traduisent assez précisément les orientations de la politique mise en oeuvre et s’inscrivent, malgré des changements, dans une évidente continuité. L’encadré suivant présente l’intitulé des lignes directrices pour l'emploi adoptées pour la période 2005-2008 [4].
11Lignes directrices pour l’emploi 2005-2008
L.D. 17 - « Appliquer des politiques de l’emploi visant à atteindre le plein emploi, à améliorer la qualité et la productivité du travail et à renforcer la cohésion sociale et territoriale ».
L.D. 18 - « Favoriser une approche fondée sur le cycle de vie à l’égard du travail ».
L.D. 19 - « Créer des marchés du travail qui favorisent l’insertion, augmenter l’attractivité du travail, rendre le travail financièrement attrayant pour les demandeurs d’emploi, y compris les personnes défavorisées et les inactifs ».
L.D. 20 - « Améliorer la réponse aux besoins du marché du travail ».
L.D. 21 - « Favoriser la flexibilité en la conciliant avec la sécurité de l’emploi et réduire la segmentation des marchés du travail, en tenant dûment compte du rôle des partenaires sociaux ».
L.D. 22 - « Assurer une évolution des coûts du travail et des mécanismes de fixation des salaires favorables à l’emploi ».
L.D. 23 - « Accroître et améliorer l’investissement dans le capital humain ».
L.D. 24 - « Adapter les systèmes d’éducation et de formation aux nouveaux besoins en matière de compétences ».
12La SEE repose ainsi sur quatre dimensions essentielles : (1) le développement de l’offre de travail, (2) l’activation et la formation, (3) la flexibilité et la transparence du marché du travail et (4) la limitation du coût du travail.
- Augmenter l’offre de travail signifie « attirer et retenir davantage de personnes sur le marché du travail », ou, pour le dire autrement, veiller à ce que davantage de personnes souhaitent travailler. Il s’agit principalement de créer des « parcours vers l’emploi » pour les jeunes, d’accroître l’activité des femmes, de soutenir le « vieillissement actif » (c’est-à-dire augmenter le taux d’emploi des personnes âgées et reculer le moment de départ à la retraite) (LD 18). Il est aussi prévu de « gérer de manière judicieuse la migration économique » (LD 20).
- Les politiques dites « actives » et la formation professionnelle comprennent l’ensemble des démarches individualisées d’accompagnement des chômeurs : « identification précoce des besoins », orientation et formation. Ces politiques sont qualifiées de « préventives », ce qui est discutable dans la mesure où elles s’adressent à des individus qui sont déjà sans emploi. Elles semblent destinées essentiellement à la prévention du risque d’enlisement dans le chômage de longue durée. Les réformes des systèmes de sécurité sociale et d'indemnisation du chômage font également partie de cette catégorie de mesures : la SEE prévoit ainsi d’« adapter en permanence les incitations et effets dissuasifs découlant des systèmes de prélèvement et de prestations, y compris la gestion et la conditionnalité des prestations » (LD 19). La formation continue constitue une autre priorité. Celle-ci doit se développer de manière à être accessible « tout au long de la vie » (lifelong learning), pour répondre aux nouveaux besoins du marché du travail. Dans les versions précédentes des lignes directrices, ces diverses priorités étaient présentées comme des moyens d’accroître « l’employabilité ». Ce concept a disparu aujourd’hui des textes et tend à être remplacé par celui de « flexicurité ».
- La flexibilité est considérée comme une nécessité, dictée par l'évolution des formes de travail : « les travailleurs connaissent un parcours professionnel de plus en plus complexe, car les modes d’organisation du travail deviennent de plus en plus diversifiés et de plus en plus irréguliers, et ils doivent réussir un nombre croissant de transitions tout au long de la vie » (introduction à la LD 21). Il s'agit donc de faire face à cette situation et même de la favoriser, par exemple en « adaptant la législation relative à l’emploi » et « les différentes modalités contractuelles et dispositions relatives au temps de travail » (LD 21). Seule une importante flexibilité semble en mesure de satisfaire aux impératifs de la compétitivité et garantir l'occupation d'un emploi. Ainsi, « compte tenu de l’évolution rapide des économies et des restructurations qu’elle entraîne, les travailleurs doivent s’adapter à de nouvelles méthodes de travail, à l’évolution de leur statut professionnel et doivent être prêts à se former tout au long de la vie. La mobilité professionnelle est également requise pour élargir l'accès aux possibilités d'emploi » (introduction à la LD 21). Le fonctionnement du marché du travail doit aussi être amélioré, notamment par la transparence des offres d’emploi, la mobilité, l’anticipation des besoins en compétences et la prévention des « pénuries et blocages sur le marché du travail » (LD 20).
- Enfin, la modération salariale est une dimension majeure de la SEE. L’injonction est claire, même si elle s’appuie sur un vocabulaire particulier. Il ne s’agit pas, dans le texte, de « limiter les salaires » mais de « créer un cadre adéquat pour les négociations salariales permettant de tenir compte des défis à relever du point de vue de la productivité ». De la sorte, « l’évolution des salaires devrait être en adéquation avec la croissance de la productivité tout au long du cycle économique et refléter la situation du marché du travail » (introduction à la LD 22). La diminution des cotisations de sécurité sociale et de la fiscalité sur le travail, évoquée plus haut, doit également concourir à cet abaissement des coûts.
14Ces enjeux - accroissement de l'offre de travail, activation, flexibilité et modération salariale - avaient déjà clairement été énoncés dans les conclusions du sommet d’Amsterdam en 1997 : « Un des objectifs prioritaires devrait être de promouvoir l’existence d’une main d’œuvre qualifiée, formée et susceptible de s’adapter, et de veiller à ce que les marchés du travail soient aptes à réagir aux évolutions de l’économie. Les réformes structurelles doivent être complètes dans leur portée, par opposition aux mesures limitées ou occasionnelles, afin de traiter d’une manière cohérente la question des incitations à la création et à l’acceptation d’emplois » [6].
Le chômage dans la SEE : une présence discrète
15Si l'emploi est au centre des textes examinés, les lignes directrices font en revanche très rarement référence au chômage de manière explicite [7]. Le terme est évoqué cinq fois (sur huit pages), sans jamais être associé à un objectif quantitatif. Il est ainsi fait mention de la volonté de « réduire les disparités régionales en matière de chômage », de même que les disparités entre hommes et femmes. La nécessité de « prévenir le chômage » [8] pour soutenir l’activité, ainsi que les trappes « du chômage, de la pauvreté et de l’inactivité » sont également évoquées. A cet égard, les jeunes constituent un groupe cible mis en évidence, puisqu'il est : « nécessaire d’agir contre le chômage des jeunes qui est en moyenne deux fois supérieur au chômage global ». Plus généralement, la « réduction du chômage » est présentée comme un des résultats des politiques visant le plein emploi : « celles-ci devraient aider l’Union à atteindre un taux d’emploi total de 70% et à réduire le chômage et l’inactivité » (LD 17).
16Bien qu'elle ne se fixe pas de résultat à atteindre dans la lutte contre le chômage, la SEE se donne cependant des objectifs de moyens. La dernière version des lignes directrices rappelle ainsi celles formulées en 2003 à propos des mesures actives. « Tous les chômeurs devraient se voir offrir un nouveau départ avant le sixième mois du chômage pour les jeunes et le douzième mois de chômage pour les adultes, sous forme d’une formation, d’une reconversion, d’expérience professionnelle, d’un emploi ou de toute autre mesure propre à favoriser leur insertion professionnelle, combinée, le cas échéant, à une assistance permanente en matière de recherche d’emploi ». Pour les chômeurs de longue durée, il s'agira d'offrir à 25% d'entre eux l'une ou l'autre de ces dispositions, à l’exception de… l’emploi.
17Dans l'ensemble, les lignes directrices insistent sur l’emploi et le taux d’emploi. La diminution de l’inactivité est autant, sinon plus, soulignée que le niveau de chômage. Un des objectifs fondamentaux de la SEE est d’« attirer un plus grand nombre de personnes sur le marché du travail ». A cette fin, il convient de « diminuer l’inactivité », d'« augmenter l’offre de main d’œuvre », de « réduire les écarts en matière d’emploi entre les personnes défavorisées, y compris les personnes handicapées, et les autres », de développer l’activité des femmes et finalement de prolonger la durée de la vie active. La SEE n’énonce donc pas tant un objectif de diminution du chômage pour évoluer vers le plein emploi (au sens strict du terme) qu'une augmentation de l’emploi et surtout du nombre de personnes occupant un emploi. Pour garantir une participation massive au marché du travail, la « mobilisation de la main d’œuvre » est nécessaire, que celle-ci soit au chômage, inactive, âgée ou issue de la « migration économique ». La présence discrète du chômage dans la SEE peut se comprendre si l’on s’intéresse aux fondements théoriques de celle-ci, tant en ce qui concerne les causes du phénomène que les politiques de l’emploi à mettre en œuvre.
2. Architecture théorique de la SEE
18La SEE se présente comme une stratégie intégrée et cohérente. Par son contenu et son mode de fonctionnement, elle contribue à la diffusion d’une certaine représentation de la société, de l’emploi et du chômage : « the EES is promoting and popularising a certain diagnosis of the problem (interpretation of the causes of the problem), legitimisation principles, targets of intervention and definition of the role played by the State » (Serrano Pascual, 2003, p. 151). Il est donc essentiel d’identifier les théories et discours qui sous-tendent son action. On trouve dans l'approche économique néoclassique [9] une conception du chômage et des politiques d’emploi semblable à celle véhiculée par la SEE, qui s'articule autour d'un référentiel libéral. Ce constat n’empêche par de reconnaître que cette dernière est le fruit de négociations politico-administratives et de rapports de forces entre représentants politiques ou d’institutions diverses (Pochet et Degryse, 2003 ; Barbier, 2004). Notre propos n’est pas de présenter ici la théorie dans toute sa complexité mais d’en souligner les principaux aspects normatifs, s’agissant essentiellement des politiques de l’emploi et du comportement des chômeurs.
De la cause et de la fonction du chômage
19L'économie néoclassique considère le travail comme un objet d’échange sur un marché. Ainsi, l’offre de travail (par les individus) y est confrontée à la demande (de la part des entreprises), la rencontre entre l'un et l'autre se réalisant autour d’un prix : le salaire d’équilibre. Dans cette perspective, le chômage sera considéré comme structurel, puisqu'il naît des imperfections qui empêchent le salaire de se fixer au niveau concurrentiel censé assurer l’égalité entre l’offre et la demande de travail. Ces entraves se composent de tous les éléments qui ne permettent pas aux salaires de s'adapter au gré de l’évolution de l’offre et la demande de travail : la présence de syndicats, les conventions collectives, les allocations de chômage et la protection sociale, les cotisations de sécurité sociale, la réglementation du travail, le salaire minimum, etc. Ces protection n'incitent pas les chômeurs à accepter des salaires inférieurs à ceux dont bénéficient les salariés. La pression à la baisse, que le chômage exerce sur les salaires est donc limitée. On le voit, ici la relation entre chômeurs et salariés est au cœur de la détermination des salaires. Ainsi, la théorie des insiders-outsiders (Lindbeck et Snower, 1988) insiste sur le rôle des dispositifs et des institutions qui entravent la participation des chômeurs (outsiders) aux négociations salariales, réservées aux salariés (c’est-à-dire aux insiders). Dans ce modèle, les insiders négocient leurs salaires sans (trop) se préoccuper du chômage car ils bénéficient d’une rente de situation. Les outsiders n’ont en effet qu’une influence indirecte sur ces négociations : ils pourraient remplacer les insiders dans l’emploi (en acceptant des salaires plus bas que les insiders), mais cette substitution entraînerait, pour l’entreprise, des coûts de transaction (turnovercosts), liés aux licenciements, aux recrutements, à la formation, etc., lourds et dissuasifs. La relation didactique entre outsiders et insiders apporte un autre enseignement : si le chômage diminue, la pression exercée par celui-ci se fait moins forte et les insiders gagnent en pouvoir de négociation, ce qui se traduit par des augmentations de salaires. Si, pour conserver leur marge, les entreprises répercutent ces hausses sur le prix des biens et services, ce processus aboutira à une poussée inflationniste.
20Dès lors, on comprend aisément l’utilité, formulée par la théorie néoclassique, d’un taux « minimum de chômage nécessaire », appelé également chômage d’équilibre, ou encore NAIRU [10], pour limiter les exigences salariales et donc l'inflation. Pour reprendre une assertion connue, le chômage n’est pas qu’un problème, c’est aussi une solution. Néanmoins, pour que les chômeurs exercent une pression crédible sur les travailleurs, il faut qu’ils soient disponibles, bien formés et en recherche active de travail. Davoine, critiquant les travaux de Layard [11] indique que, pour celui-ci, les chômeurs jeunes et de longue durée ne sont pas assez compétitifs sur le marché du travail : « en d’autres termes, ils ne sont pas des outsiders très inquiétants pour les insiders (…) et ils n’exercent pas de pression à la baisse sur les salaires » (Davoine, 2005, p. 9). Fitoussi confirme que, selon cette approche, « ces chômeurs [de longue durée] ne seraient plus considérés comme des concurrents potentiels sur le marché du travail et leur nombre n’affecterait plus vraiment la formation des salaires » (Fitoussi, 1995, p. 182). C’est donc l’intensité de la recherche d’emploi, plus encore que l’existence du chômage, qui constitue un réel instrument de modération des salaires. Dans cette perspective, il ne faut évidemment pas qu’un système d’indemnisation désincite les chômeurs à chercher du travail [12]. Il s'agit, au contraire, de les encourager dans cette démarche grâce notamment aux politiques « d’activation » (formation, accompagnement, aide à la recherche d’emploi). Ce n'est qu'en l’absence des « rigidités » évoquées plus haut et grâce à la compétitivité des demandeurs d'emploi que le chômage contribue à discipliner et à limiter les prétentions salariales :« if the insiders demand too much compensation or call too many strikes or put too little effort into their jobs, the employers may find it worthwhile to dismiss insiders and replace them by outsiders » (Lindbeck et Snower, 1988, p. 11).
21Toutefois le chômage prive l'économie de ressources productives et a un coût. L’enjeu, pour les décideurs politiques, sera par conséquent de réduire le niveau du « chômage structurel » : plus les chômeurs seront actifs (et constitueront de véritables demandeurs d’emploi), plus le nombre d’entre eux requis pour peser sur le marché du travail sera limité. Ainsi, « if unemployed workers seek harder, there need to be fewer of them in order to restrain wage pressure » (Layard et al., 1991, p. 34). En ce sens et comme le souligne Husson, l'économie néoclassique postule que « le retour au plein emploi n’est donc ni crédible ni souhaitable car il se traduirait par une progression des salaires, donc de l’inflation et par une baisse des profits, par conséquent de l’investissement, de la croissance et, finalement, de l’emploi » (2004, p. 27).
Les impératives « réformes structurelles »
22S’il est acquis que le chômage est structurel, les politiques keynésienne de soutien de la demande sont par nature inefficaces. Aucune augmentation de la demande de travail n’induira, en effet, de modification du salaire du fait des rigidités du marché. Ce sont donc les politiques de réformes structurelles qui seront encouragées et présentées comme nécessaires [13]. Le courant de l'économie néoclassique peut être mobilisé pour légitimer ces réformes. Pour Lindbeck et Snower, « economic theories can have one or more of the following purposes : (i) to provide an understanding of why particular economic phenomena occur, (ii) to generate conditional predictions, and (iii) to suggest policy prescriptions » (1988, p. 239). Si l'on suit la théorie des insiders/outsiders, deux types de politiques doivent être menées. Les premières visent à réduire le pouvoir de négociation des insiders (reducing insiders power policies). Sont ainsi évoquées une réduction significative de la législation protectrice du travail (diminution des indemnités de préavis, facilitation administrative de licenciement, notamment) et la limitation du pouvoir syndical (restriction du droit de grève, par exemple). Les secondes ont pour objectif d'accroître la capacité d'influence des outsiders sur la négociation salariale (enfranchising outsiders). Les propositions portent sur la participation des (futurs) salariés aux bénéfices des entreprises (comme substitut partiel au salaire), le développement de systèmes d’apprentissage, de programmes de formation, du temps partiel et du temps de travail partagé (jobsharing), la création de nouvelles entreprises et la diminution de la couverture géographique, professionnelle et sectorielle des conventions collectives, au profit des négociations d’entreprises.
23Ces recommandations ne se trouvent pas directement et sous cette forme mises à l’agenda politique. A certains égards, elles sont en effet inacceptables pour la plupart des élites politiques, en raison des priorités sociales dont elles se revendiquent d'une part, des résistances que manifestent les travailleurs face aux atteintes de leur système de protection d'autre part. Toutefois, des stratégies plus subtiles et moins radicales sont mises en oeuvre par étapes : limitation du pouvoir d’influence des syndicats, assouplissement des droits des travailleurs, flexibilité accrue , etc.). Une des solutions privilégiées sera donc de diminuer le coût du travail pour se rapprocher du salaire d’équilibre. Si l’on sait que les salariés sont en général réticents à diminuer leurs salaires nominaux, on peut en revanche en freiner la progression ou baisser les cotisations sociales. Le discours européen semble ainsi admettre, voire propager, l'idée qu’une réduction du salaire indirect, ou même direct, est une condition du développement de l’emploi.
24Comme le montre Raveaud (2004 et 2006), cette conception du chômage et des politiques de l’emploi est présente dès les origines de la SEE. Le Livre Blanc Croissance Compétitivité Emploi (1993) indiquait clairement que les rigidités du travail sont largement responsables du chômage et mettait en cause les conditions de licenciements et les prélèvements obligatoires. La référence, même implicite, à la théorie des insiders-outsiders était évidente : « le système actuel des conventions collectives et les mécanismes qui y sont liés en matière de fiscalité et de coûts salariaux ont pour effet que les gains résultant de la croissance économique sont absorbés principalement par ceux qui ont un emploi, au lieu de servir à créer plus d’emplois » (CE, 1994, p. 153) [14]. Les orientations de la SEE apparaissent plus nettement à la lumière de cet aperçu théorique. Elles portent essentiellement sur l’augmentation du volume de l’emploi en misant sur une réduction de l’écart entre salaires réels et salaire d’équilibre. Il s’agit de rendre les insiders plus flexibles et les outsiders plus employables. « L’employabilité » est ainsi une exigence de concurrence (Conter et Orianne, 2005), dont la finalité est complémentaire aux politiques de flexibilité et de modération salariale.
Un prescrit qui bouleverse le rôle de l’État et des politiques de l’emploi
25La SEE témoigne ainsi d’une transformation importante de l'action publique, inscrite dans un changement de paradigme dominant (Vielle et al, 2005). D’une approche du chômage comme problème social, défini par ses conséquences en termes de précarité individuelle, l’on passe à une vision de l’emploi comme problème économique, un « haut niveau d’emploi » devant garantir la croissance et le financement des systèmes de protection sociale. Les politiques de l’emploi sont développées à la lueur d’un cadre cognitif qui valorise la concurrence entre individus et décrédibilise l’intervention de l’État en matière de création d’emplois, qu’il s’agisse du développement de l’emploi public ou du soutien à la croissance par des politiques expansionnistes ou de revenus. Comme le souligne Ramaux, « l’intervention publique dans le champ du social ne sort évidemment pas indemne de ce renversement de perspective. L’objectif central n’est plus de doter la main d’œuvre d’un statut lui offrant, entre autres, une croissance régulière de sa rémunération. Il est d’infléchir le fonctionnement du marché du travail afin de retrouver l’équilibre perdu par l’existence de rigidités structurelles » (2002, p. 63).
26En ce sens, la SEE contribue à des objectifs qui dépassent la réduction du chômage et s'inscrivent dans l'horizon beaucoup plus vaste de la politique économique de l’Union.
3. Une stratégie cohérente, des objectifs hiérarchisés
27La SEE est un instrument au service de cette « économie compétitive » élevée, depuis Lisbonne, au rang de projet de société européen. Une telle ambition suppose une large ouverture de tous les marchés à la concurrence et une réorientation des dépenses publiques vers des secteurs favorisant la croissance, comme la recherche et le développement, l’innovation, les nouvelles technologies et le capital humain. Elle doit bénéficier d'un « cadre macro-économique sain », caractérisé, selon les canons de l'UE, par une inflation et un déficit public extrêmement limités. La substance de la politique de l’emploi est le reflet des objectifs que s'assignent à différents niveaux les pouvoirs publics. A l'échelle européenne, les grandes orientations de politique économique (GOPE) énoncent les principes qui guident l'action des États membres en ce domaine. Le conseil européen de mars 2005 a d’ailleurs rappelé sans équivoque que les GOPE avaient vocation à « continuer d’englober tout l’éventail des politiques macro-économiques et micro-économiques, ainsi que les politiques en matière d’emploi, pour autant qu’il y ait interaction avec les premières » [15]. Or, les GOPE visent avant tout la stabilité des prix et préconisent ouvertement une limitation des salaires et des réformes du marché du travail afin de rendre celui-ci plus flexible. Elles présentent à cet égard une grande cohérence et reflètent fidèlement les principes des théories néo-libérales dominantes (Raveaud, 2004). La SEE semble donc remplir de façon adéquate sa mission de renforcement des GOPE, le binôme « coût du travail - qualité et flexibilité de la main-d’œuvre » paraissant constituer le centre du projet « d’économie compétitive » qu'elle poursuit.
28Le choix d’objectifs formulés en termes de taux d’emploi plutôt qu’en termes de chômage n’est, par conséquent, ni le fruit du hasard, ni l’objet d’une obscure nuance technique. C'est le moyen d'appliquer le principe du « NAIRU », c’est-à-dire d’augmenter le volume de l’emploi en conservant une réserve de chômage. Conformément à l'analyse de Feltesse, un haut niveau d’emploi est une façon « d’activer le potentiel de main-d’œuvre afin de récupérer les individus les plus intéressants pour le système productif » (2001, pp. 303-304). En résumé, « augmenter le taux d’emploi, c’est aussi nécessairement accroître l’offre de travail et donc la concurrence entre les salariés. C’est donc faire en sorte que la modération salariale, condition de la stabilité des prix, soit perpétuelle en raison de la ‘menace crédible’ que les chômeurs représentent pour les salariés occupés » (Raveaud, 2003, p. 171). En ce sens, la SEE formalise la rupture, évoquée plus haut, avec le cadre cognitif de l’État social. Les politiques structurelles à mener au nom de l’emploi remettent en cause d’un certain nombre de droits et d'acquis en matière de salaire et de protection sociale. Comme le dénonce Stiglitz, « le credo fondé sur la flexibilité du marché de l’emploi n’est qu’une tentative maladroitement dissimulée, sous prétexte d’efficacité économique, de revenir sur des acquis obtenus par les travailleurs après des années de négociation et d’action politique » (2002, p. 14). S’agissant de la modération salariale, la SEE n’est pas fondamentalement originale. Elle entérine et assure la pérennisation des politiques libérales menées dans la plupart des États européens depuis le début des années 1980. Le graphique suivant indique, de façon significative, l’évolution de la part des salaires dans la richesse nationale dans l'UE et aux États-Unis, au cours des 40 dernières années.
Part des salaires dans le PIB (%)
Part des salaires dans le PIB (%)
29Cette évolution s’est traduite par « une baisse des salaires réels (ou une augmentation de la part dévolue aux bénéfices), ce qui représente un renversement spectaculaire par rapport aux tendances prévalant vers 1980 » (Visser, 2001, p. 23) [16]. En effet, dès la fin des années 1980, les salaires ont été ramenés à un niveau inférieur à celui des années 1970 et même à celui des années 1960 (Raveau, 2004). Cette diminution de la part des salaires dans la richesse nationale est une conséquence du chômage de masse. Une politique qui entend perpétuer cette modération des salaires ne peut tolérer le risque du plein emploi réel. Considérant le travail facteur de production et mobilisant la population active dans une perspective de compétitivité et de soutien à la croissance (Gobin, Coron et Dufresne, 2004), la SEE apparaît donc cohérente avec les fondements théoriques et normatifs de la politique économique poursuivie par l’Union. Dans ce cadre, la primauté de la lutte contre l’inflation limite la politique de l’emploi à une politique de l’offre de travail. En voulant élever le taux d’emploi, la SEE stimule la concurrence entre salariés, entre salariés et chômeurs, entre inactifs et chômeurs, entre travailleurs âgés et demandeurs d’emploi, etc. Elle vise ainsi à baisser le chômage d'équilibre - tout en le maintenant à un niveau minimum - et à en réduire le coût (limitation du montant et de la durée des allocations, explicitement recommandées par les lignes directrices). La lutte contre la hausse des prix, condition de croissance durable, justifie cet objectif. Mais, comme le souligne Husson, « l’épouvantail de l’inflation sert surtout à masquer le fait qu’on veut graver dans le marbre une répartition des revenus très défavorable aux salariés » (2004, p. 27). La SEE est donc à considérer comme une stratégie visant la création d’emplois dans la mesure où, poursuit-il, celles-ci sont « subordonnées à un impératif : ne pas venir peser sur le marché du travail et, par delà, sur le partage de la valeur ajoutée ».
Conclusion
30Dans un processus d'intégration européenne privilégiant les intérêts de marché, la SEE a suscité de nombreuses attentes et a d'ailleurs été considérée au départ comme une réponse à l’europessimisme (Goetschy, 2003). Le modèle de « l’Europe compétitive » et des politiques sociales et économiques de concurrence aurait pu en effet contribuer à répondre aux problèmes d'emploi que connaissent la plupart des États membres. Dans ce cadre, la concurrence individuelle a été organisée à travers des politiques « d’activation » et « d’employabilité », afin notamment de rapprocher les chômeurs du marché du travail. Cependant, sans action significative des pouvoirs publics prenant l'initiative d'une augmentation de la demande de travail (réduction du temps de travail, politiques expansionnistes de type keynésien), ces mesures reviennent à augmenter la compétition des individus pour les postes disponibles. Derrière une rhétorique mobilisatrice du plein emploi se cache l’acceptation d’un « chômage nécessaire ». En cherchant à atteindre un taux d’emploi élevé, la SEE ne se fixe pas comme horizon la disparition complète du chômage, mais l’abaissement de celui-ci à un niveau économiquement acceptable, qui permette de contenir l’inflation. Cette politique se traduit par une limitation des salaires, une flexibilité plus grande des contrats de travail et, plus généralement, une déstabilisation du salariat (Castel, 1995 ; Friot, 1998). Dans cette perspective, le chômage permet de rendre plus « dociles » les personnes disposant d'un emploi, de réduire leurs prétentions salariales et de garantir un partage de la richesse nationale favorable au capital.
31A cet égard, la notion de « société de plein chômage » - définie par Maruani comme « une situation où le chômage pèse sur l’ensemble de la société » (2001, pp. 193-194) - est une clé de lecture intéressante. Ainsi que l’indique l'auteur, « le chômage n’est pas seulement la privation d’emploi pour un nombre important de personnes, c’est également un moyen de pression sur les conditions de travail et d’emploi de tous ceux qui travaillent. C'est au nom du chômage que l'on précarise l'emploi et que l'on rejette certaines catégories de salariés vers l'inactivité, que l'on cherche à diminuer les salaires et que l'on redéfinit les rythmes et temps de travail » (ibid.) [17]. La recherche d'un haut niveau d’emploi ne signifie donc pas la fin du chômage. Au contraire, une augmentation significative de l’offre de travail par l’allongement des durées de carrière, l’attrait d’inactifs sur le marché du travail et l’activation des chômeurs stimule la concurrence entre individus et peut renforcer la situation de « société de plein chômage ». D'un point de vue social, la SEE n’offre pas la réponse que l’on pouvait attendre de la politique européenne et reste largement subordonnée aux impératifs économiques et financiers. A l’attente de création massive d’emplois, elle répond par une offre d’employabilité bien différente d’une « stratégie de progrès social » fondée sur des objectifs de partage des « fruits de la croissance » (salaires indexés sur les gains de productivité, redistribution du travail, etc.) susceptible d’intéresser les citoyens au projet européen. Car, comme le souligne Husson, « on ne réconciliera pas le peuple avec l’Europe tant que celle-ci n’aura pas fait preuve de son utilité en matière de progrès social » (2004, p. 24).
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Notes
-
[1]
Conseil européen d’Amsterdam, 16 et 17 juin 1997, Conclusions de la présidence, Annexe 1, Résolution du Conseil européen sur la croissance et l’emploi. hhttp :// www. consilium. europa. eu/ ueDocs/ cms_Data/ docs/ pressData/ fr/ ec/ 032b0 006.htm
-
[2]
Conseil européen de Lisbonne, 23 et 24 mars 2000, Conclusions de la présidence. hhttp :// www. consilium. europa. eu/ ueDocs/ cms_Data/ docs/ pressData/ fr/ ec/ 00100-r1. f0. htm
-
[3]
2002/177/CE, « Décision du Conseil du 18 février 2002 sur les lignes directrices pour les politiques de l’emploi des États membres en 2002 », Journal officiel n° L 060, 01/03/2002, pp. 0060-0069. http ://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do ?uri=CELEX :32002D0177 :FR :HTML
-
[4]
Le texte adopté par le conseil contenant les lignes directrices pour l’emploi étant relativement long, on invitera le lecteur à s’y reporter, puisque leur énoncé seul ne permet pas toujours d’en saisir la substance. Ainsi, par exemple, « favoriser une approche fondée sur le cycle de vie » (LD 18) implique le développement de « parcours vers l’emploi » pour les jeunes, l’accroissement de l’activité professionnelle des femmes, le développement des structures abordables de gardes d’enfants, le « soutien au vieillissement actif » par des « mesures adéquates favorisant le travail et décourageant les retraites anticipées », etc.
-
[5]
Insérées dans les « lignes directrices pour la croissance et l’emploi » ; elles portent les numéros 17 à 24.
-
[6]
Conseil européen d’Amsterdam, 16 et 17 juin 1997, Conclusions de la présidence, Annexe 1, Résolution du Conseil européen sur la croissance et l’emploi. hhttp :// www. consilium. europa. eu/ ueDocs/ cms_Data/ docs/ pressData/ fr/ ec/ 032b0 006.htm
-
[7]
On ne trouve aucune mention du chômage dans les considérants de la décision du conseil portant approbation des lignes directrices pour l’emploi 2005-2008. Dans la version précédente, en 2003,3 considérants seulement sur 23 faisaient directement mention des chômeurs ou du chômage. Le n°10 indiquait que des politiques actives efficaces devraient permettre de contribuer à la réalisation des objectifs de plein emploi « en veillant à ce que les chômeurs et les personnes inactives soient en mesure d’être compétitives et intégrer le marché du travail ». Les considérants nos 16 et 20 portaient sur les écarts en termes d’emploi et de chômage, entre hommes et femmes, d’une part, et entre régions, d’autre part.
-
[8]
Le texte ne précise pas le sens de cette « prévention » : s’agit-il de viser toutes les catégories de chômeurs ou plutôt ceux qui sont durablement exclus du marché du travail ?
-
[9]
Pour un aperçu, voir par exemple Samuelson (1972), Phelps (1990), ainsi que les références citées infra.
-
[10]
Non Accelerating Rate of Unemployment.
-
[11]
Économiste renommé devenu conseiller au ministère de l’emploi en Grande Bretagne après l’élection de Tony Blair.
-
[12]
Cette idée est parfois énoncée de façon très directe par certains économistes. Ainsi pour Krugman, baisser le chômage d’équilibre nécessite d’augmenter le désespoir des chômeurs : « Theory, experience and econometric evidence all suggest that countries with a high natural rate of unemployment can bring down those natural rates by reducing both the generosity and duration of benefits to the unemployed, thereby increasing the desperation with which the unemployed must search for jobs » (Krugman, 1994, pp.38-39) (nous mettons en italique).
-
[13]
Dans le dernier rapport conjoint sur l’emploi, la commission européenne réitère son orientation tout en concédant que les résultats sont loin d’être ceux attendus : « les réformes sont payantes, telle est la conclusion à tirer des changements structurels entrepris par les États membres depuis les années quatre-vingt-dix et de leur incidence positive sur les multiples aspects du marché du travail. Les réformes ont contribué à accroître la composante en emploi de la croissance, à susciter des évolutions salariales plus favorables à l’emploi et à faire baisser les taux structurels de chômage. Cependant, au niveau de l’Union européenne dans son ensemble, la portée et l’ampleur des réformes ont manqué d’ambition et de conviction. Les progrès structurels restent insuffisants pour soutenir une plus grande croissance économique et de l’emploi » (http ://ec.europa.eu/employment_social/employment_strategy/jer_fr.pdf).
-
[14]
La communication de la Commission européenne sur le Livre blanc (COM (93) 700) a été approuvée par le Conseil européen du 11 décembre 1993. La version française du texte a été publiée par l’association des Organisations interProfessionnelles d'entrepreneurs des Capitales Européennes (OPCE) l’année suivante (CE, 1994).
-
[15]
Conseil européen, sommet de Bruxelles des 22 et 23 mars 2005, Conclusions de la présidence. http ://ue.eu.int/ueDocs/cms_Data/docs/pressData/fr/ec/84331.pdf.
-
[16]
La part de la rémunération du capital, en pourcentage de la valeur ajoutée, suit le mouvement inverse de la part des salaires. Les profits des entreprises ont cru de façon importante mais n’ont pas alimenté l’investissement, dont la part dans le PIB n’a cessé de décroître (Husson, 2003).
-
[17]
C’est bien le poids du chômage sur les relations de travail que met en évidence cette notion. Elle ne signifie évidemment pas que toute la population est au chômage, pas plus que le « plein emploi » ne désigne une société ou tout le monde occupe un emploi.