Notes
-
[1]
Epilogue, 2014, p. 156. Les références sont aux éditions originales (voir la bibliographie, p. 3-4).
-
[2]
Ibid., p. 158.
-
[3]
Ibid., p. 181.
-
[4]
« Chateaubriand et rien », Figures V, 2002, p. 247-248.
-
[5]
Bardadrac, 2006, p. 349.
-
[6]
Ibid., p. 39.
-
[7]
Codicille, 2009, p. 69.
-
[8]
Ibid., p. 71.
-
[9]
Ibid., p. 175-176.
-
[10]
Apostille, 2012, p. 27.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
Ibid., p. 27
-
[13]
Ibid., p. 13.
-
[14]
Ibid., p. 14.
-
[15]
Ibid., p. 15.
-
[16]
Ibid., p. 16.
-
[17]
Figures V, p. 289.
-
[18]
Ibid., p. 291.
-
[19]
Epilogue, p. 142.
-
[20]
Voir entre autres p. 12, p. 32, p. 33, p. 73, p. 122, p. 139, p. 141, p. 142, p. 152, p. 177, p. 201.
-
[21]
« Si le mot de “maître” pouvait avoir pour moi un sens, c’est clairement à lui seul que j’aurais pu, pendant quelques années, l’appliquer, si j’y avais songé et s’il ne s’y était pas, à cette époque, soigneusement dérobé lui-même » (Postscript, p. 217-218).
-
[22]
Ibid., p. 160.
-
[23]
« […] je me mis, il y a quelques mois, à lire vraiment les Mémoires d’outre-tombe. Et là, ce fut un éblouissement… » (« Pour un Chateaubriand de papier », Œuvres complètes, nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Eric Marty, t. V, Seuil, 1995, p. 767). J’évoque « l’affaire Enthoven » dans Le Vestiaire de Chateaubriand, Paris, Hermann, 2018, p. 14 sq.
-
[24]
Postscript, p. 180.
-
[25]
Ibid.
-
[26]
Entre autres dans Bardadrac : « Il avait donc ordinairement “confiance”, et ne craignait pas de faire des projets en public : il allait continuer de le faire pendant ses deux dernières années de séminaire au Collège de France, où il résorbait en objet d’étude un programme proprement asymptotique, et voué à ne s’accomplir que dans sa propre “préparation” » (p. 387).
-
[27]
Bardadrac, p. 151-152.
-
[28]
« Si j’étais écrivain et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons des “biographèmes” », Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971, p. 14. On trouve un autre clin d’œil dans Apostille : « Si un jour je me trouvais, comme on dit, “écrivain, et mort”, un très hypothétique éditeur posthume pourrait donc regrouper Bardadrac, Codicille et la présente Apostille sous un titre général, comme Michel Leiris a intitulé La Règle du jeu la série des quatre volumes autobiographiques que sont Biffures, Fourbis, Fibrilles et Frêle Bruit » (p. 306). Bien entendu, la référence à Leiris est un piège. On sait le nom qui compte vraiment.
-
[29]
Seuils, 1987, p. 150.
-
[30]
Ibid., p. 163.
-
[31]
Postscript, p. 124.
-
[32]
« J’ai bien déjà dû rendre quelque part hommage, oral ou écrit, à la négligence de Philippe Sollers, qui publia en 1966 un recueil d’essais intitulé Figures sans demander à son auteur, selon l’usage éditorial, d’y ajouter une introduction et/ou une conclusion propres à en établir, ou au moins en proclamer, comme on fait toujours, l’unité “profonde” », Postscript, p. 85. Voir aussi l’entretien avec Antoine Compagnon sur Fabula : « Tout était à peu près réglé, si ce n’est que, d’habitude, quand on publie un recueil d’essais critiques, même (surtout) à cette époque, il est de bon ton de le faire précéder d’une introduction, au moins de quelques mots d’introduction, un avant-propos, quelque chose de ce genre, et si possible aussi quelques pages de conclusion. Il faut toujours un serre-livre : le serre-livre dans l’édition, c’est l’introduction et la conclusion […]. Je ne me voyais ni écrivant une introduction ni écrivant une conclusion pour ce recueil hétéroclite : voilà à peu près ce que j’ai dit à Sollers. Et Sollers, je pense, m’a répondu : “On s’en fout” (rires). » (« 1966, Annus mirabilis », Littérature, Histoire, Théorie).
-
[33]
Apostille, p. 129.
-
[34]
Cité dans Mémoires d’outre-tombe, éd. critique par Jean-Claude Berchet, « La Pochothèque », t. I, p. 1534-1535.
-
[35]
Cité dans « Chateaubriand et rien », p. 289.
-
[36]
Ibid., p. 289.
-
[37]
J’emprunte la formule à Jean-Claude Berchet, « Le dernier avatar des Œuvres complètes : les Mémoires d’outre-tombe », Chateaubriand réviseur et annotateur de ses œuvres, textes réunis par Patrizio Tucci, Paris, Honoré Champion, 2010, p. 17 sqq.
-
[38]
La Préparation du roman. Cours au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980, texte annoté par Nathalie Léger, Paris, Seuil, 2015, p. 14.
« Le grand écrivain, comme Dante, n’est pas quelqu’un à qui on se compare, mais à qui on peut, et on veut, plus ou moins partiellement, s’identifier. »
1Je lis Epilogue, j’admire la malice et l’extrême lucidité de l’auteur. On le questionne sur son « écrivain préféré », il répond qu’il n’en a pas et que la distinction, chère à Barthes, « entre écrivains consacrés par la Littérature et simples “écrivants” comme vous et moi » est sans pertinence à ses yeux [1]. Mais son interlocuteur insiste. On a toujours un « écrivain préféré », qu’il fasse un effort, qu’il cherche mieux. En bon joueur, il accepte l’exercice. S’il fallait, malgré ses réticences, établir un « palmarès », quel serait-il ? Je rappelle le passage en question :
Je reviens à mon choix tout autrement négatif (refus de voter Proust au premier tour) pour tenter d’élargir, sans le découdre, un panthéon (en prose et en français) trop étroit. J’y maintiens évidemment Stendhal, pour raisons diverses mais toutes affectives, j’y inclus Montaigne, parce que c’est lui et parce que c’est moi, plus quelques raisons de forme et de fond, et j’y retrouve Proust pour au moins un motif : l’allègre cruauté de son tableau du monde, grand et petit, et de son analyse clinique, et plus sévère, de la passion amoureuse [2].
3La série, toutefois, n’est pas complète, il manque un quatrième nom :
Et finalement, j’y ajoute Chateaubriand, pour l’intensité du discours et de la vision chez l’« historien » survolté de l’Essai, chez le narrateur zigzagant des Mémoires, chez le biographe digressif de Rancé, ce « véritable bric-à-brac, dit Sainte-Beuve, où l’auteur jette tout, brouille tout, et vide toutes ses armoires », et pour la manière dont ce dernier livre, après un demi-siècle de production littéraire trop concertée, fait lointainement écho au furieux désordre du premier.
5Je retiens l’arrivée tardive de Chateaubriand et le « finalement » en début de phrase. La malice, au sens où je l’entends, apparaît donc là. L’adverbe finalement est aussi, dans Epilogue, un tic d’écriture, assumé comme tel :
Finalement : je me demande si je n’abuse pas aussi de cet adverbe, qui traduirait peut-être une tendance aux conclusions hâtives […] [3].
7Genette a quatre-vingt-quatre ans quand il publie ces lignes, il me fait savoir qu’il est toujours là, et qu’il n’a pas trop envie de me quitter tout de suite. Je crois aussi comprendre – mais n’est-ce pas la même idée exprimée autrement ? – que l’observation sur le tic d’écriture et la séquence sur Chateaubriand sont liées l’une à l’autre, voire s’expliquent l’une par l’autre. L’ordre d’entrée en scène des auteurs du « panthéon » est alors un ordre de lecture. Que me dit-on en somme ? Qu’on ne lit pas n’importe quoi à n’importe quel âge. Qu’il faut avoir vécu un peu, et sans doute plus qu’un peu, pour être en mesure d’apprécier certains auteurs et certaines œuvres à leur juste valeur. Chaque chose en son temps en quelque sorte. La leçon de littérature d’Epilogue est une leçon de vie.
8*
9Rappel pour mémoire. Chateaubriand est à peu près absent des premiers Figures (1966, 1969, 1972). Même constat pour Mimologiques (1976), Introduction à l’architexte (1979), Nouveau Discours du récit (1983), Fiction et diction (1991), L’Œuvre de l’art (1994) et Métalepse (2004). Une section de Palimpsestes (1982) a pour objet, il est vrai, la célèbre description des chutes du Niagara, et nous aurons à revenir ici même à un chapitre de Seuils (1987) sur les « préfaces tardives », entre autres celles de Chateaubriand. Mais ces matériaux sont encore épars et il faut donc attendre la publication de Figures V (2002) pour qu’on puisse lire, de la plume de Genette, sur l’auteur des Mémoires d’outre-tombe, un essai monographique. « Chateaubriand et rien », donné en conclusion à Figures V, volume qui à son tour conclut la série des Figures, vient en ce sens réparer un oubli. Chateaubriand avait été un peu laissé pour compte, il a enfin droit aux égards qu’il mérite :
Un vrai héros calvinien, mais dans le désordre : enfant et adolescent, chevalier perché, sur un pieu de la grève au long du Sillon, à la cime d’un orme du côté de Dol pour dénicher des œufs de pie, dans un saule au-delà du grand Mail de Combourg, entre « nymphe » et fauvettes : plus tard et sans cesse vicomte pourfendu ou pour le moins morfondu, par l’Histoire ; et toujours espèce, plus ou moins, de baron inexistant, puisque toujours rebuté, voire ignoré, de ceux qu’il aurait encore consenti à servir, sauf le mépris. Le fameux dilemme hugolien, il l’a rencontré tout le premier, et l’a vite résolu en se proclamant constamment à la fois Chateaubriand et rien [4].
11Le Chateaubriand de Figures V a Hugo et Calvino comme compagnons de route. Il est, à coup sûr, très différent de la momie engoncée des célébrations officielles. Pour Genette, on le voit bien ici, il s’agit aussi un peu d’un personnage de fantaisie, à la limite saugrenu, à l’identité malléable. Le « vrai héros calvinien » peut être « tout » – homme de lettres, chasseur d’œufs de pie, baron inexistant, vicomte morfondu, plein d’autres choses encore – parce qu’il a intégré l’idée de sa propre finitude. Cette légèreté, cette souplesse, en quelque sorte, le caractérisent. Je sais la suite, je vois donc là une préfiguration de ce que nous lirons un peu plus tard dans le passage d’Epilogue. Peut-on, doit-on avoir un « écrivain préféré » ? A quoi bon ? La question est jugée inutile. Genette ne croit pas à la distinction entre écrivains et « écrivants ». A ses yeux, on ne naît pas écrivain, on le devient, dans le regard des autres. Or, de ce principe, nous avons, dans l’essai de Figures V, une démonstration a contrario anticipée. Assurément, Chateaubriand est un écrivain et, même, un très grand écrivain, qui osera le nier ? Pourtant, dans le cas qui nous occupe, et selon l’analyse qui est proposée, le grand écrivain a des identités multiples, entre autres choses, il sait être « écrivant » à ses heures, par jeu en quelque sorte, et c’est quand il prend ce déguisement, qui n’en est pas un, qu’il nous touche le plus. Genette est un critique habile qui a plus d’un tour dans son sac. En 2002, il prépare, déjà, la suite, il prépare les conditions d’un adoubement futur. Si Chateaubriand, d’une certaine manière, me ressemble, je ressemble, moi, à Chateaubriand.
12*
13« Je serai bientôt, comme disait Chateaubriand à tout propos, le dernier à m’en souvenir. » L’auteur de Bardadrac se souvient de Pramousquier, « village situé sur la côte des Maures [5] ». J’apprends dans le même volume qu’un exemplaire de René était présent dans la bibliothèque des parents [6]. La séquence sur Pramousquier et les souvenirs de bibliothèque sont ce que je propose d’appeler des chateaubrianèmes. Ils indiquent à qui sait les reconnaître que le Genette « nouvelle manière », qui écrit à la première personne, qui a troqué sa propre collection « Poétique » contre la collection « Fiction & Cie », s’est choisi un allié, un double. Précisons que l’arrivée des chateaubrianèmes est un phénomène progressif dans la « série bardadraque » et que, s’ils sont encore peu nombreux en 2006 – sauf erreur de ma part, je n’en compte que deux –, les choses, de ce point de vue, ne manqueront pas d’évoluer. En 2009 paraît Codicille. Le texte de quatrième de couverture indique que le nouveau livre est une « suite » au volume précédent. L’existence d’un cycle est alors avérée. Pourquoi ce titre, Codicille ? Genette répond à la question :
Au fait, c’est le nom juridique, ou notarial, de ce qu’on appelle couramment un post-scriptum, et le choix d’un tel titre pour le présent livre désigne rétroactivement le précédent comme un écrit déjà, à sa façon, testamentaire [7].
15Post-scriptum est proche de Postscript. Ici encore, on identifie rétrospectivement un effet d’annonce. Est à retenir l’adjectif « testamentaire » qui renvoie au livre que nous avons entre les mains, ainsi qu’au précédent. Chateaubriand, le Chateaubriand des Mémoires, est dans les parages :
La seule règle qui nous impose la forme diminutive en -icille est sans doute que la taille de l’appendice ne dépasse pas celle du corps auquel (pour changer de métaphore) il donne une « réplique », au sens sismique du terme, d’heureusement moindre magnitude. J’y ai veillé pour ce nouveau voyage autour de ma chambre qui risque un peu, as time goes by, de finir en grimoire d’outre-tombe. Mais finalement, je ne promets rien [8].
17On note l’apparition d’un autre « finalement ». Une allusion à un air et à un film célèbres, un clin d’œil fait en passant à Xavier de Maistre – ces éléments apparaissent en préambule – préparent la référence cruciale, et finale. Hommage soit rendu, derechef, au noble vicomte :
Sous quelque forme que ce soit, écrire ses Mémoires est bien une manière de mettre, entre la vie et la mort, quelque temps qui ne tient ni tout à fait de l’une ni tout à fait de l’autre, et qui place – comme y insistera inutilement Chateaubriand par le titre des siens – la première sous l’emprise de la seconde [9].
19On est évidemment d’accord. Chose connue et, hélas, incontestable. Quand on écrit ses Mémoires, on écrit dans la perspective de la mort. Le titre, un peu pompeux, que Chateaubriand a donné aux siens en ce sens peut être dit « inutile ». Mais qu’à cela ne tienne, affirme donc l’auteur de Bardadrac et de Codicille et qui ajoutera bientôt Apostille à sa liste bibliographique. On peut très bien imaginer, pour un projet du même genre, donc pour des sortes de Mémoires, fussent-ils écrits en forme d’abécédaire, un autre titre, ou d’autres titres, moins grandiloquents, plus « ludiques » mais tout aussi efficaces en fin de compte :
[…] je frôle un objet qui occupe un espace intermédiaire entre l’archive morte et l’écriture vive. Cet objet, c’est la part d’autobiographie, véridique ou semi-fictionnelle, qui s’exerce dans la série Bardadrac, Codicille, Apostille et leur suite éventuelle [10].
21Plus loin, toujours dans Apostille, sous l’entrée « Archives » :
[…] le fait est que pour moi, et pour l’instant, la série en question est en somme la seule forme praticable de la chose dite ailleurs « archive » ; ces livres sont sans archives parce qu’ils sont, à leur manière allusive, fragmentaire, aléatoire et désordonnée, l’archive de ma vie, et de ce qui me sert de pensée, de mémoire et d’oubli [11].
23La suite vient, avec l’indispensable zeste d’ironie, mettre les points sur les i :
Je propose donc que l’on considère ces fragments comme autant d’images d’archives, certaines trop floues, certaines trop vives, et retrouvées par hasard dans le grenier d’un « auteur » entre-temps disparu [12].
25« Auteur » est entre guillemets. Prière de ne pas me confondre avec l’autre. Mais en nous racontant sa vie, ses souvenirs, son époque, Genette joue aussi à être un autre, joue à être Chateaubriand. Le jeu n’est pas tout à fait un jeu, il s’agit donc d’un jeu sérieux. Dante visite le royaume des morts aux côtés de Virgile. Genette entreprend la même équipée en compagnie de Chateaubriand. Les deux voyageurs poursuivent le même but qu’ils vont aussi atteindre. Ils ne mourront pas de sitôt, à vrai dire, ils se savent déjà immortels.
26*
27On lit, dans Apostille, sous l’entrée « Ages » :
J’ai longtemps rêvassé sur le faux souvenir d’un roman dont le titre, croyais-je, était Le Dernier Amour de don Juan. Je découvre à retardement que le « vrai » titre est celui, moins mélancolique, d’une nouvelle des Diaboliques : « Le plus bel amour de don Juan [13]. »
29La référence à Barbey est en trompe-l’œil, nous savons déjà qu’un autre nom doit être ajouté :
De ce roman ni fait ni à faire, le héros aurait pu être, entre autres et en « vrai », François-René de Chateaubriand, éternel séducteur romantique qui a, lui, souvent joué de ses cheveux blancs, et triché sur son âge en tous sens [14].
31La figure de « l’éternel séducteur » déclenche un mécanisme associatif. La mémoire est un palimpseste. Chateaubriand, De Quincey, Baudelaire, Proust l’ont dit. Genette le répète après eux, et à sa façon :
Je contemplais avant-hier une personne qui avait presque exactement l’âge que comptait, soixante et quelques années plus tôt, une autre quand je la rencontrai pour la première fois. Cherchant inutilement à les fondre en une seule image, je ne parvenais pas à rapprocher ce visage, à mes yeux si juvénile, de celui, alors déjà (ou encore) maternel, qui accompagna de si près quelques saisons de mon adolescence [15].
33A la séquence « nostalgie » succède une séquence « drague ». A quatre-vingt-deux ans, l’auteur d’Apostille n’a plus vraiment l’âge des courses galantes. Il s’en plaint, pas trop quand même. Le « grand âge » a aussi ses avantages, sur lesquels il tient également à nous informer :
Le « grand âge » a ses écueils, douloureux ou ridicules, et qu’on ne m’a pas attendu pour évoquer (le vétéran du ragtime, Eubie Blake, disait sobrement : « Si j’avais su que je vivrais si vieux, j’aurais mieux pris soin de ma santé »). Je découvre aujourd’hui le plus dangereux : c’est qu’il vous arrive de l’oublier, du moins quand c’est le vôtre. Mais il comporte aussi un privilège (le fameux « bénéfice ») inestimable, qui est de vous mettre, comme disent les cavistes, « hors d’âge », et donc à l’écart de quelques courses vaines ou vouées à l’échec [16].
35J’avoue que je n’avais jamais entendu parler d’Eubie Blake, « vétéran du ragtime ». Lire Genette, c’est aussi, entre autres, enrichir sa culture musicale. Mais ne nous égarons pas. Pour le sujet qui nous occupe, il suffira peut-être de signaler les ressemblances avec ce qu’on a pu lire déjà – mais il s’agissait alors des courses galantes d’un autre – dans « Chateaubriand et rien ». Faites le test. Remplacez, dans l’essai de Figures V, le nom de Chateaubriand par celui de Genette, et vice versa. Quand « l’éternel séducteur » occupe le devant de la scène, cela ne change pas vraiment le sens du propos. En somme, on passe du même au même. Je cite « Chateaubriand et rien » :
La confidence – encore moins la vantardise érotique – n’est pas trop dans sa manière [17].
37Plus loin dans le même essai :
On dit (Chateaubriand est bien placé, quoique mal payé, pour le savoir) que l’Histoire ne repasse jamais les mêmes plats, mais on devrait le dire aussi de la galanterie, dont l’occasion n’a qu’un cheveu [18].
39L’effet de mimétisme est aussi là. On assiste, dans les différents épisodes de la « série bardadraque », à un jeu de cache-cache à la plus pure manière chateaubrianesque. S’il évite les confidences, s’il a le goût du secret, Genette s’autorise aussi, quand il aborde le chapitre de la galanterie, un brin de teasing pour parler comme les publicitaires. Bref, comme René, notre auteur a sa « Sylphide ». Elle est plusieurs femmes en une. Dans l’œuvre, elle intervient comme un personnage « réapparaissant ». Je renvoie, entre autres, toujours dans Apostille, à la séquence intitulée « Roses ». Il est question de certaines « minutes heureuses » passées autrefois en bonne compagnie dans un lieu parisien non identifié. Je devine à peu près de qui et de quoi il peut s’agir, mais le mystère de la Sylphide reste évidemment intact. Dois-je m’en plaindre ? Aucunement. Je comprends l’essentiel. Je comprends qu’au long de sa longue existence Gérard-Frédéric, comme François-René, aura aimé et aura été aimé et que tout cela, en 2012, n’est point encore fini. Ce double jeu est aussi, me semble-t-il, un fort joli chateaubrianème.
40*
41Après Apostille paraît Epilogue. Chateaubriand est « un auteur qui, je sais bien pourquoi, insiste un peu dans ces pages [19] ». Insister est un understatement. Les chateaubrianèmes sont devenus, sous la plume de Genette, un motif obsédant. Littéralement, ils pullulent [20]. Il en va de même, et il est tout aussi facile de le vérifier, dans Postscript (2016), où Genette revient aussi, par ailleurs, à Barthes. Je fais à présent une brève halte chez celui qui fut un instant, pour Genette, un « maître à penser [21] ». Nous retrouverons la question de l’« écrivant », dans son rapport conflictuel, mimétique et opaque, à l’écrivain.
42En 1965 paraît « La Voyageuse de nuit », préface à la Vie de Rancé. La préface de Barthes a ensuite été reprise dans Nouveaux Essais critiques et elle a connu comme on sait un retentissement important. Pour Genette, le texte de 1965 est « la plus inspirée des études de style » de Barthes [22]. Est-ce un compliment ? Oui et non. Si l’étude est « inspirée », elle n’est pas sans défauts. Barthes s’intéresse à Chateaubriand en dilettante. Il est loin d’avoir tout lu, et Genette le sait. Le même Barthes en fera d’ailleurs l’aveu bien des années plus tard dans un entretien accordé au Nouvel Observateur. A Jean-Paul Enthoven, qui est alors son interlocuteur, l’interviewé confie qu’il n’avait jamais « vraiment lu les Mémoires d’outre-tombe » et qu’il vient de combler cette lacune dans les semaines précédant l’interview seulement [23]. L’entretien avec Le Nouvel Observateur est daté du 10 décembre 1979. Le 25 février 1980 a lieu l’accident de la camionnette. Barthes meurt un mois plus tard.
43Dans Postscript, Genette consacre un long commentaire à l’entretien du Nouvel Observateur, sans désigner nommément la personne de l’intervieweur – que l’on reconnaît toutefois très bien – et en se disant scandalisé par la teneur des questions qui sont posées. Le journaliste est un antichateaubriandiste. Barthes est choqué et Genette l’est tout autant. Je cite Postscript :
Le texte (alors simple préface pour une édition de poche) de Roland Barthes sur cette Vie de Rancé date de 1960. En décembre 1979, un journaliste alors très lancé l’interroge plus largement, pour un hebdomadaire « de gauche », sur sa relation à cet auteur, dans un entretien dont la première question, délibérément agressive, donne la note : « Alors, où en êtes-vous avec Chateaubriand ? » C’est une question que chacun devrait se poser de temps en temps, mais la suite est une séance de torture idéologique où Barthes est continuellement sommé de s’expliquer, comme lors d’une garde à vue, sur une préférence littéraire aussi coupable qu’évidente, et d’ailleurs proclamée, pour un auteur politiquement aussi peu « correct » et littérairement aussi pompier. Tous les clichés les plus éculés y passent [24].
45On peut signaler une erreur sur la date. La « préface » à la Vie de Rancé est de 1965, non de 1960. Genette donne cinq ans de plus à ce texte, il le « vieillit ». Lapsus involontaire ? Manipulation consciente ? Tout cela à la fois peut-être. On remarque aussi que l’« écrivain préféré » apparaît déjà. Les journalistes manquent d’originalité, ils posent toujours les mêmes questions. Mais le plus révélateur est sans doute ce qu’on lit à la fin. Barthes aurait pu clouer le bec à son interlocuteur anti-chateaubriandiste, il ne l’a pas fait. Genette regrette l’absence d’une réponse plus circonstanciée :
Habituellement conciliant, et même parfois complaisant (voir sa leçon inaugurale au Collège de France) avec les sollicitations venues ou supposées de ce bord idéologique, Barthes finit, cette fois, par regimber, et presque se fâcher d’une telle insistance. Il ne se bat pas, mais on voit bien, comme disait Gide de ses disputes avec Valéry, qu’il se débat. Ce fut peut-être, hélas, sa dernière intervention, juste consentie, et produite à regret, sur ce qu’on appelait alors la scène parisienne. On sait la suite, et la fin. Je souffre encore pour lui d’une si peu gratifiante sortie du champ [25].
47La phrase sur la « sortie du champ » pourrait bien être, pour une fois, pleinement sérieuse, à lire au premier degré. Barthes s’en est allé en laissant ses lecteurs sur leur faim. Barthes n’a pas rempli la totalité de son cahier des charges. Il a déçu. Mais pourquoi a-t-il déçu ? Est-ce à cause du « roman » qu’il voulait écrire, que semblait annoncer le cours du Collège de France sur La Préparation du roman et qui n’a donc jamais vu le jour ? Dissipons bien vite ce malentendu qui n’a pas de raison d’être. Genette n’a jamais cru que le « roman » de Barthes était un projet viable et il exprime son scepticisme à plusieurs reprises [26]. La piste du « roman » n’est pas la bonne, il faut chercher ailleurs. Allons donc ailleurs. Fouillons mieux. Si la pièce manquante n’est pas le « roman », quelle est-elle ? On a, me semble-t-il, la réponse sous les yeux, dans le passage de Postscript. S’il y a lieu, chez Barthes, de parler d’un exit peu glorieux, voire dégradant, c’est que, pour Genette, le sexagénaire n’a pas eu le temps de revenir à Chateaubriand, alors que l’entretien du Nouvel Observateur donne à penser qu’il avait en principe l’intention de le faire. Barthes aurait pu, et dû, revisiter, voire améliorer sa préface, écrite à cinquante ans, à la Vie de Rancé. Les dieux de la littérature et de la critique chateaubriandiste en ont décidé autrement. Tout cela est bien dommage et la déception vient donc de là. A quoi aurait ressemblé un autre écrit de Barthes portant sur Chateaubriand ? Qu’aurions-nous pu lire si, après « l’étude de style » de 1965, Barthes avait été en mesure de mieux s’exprimer sur l’expérience d’« éblouissement » qui a été la sienne en lisant, finalement, vraiment, Chateaubriand ?
48Ici surgit ce que j’ai envie d’appeler la figure du « dépanneur ». Si nous n’avons pas le Chateaubriand de Barthes – nous avons les prémisses, c’est-à-dire la préface devenue essai critique, il manque, hélas, la suite –, nous possédons, en revanche, le Chateaubriand de Genette. Nous pouvons désigner par ce titre l’ensemble que forment, dans les Œuvres complètes de Genette – elles sont complètes depuis le 11 mai 2018 –, l’essai sur « Chateaubriand et rien » et tout ce qui est venu par la suite, quand Chateaubriand devient un allié nécessaire, un alter ego dans la « série bardadraque ». Le Chateaubriand de Genette constitue un matériau abondant, et généreux. Tout un chacun peut le consulter. Il est donc possible de remplacer le Chateaubriand de Barthes, dont seulement subsistent quelques bribes, par le Chateaubriand de Genette, ensemble constitué, sans perdre au change. Une lacune est ainsi heureusement comblée.
49L’hypothèse du « dépanneur » peut paraître saugrenue, elle l’est beaucoup moins quand on se rappelle que, sur ce point, Genette lui-même nous met la puce à l’oreille. Je m’empresse d’en dire également un mot. J’ouvre, en guise de complément d’enquête, Bardadrac, à l’entrée Ghost-writer. Le titre de la séquence, déjà, nous met au parfum. Un Ghost-writer est littéralement un écrivain-fantôme, donc un revenant. Tout cela fleure bon, s’il est permis de s’exprimer ainsi, l’ambiance crépusculaire, mais aussi tonifiante – voir ici encore les analyses de « Chateaubriand et rien » – des Mémoires du vicomte. Qu’apprenons-nous dans ladite séquence ? Que Genette, à trente-deux ans, peu avant la publication du premier Figures, avait déjà proposé ses services de « dépanneur » à Barthes qui, à l’époque, les avait poliment refusés :
En 1962, j’essayais de convaincre Roland Barthes de recueillir ses articles, préfaces et autres essais alors dispersés, dont je l’assurais qu’ils circulaient déjà en samizdat, comme les poèmes de Prévert avant la publication du volume de Paroles.
51L’intéressé décline l’offre, il ne veut pas être aidé :
Je crus pouvoir vaincre cette résistance par cet argument, à mes yeux décisif : « Si vous étiez mort, quelqu’un devrait bien le faire à votre place. » A sa grimace, je pus comprendre qu’il ne partageait pas mon opinion sur la qualité de mon argument, mais il ajouta aussitôt : « Si vous permettez, je préfère m’en charger moi-même [27]. »
53Le « si vous étiez mort », les bons entendeurs s’en seront aperçus, est une autre espièglerie. Genette se souvient, et nous avec lui, du « Si j’étais écrivain, et mort » de la préface de Sade, Fourier, Loyola [28]. Private joke. Elles sont nombreuses chez le même auteur. Mais tout n’est pas pour rire et doit également nous intéresser ici le rapport ambigu à Barthes, rapport fait d’émulation et de rivalité, et où la présence de Chateaubriand a un rôle de catalyseur. Plus techniquement : sous l’intitulé Ghost-writer – on peut très bien considérer ce titre comme un autre chateaubrianème –, Genette réfléchit à cet étrange objet qu’on appelle, pour un auteur, qu’il soit écrivain ou « écrivant », ses Œuvres complètes. L’interrogation porte plus spécialement sur les conditions de leur réunion. A partir de quel moment les œuvres sont-elles complètes ? Et qui pourra ou devra en décider ? En bonne logique éditoriale, je ne puis moi-même constituer en ensemble clos l’ensemble de mes Œuvres complètes. Ce geste est nécessairement le fait d’autrui et intervient de façon posthume. D’où vient la « grimace » attribuée à Barthes qui, en 1962, n’a pas envie de mourir tout de suite. Qu’est-ce qu’on vient donc lui proposer ! Mais la même question concerne aussi, un demi-siècle plus tard, la personne et les œuvres de Gérard Genette, et on arrive là à l’essentiel : « Si vous étiez mort, quelqu’un devrait bien le faire à votre place. » Or Genette raisonne à peu près à la manière de Barthes. Mieux vaut mener sa barque tout seul, et qu’il n’y ait pas de seconde main.
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55J’ai annoncé plus haut un détour par Seuils et les pages consacrées aux « préfaces tardives », entre autres, et notamment, celles de Chateaubriand. Il est temps d’y venir :
Je nommerai ici préface, par généralisation du terme le plus fréquemment employé en français, toute espèce de texte liminaire […] consistant en un discours produit à propos du texte qui suit ou qui précède. La « postface » sera donc considérée comme une variante de préface, dont les traits spécifiques, incontestables, me paraissent moins importants que ceux qu’elle partage avec le type général [29].
57Pour Genette, c’est aussi le point important pour nous, la postface est une variante de la préface, elle appartient au même « type général ». On peut donc assimiler la postface à la préface « tardive ». Postface et préface « tardive » relèvent toutes les deux de la pratique et du genre du post-scriptum :
[…] les préfaces tardives sont généralement le lieu d’une réflexion plus « mûre », qui a souvent quelque accent testamentaire, ou, comme disait Musil, préposthume : dernier « examen » de son œuvre par un auteur qui n’aura peut-être plus l’occasion d’y revenir. Le préposthume est évidemment une anticipation du posthume, une attitude face à la postérité. Scott disait assez drôlement que le recueil de ses œuvres romanesques aurait dû être posthume, mais que des circonstances (juridiques et financières) ne l’ont pas permis. On sait que tel fut aussi le souhait de Chateaubriand pour les Mémoires d’outre-tombe, dont un état de la préface est justement dit « testamentaire » [30].
59Genette a cinquante-sept ans quand paraît Seuils. Il a encore un long bout de route devant lui. On voit, toutefois, que le régime « préposthume », ainsi nommé d’après Musil, l’intéresse déjà et qu’on passe en somme très bien de Seuils à, entre autres, Postscript. Les préoccupations sont les mêmes. Seulement, dans les textes de la « série bardadraque », la première et la troisième personne ont été inversées. Il faut donc lire « Genette » là où il y avait d’abord « Chateaubriand » et vice versa :
Pré-posthume : cette clause me taquine de plus en plus, sans doute parce que je ne l’ai encore jamais essayée, mais en fait on peut fort bien la prévoir, la stipuler, et même l’organiser, de son vivant, sur le mode testamentaire : « A n’ouvrir qu’après ma mort », comme Chateaubriand pour ses Mémoires [31].
61Pour que le puzzle soit complet, il manque encore une pièce. Il faut donc également rappeler ici que le même auteur qui s’intéresse aux préfaces, notamment aux préfaces « tardives », genre « testamentaire », a commencé sa carrière de critique et de poéticien en publiant, justement, un livre sans appareil introductif d’aucune sorte, donc, un livre sans préface. Dans Postscript, Genette salue en ce sens la « négligence » de Philippe Sollers, directeur de collection qui avait, en 1966, permis cet écart par rapport à « l’usage éditorial ». Sollers a bien fait, conclut Genette qui ajoute qu’il ne croit pas en « l’unité profonde » de la chose écrite [32]. Comme Valéry il aime la variété. Mais s’il ne croit pas en l’unité de l’œuvre, de son œuvre, Genette, en revanche, croit en l’unité de la vie, de sa vie. Comment dire, comment écrire l’unité d’une vie ? Je suppose que mon lecteur m’attend ici au tournant. Si la série des Figures est sans préface, et aussi sans conclusion – à moins de considérer comme une « conclusion » l’essai sur « Chateaubriand et rien », c’est un point de vue possible –, la situation est évidemment différente à l’autre bout de l’œuvre où on trouve la « série bardadraque ». Rien n’empêche de concevoir celle-ci comme une série de « postfaces », on pourra dire aussi de « préfaces tardives », au sens de Seuils : « le lieu d’une réflexion plus “mûre”, qui a souvent quelque accent testamentaire ». La postface, on vient de le voir, est une variante de la préface. Il faudra logiquement en déduire, quand la postface apparaît, que ce qui se trouve à la fin aurait pu se trouver au début, et vice versa.
62On a vu plus haut, à propos de l’entrée Ghost-writer dans Bardadrac, que Genette, se souvenant d’une de ses conversations avec Barthes, réfléchit au geste qui consisterait à réunir soi-même, de son vivant, c’est-à-dire en gardant un plein contrôle sur les opérations en cours, l’ensemble de ses Œuvres complètes. Le geste est en principe impossible. Seul un mort pourrait s’en occuper. Mais si l’obstacle pouvait être contourné ? Certes, la « série bardadraque » est chez Genette un ajout « tardif » à une œuvre qui précède, à savoir l’œuvre du poéticien. Mais on pourra soutenir tout aussi bien, avec les arguments de l’auteur de Seuils, en plaidant ici encore la réversibilité, que la même « série bardadraque » fonctionne comme introduction aux travaux de poétique, qu’elle est, pour les ouvrages qui précèdent, une sorte de présentation générale, une préface donc. Nous retrouvons à ce moment Chateaubriand :
L’entreprise parallèle, si c’en est une, d’autobiographie indirecte et fragmentaire s’exprimera aussi dans ces préfaces tardives pour l’édition de ses Œuvres complètes, dont il reconnaît qu’elles « tiennent de la nature des mémoires », et qu’il n’a pu « les faire autrement » [33].
64Chateaubriand, donc, indique le chemin à suivre. « Préface tardive » et Mémoires sont, chez lui, des genres proches. Les Mémoires ne sont-ils pas eux-mêmes une préface « tardive » à tout ce qu’il a précédemment écrit ? Faisons alors comme Chateaubriand, imitons son exemple. Genette cite également, dans Apostille, la « Préface générale » des Œuvres complètes de 1826. Il est ici encore question de l’unité d’une vie, qui vient en quelque sorte se mirer dans l’unité d’une œuvre :
Les ouvrages que je publie seront comme les preuves et les pièces justificatives de ces Mémoires. On y pourra lire d’avance ce que j’ai été, car ils embrassent ma vie entière. Les lecteurs qui aiment ce genre d’études rapprocheront les productions de ma jeunesse de celles de l’âge où je suis parvenu : il y a toujours quelque chose à gagner à ces analyses de l’esprit humain [34].
66Dans « Chateaubriand et rien », le même Genette avait déjà rappelé la préface de 1826 à l’Essai sur les révolutions, où un propos en tout similaire est développé :
Qu’aurais-je dit dans des préfaces ordinaires ? que je donnais des éditions revues et corrigées ? on s’en apercevra bien. Aurais-je pris occasion de ces réimpressions particulières, pour traiter quelque sujet général ? mais de tels sujets entrent plus naturellement dans des espèces de Mémoires qui peuvent parler de tout, que dans un morceau d’apparat amené de loin, et fait exprès [35].
68Ce qui donne lieu, chez Genette, au commentaire suivant :
Le texte et le paratexte, les « ouvrages », leur appareil documentaire, et les Mémoires qui les traitent en « matériaux » et « pièces justificatives », se confondent ici dans ce genre « mêlé » par excellence qui est celui de l’essai, et dans une posture à la fois réflexive et projective, qui est celle même, adoptée presque d’emblée – au moins dès les années de l’exil londonien –, de l’être pré-posthume [36].
70On voit ce qu’il faut nécessairement déduire de ce qui précède. Genette imite aussi cela, reprend exactement le même geste. Genette a la même gestion de ses textes que Chateaubriand. Plus précisément encore : la « série bardadraque » est à la série des Figures, aux volumes sur l’art, aux autres ouvrages du grand poéticien, ce que les Mémoires d’outre-tombe sont au reste de l’œuvre chez Chateaubriand. On peut sans excès dans la comparaison appeler la « série bardadraque » les Mémoires d’outre-tombe de l’auteur des Figures. Sans doute pourra-t-on dire aussi, comme on l’a dit de Chateaubriand, que les Mémoires de Genette, donc, la « série bardadraque », sont « le dernier avatar de ses Œuvres complètes [37] ». Ici encore on voit très bien qui emboîte le pas à qui. Prenez les cinq volumes parus dans la collection « Fiction & Cie », ajoutez les « pièces justificatives » publiées dans la collection « Poétique », vous aurez un ensemble complet, lisse, homogène. On y pourra lire d’avance ce que j’ai été, car ils embrassent ma vie entière.
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72J’ajoute un post-scriptum rapide sur Barthes dont je crains fort, après les réflexions qui viennent d’être formulées, qu’on ne lui donne le rôle du perdant dans notre histoire. Je tiens à préciser que, pour ce qui me concerne, il n’en est rien. Certes, quand on raisonne comme Genette, Barthes commet une erreur en s’identifiant à Dante au début de son cours sur La Préparation du roman : « Le grand écrivain, comme Dante, n’est pas quelqu’un à qui on se compare, etc. » Le moment n’est pas opportun, la référence, erronée. Barthes a soixante-trois ans quand il s’adresse en ces termes aux auditeurs du Collège de France. Il fera bientôt, dans Le Nouvel Observateur, son coming out de lecteur enthousiaste des Mémoires d’outre-tombe. Il préfère à Chateaubriand le « Nel mezzo del cammin » d’un poète de la Renaissance, il se trompe de cible. Par conséquent, le geste d’identification tourne court : « Et j’ajouterai : je ne suis pas Dante [38] ! » Mais imaginons un instant que Barthes ait fait le bon choix. Selon ce scénario, il aurait peut-être écrit son roman, il aurait écrit Vita nova. « L’écrivant » serait devenu un écrivain. L’histoire de la critique et de la littérature au xxe siècle aurait été tout autre. Aurions-nous pu lire à ce moment les « bardadracs » de Genette ? Pas sûr, vraiment pas sûr. Je n’exclus pas que Barthes, qui savait très bien que le rôle d’un « maître à penser » est de rendre son enseignement inutile – quand sa mission a pris fin, il n’a qu’à plier bagage et partir –, ait fait exprès d’introduire un quiproquo, donc, de nommer Dante à la place de Chateaubriand, pour, en fait, laisser le champ libre à son successeur qui avait été, un court moment, son disciple. Mais je me trompe peut-être.
Notes
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[1]
Epilogue, 2014, p. 156. Les références sont aux éditions originales (voir la bibliographie, p. 3-4).
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[2]
Ibid., p. 158.
-
[3]
Ibid., p. 181.
-
[4]
« Chateaubriand et rien », Figures V, 2002, p. 247-248.
-
[5]
Bardadrac, 2006, p. 349.
-
[6]
Ibid., p. 39.
-
[7]
Codicille, 2009, p. 69.
-
[8]
Ibid., p. 71.
-
[9]
Ibid., p. 175-176.
-
[10]
Apostille, 2012, p. 27.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
Ibid., p. 27
-
[13]
Ibid., p. 13.
-
[14]
Ibid., p. 14.
-
[15]
Ibid., p. 15.
-
[16]
Ibid., p. 16.
-
[17]
Figures V, p. 289.
-
[18]
Ibid., p. 291.
-
[19]
Epilogue, p. 142.
-
[20]
Voir entre autres p. 12, p. 32, p. 33, p. 73, p. 122, p. 139, p. 141, p. 142, p. 152, p. 177, p. 201.
-
[21]
« Si le mot de “maître” pouvait avoir pour moi un sens, c’est clairement à lui seul que j’aurais pu, pendant quelques années, l’appliquer, si j’y avais songé et s’il ne s’y était pas, à cette époque, soigneusement dérobé lui-même » (Postscript, p. 217-218).
-
[22]
Ibid., p. 160.
-
[23]
« […] je me mis, il y a quelques mois, à lire vraiment les Mémoires d’outre-tombe. Et là, ce fut un éblouissement… » (« Pour un Chateaubriand de papier », Œuvres complètes, nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Eric Marty, t. V, Seuil, 1995, p. 767). J’évoque « l’affaire Enthoven » dans Le Vestiaire de Chateaubriand, Paris, Hermann, 2018, p. 14 sq.
-
[24]
Postscript, p. 180.
-
[25]
Ibid.
-
[26]
Entre autres dans Bardadrac : « Il avait donc ordinairement “confiance”, et ne craignait pas de faire des projets en public : il allait continuer de le faire pendant ses deux dernières années de séminaire au Collège de France, où il résorbait en objet d’étude un programme proprement asymptotique, et voué à ne s’accomplir que dans sa propre “préparation” » (p. 387).
-
[27]
Bardadrac, p. 151-152.
-
[28]
« Si j’étais écrivain et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons des “biographèmes” », Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971, p. 14. On trouve un autre clin d’œil dans Apostille : « Si un jour je me trouvais, comme on dit, “écrivain, et mort”, un très hypothétique éditeur posthume pourrait donc regrouper Bardadrac, Codicille et la présente Apostille sous un titre général, comme Michel Leiris a intitulé La Règle du jeu la série des quatre volumes autobiographiques que sont Biffures, Fourbis, Fibrilles et Frêle Bruit » (p. 306). Bien entendu, la référence à Leiris est un piège. On sait le nom qui compte vraiment.
-
[29]
Seuils, 1987, p. 150.
-
[30]
Ibid., p. 163.
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[31]
Postscript, p. 124.
-
[32]
« J’ai bien déjà dû rendre quelque part hommage, oral ou écrit, à la négligence de Philippe Sollers, qui publia en 1966 un recueil d’essais intitulé Figures sans demander à son auteur, selon l’usage éditorial, d’y ajouter une introduction et/ou une conclusion propres à en établir, ou au moins en proclamer, comme on fait toujours, l’unité “profonde” », Postscript, p. 85. Voir aussi l’entretien avec Antoine Compagnon sur Fabula : « Tout était à peu près réglé, si ce n’est que, d’habitude, quand on publie un recueil d’essais critiques, même (surtout) à cette époque, il est de bon ton de le faire précéder d’une introduction, au moins de quelques mots d’introduction, un avant-propos, quelque chose de ce genre, et si possible aussi quelques pages de conclusion. Il faut toujours un serre-livre : le serre-livre dans l’édition, c’est l’introduction et la conclusion […]. Je ne me voyais ni écrivant une introduction ni écrivant une conclusion pour ce recueil hétéroclite : voilà à peu près ce que j’ai dit à Sollers. Et Sollers, je pense, m’a répondu : “On s’en fout” (rires). » (« 1966, Annus mirabilis », Littérature, Histoire, Théorie).
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[33]
Apostille, p. 129.
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[34]
Cité dans Mémoires d’outre-tombe, éd. critique par Jean-Claude Berchet, « La Pochothèque », t. I, p. 1534-1535.
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[35]
Cité dans « Chateaubriand et rien », p. 289.
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[36]
Ibid., p. 289.
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[37]
J’emprunte la formule à Jean-Claude Berchet, « Le dernier avatar des Œuvres complètes : les Mémoires d’outre-tombe », Chateaubriand réviseur et annotateur de ses œuvres, textes réunis par Patrizio Tucci, Paris, Honoré Champion, 2010, p. 17 sqq.
-
[38]
La Préparation du roman. Cours au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980, texte annoté par Nathalie Léger, Paris, Seuil, 2015, p. 14.