Poétique 2017/2 n° 182

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Article de revue

D’un Moi l’autre

Les autoportraits de Roland Barthes et de Gérard Genette ou l’art de flirter avec le biographique

Pages 237 à 258

Notes

  • [1]
    Toutes les références aux œuvres de Roland Barthes renvoient à Roland Barthes, Œuvres complètes (désormais OC), Paris, Seuil, 2002. Pour l’autoportrait de Gérard Genette, voir Gérard Genette, Bardadrac, Paris, Seuil, 2006 ; id., Codicille, Paris, Seuil, 2009 ; id., Apostille, Paris, Seuil, 2012 ; id., Epilogue, Paris, Seuil, 2014.
  • [2]
    Roland Barthes, « Notes sur André Gide et son Journal », OC, t. 1, p. 33-46.
  • [3]
    Ibid., p. 34.
  • [4]
    Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes (désormais RB par RB), OC, t. 4, p. 655-656.
  • [5]
    Gérard Genette, « Stendhal », dans id., Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 155-193.
  • [6]
    Ibid., p. 157.
  • [7]
    Roland Barthes, « Notes sur André Gide et son Journal », op. cit., p. 36 : « Gide donne envie de lire les classiques. Chaque fois qu’il les cite, ils sont d’une beauté étonnante, tout vivants, tout proches, tout modernes. Bossuet, Fénelon, Montesquieu ne sont jamais si beaux que cités par Gide. On se juge alors criminel de les si mal connaître. »
  • [8]
    Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola (1971), OC, t. 3, p. 705.
  • [9]
    Ibid., p. 706.
  • [10]
    Il faut dire que Barthes ne laisse pas vraiment tout au hasard de ce biographe ami et « désinvolte », comme il le laisse entendre dans ce passage. Tout sauf avare de mots et d’histoires, malgré sa réserve, il sera le premier à fournir de lui-même toutes sortes de souvenirs et de détails quotidiens, lors des entretiens, émissions ou rencontres dont il est l’invité d’honneur. De quoi munir son biographe présumé du matériel nécessaire. Celui-ci n’aura plus qu’à en faire des biographèmes en les recueillant dans sa biographie. Le Roland Barthes (1990) de Louis-Jean Calvet, par exemple, fait l’effet d’une œuvre écrite sous les yeux de Roland Barthes lui-même et presque avec son consentement, vu les paroles, les anecdotes et les souvenirs racontés de sa voix dont il regorge.
  • [11]
    Voir Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Minuit, 2013 ; Gérard Genette, Bardadrac, Apostille, Codicille et Epilogue.
  • [12]
    « Le contretemps », RB par RB, p. 639 : « Son rêve (avouable ?) serait de transporter dans une société socialiste certains charmes (je ne dis pas : des valeurs) de l’art de vivre bourgeois (il y en a – il y en avait quelques-uns) : c’est ce qu’on appelle le contretemps. S’oppose à ce rêve le spectre de la Totalité, qui fait que le fait bourgeois soit condamné en bloc, et que toute échappée du Signifiant soit punie comme une course dont on ramène la souillure. Ne serait-il pas possible de jouir de la culture bourgeoise (déformée), comme d’un exotisme ? »
  • [13]
    « Pause : anamnèses », RB par RB, p. 685.
  • [14]
    « […] Roland Barthes par Roland Barthes est le produit d’une gageure, d’une rencontre inattendue entre les structures de l’autoportrait et les impératifs d’une collection populaire de critique littéraire intitulée “Ecrivains de toujours”. […] Chaque étude porte le titre : X par lui-même, précédé du nom de l’auteur du commentaire, sauf le volume sur Roland Barthes qui s’intitule Roland Barthes par Roland Barthes. Ici la fiction, selon laquelle le commentateur laisse en quelque sorte parler l’auteur dont il traite, devient réalité » (Michel Beaujour, Miroirs d’encre, Paris, Seuil, 1980, p. 325).
  • [15]
    « Le livre du Moi », RB par RB, p. 695.
  • [16]
    Cette phrase est bien la première du livre, son épigraphe. On la voit littéralement affichée en début du livre, griffonnée, transcrite telle qu’elle fut écrite des mains de son auteur, presque comme une signature, mise en relief et ressortant par cette trace de l’ensemble de l’œuvre.
  • [17]
    Gérard Genette, « Avant-propos », Bardadrac ; id., « Bienvenue », « Péritexte », Codicille ; id., « Anachroniques », « Archives », « Avertissement », « Flirt », Apostille ; id., Epilogue, p. 26, 85, 92, 137 et passim.
  • [18]
    « Péritexte », Codicille, p. 222.
  • [19]
    Le flirt étant « ce que Stendhal appelle tout bonnement l’“amour physique”, mais réduit (ou sublimé) à l’état, disons asymptotique, de préliminaires sans fin, presque sans but » (« Flirt », Apostille, p. 127).
  • [20]
    Roland Barthes, « Barthes puissance trois » et « Cours, entretiens et enquêtes 1975 », OC, t. 4.
  • [21]
    « Péritexte », Codicille, p. 218-219.
  • [22]
    Le fragmentaire est gage de vérité, justifié de « manière gidienne », dit Barthes : « L’incohérence me paraît préférable à l’ordre qui déforme » (« Notes sur André Gide et son Journal », op. cit., p. 34 ; « Le cercle des fragments », RB par RB, p. 670).
  • [23]
    « Flirt », Apostille, p. 128.
  • [24]
    « Péritexte », Codicille, p. 222.
  • [25]
    La tangente – « assez généralement [sa] trajectoire préférée » (« Influence », Codicille, p. 136) – qu’il avoue prendre par l’écriture de son autoportrait : « Une de mes figures géométriques préférées, je suis sûr de l’avoir déjà dit ailleurs, est la tangente, qui me sert parfois à échapper en douce à des courbes trop fermées et trop contraignantes » (Epilogue, p. 184). Mais aussi l’asymptote : « Autre courbe favorite, quoique plus décevante : l’asymptote, qui est un peu […] l’inverse de la tangente […] ; il ne s’agit plus ici de “filer en douce”, mais de s’approcher à pas de loup, sans recherche de contact, encore moins de fusion » (ibid., p. 185). Et la diagonale dont il se dit « fasciné par ce genre de coïncidences transversales » (« Diagonales », Apostille, p. 98) qu’elle occasionne. Toutes ces formes de mouvement oblique deviennent des métaphores de l’écriture autoportraitiste telle que ces auteurs la définissent : « aussi n’est-ce pas un récit de vie, mais plutôt (et entre autres) un tableau, “impressionniste” si l’on veut, par touches disjointes, mais aussi bien ou mieux “cubiste” à sa manière, par éclats et facettes » (Epilogue, p. 22-23).
  • [26]
    « Patch-work », RB par RB, p. 716.
  • [27]
    « Le cercle des fragments », RB par RB, p. 671.
  • [28]
    « La récession », RB par RB, p. 726.
  • [29]
    « Avant-propos », Bardadrac, p. 7.
  • [30]
    Alors que Barthes met l’accent sur l’état final de son livre, tel qu’il se présente entre les mains du lecteur, Genette est, lui, plus prolixe sur la genèse et la gestation de son œuvre. Au « Ce qu’est ce livre » de l’un répond « Comment il s’est fait » de l’autre. La raison est peut-être à chercher dans le cadre temporel de chacun de ces deux textes : Barthes ouvre cette voie que prendra Genette ; une pierre est posée. On aura déjà vu ce désir non seulement de littérature, mais aussi de res, de choses biographiques, rattrapant un théoricien pour qui ni faits ni êtres ne parlaient, mais seuls des textes dans les rapports qui les lient.
  • [31]
    « Anachroniques », Apostille, p. 23.
  • [32]
    « Il [ce livre] est, en fait, résulté d’une sédimentation, sur bien des années, de stromates de toutes sortes et de toutes provenances » (« Péritexte », Codicille, p. 221).
  • [33]
    « Archives », Apostille, p. 27.
  • [34]
    Texte aux « redans dans lesquels se fourvoie celui qui parle de lui-même » (« Le livre du Moi », RB par RB, p. 695).
  • [35]
    « […] où l’on ne trouve que ce qu’on y apporte » (« Zarzuela », Bardadrac, p. 453).
  • [36]
    Epilogue, p. 76.
  • [37]
    « Péritexte », Codicille, p. 222.
  • [38]
    « Du fragment au journal », RB par RB, p. 672.
  • [39]
    « Codicille », Codicille, p. 70.
  • [40]
    Michel Beaujour, Miroirs d’encre, op. cit., p. 114.
  • [41]
    « Comparaison est raison », RB par RB, p. 638.
  • [42]
    Epilogue, p. 9.
  • [43]
    « La double figure », RB par RB, p. 668.
  • [44]
    « […] je renonce à la poursuite épuisante d’un ancien morceau de moi-même, je ne cherche pas à me restaurer (comme on dit d’un monument) » (« La coïncidence », RB par RB, p. 637).
  • [45]
    « Le geste de l’aruspice », RB par RB, p. 627-628.
  • [46]
    « Entretien avec Jacques Chancel », OC, t. 4, p. 893.
  • [47]
    « Patch-work », RB par RB, p. 716.
  • [48]
    « Biographie », Codicille, p. 37-38.
  • [49]
    Epilogue, p. 27.
  • [50]
    « Roland Barthes écrit un livre sur… Roland Barthes », OC, t. 4, p. 877.
  • [51]
    Epilogue, p. 91.
  • [52]
    Epilogue, p. 92-93. Sous une entrée « Enigme » (Codicille, p. 97-101), Genette revient sur la genèse de La Recherche de Proust, notamment sur les raisons qui assurent son passage d’une œuvre « hésitante » avec Jean Santeuil (1952) à l’édifice qu’elle allait devenir. « Enigme » propose l’explication qu’en fait Barthes dans une brève étude en janvier 1979, et le commentaire de Genette sur celle-ci. Chemin faisant, et sans lui accorder une importance particulière, Barthes avait fait allusion à une raison biographique, qu’il avait écartée du coup (la mort douloureuse, voire éprouvante, mais libératrice de la mère de Proust), raison que Genette trouve décisive, seule pouvant expliquer la prise en charge de la narration par un « Je » renvoyant « à l’auteur, au narrateur et au héros ». Genette réhabilite ainsi le détail biographique au sein de la critique littéraire.
  • [53]
    Epilogue, p. 92.
  • [54]
    « Prénoms », Apostille, p. 254-259.
  • [55]
    Ibid., p. 257.
  • [56]
    Ibid., p. 254-255.
  • [57]
    Un double patronage : un goût maternel et élégiaque pour Gérard de Nerval le pare de son prénom, et le hasard d’une naissance dans un espace on ne peut plus stendhalien – entre une impasse Stendhal et une rue Lucien-Leuwen – est validé par toute une carrière.
  • [58]
    « Conduite », Apostille, p. 80.
  • [59]
    Epilogue, p. 85.
  • [60]
    Ibid.
  • [61]
    « Moi, je », RB par RB, p. 740-741.
  • [62]
    Ibid.
  • [63]
    Epilogue, p. 92.
  • [64]
    Ibid.
  • [65]
    « Flirt », Apostille, p. 131.
  • [66]
    Epilogue, p. 137.
  • [67]
    Le jeu avec le lecteur est un autre élément de la poétique de l’autoportrait. Aussi, cet ami qui le lit « par-dessus [son] épaule, comme disait Roland Barthes » (Epilogue, p. 65), son « Arlésienne » (« Avertissement », Apostille, p. 22-23), ce lecteur qu’il préfère curieux, même indiscret (Epilogue, p. 87), ne serait pas la raison pour laquelle il se dévoile. L’autoportraitiste se dépeint pour lui-même, le geste vise son auteur : autre pose, héritée de Montaigne, qui, le tout premier, parvient à susciter l’intérêt de son lecteur en le snobant. « De ces révélations douteuses, […] les autres n’en ont cure. Emises en toute inutilité publique, le plus intéressé en est certes l’émetteur lui-même qui y trouve moyen de s’“étudier” en s’exprimant […] » (Epilogue, p. 137). A peine évoqué, le lecteur « bénévole » et complaisant se trouve éconduit.
  • [68]
    Il faut croire que “supprimer” ne relève pas particulièrement des compétences de l’autoportraitiste. Encore une composante du genre, un élément de sa poétique. Entendons Montaigne s’adresser à son lecteur dans ces mots : « Laisse, lecteur, courir encore ce coup d’essai et ce troisième allongeail du reste des pièces de ma peinture. J’ajoute, mais je ne corrige pas » (« De la vanité », Les Essais, t. 3, Paris, Gallimard, 1965, p. 243 ; nous soulignons).
  • [69]
    « L’imaginaire », RB par RB, p. 682.
  • [70]
    « L’alphabet », RB par RB, p. 720.
  • [71]
    Epilogue, p. 30.
  • [72]
    « Les amis », RB par RB, p. 644.
  • [73]
    « De la vanité », op. cit., p. 211.
  • [74]
    Les entrées sont un espace, disons plutôt « seuil » pour rester dans la terminologie genettienne, on ne peut plus ludique, du péritexte. Le renvoi, en clin d’œil, aux renvois de l’Encyclopédie n’avait pas échappé au lecteur. Genette l’explique dans « Péritexte » (Codicille, p. 219). Conçues pour miner l’idée même de connexion, ses entrées auraient pour but « d’embarquer le lecteur dans un parcours en zigzag qui tient moins du sentier balisé que du labyrinthe, du jeu de pistes à leurres et à pièges et du billard à trois ou quatre bandes ». On l’aura compris, Bardadrac et les autres ne sont pas de vrais dictionnaires : autre stratégie retorse des bardadracs, autre jeu. D’une œuvre à l’autre, Genette, prenant goût à « l’autopastiche », reprend certains titres auxquels il donne chaque fois un contenu différent sans l’être vraiment, suggérant toutes sortes de relations métatextuelles entre les volets de son autoportrait : commentaire, reprise, rectification, complétion… Voir « Devise », « Titres », « Timing », « Cravate », « Feutre », « Rustine », etc.
  • [75]
    Codicille, p. 193-194.
  • [76]
    Bardadrac, p. 12-14 et p. 38-42.
  • [77]
    « Titres », Apostille, p. 303-306.
  • [78]
    « Avertissement », ibid., p. 33.
  • [79]
    Ibid.
  • [80]
    Epilogue, p. 22.
  • [81]
    Ibid., p. 133.
  • [82]
    « Le livre du Moi », RB par RB, p. 695.
  • [83]
    « Bibliothèques », Bardadrac, p. 41.
  • [84]
    Ibid., p. 42.
  • [85]
    « L’imaginaire », RB par RB, p. 682.
  • [86]
    Epilogue, p. 85.
  • [87]
    « Accueil », Bardadrac, p. 13-14.
  • [88]
    « Abgrund », RB par RB, p. 677.
  • [89]
    « Milonga », Bardadrac, p. 282-284.
  • [90]
    « Phases », RB par RB, p. 718-719.
  • [91]
    Epilogue, p. 158.
  • [92]
    « Lectures », Apostille, p. 167-168.
  • [93]
    Lorsque Genette entreprend de comparer l’écriture autobiographique à celle dont relèvent ses bardadracs, il fixe une sensibilité et une mémoire à chacune d’elles. Au désir autobiographique de restituer dans sa linéarité une existence répond une fidélité au rythme fantaisiste des souvenirs érigés en charmes : quand la « mémoire volontaire et toute consciente » recompose les « grandes masses », une « mémoire vive (celle que Proust dit “involontaire”) ne nous “conserve” et ne nous restitue […] que de brefs moments isolés » (« Flirt », Apostille, p. 131). La mémoire de l’autoportrait est donc proustienne. Dans les bardadracs de Genette et l’autoportrait de Roland Barthes par lui-même, Proust n’est pas seulement un auteur aimé ou un simple goût littéraire, mais l’écrivain du souvenir, de la mémoire involontaire et poétique, celui des madeleines-charmes, des détails-condensés de vie, de l’évocation ensorcelante du passé et du Temps à la recherche duquel ils vont non sans plaisir. Proust, praticien d’une esthétique de la tangente, metteur en scène de lui-même, brouilleur de pistes, flirte aussi avec son histoire en signant son œuvre de son prénom une unique fois.
  • [94]
    « Lectures », Apostille, p. 168-169.
  • [95]
    Ibid, p. 168.
  • [96]
    Pressé de dire ses préférences livresques, non pas en tant que lecteur mais en tant qu’auteur d’une importante somme de livres, Genette jette son dévolu sur son tout premier, Figures I (1966), pour des raisons, dit-il, « futiles », « anecdotiques » et « périphériques » qu’il explique dans « une page d’autobiographie “intellectuelle” exempte pour une fois de toute dose de fiction, du moins volontaire ». S’ensuit l’histoire d’une genèse occasionnée par une série de coïncidences toutes structuralistes (« Figures », Apostille, p. 124-125).
  • [97]
    « Emploi du temps », RB par RB, p. 658-659.
  • [98]
    Ibid., p. 659.
  • [99]
    Epilogue, p. 98.
  • [100]
    « Critique », Apostille, p. 92-93.
  • [101]
    « Je pense plutôt que quiconque écrit quoi que ce soit fait potentiellement œuvre littéraire, et que le passage de la puissance à l’acte dépend ici d’une simple décision esthétique du lecteur » (« Bienvenue », Codicille, p. 35).
  • [102]
    Epilogue, p. 16. « Autre référence trop intimidante pour être prétentieuse, il m’arrive de diviser in petto mon parcours intellectuel en ce qu’on appelle […] des “périodes” successives – mais en désordre » (ibid.).
  • [103]
    « Phases », RB par RB, p. 718-719.
  • [104]
    « Entretien avec Jacques Chancel », op. cit., p. 887.
  • [105]
    Epilogue, p. 94.
  • [106]
    Ibid.
  • [107]
    « La coïncidence », RB par RB, p. 637.
S’exposer, c’est tenter le hasard, c’est jouer.
Stendhal, De l’amour (1822).
J’aime le jeu, l’inconnu, l’aventure : j’aime à n’être pas là où l’on me croit ; c’est aussi pour être où il me plaît, et que l’on m’y laisse tranquille.
André Gide, Si le grain ne meurt (1918).

1Parler des autoportraits de Roland Barthes et de Gérard Genette ne peut se faire d’emblée sans constater l’écart que constituent ces œuvres par rapport à leur production antérieure [1]. Dans le texte dont l’intitulé se confond avec son nom, Roland Barthes aurait inauguré une lignée et inventé à lui seul une forme ; quant au Gérard Genette de la série bardadraque, comme il se plaît à appeler son autoportrait en triptyque assorti d’un Epilogue en « prédelle », il est, lui, drôle et inattendu : autant de qualificatifs pour souligner l’inédit d’une entreprise qui, en référence à ses auteurs, ne peut que surprendre. Car de ces autoportraits jaillit, au gré du hasard de la remembrance et des réflexions qui les émaillent, une figure nimbée de fraîcheur, tantôt émouvante, tantôt humoristique, toujours nouvelle : celle d’écrivains, en décalage avec le prestige de leur passé de théoriciens. Leur trajet intellectuel, voué à la promotion du Récit, du Narrateur et du Lecteur au détriment de la notion d’auteur, est couronné par un texte du Moi triomphant, mis à jamais sous le signe de l’autobiographie, et qui constituera pour la postérité ces bouts de soi qu’ils auront légués d’eux-mêmes. En d’autres termes, ayant cédé à un désir purement égotiste, ces théoriciens du Texte, qui avaient mis leur orgueil à le libérer de l’autorité, de « la formidable paternité » – Barthes, Le Plaisir du texte (1973) – de son créateur, ceux avec qui prend fin l’école des études littéraires ramenée à la fameuse formule « l’homme et l’œuvre », sont pris en flagrant délit d’écriture autobiographique. Cependant, le goût du biographique est-il vraiment étranger aux écrits de Barthes et de Genette ? Une fascination, et une sympathie, pour le regard qu’avaient porté sur eux-mêmes des « écrivains du moi » ne leur avaient-ils pas dicté certains choix d’écriture ?

2Ainsi de Gide auquel Barthes consacre, en 1942, une de ses premières études [2], où l’enchantement est le maître mot. Bien des années avant la théorie du plaisir comme composante d’un texte, les « Notes sur André Gide et son Journal » tentent d’expliquer le goût qu’il prend à lire une œuvre dont le caractère « égoïste [3] » est loin de le rebuter. En réinterprétant son travail de biographe (littéraire) qui partage avec l’autobiographe ou le diariste (Gide en l’occurrence) un intérêt pour l’écriture du Moi, Barthes réhabilite le détail biographique et concret, grâce auquel la biographie devient cet espace où se manifeste l’écrivain en homme, loin de ses écrits. Une biographie n’est pas un portrait et le Moi n’est pas haïssable, mais bien l’emploi qu’on en fait. Dans son autoportrait, Barthes était revenu sur le « fantasme » d’être écrivain qu’avait suscité en lui la figure de Gide en diariste : « pratiques », « postures », « façon de se promener dans le monde, un carnet dans la poche et une phrase dans la tête ». De lui, tout était à copier. Seul un Journal intime recèlerait ce qui serait la « forme suprême du sacré : la marque et le vide » ou « l’écrivain moins son œuvre » [4]. Le Journal, espace où l’auteur devient texte, est paradoxalement perçu par Barthes comme le lieu de leur séparation. Quant à Genette, lorsqu’il entreprend une étude sur l’œuvre de Stendhal [5], c’est pour vanter les effets bénéfiques de l’égotisme, non seulement sur son écriture, mais sur « l’ancien “savoir” littéraire » dont il ébranle les « deux cariatides […] : l’homme et l’œuvre ». Par un procédé de surimpression volontaire, Stendhal l’Egotiste, au Moi diffracté et multiple, parvient, à force de marquer tout ce qu’il écrit de son nom (de tous ses noms), à dépouiller son style de toute subjectivité et à se « dérober » (Genette) de tout lien de responsabilité, de paternité, vis-à-vis de son œuvre.

3

Le paradoxe de l’égotisme est à peu près celui-ci : parler de soi, de la manière la plus indiscrète et la plus impudique, peut être le meilleur moyen de se dérober. L’égotisme est, dans tous les sens du terme, une parade [6].

4Sous sa propre plume, Stendhal devient une sorte d’illusion biographique. S’adonner à un « fétichisme d’auteur » s’avère donc, selon Genette, un geste de désengagement, une mesure salutaire et curative contre les effets d’un égoïsme paranoïaque : étant partout, Stendhal n’est nulle part. Les pistes sont brouillées, une fois pour toutes.

5Un journal intime qui trouve sa place dans une nouvelle théorie (parricide) de la littérature et une œuvre tout entière vouée à soi, à l’image en éclats d’un Moi tentaculaire, bousculent toutes deux les assises du beuvisme. Et pourtant, n’en déplaise à Barthes et Genette, au travers de leurs analyses, nous voyons bien Gide et Stendhal, presque en personne, dans ces œuvres. Du Journal de l’un perce la figure « sacrée » de l’écrivain officiant, et cela Barthes ne le nie pas, et dans l’œuvre fétichiste de l’autre un Moi ondoyant est omniprésent. Preuve, s’il en fallait une, que ce qu’ils en disent nous donne envie de les connaître, de les lire (tout comme Gide avait passé à Barthes le goût des classiques [7]) : le plaisir que nous prenons à la lecture d’un texte tiendrait à la personne de l’auteur.

6

Le plaisir du Texte comporte aussi un retour amical de l’auteur. […] L’auteur qui vient de son texte et va dans notre vie n’a pas d’unité ; il est un simple pluriel de « charmes », le lieu de quelques détails ténus, source cependant de vives lueurs romanesques, un chant discontinu d’amabilités […] ; ce qui me vient de la vie de Sade […], c’est, entre autres, cette façon provençale dont Sade dénommait « milli » (mademoiselle) Rousset, ou milli Henriette, ou milli Lépinai, c’est son manchon blanc lorsqu’il aborda Rose Keller […] ; ce qui me vient de la vie de Fourier, c’est son goût pour les mirlitons […], sa mort parmi les pots de fleurs ; ce qui me vient de Loyola […], seulement « ses beaux yeux, toujours un peu embués de larmes » [8].

7Lorsque, en 1971 (à peine trois ans après « La mort de l’auteur », en 1968), Barthes écrit une œuvre supposée répondre à la question « Jusqu’où peut-on aller d’un texte en ne parlant que de son écriture ? », œuvre qu’il coiffe d’un titre digne des biographies classiques (à la façon des Vies parallèles), Sade, Fourier, Loyola, il investit le détail biographique d’un potentiel de charme atemporel, qui en fait un objet de mémoire. Cette ténuité qui naît géante est baptisée « biographème » : la notion a tout à voir avec la vie du biographé.

8

[…] si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des « biographèmes », dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher […] quelque corps futur […] [9].

9Vœu qui vaut pour un testament [10]. Le Barthes qui hante les autoportraits d’Alain Robbe-Grillet et de Gérard Genette, par exemple, est une manière de dire un mot, un geste de la main devenu habitude, une délicatesse motivée par des scrupules et un ultime doute sur le sens de ses écrits [11]. Le détail biographique intègre le concept barthésien de l’auteur (en tant que corps) et de sa mort (institutionnelle – « civile »). Par cette béance, le texte s’ouvre au charme d’une certaine bourgeoisie invoquée, à dose calculée et dans une certaine mesure, comme composante de plaisir [12]. Le théoricien qui avait mis à mort l’auteur lui redonne vie et sollicite son « retour amical » comme solution contre le démon de la lecture qu’est l’ennui. Par traits d’autant plus fulgurants qu’ils sont mats, « insignifiants » et « exemptés de sens » (telles les « anamnèses » qui ne sont rien d’autre que des biographèmes de soi [13]), et en éclats, comme il avait souhaité qu’on le raconte, Barthes entreprend de s’écrire. Obliquement (l’obliquité est un autre concept de l’esthétique barthésienne), par force biographèmes épars, Barthes détourne de sa fin initiale une œuvre appelée à remplir une fonction critique éditoriale [14] pour en faire le modèle d’une écriture de soi, étoilée et fragmentée. Le pari gagné de nos autoportraitistes est cet autre ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, prenant forme au fil du texte et qui assume tant bien que mal son portrait, en manquant délibérément à toutes les règles de la représentation de soi.

Vers l’autobiographie, et contre elle

10Quels mots pour dire ce goût de l’écriture de soi auquel nos auteurs prennent manifestement plaisir ? Ces mots-là ne fraient pas facilement leur chemin dans leurs œuvres, mais ne sont pas moins heureux – ni moins beaux – pour cela. Par détours, mais sans l’ombre d’un embarras, Barthes et Genette se lancent dans la description d’une entreprise fuyante, qui dépasse toujours les limites d’une œuvre, qui échappe et déferle, débordant le cadre qu’on lui avait assigné au départ, qui va par monts et par vaux, et même par « sauts et gambades », devenant « allongeail » d’elle-même depuis qu’un certain précurseur en fit les premiers Essais. Des tentatives de définition de l’œuvre au commentaire de celle-ci par eux-mêmes, en passant par diverses adresses au lecteur (partenaire du sens et, à sa façon, co-auteur) qui valent pour un contrat de lecture, sans parler des reconnaissances de filiation et de dettes, le discours métatextuel est aussi le lieu où les autoportraitistes pensent la relation qu’ils entretiennent avec le genre (auto)biographique. De cette dimension métatextuelle, Michel Beaujour avait fait, dans Miroirs d’encre, une composante de l’autoportrait. La question dont les œuvres de nos auteurs constituent la réponse ne serait pas autant « Pourquoi s’écrire ? » que « Comment s’y prendre pour le faire ? », ce qui, en écharpe, se transforme en une réflexion sur le texte. Et questionne cette forme d’écriture personnelle.

11L’aveu de l’appartenance de leurs autoportraits à la sphère intime va de pair avec une réserve qui, tout en confirmant la filiation, la détourne mais ne la nie pas. Aussi, Barthes, qui n’hésite pas à décrire son texte comme un « livre du Moi », avoue du même coup qu’il s’agit d’un « livre récessif (qui recule, mais aussi, peut-être, qui prend du recul) ». Et d’ajouter ce qui serait une recommandation de lecture : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman – ou plutôt par plusieurs. » [15] Une prise de distance qui ne se cache pas, voire qui s’affiche [16].

12En maintes occurrences, Genette reviendra sur la charge autobiographique de sa suite bardadraque : préfaces in situ ou tardives, analyses du péritexte ou explication sur le choix des titres et surtout questionnement sur ce désir que son texte continue à nourrir [17]. D’ici à lui attribuer l’étiquette « autobiographie », c’est ce qu’il se garde bien de faire. A l’autobiographie, la série en question réfère allusivement, selon une relation qui s’apparente au badinage.

13

Il [ce livre et sa suite] relève aussi, partiellement et dans le détail, de quelques pratiques plus récentes, comme l’autobiographie, déjà évoquée, mais il s’y rattache par une relation de flirt, selon la définition ancienne de cette pratique, qui disait en d’autres termes que l’on tourne autour de la chose sans y entrer tout à fait [18].

14Genette place son entreprise dans le sillage d’une relation amoureuse à l’autobiographie [19], relation empreinte de légèreté et dénuée de toute contrainte où, sans se donner, le sujet trouve satisfaction. Ni serment de fidélité ni promesse d’exhaustivité rébarbative : le tout Gérard Genette n’est pas appelé à être dans ce livre. Au sein de son discours métatextuel resurgit la métaphore du mouvement, d’un certain mouvement de va-et-vient, qui n’est pas sans rappeler celui du livre de Barthes, lequel prenait librement ses distances, et ses aises, par rapport au Moi de l’auteur.

15Aussi bien chez Barthes que chez Genette, l’écriture autoportraitiste ressortit au jeu. A maints endroits de son autoportrait, mais aussi dans son éreintement à puissance trois [20] et dans divers entretiens, Barthes s’explique sur cette part du jeu qu’il entretient avec son texte, son discours, son image, son Moi mis en éclats et pulvérisé. Avec son lecteur, de préférence attentif et curieux, Genette s’engage dans toutes sortes de paris et de pistes pas toujours tracées, défiant le Temps, la chronologie pesante et l’ordre auquel il ne peut se résigner.

16

Eviter la contrainte temporelle et la cohérence thématique, c’est aussi se soustraire à toute obligation d’exhaustivité : les circonstances se disséminent en épiphanies ponctuelles, la pensée, si l’on peut dire, se diffracte en aphorismes et en boutades, le récit en lambeaux, le discours en éclats, le tableau d’une vie en reflet, d’allure plutôt cubiste, dans un miroir brisé [21].

17Gag donc et jeu, mise à distance, autocritique, autocommentaire, et, au cœur, un Moi qui se dédouble ou se scinde, mais n’a de cesse d’attirer, un Moi qu’on aborde toujours de biais sous peine d’en faire ce fameux objet repoussant. Le flirt avec le biographique n’est pas une caractéristique des seules œuvres objet de la présente étude, mais de la forme à laquelle celles-ci se rapportent. Est en relation d’« amitié amoureuse » (Genette) avec le genre de la Vie cette écriture du Moi qui refuse de conférer une entité close à ce que l’autoportraitiste appréhende comme des moments isolés. L’aristocratisme d’un Montaigne qui dédaignait l’érudition et la mémoire qui la favorise, lui préférant l’élitisme de l’oisiveté studieuse et compilatrice ainsi que les charmes d’une mémoire sélective qui se plaisait à confondre dans son esprit tout ce qu’il y mettait, et ce geste qui snobe les sommes (toutes les sommes : de lectures, de connaissances, de savoirs, de la vie en tant qu’une totalité…), sont celui de tout autoportraitiste. Tout autoportraitiste est dandy : révulsé par l’idée de reconstitution, de système et de clôture, son choix se porte sur le fragmentaire [22]. Fuyant l’introspection, il se donne plutôt à la méditation, contre la linéarité chronologique, mais, séduit par les détails de la vie, il frôle l’autobiographie sans y succomber. « Flirter avec l’autobiographie » est une expression que Philippe Lejeune avait initialement employée à propos de Gide [23] et dont Genette s’inspire pour décrire son rapport à l’écriture autoportraitiste. Conscient de l’indécision qu’elle suggère lorsqu’il s’agit de l’appliquer à un texte, indécision d’ailleurs inhérente au concept et à la pratique du flirt, il s’efforce de la définir :

18

Transposée dans le domaine qui nous intéresse ici, la formule indique que les épisodes vécus ou personnes rencontrées ne figurent dans ce livre qu’à titre lacunaire et désorienté et sur un mode plutôt évasif [24].

19Or, si le flirt suppose une attraction exercée par l’objet autour duquel gravite un sujet qui ne peut en détourner le regard, dans un autoportrait il se traduit par une présence de l’autoportraitiste, tour à tour narrateur et personnage, aussi bien dedans que dehors, dans cet entre-deux, autrement dit à la tangente (figure, voire approche, tant louée par Genette [25]) de l’écriture intime.

20

Je jette […] sur l’œuvre écrite, sur le corps et le corpus passés, l’effleurant à peine, une sorte de patch-work, une couverture rapsodique faite de carreaux cousus. Loin d’approfondir, je reste à la surface, parce qu’il s’agit cette fois-ci de « moi » (du Moi) et que la profondeur appartient aux autres [26].

21D’où ces efforts tachistes qui, dans son texte, reproduisent les allées et venues de l’autoportraitiste, ses pas fuyants voués à la répétition et à l’incomplétude, rythme que seule une écriture par fragments autorise. « Aimant à trouver, à écrire des débuts, il tend à multiplier ce plaisir : voilà pourquoi il écrit des fragments : autant de fragments, autant de débuts, autant de plaisirs [27]… » remarquait Barthes, dont le texte, comme celui de Genette, reproduit ce double mouvement, vers et contre l’écriture intime.

L’autoportrait : œuvre aux frontières éclatées

22Tout commence par le fait de maintenir l’ambiguïté ou le flou autour d’une œuvre du Moi qu’on voudrait plurielle. Et pour commencer : une écriture née du hasard, pour ne pas dire du néant. Barthes avoue : « Ce livre est fait de ce que je ne connais pas [28] », quand Genette s’autocite dans les pages préambulaires de son premier bardadrac : « Ce livre n’a jamais été fait, il a été récolté [29]. » Sur la gestation [30] de celui-ci, il reviendra à plusieurs reprises pour souligner tour à tour sa fortuité, son inachèvement et son état larvaire, ou pour rappeler une lointaine naissance qui a failli être, bien des années auparavant, mais qui n’eut pas lieu : « Mes bardadracs sont donc lointainement issus de ce fiasco “médiatique”, comme on ne disait pas […] encore [31]. » Nés du hasard d’une accumulation sans but [32], les bardadracs « récoltés » de Genette, archives d’eux-mêmes, sont du même coup les seules archives de sa vie.

23

[…] le fait est que pour moi, et pour l’instant, la série en question est en somme la seule forme praticable de la chose dite ailleurs « archive » ; ces livres sont sans archives parce qu’ils sont, à leur manière allusive, fragmentaire, aléatoire et désordonnée, l’archive de ma vie, et de ce qui me sert de pensée, de mémoire et d’oubli. Je propose donc que l’on considère ces fragments comme autant d’archives, certaines trop floues, certaines trop vives, et retrouvées par hasard dans le grenier d’un « auteur » entre-temps disparu [33].

24Aussi tous les efforts pour prouver que le présent écrit n’en est pas un, et qu’un autoportrait (n’)est en somme (qu’)une non-œuvre, débouchent-ils sur une définition de celui-ci en texte protéiforme et fourre-tout [34], sorte de capharnaüm ou d’« auberge espagnole [35] ». Sous la plume de Barthes et de Genette s’accumulent des définitions allant du dictionnaire, sorte d’abécédaire de « performance aplhabêtisière » (Genette), au livre du Moi faisant de l’autoportrait un texte au carrefour de plusieurs tendances.

25Outre la fameuse formule de Montaigne « J’ai un dictionnaire tout à part moi », qui place Bardadrac sous l’enseigne d’une certaine forme d’écriture de soi, Genette met en exergue ce qu’il présente comme étant ses modèles, à savoir les auteurs de vrais faux dictionnaires, tels Montaigne, Voltaire, Flaubert, Bierce, Barthes… Au même titre, on trouve comme référence générique de sa série bardadraque cette « pratique médiévale » régie par une esthétique du disparate et du désordre, où priment l’aspect fragmentaire et la « bouffonnerie » [36], à savoir la satura[37]. Pour Barthes, le fragment (figure de la parataxe et de l’accumulation) auquel ressortissent toutes ses œuvres, y compris le Roland Barthes par lui-même, est un geste pour intégrer une autre forme d’écriture du Moi, hachée et régulière, le « journal gidien » :

26

Ne suis-je pas fondé à considérer tout ce que j’ai écrit comme un effort clandestin et opiniâtre pour faire réapparaître un jour, librement, le thème du « journal » gidien ? A l’horizon terminal, peut-être tout simplement le texte initial […] [38].

27Journal, fatrasie et satura, archives, post-scriptum et quelques fois spin-off les uns des autres [39], les références sont diverses. La réflexion des autoportraitistes sur l’appartenance générique de leur texte est moins le signe d’un embarras critique que l’expression d’une conscience de ce que Beaujour, à propos de Montaigne, décrivait comme la « féconde spontanéité de la forme ouverte [40] ». Cette « lucidité » (Barthes) qui fait, continûment, revenir l’autoportraitiste aux origines de son texte, pour l’expliquer ou le justifier, pourvoit l’autoportrait de ce que Beaujour appelle sa mémoire intratextuelle. La réflexion sur le sens du texte, doublée d’une définition de l’écriture autoportraitiste, constitue un arrêt dans le discours, lequel arrêt se meut en un constat de l’insuffisance des mots, ou de leur obscurité. D’où les efforts de lucidité, les repentirs, l’écriture palimpseste et toutes sortes de ricochets narratifs stimulés par un « esprit de l’escalier » (Genette), que l’auteur essaie de pallier par encore plus de mouvement vers l’objet de son texte :

28

Lui-même se traduit parfois, redouble une phrase par une autre […]. C’est comme si, voulant se résumer, il ne s’en sortait pas, entassait résumé sur résumé, faute de savoir lequel est meilleur [41].

29Ce doute, rattrapé par l’espoir ou l’illusion que le trait suivant puisse, lui, apporter plus de lumière, cette persévérance est le propre de toute pratique autoportraitiste : « comme si la considération de x devait toujours donner le jour à un x + 1, et ainsi de suite en échos successifs, qui confèrent à l’ensemble l’allure que j’ai naguère, sans trop y penser, qualifiée de “tuilée” [42] ».

30L’autoportraitiste n’a de cesse de répéter les tentatives d’approcher son Moi, fuyant et insaisissable, qu’effarouche toute écriture restauratrice. Aussi le retour serait-il la fatalité d’une écriture qui se refuse à la linéarité.

31

Cette œuvre, dans sa continuité, procède par la voie de deux mouvements : la ligne droite (le renchérissement, l’accroissement, l’insistance d’une idée, d’une position, d’un goût, d’une image) et le zigzag (le contre-pied, la contremarche, la contrariété, l’énergie réactive, la dénégation, le retour d’un aller, le mouvement du Z, la lettre de la déviance [43].

32A l’origine d’une écriture tout autant de la dérobade que de l’exposition, de l’aveu mais aussi de la réticence, un rapport à soi, distant et oblique, que l’autoportraitiste entretient par le biais d’une certaine mise en scène : celle qui consiste à parler de soi comme d’un autre qu’on garde à distance sans jamais le perdre de vue [44].

La mise en scène du Moi

33Barthes n’a de cesse d’admirer, nous dit-il, le geste de l’aruspice, qui, en regardant vers le ciel, « pointe l’impointable » et y découpe un rien dont il fait sens [45]. La performance distante et abstraite qui ne laisse pas de trace en produit une, que seul un devin peut déchiffrer. Face à son Moi, l’attitude de l’autoportraitiste n’est pas sans rappeler cette double illusion de découpage et de décryptage. Barthes appréhende l’autoportrait telle une façon « quasi romanesque de se vivre comme un personnage intellectuel [46] ». Ce qui nécessitait de se « ré-écrire – de loin, de très loin [47] ». Sous une entrée « Biographie », la seule du triptyque, du reste, Genette souligne la difficulté d’écrire la biographie d’un écrivain sans (avoir à) rompre le récit de sa vie pour évoquer ses œuvres. Le biographe se double alors d’un critique littéraire et son texte, « hybride », se prête à deux lectures, dont l’une, jugée plus agréable (ou plus utile), tend à oblitérer l’autre. Au prix d’un curieux glissement, de l’auteur biographe à l’objet de son œuvre, l’écrivain biographé, Genette propose le moyen de sortir à jamais de cette impasse.

34

Le moyen d’une telle réussite pourrait être de traiter l’œuvre par allusions discrètes, et un peu « par-dessous la jambe », comme un écrivain pas trop infatué de son œuvre (un Stendhal, un Valéry, ou, paradoxalement, un Chateaubriand, qui s’attache davantage à sa carrière politique) doit faire tout le premier [48].

35L’autobiographe serait le père du biographe, et non pas le contraire. Drôle de fragment dans lequel émerge l’illusion autobiographique à propos d’une critique de la biographie, et où, mine de rien, Genette pointe l’écueil de son entreprise. Et y apporte une solution. C’est ainsi que « par-dessous la jambe », tel un Stendhal, Genette traitera avec distance et humour, non seulement ses œuvres et sa carrière d’intellectuel, mais aussi sa vie :

36

[…] je me perçois, et me « distribue », comme on dit au théâtre et au cinéma, moins volontiers et, je crois, moins souvent en acteur qu’en témoin d’autrui, voire […] d’un moi-même à « étudier » (Montaigne) comme une sorte d’autrui intérieur[49].

37Genette s’esquisse par « allusions discrètes », tel un écrivain qui, face à son œuvre, la voit à peine, et de loin, comme un Montaigne toujours étonné de se découvrir autre devant son Moi. Quant à Barthes, pour son autoportrait, il se devait d’emprunter une fois de plus le fragment, « une forme qui dissolve au fur et à mesure le “sens” [50] ». Le programme de l’autoportraitiste serait en somme de ventiler son savoir, de disperser les bouts de soi, et chemin faisant de s’ex-poser. Toute écriture de soi étant forcément une transfiguration – « Le portrait de monsieur Bertin n’est pas Bertin », nous disait Genette [51] –, le présent écrit est le portrait d’un personnage qui serait le Moi des auteurs, avec lequel ils pourraient entrer en conversation : un « il », quelquefois décliné en « vous ». La réflexion sur l’accès à l’écriture littéraire par le biais du passage d’un pronom à l’autre [52] est l’occasion pour Genette de s’expliquer sur un procédé auquel il recourt dans son autoportrait et auquel Barthes nous avait habitués, à savoir ce qu’il appelle ses « propres énallages de la première à la troisième personne [53] ». La distanciation produite par le passage du « je » au « il » pallie l’effet d’autoréférence et brise du coup la circularité du regard propre à l’autoportraitiste qui, pour se voir, plonge ses yeux dans son reflet. Les pages de l’autoportrait sont déjà moins solitaires. Aussi les bardadracs de Genette scintillent-ils de présences aux noms moirés. Les références sont l’auteur des Essais (encore lui, et pour cause) qui s’était divisé en « maire de Bordeaux » et « Michel de Montaigne », mais aussi Beyle, tour à tour Stendhal, Dominique et Brulard, chacun pour un public et pour une pose [54]. Genette s’avère donc Frédéric dans son autoportrait – et quelque part ailleurs – mais Gérard Genette pour tout le reste : « étoile du soir » pour des proches au nombre desquels il nous compte, nous lecteurs, et « étoile du matin » [55] pour ce qu’il a toujours été en public jusqu’à présent.

38

Dans ma vie privée courante (et même dans la stagnante), j’ai eu plusieurs raisons de changer de prénom. Je l’avais fait d’emblée, dans ma petite enfance, où, déjà inapte à articuler « Gérard » (pourquoi tant de r ?), je le prononçais « Eia », sans l’ombre d’une consonne […]. Je l’ai fait de nouveau, ou plutôt on l’a fait pour moi, à une époque où « Gérard » (que ma douce mère avait jadis choisi pour moi en référence à son poète préféré, on voit lequel) était difficile à assumer […]. Grâce à Dieu, une chère et tendre à qui je trouvais une tête à s’appeler Babette me trouva une tête à m’appeler Frédéric, et le marché fut conclu. […] Me voilà donc affublé d’une double identité : l’une publique, civile, légale, professionnelle et, si l’on y tient, « littéraire », l’autre privée, familiale, amicale, et parfois intime, au sens où peut l’être un Journal [56].

39A l’origine de cette myriade onomastique un souvenir d’enfance, une naissance sous un patronage littéraire qui ne le quittera pas vraiment [57] et un amour qui, dit-il ailleurs, « tient la route – toute la route [58] ». Pour chacun de ses prénoms, tel un Stendhal fuyant, une histoire, presque une disposition. Et le bonheur de se sentir autre :

40

J’accepte volontiers, comme on me le suggère, de scinder symboliquement cette fonction auctoriale en « Gérard Genette » pour tout ce qui a précédé et « Frédéric » pour la suite bardadraque et, en « bonus », pour ce présent et ultime post-scriptum[59].

41Ceci s’appelle s’« écrire en partie double [60] » : c’est aussi entretenir l’aspect ludique de sa pratique.

Tours et artifices de l’autoportraitiste

42A plusieurs reprises dans son autoportrait, Barthes explique la portée de ces chicanes pronominales [61]. Dire « il » au lieu de « je » pourrait être motivé tour à tour par la pudeur ou la paranoïa. Devenir le personnage de son propre texte n’est en somme pas toujours un geste narcissique. Quoique. Prenant goût à la pléthore de l’expression personnelle, Barthes ne se laisse pas rebuter par le risque de déphasage, ni de fatuité, que comporte l’usage d’un « vous », d’un « tu », ni même d’un « RB », pour parler de lui-même. Le tout ressortit à une stratégie de monstration oblique. Ainsi protégé par son masque, l’autoportraitiste peut (se) dire : « je suis celui qui ne parle pas de lui[62] ». Sur cette règle du jeu, devenue quasiment composante formelle, Genette reviendra. Anticipant sur la question du lecteur « Pourquoi le il ? », il propose, dans un premier temps, l’alibi de la « discrétion » : « un sourd désir d’écarter, en le fictionnalisant parfois […], ce que je n’aimerais pas trop appeler mon moi[63] ». Mais la vraie raison se devine plus loin : dans le choix d’une forme d’écriture personnelle qui se refuse à la clôture. Le danger ne serait pas de s’adonner à une pratique du Je(u), mais de contraindre son écriture à « l’artifice qui déforme » (Barthes) et à la continuité totalisante (Genette) : « Ce que je trouve “haïssable”, comme dit Pascal, dans cette notion [du moi], c’est la prétention à l’unité qui se gage sur un sentiment, pour moi tout illusoire, de continuité [64]. » D’où, dans la tentative définitoire de l’autoportrait, la nécessité, pour pallier cette difficulté, de recourir à un néologisme afin de forger un nouveau concept, l’« autographie », lequel concept désigne un discours disruptif et une écriture qui établit avec l’autobiographie, en tant que récit harmonisé, des rapports tangentiels, uniquement en diagonale : « j’esquive le bio qui m’engagerait sur le chemin de ce récit “rétrospectif” et continu dont la seule idée me fait mourir d’ennui [65] ». En évinçant « le temps » impliqué dans bio, Genette disloque le discours sur le Moi. Un paradoxe sous-tend l’entreprise autoportraitiste : l’on ne peut faire d’autoportrait que pour autrui. Aussi, sous le « Je est un autre » des autoportraitistes se dissimule à grand-peine un malicieux « Cet autre, c’est moi ». Parler de soi par force détours grammaticaux et vouloir à tout prix qu’une œuvre du Moi ne verse pas dans l’introspection relève d’une éthique de pudeur et de discrétion, mais aussi d’une certaine pratique de la prétérition. Le « tourniquet des personnes grammaticales » (Barthes) est le prétexte, nous l’avons vu, pour surimprimer son récit de son Moi : de ses amours, de ses goûts, de ses souvenirs et de toutes sortes d’anamnèses (Barthes) et de souvenances (Genette), qui fonctionnent comme autant de biographèmes en puissance. Le meilleur moyen de s’exhiber étant de s’en défendre, une mise en scène de soi en auteur ayant succombé aux chants des sirènes d’une écriture naturelle, facile et sans contraintes, se charge de mettre en application la fameuse devise : « L’art est de cacher l’art. »

43

Moi qu’on disait jadis réservé, voire « renfermé », ma vie, mes goûts, mes rêves et mes états sont devenus, plus ou moins de mon fait et sous un voile quasi transparent de semi-fiction, un livre ouvert que viennent à feuilleter, selon la formule anglaise qui doit à Stendhal sa notoriété paradoxale, ces quelques rares lecteurs bénévoles dont l’indulgence me confond toujours [66].

44La réserve de Genette (expression d’un repentir et par là figure-palimpseste) fonctionne ici comme une sorte de palinodie qui simule le double mouvement propre à l’esthétique autoportraitiste : se désavouer, c’est exposer ce qu’on prétend dérober à la vue de son lecteur [67]. Dans le texte, l’auteur biffera, mettra à distance, reniera, mais jamais n’effacera [68] :

45

[…] il suffirait d’annoncer à chaque fois ce morceau par quelque opérateur métalinguistique, pour se dédouaner de l’avoir écrit. C’est ce qu’on a pu faire ici pour quelques fragments (guillemets, parenthèses, dictée, scène, redan, etc.) [69]

46Par la mise en scène de l’écriture, l’œuvre s’affranchit de toute autorité, même celle d’un sens. Témoignant des repentirs de son auteur, le texte est là qui se donne dans son épaisseur et son désordre généreux.

47Barthes pense l’ordre alphabétique auquel il prête son texte comme une « tentation », un moyen de rupture, encore un procédé de désengagement, conçu pour esquiver le rapport au temps. En s’imposant comme une disposition « immotivée [70] » et toute faite, impersonnelle et sans transparence, l’ordre alphabétique rompt avec le lien de causalité de nature à contraindre l’auteur à une suite et le lecteur à un sens. Genette parle d’un « cache-désordre » sans lequel l’idée de jeu ne peut avoir lieu d’être [71]. Gratuit (seulement à moitié, le lecteur ne tarde pas à percer l’illusion de ce prétendu désordre), il permet à l’autoportraitiste de prendre ses aises par rapport à son écriture. Comme le fait Barthes lui-même dans un fragment, « Les amis », où il insère un paragraphe, le dernier de son œuvre. Et de le dire : « Ainsi, par magie, ce fragment a été écrit en dernier, après tous les autres, comme une manière de dédicace (3 septembre 1974) [72]. » La magie est celle de l’ouverture propre à une forme essentiellement paradigmatique qui invite à l’écriture sans cesse. Sur la dernière page de son autoportrait est transcrit, de la main de Barthes (encore une trace comme il aimait en laisser), un semblant de dialogue avec lui-même, où il se réjouit de l’étendue que peuvent prendre son texte et sa pratique : « On écrit avec son désir, ajoute-t-il en guise de clôture, et je n’en finis pas de désirer. » Montaigne aussi le pensait, qui disait : « Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde [73] ? » Quel mot de la fin pour une écriture devenue soi ? Jusqu’à sa disparition, Montaigne aura touché aux Essais. Barthes, inassouvi, y reviendra inlassablement, et autrement, dans Les Fragments d’un discours amoureux (1977) et La Chambre claire (1980). Genette, lui, y prend (heureusement) goût, et récidive trois fois plutôt qu’une.

48Dans la série bardadraque, l’ordre alphabétique est un simulacre. Les entrées en embûches [74] des fragments contribuent à l’effet fourre-tout de l’œuvre et font de celle-ci un texte de la surprise par excellence, où d’une façon ou d’une autre le lecteur n’est jamais déçu en matière de trouvailles. Se jouant du récit de naissance comme composante autobiographique, Genette avoue en avoir eu plusieurs : le fragment est dûment intitulé « Naissances » [75]. On y assiste à ses naissances intellectuelle, idéologique, littéraire, professionnelle (et autres) ; quant à la venue proprement physique de Genette au monde, cette naissance-là est racontée ailleurs : tour à tour et par épisodes, dans divers endroits dont un fragment « Accueil » et un autre « Bibliothèques » [76]. Si, pour prolonger le jeu, Genette se refuse à l’indexation de ses bardadracs ou à leur fusion [77], répugnant « à mettre les points sur leurs i, et les clefs dans leurs serrures [78] », il ne donne pas moins à son lecteur, qu’il défie de s’y retrouver en se fiant aux seules adresses (comprendre sans le secours de l’auteur), un conseil de lecture : ne rien sauter.

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Mon propre conseil de lecture serait donc : surtout, ne « picorez » pas (un livre n’est pas une basse-cour), lisez dans l’ordre, ligne à ligne, sans rien sauter (parfois glisser, peut-être), sous peine de manquer les effets volontaires, ou plus souvent offerts par ce hasard qui souvent fait si bien les choses, de proximité (de « bricollage »), de contraste (de coq à l’âne) ou de transition ; retenez éventuellement les entrées qui vous semblent obscures ou elliptiques, puis relisez une deuxième fois d’un œil plus curieux, voire indiscret, propre à percevoir quelques fils conducteurs, et quelques images dans le tapis : […] vous avez toute la vie devant vous [79].

50Ne jamais quitter Genette des yeux, donc : de lui, tout est à lire, tout est à prendre. Surprise et plaisir seront au rendez-vous puisque l’autoportrait relève de la fiction. Libre, émancipée des contraintes biographiques et référentielles, l’écriture bardadraque est de « teneur hybride (mi-diction mi-fiction) [80] » : « tout souvenir est en bonne part fictionnel [81] », remarquait Genette, quand Barthes avouait : « La substance de ce livre, finalement, est donc totalement romanesque [82]. »

Se souvenir et raconter : du romanesque dans l’autoportrait

51Dans le fragment « Bibliothèques » qui gagnerait fort à s’appeler « Je déballe la bibliothèque de mes parents », Genette fait la liste des livres de son enfance réunis par les soins de sa « douce » mère, qui tenait un « cahier recouvert de moleskine » où elle recueillait ce qui allait devenir son florilège de poèmes. Où l’on assiste à la fameuse scène familiale de lecture à haute voix (celle du père), scène clef des autobiographies des écrivains, en l’occurrence Gide, laquelle ressemblance n’échappe pas à Genette, qui se hâte de dénoncer en le refusant son caractère pastichiel : « J’ai l’air de pasticher ici une page de Si le grain ne meurt, mais il n’en est rien, même si, au fait, ce livre figurait lui aussi dans notre bibliothèque familiale [83]. » Le fragment est surtout celui de sa pré-naissance (il en fallait bien une à Genette).

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[…] j’ai toujours su que pour ma mère, d’ailleurs sans nuance dépréciative ni déficit d’affection, j’étais (aussi) le revenant d’un autre, et que je devais vivre pour deux. Je m’y suis appliqué comme au reste, non sans me demander parfois, comme Mark Twain et Borges, si ce n’est pas moi qui suis mort avant ma naissance, et lui qui écrit cette phrase [84].

53Détournée, la fameuse scène prémonitoire de ce qui aurait dû être l’éveil intellectuel de l’auteur, sorte de scène-signe, s’ouvre à un récit autrement autobiographique qui se chargera d’ancrer l’auteur dans le monde de la littérature : entre Mark Twain et Borges. La chaleur de la maison familiale, le caractère pince-sans-rire et sarcastique du père, tendre et élégiaque de la mère, les couleurs du papier peint et celles de la couverture des livres, jusqu’à cette naissance de l’auteur, tout fait des « Bibliothèques » de Genette une page de son roman de famille auquel il reviendra par touches disjointes à maints endroits de son autoportrait. Ce que se charge de faire, dans sa matité, le « prologue en photos » (Randa Sabry) des premières pages de Roland Barthes par Roland Barthes où l’on voit sans les distinguer (sauf pour la Mère reconnaissable, tour à tour jeune et âgée, seule ou en compagnie de l’auteur, démarquée par Barthes, qui la situe au-delà de la mêlée en en faisant un être à part, auréolé de netteté) parents, grands-parents, tantes et oncles ou tout ce qui compose un récit des origines de l’auteur. Le texte aux « parenthèses flottantes [85] » s’ouvre sur un étalage matériel, une exposition en photos, à sa manière roman de famille : même à travers l’ambiguïté maintenue autour des visages (absence de noms, légendes peu précises et ordonnancement qui ne facilite pas le repérage, sans parler de ce filtre qui, sur certaines images, reproduit le flou enveloppant le Moi de l’auteur, entretenu dans le texte par maints effets de discours et mises en scène) s’offre on ne peut plus clairement à nos yeux ce côté intime de la vie de Barthes, ce qu’il appelle lui-même « une préhistoire du corps ». Un ordre chronologique est à recomposer, et la diachronie volontairement bafouée dans le texte se trouve ici rétablie, dans le désordre. Même lorsque nos autoportraitistes brouillent les pistes et se refusent à toute contrainte temporelle, qu’ils proposent d’eux-mêmes, avant les autres, des « images dans le tapis [86] », la linéarité de leur vie pulvérisée n’est pas moins reconstituable. Nous aurons vu, de nos yeux vu, sur une photo où l’effet de visibilité ne fait pas défaut (sous la photo de sa mère nous regardant dans les yeux, enlaçant un nourrisson d’à peine quelques jours ou quelques semaines, nous lisons : « Le stade du miroir : “tu es cela” »), la naissance de Barthes comme nous avions entendu, de la bouche du père, le mot d’accueil (accompagné d’une date – et laquelle ! – l’inscrivant dans une Histoire, lui qui a une double horreur de la linéarité et du Temps) qui reçut Genette à son arrivée au monde.

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Après ces considérations générales, dirait ici Brulard, je vais naître. Ce fut, selon l’état civil, un 7 juin, date connue depuis 1788, et pas seulement à Grenoble, comme « journée des Tuiles », ce que mon père ne se lassait pas de rappeler dans un esprit assez constant d’affectueux sarcasme. Le jour de cette tuile-là, donc, il me considéra sans indulgence, et conclut de ce premier examen au sortir des limbes : « Il fait plus vieux que son âge. » On m’a si souvent répété ces paroles de bienvenue que je crois les avoir entendues moi-même en version originale, et avoir apprécié à sa juste valeur cette première (pour moi) manifestation du génie paternel [87].

55Imagine-t-on une naissance de Genette loin des auteurs ? Les « considérations » sont de Brulard, mais le ton et la mise en scène sont de Sterne. Au nombre du cercle intime des autoportraitistes, une autre famille, plus grande, composée d’amitiés intellectuelles et de moments heureux : les auteurs de plaisir, ceux par qui viennent le goût de la littérature et celui de l’écriture. De ces auteurs, nos autoportraitistes parleront comme autant de compagnons de route, d’amis et, plus que tout, d’hommes pourvus d’une vie et d’une voix qu’on croit entendre à travers leurs autoportraits. Or nombre de ces auteurs ont fait l’objet de leurs écrits théoriques. In situ dans leurs textes, ces écrivains, dont quelques-uns sont maîtres en l’art du flirt avec le Moi, le sont à plusieurs titres : devant Gide, l’alter ego avec lequel il partageait maintes choses de la vie, Barthes fantasmait le geste de cette écriture-là de soi comme d’un autre. Ces figures tutélaires dont on reconnaît « l’influence » et auxquelles on succombe comme à une tentation, sorte d’Abgrund dans lequel on entre la tête en avant, sont tour à tour leur Ursuppe, leur « soupe littéraire [88] », ou les déclencheurs d’une « libido scribendi[89] », une vive « envie d’écrire [90] ». C’est Gide, Michelet et Borges, c’est « le carré d’as » de Genette ou son « panthéon » [91] : Stendhal, Montaigne, Chateaubriand et Proust, tous autoportraitistes à leur manière. Souvenirs de lectures, ils sont aussi des souvenirs d’écriture et parler d’eux est une autre façon, intellectuelle, de parler de son Moi, de sa carrière d’écrivain et de son œuvre, à condition, n’oublions pas la mise en garde, de le faire « un peu “par-dessous la jambe”, comme un écrivain pas trop infatué de son œuvre (un Stendhal, un Valéry […]) ». L’occasion aussi pour l’autoportraitiste de revenir, mine de rien, sur ses œuvres comme autant de moments forts de vie, d’en faire des biographèmes à la portée de biographes à venir. Interrogé sur ses goûts littéraires et ses auteurs préférés, Genette répond de façon évasive en exposant diverses théories relatives à l’esthétique et à l’appréciation de la lecture. Et d’en venir à Proust (et qui d’autre ?) qui, dans un texte sur la lecture, parle de souvenirs d’enfance, ceux de journées passées à lire.

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Mais je n’oublie pas que l’appréciation de Proust figure dans un texte où il évoque moins ses lectures que ses « journées de lecture », c’est-à-dire les moments et les lieux qu’il a, surtout dans son enfance, consacrés à cette activité, et dont certains livres lui rappellent immanquablement le souvenir […].
Si je voulais jouer à mon tour à ce jeu de souvenirs, je devrais sans doute évoquer, comme Proust, des moments et des lieux marqués pour moi par ladite activité. Malheureusement, ce genre de visites livresques de la mémoire involontaire m’est presque inconnu […]. Les seuls moments de lecture un peu marquants qui me reviennent vivement à l’esprit sont en fait liés à une activité d’écriture – autant dire de lecture crayon à la main, orientée vers un hypothétique commentaire critique ou théorique [92].

57Les souvenirs de Genette lisant sont hantés par la figure de l’écrivain à l’œuvre : lecture et écriture sont à jamais confondues. Dans une page en préambule de son autoportrait, Barthes refusait la biographie à la « vie productive », c’est-à-dire d’après l’écriture. Ce qui laisse entendre que le récit d’un certain plaisir de la lecture, marqué par la gratuité, l’abandon et le rêve, n’avait pas droit de cité dans un autoportrait. Serait-il jugé de veine purement autobiographique, cet épisode ? Scorie dans l’autoportrait, œuvre d’un sujet « cultivé » (Beaujour) ? Se méfie-t-on, quand on est autoportraitiste, de tout ce qui apparente son texte à un récit rétrospectif ? Ou serait-ce que de tous les souvenirs de soi, débusqués par la mémoire autoportraitiste, involontaire et proustienne [93], ceux relatifs à l’activité intellectuelle de l’auteur ne pouvaient faire l’objet d’une « histoire » ? Toujours est-il que nous aurons des moments et des sujets d’écriture pour Genette, mais des souvenirs de lectures pour l’enfant au seuil de l’adolescence qu’il était.

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Comme des lectures d’enfance à Illiers (ou Auteuil) du futur auteur de La Recherche, Le Capitaine Fracasse a fait partie des miennes, à cet âge charnière entre enfance et adolescence qu’on situe généralement à onze ou douze ans […]. Mais, à côté du Fracasse, je devrais mentionner, de Jules Verne, 20 000 lieues sous les mers, plus encore L’Île mystérieuse[94]

59D’une part des livres d’enfance qui en disent long sur la sensibilité à la fois « héroïque » et « romanesque » de l’enfant qu’il était, et d’autre part des souvenirs d’écriture qui en évoquant des œuvres racontent, à leur manière, des moments de vie. La bibliographie sélective de Genette par lui-même est aussi une liste de lieux de charmes.

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Ainsi des poètes baroques français l’été 1959 dans une chambrette de l’hôtel des Roches-Blanches à Tréboul ; de Proust sur une table de cuisine au Croisic en août 1961 ; de Borges en 1963 dans un hôtel de Perros-Guirec dont j’ai oublié le nom ; de divers mimologistes en juillet 1974 sur la prairie en pente, face au lac, d’un hôtel de Talloires. Ces quelques souvenirs précisément situés m’attestent surtout que je consacrais sottement à l’étude ces lieux qui auraient mieux convenu au loisir et à la baignade [95].

61L’anecdote n’est pas étrangère à l’évocation de ses souvenirs d’intellectuel, encore moins le détail biographique qui la constitue [96]. Or la fin en volte-face du récit ramène la figure de l’écrivain à une dimension quotidienne, pour ne pas dire prosaïque, désamorce le mythe de l’auteur-créateur et, du coup, déjoue l’effet de scène close propre au récit rétrospectif. Pas de « grandes masses » pour l’autoportrait, mais « des moments isolés » (Genette). A propos d’une journée de vacances, Barthes étale au détail (biographique) près les activités auquel il se livre, au nombre desquelles l’écriture figure comme une tâche parmi d’autres, sorte de travail « manuel » tel que Genette le qualifiait. Comme pour s’excuser d’avoir ainsi livré son emploi du temps, Barthes se reprend, sans pour autant supprimer le passage en question : « Tout cela n’a aucun intérêt. » Il en a pourtant. Outre le fait qu’il désigne ce qu’il appelle lui-même « une appartenance de classe » [97], il permet à l’auteur de s’exposer en écharpe, par-dessous cette fameuse jambe, une fois de plus, et de poser en écrivain ce dont, aussitôt fait, il se démarque.

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– Tout cela n’a aucun intérêt. Bien plus : non seulement vous marquez votre appartenance de classe, mais encore vous faites de cette marque une confidence littéraire, dont la futilité n’est plus reçue ; vous vous constituez fantasmatiquement en « écrivain », ou pire encore : vous vous constituez [98].

63Et Barthes de se dérober, subtilement. L’« être écrivain » de l’autoportraitiste est insinué au nombre de ces « informations obliques » généralement « autogratifiantes » (Genette), comme savait en faire Barthes. De toutes les œuvres dont nos autoportraitistes nous entretiennent, à travers lectures d’enfance et préoccupations intellectuelles, par les monts et par les vaux de la vie, celle qui fait le plus souvent l’objet de leur discours métatextuel est celle-ci que nous lisons, c’est tous les bardadracs de Genette et le RB par RB de Barthes. Ils la définissent ou la décrivent et, toujours de loin comme c’est la règle dans leur écriture, ils y viennent par divers chemins. Genette, dont l’œuvre bardadraque n’est venue à l’issue d’aucune demande sauf sienne, contrairement à Barthes devenant autoportraitiste, presque malgré lui, pour avoir été un des « Ecrivains de toujours », définit celle-ci comme un couronnement de sa carrière, bien que perçue comme un écart par rapport à ses œuvres antérieures : « le pas de côté que j’avais fait moi-même […] – incartade pourtant […] large et […] imprévisible [99] ». Son parcours intellectuel, en ligne droite, esquisse un passage de la critique à la théorie, puis en guise d’aboutissement en « ouverture d’horizon », c’est-à-dire en « transgression nouvelle » [100], de celle-ci à la pratique où trônent l’autoportrait triptyque et son Epilogue. Outre le fait que Bardadrac et sa suite deviennent, en vertu de ce schéma, plus proprement genettiens que les autres œuvres, ce qui rend intéressante cette formule, c’est l’accent mis sur le pacte de continuité et de « succession » (Genette) qu’elle scelle. La prétendue dérive ne l’est donc qu’aux yeux des lecteurs, qui avaient retardé de quelques décennies la naissance de Genette en écrivain pour lui avoir refusé l’étiquette littéraire depuis ses premiers textes [101]. Envisageant sa vie intellectuelle, et productive, comme un parcours en cycles, en « périodes » à la façon des artistes, Genette confirme l’idée de continuité qui confère à cette œuvre « drôle » droit de cité dans une trajectoire sérieuse. Cheminant du « style baroque » à la « période cubiste », il aura connu avec Bardadrac et Codicille « un retour tardif aux “choses” et aux “êtres” » [102]. La continuité que Genette refuse à l’écriture de sa vie est pleinement accordée à l’écriture dans sa vie. Encore une façon de revendiquer cet autre, méconnaissable à première vue. Aux cycles de Genette répondent les phases de Barthes. Phases de lecture et d’écriture mêlées dans lesquelles l’auteur range l’ensemble de sa production. Où nous voyons le « RB par lui-même » confiné à une catégorie d’œuvres (dont Le Plaisir du texte) nées d’une musique scandée proprement nietzschéenne [103], catégorie où le texte devenant corps charrie le plaisir ; où le texte né d’une jouissance d’écriture exprime un désir d’amour, celui d’être aimé.

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[…] l’acte d’écrire peut prendre différents masques, différentes valeurs. Il y a des moments où l’on écrit parce que l’on pense participer à un combat. Ce fut le cas dans les débuts de ma carrière d’écrivain, ou d’écrivant.
Et puis, peu à peu, se dégage finalement la vérité, une vérité plus nue : on écrit parce que l’on aime cela et que cela fait du plaisir. Pour un motif de jouissance [104].

65Et si l’autoportrait n’était autre que l’expérience d’un retour aux « choses » de la vie par le biais de l’écriture, n’est-il pas du même coup le lieu où l’autoportraitiste se révèle à lui-même ? Ne trace-t-il pas, à défaut du parcours linéaire de la vie, un cheminement vers son Moi ? Genette, qu’une amie du temps de l’insouciance (« insouciance de façade » affectée « en toutes choses ») avait baptisé « apôtre de la nonchalance » et qui, des années plus tard, voit sa série bardadraque placée dans une « littérature de la nonchalance » [105], s’accommode à la fois du titre et de la catégorisation au prix d’une définition fort personnelle, détournée et stendhalienne, de la pratique.

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Cette affiliation sans frontières définies, mais aux références implicites plus que gratifiantes, me comble évidemment, même si je ne suis pas certain de la mériter toujours autant que je le souhaiterais […]. Si tel était pourtant le cas, je serais, à longue distance et sans trop y songer, passé d’un apostolat sans fidèles à une pratique bien plus égotiste, sans autre visée que d’expression de soi, au sens où « s’exprimer » est une façon de s’expulser, et donc peut-être (mais ce serait trop beau) de s’oublier [106].

67Comme ce « non-chaloir » dont on l’accusait jeune se trouve être l’expression d’une « simulation publique » le protégeant « contre un excès d’affectivité », prétendre s’effacer alors qu’on s’expose procède d’un effort de simulation stylistique. Barthes pousse in extremis l’idée d’effacement, faisant de l’écriture de soi, véritable espace où un Moi narcissique s’offre complaisamment à tous les regards, un geste d’anéantissement absolu, de suicide : « écrire sur soi peut paraître une idée prétentieuse ; mais c’est aussi une idée simple : simple comme une idée de suicide [107] ».

68Le seul Moi que l’autoportraitiste met à mort dans son œuvre est ce Moi public, Barthes aurait dit « civil », connu de tous. Mort qui rappelle celle de l’Auteur, mais qui est loin de laisser le texte sans créateur. Un Moi intime s’y manifeste, dont l’auteur fait un personnage à méditer et à étudier par force jeux de piste, mise en scène ondulatoire ou puzzle à (ne pas) recomposer. Les autoportraits de Barthes et de Genette sont ces textes émouvants où le lecteur va à la rencontre charmante d’auteurs transformés en écrivains du Moi, par la magie d’une écriture ludique, libre et jouissive. Heureuse formule où à travers les techniques de détournement déployées par un texte de la « nonchalance » (Genette), « aux guillemets incertains » dont le propre est de « dériver » (Barthes), s’exprime un désir de littérature que les années de Théorie n’avaient pas émoussé, et que même des liens étroits avec le Texte n’ont pu exorciser. Du Roland Barthes par lui-même et des bardadracs de Genette se révèle chatoyante et diaprée la figure d’un autoportraitiste en parade continue, biographe de soi faisant fi des règles propres à toute forme d’écriture intime close et totalisante, écrivain-dandy maître en l’art du flirt avec le biographique, avec le Temps.

Notes

  • [1]
    Toutes les références aux œuvres de Roland Barthes renvoient à Roland Barthes, Œuvres complètes (désormais OC), Paris, Seuil, 2002. Pour l’autoportrait de Gérard Genette, voir Gérard Genette, Bardadrac, Paris, Seuil, 2006 ; id., Codicille, Paris, Seuil, 2009 ; id., Apostille, Paris, Seuil, 2012 ; id., Epilogue, Paris, Seuil, 2014.
  • [2]
    Roland Barthes, « Notes sur André Gide et son Journal », OC, t. 1, p. 33-46.
  • [3]
    Ibid., p. 34.
  • [4]
    Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes (désormais RB par RB), OC, t. 4, p. 655-656.
  • [5]
    Gérard Genette, « Stendhal », dans id., Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 155-193.
  • [6]
    Ibid., p. 157.
  • [7]
    Roland Barthes, « Notes sur André Gide et son Journal », op. cit., p. 36 : « Gide donne envie de lire les classiques. Chaque fois qu’il les cite, ils sont d’une beauté étonnante, tout vivants, tout proches, tout modernes. Bossuet, Fénelon, Montesquieu ne sont jamais si beaux que cités par Gide. On se juge alors criminel de les si mal connaître. »
  • [8]
    Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola (1971), OC, t. 3, p. 705.
  • [9]
    Ibid., p. 706.
  • [10]
    Il faut dire que Barthes ne laisse pas vraiment tout au hasard de ce biographe ami et « désinvolte », comme il le laisse entendre dans ce passage. Tout sauf avare de mots et d’histoires, malgré sa réserve, il sera le premier à fournir de lui-même toutes sortes de souvenirs et de détails quotidiens, lors des entretiens, émissions ou rencontres dont il est l’invité d’honneur. De quoi munir son biographe présumé du matériel nécessaire. Celui-ci n’aura plus qu’à en faire des biographèmes en les recueillant dans sa biographie. Le Roland Barthes (1990) de Louis-Jean Calvet, par exemple, fait l’effet d’une œuvre écrite sous les yeux de Roland Barthes lui-même et presque avec son consentement, vu les paroles, les anecdotes et les souvenirs racontés de sa voix dont il regorge.
  • [11]
    Voir Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Minuit, 2013 ; Gérard Genette, Bardadrac, Apostille, Codicille et Epilogue.
  • [12]
    « Le contretemps », RB par RB, p. 639 : « Son rêve (avouable ?) serait de transporter dans une société socialiste certains charmes (je ne dis pas : des valeurs) de l’art de vivre bourgeois (il y en a – il y en avait quelques-uns) : c’est ce qu’on appelle le contretemps. S’oppose à ce rêve le spectre de la Totalité, qui fait que le fait bourgeois soit condamné en bloc, et que toute échappée du Signifiant soit punie comme une course dont on ramène la souillure. Ne serait-il pas possible de jouir de la culture bourgeoise (déformée), comme d’un exotisme ? »
  • [13]
    « Pause : anamnèses », RB par RB, p. 685.
  • [14]
    « […] Roland Barthes par Roland Barthes est le produit d’une gageure, d’une rencontre inattendue entre les structures de l’autoportrait et les impératifs d’une collection populaire de critique littéraire intitulée “Ecrivains de toujours”. […] Chaque étude porte le titre : X par lui-même, précédé du nom de l’auteur du commentaire, sauf le volume sur Roland Barthes qui s’intitule Roland Barthes par Roland Barthes. Ici la fiction, selon laquelle le commentateur laisse en quelque sorte parler l’auteur dont il traite, devient réalité » (Michel Beaujour, Miroirs d’encre, Paris, Seuil, 1980, p. 325).
  • [15]
    « Le livre du Moi », RB par RB, p. 695.
  • [16]
    Cette phrase est bien la première du livre, son épigraphe. On la voit littéralement affichée en début du livre, griffonnée, transcrite telle qu’elle fut écrite des mains de son auteur, presque comme une signature, mise en relief et ressortant par cette trace de l’ensemble de l’œuvre.
  • [17]
    Gérard Genette, « Avant-propos », Bardadrac ; id., « Bienvenue », « Péritexte », Codicille ; id., « Anachroniques », « Archives », « Avertissement », « Flirt », Apostille ; id., Epilogue, p. 26, 85, 92, 137 et passim.
  • [18]
    « Péritexte », Codicille, p. 222.
  • [19]
    Le flirt étant « ce que Stendhal appelle tout bonnement l’“amour physique”, mais réduit (ou sublimé) à l’état, disons asymptotique, de préliminaires sans fin, presque sans but » (« Flirt », Apostille, p. 127).
  • [20]
    Roland Barthes, « Barthes puissance trois » et « Cours, entretiens et enquêtes 1975 », OC, t. 4.
  • [21]
    « Péritexte », Codicille, p. 218-219.
  • [22]
    Le fragmentaire est gage de vérité, justifié de « manière gidienne », dit Barthes : « L’incohérence me paraît préférable à l’ordre qui déforme » (« Notes sur André Gide et son Journal », op. cit., p. 34 ; « Le cercle des fragments », RB par RB, p. 670).
  • [23]
    « Flirt », Apostille, p. 128.
  • [24]
    « Péritexte », Codicille, p. 222.
  • [25]
    La tangente – « assez généralement [sa] trajectoire préférée » (« Influence », Codicille, p. 136) – qu’il avoue prendre par l’écriture de son autoportrait : « Une de mes figures géométriques préférées, je suis sûr de l’avoir déjà dit ailleurs, est la tangente, qui me sert parfois à échapper en douce à des courbes trop fermées et trop contraignantes » (Epilogue, p. 184). Mais aussi l’asymptote : « Autre courbe favorite, quoique plus décevante : l’asymptote, qui est un peu […] l’inverse de la tangente […] ; il ne s’agit plus ici de “filer en douce”, mais de s’approcher à pas de loup, sans recherche de contact, encore moins de fusion » (ibid., p. 185). Et la diagonale dont il se dit « fasciné par ce genre de coïncidences transversales » (« Diagonales », Apostille, p. 98) qu’elle occasionne. Toutes ces formes de mouvement oblique deviennent des métaphores de l’écriture autoportraitiste telle que ces auteurs la définissent : « aussi n’est-ce pas un récit de vie, mais plutôt (et entre autres) un tableau, “impressionniste” si l’on veut, par touches disjointes, mais aussi bien ou mieux “cubiste” à sa manière, par éclats et facettes » (Epilogue, p. 22-23).
  • [26]
    « Patch-work », RB par RB, p. 716.
  • [27]
    « Le cercle des fragments », RB par RB, p. 671.
  • [28]
    « La récession », RB par RB, p. 726.
  • [29]
    « Avant-propos », Bardadrac, p. 7.
  • [30]
    Alors que Barthes met l’accent sur l’état final de son livre, tel qu’il se présente entre les mains du lecteur, Genette est, lui, plus prolixe sur la genèse et la gestation de son œuvre. Au « Ce qu’est ce livre » de l’un répond « Comment il s’est fait » de l’autre. La raison est peut-être à chercher dans le cadre temporel de chacun de ces deux textes : Barthes ouvre cette voie que prendra Genette ; une pierre est posée. On aura déjà vu ce désir non seulement de littérature, mais aussi de res, de choses biographiques, rattrapant un théoricien pour qui ni faits ni êtres ne parlaient, mais seuls des textes dans les rapports qui les lient.
  • [31]
    « Anachroniques », Apostille, p. 23.
  • [32]
    « Il [ce livre] est, en fait, résulté d’une sédimentation, sur bien des années, de stromates de toutes sortes et de toutes provenances » (« Péritexte », Codicille, p. 221).
  • [33]
    « Archives », Apostille, p. 27.
  • [34]
    Texte aux « redans dans lesquels se fourvoie celui qui parle de lui-même » (« Le livre du Moi », RB par RB, p. 695).
  • [35]
    « […] où l’on ne trouve que ce qu’on y apporte » (« Zarzuela », Bardadrac, p. 453).
  • [36]
    Epilogue, p. 76.
  • [37]
    « Péritexte », Codicille, p. 222.
  • [38]
    « Du fragment au journal », RB par RB, p. 672.
  • [39]
    « Codicille », Codicille, p. 70.
  • [40]
    Michel Beaujour, Miroirs d’encre, op. cit., p. 114.
  • [41]
    « Comparaison est raison », RB par RB, p. 638.
  • [42]
    Epilogue, p. 9.
  • [43]
    « La double figure », RB par RB, p. 668.
  • [44]
    « […] je renonce à la poursuite épuisante d’un ancien morceau de moi-même, je ne cherche pas à me restaurer (comme on dit d’un monument) » (« La coïncidence », RB par RB, p. 637).
  • [45]
    « Le geste de l’aruspice », RB par RB, p. 627-628.
  • [46]
    « Entretien avec Jacques Chancel », OC, t. 4, p. 893.
  • [47]
    « Patch-work », RB par RB, p. 716.
  • [48]
    « Biographie », Codicille, p. 37-38.
  • [49]
    Epilogue, p. 27.
  • [50]
    « Roland Barthes écrit un livre sur… Roland Barthes », OC, t. 4, p. 877.
  • [51]
    Epilogue, p. 91.
  • [52]
    Epilogue, p. 92-93. Sous une entrée « Enigme » (Codicille, p. 97-101), Genette revient sur la genèse de La Recherche de Proust, notamment sur les raisons qui assurent son passage d’une œuvre « hésitante » avec Jean Santeuil (1952) à l’édifice qu’elle allait devenir. « Enigme » propose l’explication qu’en fait Barthes dans une brève étude en janvier 1979, et le commentaire de Genette sur celle-ci. Chemin faisant, et sans lui accorder une importance particulière, Barthes avait fait allusion à une raison biographique, qu’il avait écartée du coup (la mort douloureuse, voire éprouvante, mais libératrice de la mère de Proust), raison que Genette trouve décisive, seule pouvant expliquer la prise en charge de la narration par un « Je » renvoyant « à l’auteur, au narrateur et au héros ». Genette réhabilite ainsi le détail biographique au sein de la critique littéraire.
  • [53]
    Epilogue, p. 92.
  • [54]
    « Prénoms », Apostille, p. 254-259.
  • [55]
    Ibid., p. 257.
  • [56]
    Ibid., p. 254-255.
  • [57]
    Un double patronage : un goût maternel et élégiaque pour Gérard de Nerval le pare de son prénom, et le hasard d’une naissance dans un espace on ne peut plus stendhalien – entre une impasse Stendhal et une rue Lucien-Leuwen – est validé par toute une carrière.
  • [58]
    « Conduite », Apostille, p. 80.
  • [59]
    Epilogue, p. 85.
  • [60]
    Ibid.
  • [61]
    « Moi, je », RB par RB, p. 740-741.
  • [62]
    Ibid.
  • [63]
    Epilogue, p. 92.
  • [64]
    Ibid.
  • [65]
    « Flirt », Apostille, p. 131.
  • [66]
    Epilogue, p. 137.
  • [67]
    Le jeu avec le lecteur est un autre élément de la poétique de l’autoportrait. Aussi, cet ami qui le lit « par-dessus [son] épaule, comme disait Roland Barthes » (Epilogue, p. 65), son « Arlésienne » (« Avertissement », Apostille, p. 22-23), ce lecteur qu’il préfère curieux, même indiscret (Epilogue, p. 87), ne serait pas la raison pour laquelle il se dévoile. L’autoportraitiste se dépeint pour lui-même, le geste vise son auteur : autre pose, héritée de Montaigne, qui, le tout premier, parvient à susciter l’intérêt de son lecteur en le snobant. « De ces révélations douteuses, […] les autres n’en ont cure. Emises en toute inutilité publique, le plus intéressé en est certes l’émetteur lui-même qui y trouve moyen de s’“étudier” en s’exprimant […] » (Epilogue, p. 137). A peine évoqué, le lecteur « bénévole » et complaisant se trouve éconduit.
  • [68]
    Il faut croire que “supprimer” ne relève pas particulièrement des compétences de l’autoportraitiste. Encore une composante du genre, un élément de sa poétique. Entendons Montaigne s’adresser à son lecteur dans ces mots : « Laisse, lecteur, courir encore ce coup d’essai et ce troisième allongeail du reste des pièces de ma peinture. J’ajoute, mais je ne corrige pas » (« De la vanité », Les Essais, t. 3, Paris, Gallimard, 1965, p. 243 ; nous soulignons).
  • [69]
    « L’imaginaire », RB par RB, p. 682.
  • [70]
    « L’alphabet », RB par RB, p. 720.
  • [71]
    Epilogue, p. 30.
  • [72]
    « Les amis », RB par RB, p. 644.
  • [73]
    « De la vanité », op. cit., p. 211.
  • [74]
    Les entrées sont un espace, disons plutôt « seuil » pour rester dans la terminologie genettienne, on ne peut plus ludique, du péritexte. Le renvoi, en clin d’œil, aux renvois de l’Encyclopédie n’avait pas échappé au lecteur. Genette l’explique dans « Péritexte » (Codicille, p. 219). Conçues pour miner l’idée même de connexion, ses entrées auraient pour but « d’embarquer le lecteur dans un parcours en zigzag qui tient moins du sentier balisé que du labyrinthe, du jeu de pistes à leurres et à pièges et du billard à trois ou quatre bandes ». On l’aura compris, Bardadrac et les autres ne sont pas de vrais dictionnaires : autre stratégie retorse des bardadracs, autre jeu. D’une œuvre à l’autre, Genette, prenant goût à « l’autopastiche », reprend certains titres auxquels il donne chaque fois un contenu différent sans l’être vraiment, suggérant toutes sortes de relations métatextuelles entre les volets de son autoportrait : commentaire, reprise, rectification, complétion… Voir « Devise », « Titres », « Timing », « Cravate », « Feutre », « Rustine », etc.
  • [75]
    Codicille, p. 193-194.
  • [76]
    Bardadrac, p. 12-14 et p. 38-42.
  • [77]
    « Titres », Apostille, p. 303-306.
  • [78]
    « Avertissement », ibid., p. 33.
  • [79]
    Ibid.
  • [80]
    Epilogue, p. 22.
  • [81]
    Ibid., p. 133.
  • [82]
    « Le livre du Moi », RB par RB, p. 695.
  • [83]
    « Bibliothèques », Bardadrac, p. 41.
  • [84]
    Ibid., p. 42.
  • [85]
    « L’imaginaire », RB par RB, p. 682.
  • [86]
    Epilogue, p. 85.
  • [87]
    « Accueil », Bardadrac, p. 13-14.
  • [88]
    « Abgrund », RB par RB, p. 677.
  • [89]
    « Milonga », Bardadrac, p. 282-284.
  • [90]
    « Phases », RB par RB, p. 718-719.
  • [91]
    Epilogue, p. 158.
  • [92]
    « Lectures », Apostille, p. 167-168.
  • [93]
    Lorsque Genette entreprend de comparer l’écriture autobiographique à celle dont relèvent ses bardadracs, il fixe une sensibilité et une mémoire à chacune d’elles. Au désir autobiographique de restituer dans sa linéarité une existence répond une fidélité au rythme fantaisiste des souvenirs érigés en charmes : quand la « mémoire volontaire et toute consciente » recompose les « grandes masses », une « mémoire vive (celle que Proust dit “involontaire”) ne nous “conserve” et ne nous restitue […] que de brefs moments isolés » (« Flirt », Apostille, p. 131). La mémoire de l’autoportrait est donc proustienne. Dans les bardadracs de Genette et l’autoportrait de Roland Barthes par lui-même, Proust n’est pas seulement un auteur aimé ou un simple goût littéraire, mais l’écrivain du souvenir, de la mémoire involontaire et poétique, celui des madeleines-charmes, des détails-condensés de vie, de l’évocation ensorcelante du passé et du Temps à la recherche duquel ils vont non sans plaisir. Proust, praticien d’une esthétique de la tangente, metteur en scène de lui-même, brouilleur de pistes, flirte aussi avec son histoire en signant son œuvre de son prénom une unique fois.
  • [94]
    « Lectures », Apostille, p. 168-169.
  • [95]
    Ibid, p. 168.
  • [96]
    Pressé de dire ses préférences livresques, non pas en tant que lecteur mais en tant qu’auteur d’une importante somme de livres, Genette jette son dévolu sur son tout premier, Figures I (1966), pour des raisons, dit-il, « futiles », « anecdotiques » et « périphériques » qu’il explique dans « une page d’autobiographie “intellectuelle” exempte pour une fois de toute dose de fiction, du moins volontaire ». S’ensuit l’histoire d’une genèse occasionnée par une série de coïncidences toutes structuralistes (« Figures », Apostille, p. 124-125).
  • [97]
    « Emploi du temps », RB par RB, p. 658-659.
  • [98]
    Ibid., p. 659.
  • [99]
    Epilogue, p. 98.
  • [100]
    « Critique », Apostille, p. 92-93.
  • [101]
    « Je pense plutôt que quiconque écrit quoi que ce soit fait potentiellement œuvre littéraire, et que le passage de la puissance à l’acte dépend ici d’une simple décision esthétique du lecteur » (« Bienvenue », Codicille, p. 35).
  • [102]
    Epilogue, p. 16. « Autre référence trop intimidante pour être prétentieuse, il m’arrive de diviser in petto mon parcours intellectuel en ce qu’on appelle […] des “périodes” successives – mais en désordre » (ibid.).
  • [103]
    « Phases », RB par RB, p. 718-719.
  • [104]
    « Entretien avec Jacques Chancel », op. cit., p. 887.
  • [105]
    Epilogue, p. 94.
  • [106]
    Ibid.
  • [107]
    « La coïncidence », RB par RB, p. 637.
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