Notes
-
[1]
Joris-Karl Huysmans, Là-Bas, dans Le Roman de Durtal, Paris, Bartillat, 2015 (rééd. de l’éd. de 1999), p. 67.
-
[2]
Jiri Sramek, « Pour une définition du métarécit », Etudes romanes de Brno, n° 20 (1990), p. 33-48 (p. 47).
-
[3]
Ibid.
-
[4]
Ibid., p. 46.
-
[5]
Ces multiples désignations et leurs auteurs sont recensés par Sramek (ibid., p. 33-34) et William Nelles, « Stories within stories : narrative levels and embedded narrative », Studies in the Literary Imagination, n° 25 (1992), p. 79-96.
-
[6]
C’est par ce terme que, depuis Gide, on désigne les effets de spécularité textuelle. Parmi les études dédiées à ce dispositif littéraire, on retiendra deux ouvrages particulièrement importants pour le propos exposé ici, à savoir Grammaire du Décaméron de Todorov dont les pages consacrées aux Mille et Une Nuits conviennent sous plusieurs aspects à décrire la tradition de Barlaam et Josaphat (Paris, La Haye, 1969), et Le Récit spéculaire : essai sur la mise en abyme de Lucien Dällenbach (Paris, Seuil, 1977), qui propose une typologie de la mise en abyme. L’auteur définit les enchâssements narratifs spéculaires dont il sera ici question comme des « mises en abyme fictionnelles généralisantes ».
-
[7]
Gérard Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 202 ; Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 238-239.
-
[8]
Gérard Genette, Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004, p. 65, note 2.
-
[9]
Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 239, note 1. Cette discussion est reprise dans Nouveau Discours du récit, Paris, Seuil, 1983, p. 61.
-
[10]
Robert Scholes, « Métarécits », Poétique, n° 7 (1971), p. 402-412. Genette réagit notamment à la proposition de Mieke Bal de remplacer « métarécit » par « hypertexte » en réaffirmant la subordination inversée par rapport à l’ordre logique, qui l’inciterait à parler en l’occurrence d’« hypertexte » (Nouveau Discours du récit, op. cit., p. 61).
-
[11]
Pour une synthèse et une discussion de ces prises de position, je renvoie aux articles de Sramek, art. cité, p. 35-40, et de Nelles, art. cité, p. 81-82, qui cite Susanne S. Lanser : « So many of my colleagues have found Genette’s neologistic terminology counterproductive » (The Narrative Act, Princeton, Princeton University Press, 1981, p. 133).
-
[12]
Gérard Genette, Nouveau Discours du récit, op. cit., p. 61 et 64.
-
[13]
« Car le récit enchâssant, c’est le récit d’un récit. En racontant l’histoire d’un autre récit, le premier atteint son thème fondamental et en même temps se réfléchit dans son image de soi-même ; le récit enchâssé est à la fois l’image de ce grand récit abstrait dont tous les autres ne sont que des parties infimes, et aussi du récit enchâssant qui le précède directement » (Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971, p. 39).
-
[14]
La thèse d’Angela Moger prend pour point de départ l’idée selon laquelle la gratuité de l’enchâssement n’existe que pour être niée, et que la narration enchâssée n’est jamais sans conséquence (Working Out [of] Frame[d] Works : A Study of the Structural Frame in Stories by Maupassant, Balzac, Barbey, and Conrad, Dissertation, Yale University, 1980, p. 6). William Nelles soutient lui aussi que « all embedded narrative has a dramatic impact, if only that of deferring or interrupting the embedding narrative, and that all embedded narrative has a thematic function, if only one of relative contrast or analogy. Even discontinuity or apparently gratuitous relationships may be read as thematically significant. I insist on this irreducible minimum of potential dramatic and thematic weight only to cover unforeseen limit cases » (William Nelles, art. cité, p. 89). Voir aussi Ross Chambers, Story and Situation, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1984, p. 33 sq.
-
[15]
Genette, qui puise l’essentiel de ses exemples aux littératures des xviiie et xixe siècles pour traiter des niveaux narratifs, considère dans Figures III que le procédé est d’obédience épique – il en mentionne l’Odyssée, Virgile, l’Arioste et le Tasse comme les prestigieux témoins – et qu’il « entre à l’époque baroque dans la tradition romanesque » à la faveur de sommes telles que l’Astrée (voir Figures III, op. cit., p. 241). Il revient dans Nouveau Discours du récit sur ces affirmations pour admettre que l’œuvre d’Homère est relativement pauvre en récits seconds et que les Mille et Une Nuits, dont il ne donne cependant aucun exemple, auraient mieux fait l’affaire (Nouveau Discours du récit, op. cit., p. 63-64).
-
[16]
Il ajoute que « si les récits métadiégétiques existent toujours […], c’est que leur forme est profondément changée et leur raison d’être ne se borne pas au développement du récit […]. Dans la littérature moderne, on trouve de plus en plus des métarécits dont l’insertion même devient de beaucoup plus subtile que n’est celle qui caractérise les métarécits classiques » (Jiri Sramek, « Pour une définition », art. cité, p. 46).
-
[17]
Maria Eduarda Keating, « “Romans à tiroirs” d’hier et d’aujourd’hui : parodie et expérimentation romanesque », Echinox Journal, n° 16 (2009), p. 156-165, en particulier p. 159-160.
-
[18]
Figures III, op. cit., p. 243.
-
[19]
La Structure de l’enchâssement dans les contes et nouvelles de Guy de Maupassant, Sfax, Imprimerie Reliure d’Art – Faculté des lettres et sciences humaines de Sfax, 2006. La citation de Genette est extraite de Nouveau Discours du récit, op. cit., p. 64.
-
[20]
L’article de Nelles intervient d’ailleurs en large partie en réaction à Genette, au prétexte qu’il exclut l’interprétation littéraire du domaine de la narratologie.
-
[21]
Figures III, op. cit., p. 240-243. Dans Nouveau Discours du récit, Genette dédouble ces catégories sous l’influence des propositions de John Barth et ajoute à la liste une « fonction prédictive » dont relèvent diverses formes de prolepses, à l’instar des rêves prémonitoires et des récits oraculaires ou prophétiques (op. cit., p. 61-64).
-
[22]
Figures III, op. cit., p. 242-243. Voir aussi Nouveau Discours du récit, op. cit., p. 63-64, ainsi que « Structures narratives de Moyse sauvé », Baroque [en ligne], n° 3 (1969), mis en ligne le 26 avril 2012, consulté le 19 janvier 2017. URL : http://baroque.revues.org/280; DOI: 10.4000/baroque.280, p. 1-44 (p. 12).
-
[23]
Sur la définition et la portée de ce type d’exemplum rhétorique dans la tradition médiévale, voir l’article fondateur de Jean-Yves Tilliette, « L’exemplum rhétorique : questions de définition », in Les Exempla médiévaux : nouvelles perspectives, dir. Jacques Berlioz et Marie-Anne Polo de Beaulieu, Paris, Champion, 1998, p. 43-65, et, adapté à la réflexion qui nous intéresse ici et aux recueils de fables enchâssées, Yasmina Foehr-Janssens, « Introduction », « Châsses, coffres et tiroirs : le récit dans le récit », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, n° 29 (2015), p. 13-22.
-
[24]
La dimension réflexive n’est toutefois pas exclue des procédés de flash-back, dans la mesure où la référence à une expérience passée et vécue par le narrateur pourrait très bien présenter des parallèles avec la situation présente et exercer en ce sens un rôle rhétorique et injonctif.
-
[25]
Jiri Sramek, « Le métarécit dans la structure narrative », Etudes romanes de Brno, n° XVII (1986), p. 23-33 (p. 26).
-
[26]
C’est ici dans sa version dite « champenoise » en prose, composée au début du xiiie siècle, qu’on va lire le texte (L’Histoire de Barlaam et Josaphat, Leonard R. Mills [éd.], Genève, Droz, 1973). Il s’agit de l’une des trois premières adaptations françaises de la légende, et surtout de celle qui a joui de la plus grande fortune au Moyen Age. On conserve cinq autres versions narratives complètes et autonomes (deux en prose et trois en vers), deux adaptations théâtrales, deux versions intégrées dans des compendia encyclopédique et hagiographique, ainsi que deux rédactions partielles insérées dans d’autres textes.
-
[27]
Les neuf apologues sont les suivants, dans l’ordre de leur apparition et avec les titres les plus communément reconnus par la tradition critique : « Les trompettes de la mort » (p. 51, l. 49-p. 52, l. 7) ; « Les quatre coffrets » (p. 52, l. 7-p. 53, l. 38) ; « L’archer et le rossignol » (p. 62, l. 53-p. 63, l. 13) ; « L’unicorne » (p. 68, l. 31-p. 69, l. 53) ; « Les trois amis » (p. 69, l. 70-p. 71, 1. 42) ; « Le roi d’un an » (p. 71, l. 70-p. 72, 1. 29) ; « Le roi et les pauvres gens heureux » (p. 76, l. 12-p. 78, l. 72) ;« Le jeune noble et la pauvre chrétienne » (p. 78, l. 8-p. 80, l. 74) ; « La jeune biche » (p. 84, l. 28-42). Ils sont complétés par un dixième apologue, « La séduction », placé dans la bouche d’un magicien malintentionné qui convainc le roi Avenir de soumettre Josaphat à la tentation charnelle (p. 121, l. 9-p. 122, l. 36).
-
[28]
Traduction : « Et, suivant l’exemple du roi sage que je t’ai raconté, envoie ton trésor sur l’île où tu seras prochainement exilé. » (Toutes les traductions sont miennes.)
-
[29]
Voir le recueil édité par Françoise Lavocat, La Théorie littéraire des mondes possibles, Paris, CNRS, 2011. Cette définition diffère de celle d’Umberto Eco qui, dans Lector in fabula, désigne les suppositions émises par le lecteur sur les voies éventuelles que peut suivre la suite du récit (Lector in fabula, ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. de l’italien [1979] par Myriam Bouzaher, Paris, Grasset, 1985). Elle diffère également de la théorie des textes possibles développée par Marc Escola et Sophie Rabau dans la lignée des propositions fondatrices de Michel Charles, qui s’intéresse aux potentialités que le texte évacue, mais dont il conserve les traces (voir, notamment, Michel Charles, « Trois hypothèses pour l’analyse, avec un exemple », Poétique, n° 164 [2010], p. 387-417 ; La Théorie des textes possibles, dir. Marc Escola, Amsterdam, Rodopi, 2012, ainsi que Marc Escola et Sophie Rabau, Littérature seconde, ou la Bibliothèque de Circé, Paris, Kimé, 2015).
-
[30]
Ces exempla portent les numéros 4755 et 5225 dans l’Index exemplorum de Tubach (Frederic C. Tubach, Index exemplorum. A Handbook of Medieval Religious Tales, Helsinki, Akademia Scientiarum Fennica, 1969).
-
[31]
Traduction : « [Le conseiller,] très bon et très sage, était fort bien pourvu de toutes les sortes de vertus qui appartiennent à Dieu et au monde. »
-
[32]
Il suffit pour s’en convaincre de comparer le portrait du conseiller de l’exemplum – « Cil conseilliers estoit mont dolenz de ce que cil roys menoit en tele error et sovant l’en voloit reprandre, mas il ne paroissoit, quar il avoit paor que se li roys s’en courrouçoit et qu’il et touz ses lignaiges n’en fust honiz » (p. 76, l. 16-22) – et celui du familier du roi dans le récit-cadre : « Li uns de ses barons, cil qui plus estoit amez e privez de lui, amoit et doutoit nostre Segnor Jhesu Crist et mont dessieroit a faire ses conmandemanz, mes quovertemant le façoit por la paour del roy » (p. 39, l. 15-19). Traduction : « Ce conseiller souffrait beaucoup de voir le roi plongé dans l’erreur et voulait souvent l’en retirer, mais il ne s’y résolvait pas, car il craignait que le roi ne s’en offense, et que lui et tout son lignage n’en soient honnis. » ; « L’un de ses barons, celui qu’il aimait le plus et dont il était le plus proche, aimait et redoutait notre seigneur Jésus-Christ et désirait obéir à ses commandements, mais il le faisait en secret, en raison de la peur que lui inspirait le roi. »
-
[33]
Traduction : « Ah, cher ami, c’est là quelque chose d’extraordinaire qu’il nous est donné de voir. » A titre de comparaison, la mauvaise réaction du roi Avenir dans le récit-cadre figure aux lignes 5 à 25 des pages 36 et 37.
-
[34]
Traduction : « Puis ce roi devint chrétien et démontra une grande piété. »
-
[35]
Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Seuil, 1986, p. 368 sq.
-
[36]
Traduction : « Ils poursuivirent les bêtes, si bien qu’ils en tuèrent certaines, en blessèrent d’autres et éparpillèrent celles qui restaient dans la forêt. »
-
[37]
Voir, entre autres, Genèse 49 : 24 ; Esaïe 40 : 11 ; Ezéchiel 34 : 11 ; Jean 10 : 11 ; 1 Pierre 2 : 25 ; Apocalypse 7 : 17 ; Psaume 78 : 52 ; Psaume 23 : 1 (Psaume de David), etc.
-
[38]
Traduction : « Les tourments les plus cruels qu’il peut imaginer. »
-
[39]
Cette parabole est gommée par la majorité des adaptations françaises, dont la version champenoise, sans doute pour dissiper le risque de confusion. Elle figure néanmoins dans la source latine de notre texte, au chapitre xi (Barlaam et Josaphat. Versión vulgata latina, con la traducción de Juan de Arce Solorceno, éd. Oscar de la Cruz Palma, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 2001, p. 63, l. 10-p. 65, l. 2, § 96-97).
-
[40]
Elle est notamment absente du tableau de Constanza Cordoni sur la réception des apologues de Barlaam et Josaphat en dehors de la tradition du texte lui-même (Barlaam und Josaphat in der europäischen Literatur des Mittelalters : Darstellung der Stofftraditionen – Bibliographie – Studien, Berlin, De Gruyter, 2014, p. 443-444).
-
[41]
Victoria Smirnova, « L’Histoire de Barlaam et Josaphat : transformations et transpositions d’un recueil de fables enchâssées dans la littérature exemplaire », dans D’Orient en Occident : les recueils de fables enchâssées avant les Mille et Une Nuits de Galland (Barlaam et Josaphat, Calila et Dimna Disciplina clericalis, Roman des sept sages), dir. Marion Uhlig et Yasmina Foehr-Janssens, Turnhout, Brepols, 2014, p. 79-112 (p. 85).
-
[42]
Yasmina Foehr-Janssens, art. cité, p. 20.
-
[43]
Cet exemplum porte le numéro 967 dans l’Index exemplorum de Tubach (op. cit.). A son sujet, voir notamment l’article de Paola Moreno, « Le choix du bon coffre ou le trésor caché. Evolution du motif, de Barlaam et Josaphat au Décaméron », in Le Répertoire narratif arabe médiéval. Transmission et ouverture (Actes du colloque international de Liège, 15-17 septembre), dir. Frédéric Bauden, Aboubakr Chraïbi et Antonella Ghersetti, Genève, Droz, 2008, p. 195-209.
-
[44]
Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie. La fréquentation des livres au xive siècle (1300-1415), Paris, Hatier, 1993, en particulier p. 57-69.
-
[45]
Claude Thomasset, « Introduction », in De l’écrin au cercueil. Essai sur les contenants au Moyen Age, dir. Danièle James-Raoul et Claude Thomasset, Paris, PUPS, 2007, p. 8.
-
[46]
« The aesthetic of the book in the fourteenth and fifteenth centuries is an aesthetic of the coffer, the chest. Both book and chest are objects whose material fabrication is of some importance : chests are made of boiled leather, wood, ivory » (Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Fullness and Emptiness : Shortages and Storehouses of Lyric Treasure in the Fourteenth and Fifteenth Centuries », trad. Christine Cano et John Jay Thompson, Yale French Studies, Special Issue : « Style and Values in Medieval Art and Literature » (1991), p. 224-239, citation p. 237).
-
[47]
En 1913, Sigmund Freud a dédié un article au « Thème des trois coffrets » à partir d’une réflexion sur le Marchand de Venise, parue dans Imago, II (1913). Une traduction française en a été réalisée par M. Bonaparte et E. Marty, parue dans la Revue française de psychanalyse, Paris, Doin, 1927, I. L’article figure également dans les Essais de psychanalyse appliquée, traduits par les mêmes, Paris, Gallimard, 1933, p. 87-103.
-
[48]
René Alleau, Aspects de l’alchimie traditionnelle, Paris, Minuit, 1953, p. 34.
-
[49]
Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, op. cit., p. 78.
-
[50]
Victoria Smirnova, art. cité, p. 101.
-
[51]
Le Speculum laicorum : édition d’une collection d’exempla composée en Angleterre à la fin du xiiie siècle, éd. Jean-Thiébaut Welter, Paris, Picard, 1914, p. 76, et Nicole Bozon, Les Contes moralisés de Nicole Bozon, frère mineur, éd. Lucy Toulmin Smith et Paul Meyer, Paris, Firmin-Didot, 1889, p. 46. Victoria Smirnova relève encore l’intitulé du manuscrit München, Bayerische Staatsbibliothek, MS 19161 (Teg. 161), de la vulgate : Liber Barlaam de vita Yosaphat (art. cité, p. 85, note 33, et Jean Sonet, Le Roman de Barlaam et Josaphat, I : Recherches sur la tradition manuscrite latine et française, Namur-Paris, Vrin, 1949 [Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres de Namur], p. 82).
-
[52]
Maria Eduarda Keating, art. cité, p. 65.
-
[53]
Joris Karl Huysmans, Là-Bas, op. cit., p. 65.
-
[54]
Joris Karl Huysmans, L’Oblat, op. cit., p. 1294.
1Lorsque Huysmans insère dans Là-Bas l’histoire de Gilles de Rais telle que le héros, Durtal, la reconstitue à partir de divers documents, l’oscillation du Barbe-Bleue médiéval « entre le mysticisme exalté et le satanisme exaspéré [1] » lui offre l’occasion de refléter la crise vécue par le personnage-narrateur et de conférer à celui-ci une profondeur psychologique jusqu’alors inaperçue. Le lecteur, placé en quelque sorte devant le contenu de la conscience de Durtal qui rêvasse aux crimes du baron fauve, assiste à « l’histoire du Maréchal qui se compose de différentes parties éparses formant dans leur ensemble une histoire achevée et séparée, qui continue à côté de la ligne principale et qui coopère avec celle-ci, alterne avec le récit principal [2] ».
2Ainsi analysé par Jiri Sramek, l’épisode huysmansien présente une illustration particulièrement « intéressante » et « singulière » de la pratique aussi universelle que polymorphe du récit dans le récit que le narratologue tchèque s’essaie à circonscrire dans un essai paru en 1990 [3]. Surtout, il emblématise selon lui l’un des modes grâce auxquels l’insertion narrative, universellement attestée dans les littératures d’Orient et d’Occident sur la longue diachronie, devient à l’époque moderne « beaucoup plus subtile que n’est celle qui caractérise les métarécits classiques [4] ». De cette universalité témoigne l’extrême variété terminologique qui caractérise l’appellation de ces récits que les narratologues désignent alternativement comme des récits seconds, des récits encadrés, des histoires intercalées, des hors-d’œuvre, des histoires annexes, des récits satellites, des narrations emboîtées, etc. [5]. Semblable prolifération trahit de toute évidence l’hésitation des spécialistes quant aux effets produits par l’inclusion d’une histoire à l’intérieur d’une autre. Parmi plusieurs définitions, la théorie formulée par Genette sort néanmoins du lot comme celle qui marque l’étape la plus importante dans les recherches sur le texte dans le texte. C’est à elle en effet que les travaux des théoriciens et des chercheurs se réfèrent le plus souvent lorsqu’ils traitent de ce dispositif, aussi bien en vue de l’adopter que de la discuter. Son intérêt consiste à systématiser la notion traditionnelle d’enchâssement : pour Genette, seule l’existence d’au moins deux niveaux narratifs permet de désigner le récit dans le récit comme un récit au second degré, quel que soit l’effet de mise en abyme qui s’exerce entre ces niveaux [6]. C’est la raison pour laquelle il choisit l’appellation de « métarécit », le préfixe méta connotant ce passage au second degré, tandis qu’au récit enchâssant ou récit-cadre est réservée la désignation de « récit premier [7] ».
3Pour être de loin la mieux acceptée parmi les spécialistes, cette proposition peine toutefois à s’imposer. Le terme de « métarécit » constitue la principale pierre d’achoppement : non seulement les narratologues et les critiques littéraires sont rares à l’adopter, mais encore Genette lui-même, jugeant cet emploi « fourvoyant [8] », tend à lui substituer des termes tels que « récit second » et « récit métadiégétique ». Dans Figures III, il impute au « métarécit » un caractère fortuit puisque, à son sens, il fonctionne à l’envers de l’ordre imposé par la logique et la linguistique, censé réserver au récit enchâssant la première place :
Il faut […] convenir que ce terme fonctionne à l’inverse de son modèle logico-linguistique : le métalangage est un langage dans lequel on parle d’un autre langage, le métarécit devrait être le récit premier, à l’intérieur duquel on en raconte un second. Mais il m’a semblé qu’il valait mieux réserver au premier degré la désignation la plus simple et plus courante, et donc renverser la perspective d’emboîtement [9].
5C’est cependant moins sur cette hiérarchie inversée que sur le sens du préfixe méta que les réactions se sont focalisées. La plupart des théoriciens s’accordent pour rejeter l’appellation de « métarécit » au motif qu’il ne s’agit pas d’un récit sur le récit – soit d’une « œuvre consciente d’elle-même qui, en explicitant ou en parodiant, met à nu le procédé », au sens où l’entend Robert Scholes –, mais bien plutôt d’un récit dans le récit [10]. Ils tendent de ce fait à la remplacer par des propositions estimées plus adéquates, ou encore à s’en servir comme d’un pis-aller soigneusement assorti de guillemets protecteurs [11].
6Ce consensus me surprend, et les pages qui suivent entendent le discuter. Il généralise l’idée de Genette selon laquelle il n’existe pas nécessairement de lien entre le récit-cadre et le récit enchâssé, et que celui-ci peut aussi bien n’entraîner aucune conséquence sur celui-là, puisque « le caractère intradiégétique d’une narration n’est bien souvent […] qu’un artifice de présentation, un poncif à bien des égards négligeable ». Le terme méta, se défend d’ailleurs Genette, n’implique pas forcément la relation qu’on lui impute, il « a bien des usages, et métaphysique ne signifie pas un discours sur la physique, ni métathèse un compte rendu de thèse [12] ». Je suis encline à accorder au terme « métarécit » un sens plus fort ou, plus exactement, à en réserver l’emploi aux cas dans lesquels les niveaux narratifs témoignent entre eux d’un fonctionnement solidaire. Précisément, le « métarécit » convient de façon idéale à décrire le dispositif d’enchâssement, parce qu’il désigne un phénomène de réflexivité par lequel le texte s’interroge sur lui-même, et que le lieu dévolu à cette interrogation est le récit au second degré.
7Précisément, Tzvetan Todorov, lecteur de Borges, des Mille et Une Nuits et du Décaméron, convainc de la cohérence entre les niveaux narratifs en suggérant d’adopter le point de vue opposé, soit la perspective du récit enchâssé et non plus celle du récit enchâssant. On s’aperçoit alors que l’enchâssement « consiste dans la mise en évidence de la propriété essentielle de tout récit » et participe à ce titre de « l’élaboration de sa poétique [13] ». Dans la même ligne, Ross Chambers, William Nelles ou Angela Moger soulignent le potentiel dramatique irréductible de l’enchâssement et les fonctions thématiques qu’il draine, pour artificielles ou gratuites que les frontières entre niveaux puissent paraître [14].
8Il se pourrait que la position de Genette reflète son corpus d’étude. Car à l’exception de Don Quichotte, aucun des exemples convoqués n’emprunte à la littérature du Moyen Age ou de la prémodernité [15]. Quant à Sramek, il justifie sa décision d’exclure la littérature ancienne de son approche au prétexte qu’elle est une « catégorie historique » qui « appartient au passé » et que ce type de « hors-d’œuvre qui allongent le roman à tiroirs sont périmés depuis longtemps [16] ». Or, une telle omission biaise la perception, dans la mesure où elle laisse délibérément dans l’ombre une veine prolifique qui élit l’enchâssement pour principal ressort de développement narratif. Les conséquences ne sont pas moindres, puisqu’il arrive que les textes modernes offrent une illustration délibérément subversive du procédé. Comme l’a rappelé Maria Eduarda Keating, les impulsions données par des auteurs comme Sterne ou Diderot au dispositif à tiroirs se traduisent souvent par une oblitération consciente du lien qui unit les niveaux diégétiques, au profit de relations explicitement antagoniques entre ces niveaux. Ainsi, ce que vise Tristram Shandy, c’est une « mise en scène de l’impuissance narrative » au travers du combat livré par le narrateur pour dépasser le récit de sa naissance et raconter sa vie [17]. Cet échec, à savoir la paralysie du récit de vie par l’invasion débordante des histoires enchâssées et des commentaires qu’elles suscitent, entend miner toute évidence de lien entre les niveaux narratifs, a fortiori de nature réflexive, et à privilégier entre eux une relation de distraction, même d’obstruction [18]. Il reste que, si l’on suit la thèse d’Angela Moger, on s’aperçoit que, même dans ces textes, l’activité herméneutique est en mesure de révéler la subtile ordonnance des plans narratifs. Sous l’apparence de contrarier ou d’égarer le lecteur, celle-ci contente en réalité ses attentes, à l’instar de ce qui se passe avec l’historiette enchâssée de Madame de la Pommeraye dans Jacques le fataliste. De la même façon, les travaux récents d’Arselène Ben Farhat sur Maupassant ont bien montré que l’enchâssement, loin de se limiter à un « artifice de présentation » comme le prétendait Genette à l’endroit de cet auteur, lui permet en réalité de dévoiler le processus de création et de réception de ses œuvres à la faveur d’une dialectique extrêmement subtile [19]. J’abonde dans le sens de Nelles qui, à la suite de Todorov, rappelle à cet égard la part d’interprétation littéraire indispensable au repérage du jeu analogique entre niveaux [20].
9De façon encore plus évidente, ou du moins plus univoque, les recueils d’apologues médiévaux sont à même d’illustrer la validité et l’extrême pertinence du terme de « métarécit ». Leur disposition à l’exemplarité, de même que le principe pédagogique qui greffe les historiettes enchâssées sur le récit-cadre, propose une application largement convaincante, et certainement surdéterminée par rapport aux intentions de Genette, du principe selon lequel le métarécit constitue un récit sur le récit. En effet, on pourrait dire que ces textes, sans faire mystère de leur vocation à réfléchir sur les conditions de leur propre écriture, affichent leur conscience scripturaire. En ce sens, j’aimerais illustrer dans l’un des mieux diffusés de ces recueils, Barlaam et Josaphat, la façon dont les apologues enchâssés exercent une fonction de régie visant à renforcer la cohérence du récit premier, quitte à refléter les conditions de l’invention poétique. La démonstration, si elle s’avère, devrait permettre de circonscrire certains cas dans lesquels le « métarécit », investi d’un sens réflexif et de ce fait plus proche de la définition de Scholes, légitime entièrement le choix termino logique. Le cas échéant, elle invitera à des propositions de réaménagements dans les pratiques et les fonctions de l’enchâssement narratif. La présente contribution souhaite examiner cette pratique d’insertion qui n’a rien à envier à ses avatars modernes et dont la subtilité, on va le voir, dépasse les liens explicites entre les niveaux narratifs pour se manifester à des degrés qui, en soubassement, travaillent à l’élaboration d’une poétique de l’enchâssement.
Faire un vœu
10Avant de nous pencher sur des exemples du texte, il convient cependant de distinguer, parmi les différentes pratiques de l’enchâssement narratif, celles qui impliquent la présence d’un métarécit. On le sent bien, le récit rétrospectif d’un personnage visant à justifier les raisons de sa présence, l’exemplum ou le mythe à visée persuasive inséré dans l’intrigue, ou encore tout type de narration enchâssée à fonction divertissante, même obstructive, ne sauraient être considérés tout à fait sous le même angle. Ces modes d’emboîtement correspondent en effet à des emplois différents. Genette, qui y est attentif, propose trois « types de relation » pour expliquer la fonction de l’enchâssement narratif [21]. Le premier, à vocation « explicative », suppose une « causalité directe entre les événements de la métadiégèse et ceux de la diégèse ». Convoquant dans l’une et l’autre le même personnel et le même univers référentiel, il constitue une modalité de l’analepse. A ce titre, il relève de la disposition choisie par le texte, et plus précisément d’un ordo artificialis visant à donner un sens à la situation présente. Rien de commun donc avec le second type, qui privilégie de son côté une relation « thématique » de contraste ou d’analogie entre les niveaux, sans que la récurrence des personnages ou des situations n’assure entre eux de continuité. Quant à la troisième catégorie, sur laquelle je reviendrai plus en détail dans la seconde partie de l’article, elle est caractérisée par l’absence de relation explicite entre les deux niveaux. De ce fait, elle attribue au métarécit une « fonction de distraction et / ou d’obstruction ». Ici, nous dit Genette, « le contenu métadiégétique n’importe (presque) pas » : « c’est l’acte de narration lui-même qui remplit une fonction dans la diégèse [22] ». Parmi ces trois types, c’est à mon sens le deuxième, dont l’énonciation intradiégétique vise à convaincre ou à dissuader l’interlocuteur, à fonction rhétorique donc, qui doit être appelé métarécit [23]. Là où la première catégorie ne comporte pas, ou pas nécessairement, de dimension réflexive et opère un retour en arrière [24], la seconde cherche à emporter la conviction de l’auditoire diégétique, et même extradiégétique, par la représentation d’une situation analogue à celle du récit principal. A cet égard, l’affirmation de Sramek selon laquelle le premier type serait largement plus représenté en littérature moderne qu’en littérature ancienne, où le second domine, pourrait constituer l’une des souches du problème [25]. Reste le troisième type genettien, dont je suggérerai plus loin qu’il peut être rapporté au second dans la mesure où il en constitue l’une des modalités. Dans cette première étape de la démonstration, j’aimerais illustrer par quelques exemples la finalité persuasive de la seconde catégorie, quitte à montrer qu’elle dépasse la « relation purement thématique » avec le récit-cadre pour exercer sur lui un effet de régie proprement métadiégétique.
11Le contexte de Barlaam et Josaphat est celui d’une initiation à la foi. Cette histoire, adaptation chrétienne de la vie du Bouddha et véritable best-seller médiéval, relate la conversion du jeune prince païen Josaphat par la catéchèse du maître ermite Barlaam. Celle-ci est agrémentée de neuf récits enchâssés dont la compréhension par le disciple participe de la dynamique d’élection [26]. Une logique analogique relie en effet ces derniers à l’histoire principale, soit à la vie de Josaphat : l’accès de l’élu au mystère dépend ainsi de sa capacité à saisir les parallèles et / ou les contrastes entre les apologues qui lui sont proposés et sa propre situation [27]. De surcroît, la démarche anagogique est toujours tournée vers l’avant, puisque les exempla préconisent la conduite à tenir et anticipent de la sorte l’avenir du disciple qui n’a de cesse de mettre en œuvre la parole magistrale. En ce sens, les récits enchâssés projettent et programment la destinée de Josaphat, ainsi que celle du texte. En témoigne la coloration injonctive des commentaires qui précèdent et concluent les apologues : « Et por l’essample dou saige roy don ge t’ai conté, envoie ton tressor en l’isle ou tu seras.i. de ces jorz essilliez » (p. 74, l. 72-73) [28], recommande Barlaam à l’issue de l’exemple VI. A la huitième historiette, voici que l’analogie devient conditionnelle, suspendue à l’accomplissement de la promesse faite par Josaphat :
Se tu faiz ce que tu diz, tu sera senblaubles a.i. tres saige damoisiaul don j’oï parler qui estoit filz a mont tres riche gent et ses peres lou voloit marier a une mont bele damoisele.
(Si tu fais ce que tu dis, tu seras semblable à un jeune homme très sage dont j’ai entendu parler, qui était le fils de gens très riches, et que son père voulait marier à une très belle demoiselle.)
13Ces exemples révèlent la fonction exhortative des apologues et leur influence sur le déroulement du texte ; ils exercent sur la fiction-cadre une action prospective. Le récit dans le récit place ici sa spécularité au service de la finalité narrative.
14Investi de cette mission, le reflet métadiégétique se sert à l’occasion de son pouvoir correcteur. Si l’apologue est le miroir du récit-cadre, il est un miroir déformant qui, à l’instar de celui de Tchekhov, corrige les défauts de l’histoire. Inscrits dans le cadre d’une initiation à la foi chrétienne, les métarécits participent du processus de conversion. Agents d’une mission rénovatrice qui entend fonder un monde nouveau à partir de l’ancien, ils sont doués de la faculté d’amender. On saisit dès lors leur affinité avec la prophétie qui, à la naissance du prince héritier, le vouait à la sainteté (p. 37, l. 42 ; p. 38, l. 6). Chaque historiette en est tributaire et œuvre à son accomplissement en exerçant une influence sur le devenir du texte. En réfléchissant l’histoire principale, les apologues entreprennent de la réorienter et de la rénover pour créer le futur du récit. C’est pourquoi le modèle théorique qui apparaît le plus adéquat pour rendre compte de cette pratique et des effets de sens qu’elle génère est celui des mondes possibles. Telle que l’entend Françoise Lavocat, la notion de monde possible est comprise comme une « alternative crédible du monde réel » – c’est-à-dire du monde dans lequel se déroule le récit – qui est issue de la logique modale et est au principe de travaux prônant une approche ontologique de la fiction, axée sur la question de la référence et de la valeur de vérité des propositions fictionnelles [29]. Si, dans cette lignée, on envisage le récit-cadre de Barlaam et Josaphat comme un monde réel dont l’ordre, livré à l’idolâtrie, œuvre à son propre anéantissement, alors l’exemplum intervient comme un monde possible qui en propose la réfection, en vue de l’améliorer et de l’infléchir dans une direction éthique. Or, pour que l’apologue se constitue en alternative crédible du monde réel, il est indispensable que le lecteur-interprète – intra- et extradiégétique – admette le présupposé d’identification entre les actants et situations de la métadiégèse et leurs équivalents dans le récit-cadre. L’application de ce modèle théorique à Barlaam et Josaphat dépend de cette prémisse indispensable qui, à nouveau, éclaire le statut du destinataire. Car précisément, celui qui consent à l’identification est aussi celui qui est capable de la saisir ; en termes d’élection, son statut s’apparente à celui de Josaphat. Ainsi, c’est le lien spéculaire entre le récit premier et les histoires enchâssées qui concède à celles-ci le pouvoir d’élaborer les possibles du récit-cadre. Mais dans la mesure où l’apologue demeure potentiel, à l’état de prédiction ou de souhait, ce qu’il dessine reste également à l’état de possible voué à s’actualiser ou non pour devenir monde réel dans le futur du récit principal.
15Les exempla expriment le souhait de donner au récit une inflexion nouvelle en le régénérant dans la foi chrétienne. Aussi est-ce en termes de désir ou de vœu qu’on doit en penser l’effet : les historiettes, qui remodèlent à leur compte la matière du récit-cadre pour la conformer aux vues de leur énonciateur, sont autant de vœux lancés à l’attention du récit. Dans leur sillage sont conçus autant de mondes possibles. Or, selon que la formulation de ces vœux métadiégétiques est suivie ou non de leur réalisation dans l’intrigue principale, ils revêtent une dimension performative et imposent leur leçon. L’exemple VII, « Le roi et les pauvres heureux », occupe le cœur d’une série de trois exemples caractérisés par l’amplitude de leur mise en abyme, qui recouvre toute la durée de l’histoire-cadre. Les exemples VI, « Le roi pour un an », et VIII, « Le jeune noble et la pauvre chrétienne », condensent en effet la destinée du prince appelé à devenir saint en reprenant en aval les données de l’intrigue et en en projetant, en amont, le futur [30]. Ils s’inscrivent de la sorte dans le prolongement de l’enseignement dispensé par Barlaam dont, comme par anticipation, ils font miroiter les fruits. Mais si ces mondes possibles dépeints par le maître et entrevus par le disciple – la félicité du roi qui délaisse son trône terrestre (ex. VI) et celle de l’héritier qui renonce à ses prérogatives lignagères (ex. VIII) – s’objectivent sans surprise dans la suite de l’intrigue, le cas de l’exemple VII est plus curieux. Situé au cœur de cette séquence enchâssée, « Le roi et les pauvres heureux » partage les mêmes qualités que ses voisins, à ceci près qu’il reflète non pas la destinée de Josaphat, mais celle de son père, le roi païen et infâme tyran Avenir. L’action qu’il exerce sur les données du récit-cadre est plus invasive que dans les autres exemples. En effet, l’échange liminaire mettait Avenir aux prises avec ses courtisans convertis et voyait le roi se lamenter du baptême de ses familiers et les condamner à l’exil en les maudissant. Le monarque du récit enchâssé ressemble trait pour trait au père de Josaphat, tout comme le conseiller « mout bon et mout saige qui mout estoit bien aornez de toutes les manieres de vertuz qui apartenoient a Deu ne au monde » (p. 76, l. 16-18) [31] s’afflige de l’error de son souverain de la même façon que les familiers jadis disgraciés dans l’histoire principale [32]. La situation initiale est donc équivalente. Mais ce n’est pas le cas du dénouement, puisque l’apologue réinvente la suite : aux moqueries qui accueillaient le spectacle de pauvres déguenillés mais confortés par la certitude du salut, fait place l’étonnement admiratif de la cour qui « regardoi[en]t ces choses a mervoilles » (p. 77, l. 31). Quant au roi, sa conduite diffère de celle d’Avenir : contrairement à celui-ci, qui menaçait de mort ses anciens amis et massacrait deux moines, celui-là partage la stupéfaction de sa suite : « Ha, doulz amis, or pouez veoir mervoilles » (p. 77, l. 33-34) [33]. Il n’en faut pas davantage au conseiller de l’exemplum pour s’engouffrer dans la brèche et prêcher sans attendre ce souverain si bien disposé. « Puis fu cil roys crestieins et parvint a haute religion » (p. 78, l. 71-72) [34], conclut Barlaam.
16L’heureuse variante offerte par l’exemplum à un scénario qui paraissait tragiquement voué à l’itération modifie les données narratives en profondeur. Faire retour sur les prémices de l’histoire pour les amender et en réinventer l’issue, voilà qui témoigne de l’infini pouvoir d’irradiation du métarécit. Au sein du texte de conversion, bien entendu, la création d’un autre possible a à voir avec la grâce. Dans la bouche d’un apôtre tel que Barlaam, l’apologue est parole d’évangile. Pour autant, cette fonction apologétique n’atteste pas moins l’ambition correctrice, et donc critique, du métarécit à l’intérieur du texte littéraire. Tout se passe comme si la vocation hagiographique et les finalités poétiques s’alliaient pour conformer le devenir du récit au monde dépeint par l’exemplum. Par leur pouvoir performatif, les histoires enchâssées ouvrent le récit à la Révélation. En ce sens, il me semble que les enjeux de l’insertion narrative débordent la « relation purement thématique » entre le métarécit et l’histoire-cadre décrite par Genette. Bien au-delà, le métarécit exerce sur la narration principale une triple action persuasive, visant à l’accomplissement spirituel du saint, à l’achèvement poétique du récit et à l’édification du lecteur-auditeur. Je propose donc de réserver la désignation de métarécit à ce type d’insertion narrative, mais en en retenant la fonction rhétorique de persuasion plus que la relation de nature thématique entre les niveaux diégétiques.
17Puissante, la leçon des exemples exerce sur l’intrigue de Barlaam et Josaphat une action décisive. Mais alors que « Le roi pour un an », « Le roi et les pauvres heureux » et « Le jeune noble et la pauvre chrétienne » diffusent les images d’un dénouement apaisé qui s’accomplit au travers du père rédimé et du fils consacré, quel est donc le rôle du dernier apologue ? Le neuvième conte, auquel j’aimerais à présent m’intéresser, suscite des effets de sens encore inédits. C’est que, à l’encontre des apologues VI à VIII qui disent à voix haute l’idéal de l’histoire, celui-là forme un contre-exemple qui en profile le cauchemar.
Tragédie en puissance
18La portion de texte située entre la fin de l’initiation de Josaphat et son départ pour le désert occupe une place de taille dans l’économie narrative (p. 93, l. 37 ; p. 145, l. 25). L’aspirant saint, demeuré seul à la cour, surmonte une à une les embûches qui servent d’épreuves qualifiantes à sa vocation. Autrement dit, entre le dire des apologues et le faire du récit-cadre, il y a plus d’un pas à franchir. En réalité, l’accomplissement du saint, annoncé par les récits enchâssés, est suspendu à la levée des charges séculières qui l’arriment à la cour. Or, si les exempla examinés jusqu’ici reflétaient tantôt le présent de l’enseignement par la mise en abyme de situations dialogiques, tantôt la récompense future par des projections visionnaires, la dernière histoire enchâssée – « La jeune biche » (ex. IX) – recouvre pour sa part cette phase séculière de mise à l’épreuve. De surcroît, le statut de contre-exemple de cet apologue en modifie l’abord : la fonction votive n’est plus de mise ; c’est son envers qui se donne à voir, soit ce que le texte pourrait être s’il ne se trouvait nul pour y remédier. Le monde menaçant esquissé par l’exemple IX est en effet susceptible de contaminer le récit-cadre et d’en métamorphoser la physionomie, au risque d’éradiquer la semence initiatique au lieu de la faire fructifier. Pour mieux saisir la valeur antiphrastique, et donc préventive, de ce conte, il n’est pas vain de relever la réminiscence biblique qui lui est attachée : il rejoue en l’inversant la parabole évangélique de la brebis égarée (Mt 18, 12-13 ; Lc 15, 3-7). On va le voir, la disposition métadiégétique est particulièrement sensible dans ce contre-exemple, où le récit second affirme sa fonction de régie en pointant les talons d’Achille du texte pour en prévenir l’anéantissement.
19« La jeune biche » (ex. IX) est le dernier apologue raconté par Barlaam. L’animal, élevé en captivité, rejoint un troupeau de biches sauvages. Les serviteurs de son maître, constatant sa disparition, lui donnent la chasse et la récupèrent, mais dispersent et abattent par la même occasion les bêtes en liberté. Par cette variante de La Chèvre de Monsieur Seguin, l’ascète entend dissuader son disciple de le suivre au désert et le convaincre de patienter jusqu’au moment favorable. L’animal domestique représente bien entendu Josaphat, et les biches sont les ermites qui encourent le risque d’être abattus sur l’ordre du roi Avenir :
Se tu t’an vas avec moi, je ai paor que nos ne soiens en autel maniere bailli, et que ge ne perde a touz jorz ta compaignie, et que je ne soie a touz mes frere achoisum de mont grief persecution.
(Si tu t’en vas avec moi, je crains qu’il ne nous arrive malheur, que je sois à jamais privé de ta compagnie et que tous mes frères soient victimes de terribles persécutions par ma faute.)
21Or, l’effet de la fable est immédiat : sans demander son reste, Josaphat obtempère et fait preuve de patience malgré l’envie qui le taraude. Il cède sur son désir, serait-on tenté de dire en référence à la terminologie lacanienne qui envisage le désir comme porté par une pulsion de mort [35]. Susciter une vision d’horreur pour justifier les années d’épreuve que Josaphat devra encore passer dans le siècle, il faut admettre que la rhétorique de persuasion – ou plutôt de dissuasion – est ici efficace. L’évocation des serviteurs qui « alerent aprés les bestes ; si occitrent les unes, les autres navrerent, les autres esparpillerent por la forest » (p. 84, l. 38-40) [36] a la force de l’enargeia ; elle transforme l’auditeur en spectateur pour restituer devant ses yeux ébahis le carnage tel qu’il aurait eu lieu si … En l’occurrence, le monde des animaux n’a pas ici la fonction de miroir euphémisant du genre humain qu’il exerce dans la tradition ésopique ou dans le Roman de Renart. La force de l’hypotypose prend au contraire appui sur la transparence de la métaphore : surdéterminée par la pensée chrétienne du bon berger, l’image ovine ne vise pas à atténuer la brutalité de la scène, mais plutôt à exacerber la violence du tableau [37]. Le réalisme en est en outre alimenté par le souvenir des cruautés dont l’ombre plane sur les chrétiens depuis l’exorde du texte. Si les nouveaux convertis gagnent le désert, c’est parce qu’Avenir leur réserve « les plus cruers tormenz qu’i pout porpenser » (p. 30, l. 49) [38]. L’épisode du courtisan converti bruisse des mêmes menaces, bientôt mises à exécution sur deux moines (p. 43, l. 29-p. 44, l. 36) puis sur des ermites (p. 98, l. 11-15). Quant à la célébration d’une hécatombe censée ramener sur la voie du paganisme le roi déjà écœuré par ses idoles, les cent vingt bœufs, vaches et autres bêtes (p. 120, l. 32-33) sacrifiés n’y comportent que trop de ressemblance avec les « bestes sauvaiges » (p. 84, l. 120) massacrées dans l’exemplum. L’abomination des crimes passés fait ainsi retour dans l’apologue, sous une forme condensée qui détermine la suite du texte. Pour Josaphat, il s’agira de tout mettre en œuvre pour éviter que se réalise ce pire qui forme l’ombre portée du texte, pour conjurer l’effroyable avènement de cet autre monde possible dont le récit enchâssé esquisse les contours. Ce n’est qu’alors, prédit Barlaam, c’est-à-dire au terme ou presque de l’existence terrestre du novice, entre-temps devenu expert, qu’il lui appartiendra de suivre enfin les traces de son père spirituel au désert :
Ge dirai que tu feras : tu te feras tout avant baptizier et remeindras en cest regne et lairas le maul et feras le bien et iras a ton puoir an la voie des conmandemanz nostre Segnor Jhesu Crit. Et quant tu verras leu et tens et il plaira a nostre Segnor, si vanras a moi et lors serons ensemble le remanant de nostre vie.
(Je vais te dire ce que tu vas faire : avant tout, tu vas te faire baptiser et rester dans ce royaume, et délaisser le mal et faire le bien, et tu vas t’efforcer de progresser sur la voie des commandements de notre seigneur Jésus-Christ. Et quand tu constateras que le moment est venu, et quand il plaira à notre Seigneur, alors tu me rejoindras et nous resterons ensemble pour le reste de notre vie.)
23Redoutablement efficiente, « La jeune biche » ne dissimule toutefois pas son équivocité. Pour exprimer l’indicible, elle prend appui sur une parabole évangélique fameuse et bien connue des lecteurs : la brebis égarée (Mt 18, 12-13 ; Lc 15, 3-7), déjà exposée dans la catéchèse de Barlaam [39]. Or, on s’aperçoit sans peine que le rapport au modèle biblique est biaisé ; les données narratives sont inversées, de telle sorte que la quête de l’ouaille perdue, au lieu d’illustrer le salut offert à chacun, entraîne la perte de tous. Quant au seigneur, bon berger de l’Evangile, il revêt les traits du tyran sanguinaire au nom duquel le massacre est perpétré. Du Christ à Avenir, ou de la rédemption offerte au bain de sang : un sentiment d’inquiétante étrangeté saisit le lecteur face à cette subversion qui relève moins du travestissement que de l’anamorphose. Qu’on ne s’étonne dès lors pas du peu d’écho rencontré par cette fable en dehors du contexte de Barlaam et Josaphat, et même dans plusieurs versions françaises de la légende [40]. Victoria Smirnova relève en effet l’absence totale de succès de cet exemplum dans les collections médiolatines : « Mais quelle conduite le prédicateur médiéval doit-il exiger de son auditoire lorsqu’il lui raconte une histoire pareille ? Il est peu étonnant que cet apologue reste dans l’ombre. » Ces constats éveillent le soupçon en suggérant une tentative de perversion du message biblique. Voilà qui serait lourd de conséquences, puisque l’édification des destinataires extradiégétiques et, avec elle, tout l’édifice exemplaire s’en trouveraient menacés.
24Qu’on se rassure, toutefois : la raison proposée par Smirnova pour justifier une telle opacité me paraît parfaitement convaincante. Elle tient à son contenu, « trop circonstanciel pour posséder un contexte théologico-moral apte à produire une leçon pour tous [41] ». C’est dire en somme que l’apologue qui pervertit la parabole évangélique est inintelligible en dehors de son contexte d’enchâssement. Un tel constat nous incite à revenir sur le troisième type de relation entre histoire enchâssée et récit enchâssant décrit par Genette et laissé de côté jusqu’à présent. Cette dernière catégorie, dénuée de relation explicite entre les deux niveaux, attribue au métarécit une « fonction de distraction et / ou d’obstruction » : que le contenu métadiégétique possède ou non des liens avec la diégèse importe peu, dans la mesure où seul compte l’acte de narration. Cette fonction n’est pas absente de la littérature médiévale, ni même de Barlaam et Josaphat. Dans notre texte, le récit-cadre ne manque jamais de souligner le plaisir du disciple à l’écoute de la parole magistrale qui, pour être édifiante, n’est pas pour autant dénuée d’une fonction divertissante, comme le confirment ses incessantes relances, témoins de sa soif d’historiettes. Précisément, « La jeune biche » ne fait pas mystère de son rôle dilatatoire, et même obstructif, dans la mesure où elle vise à freiner le dessein du jeune homme qui, comme il le déclare à Barlaam, est déjà tout prêt à se mettre en route :
Puisque tu es venuz de lointaing païs por moi delivrer de la servitute au deauble, or met convenauble fin a ton ovre et moine l’arme de moi hors de ceste chartre et nos an alons lai don tu es venuz por ce que quant ge serai en ton habitacle que ge soie baptiziez et faiz conpainz de cest mervoilleuse conversation.
(Puisque tu es venu de si loin pour me délivrer de la servitude du diable, alors achève ton œuvre convenablement et conduis mon âme hors de cette prison ; allons-nous-en là d’où tu es venu, afin que je sois baptisé lorsque je serai chez toi et que je devienne le compagnon de cet extraordinaire mode d’existence).
26La réponse du maître, qui ne se fait pas attendre, consiste dans l’exemplum en question (« Balaam li respondi et dit : “Uns riches hons norri jadis une biche …, etc.” », p. 84, l. 28-29). Il semble bien que les valeurs récréatives, de nature obstructive ou dissuasive, soient indissociables de la pratique même du récit dans le récit, quelque impérieuse que soit la motivation de l’acte de narration dans l’histoire-cadre. On pourrait en ce sens, comme le suggère Yasmina Foehr-Janssens, attribuer une « valeur générale, caractéristique de l’ensemble des phénomènes métadiégétiques », à cette troisième fonction [42]. En l’occurrence, « La jeune biche » illustre la fonction obstructive du métarécit, mais n’est pas pour autant dépourvue de liens explicites avec l’histoire principale ; bien au contraire, elle délivre un contenu intelligible uniquement en relation avec le récit-cadre.
27Dans le cas précis, la volte-face imposée à la parabole évangélique nous éclaire sur la nature de ce qu’elle cherche à prévenir. En différant le départ de Josaphat au désert, le contre-exemple prévient un comportement susceptible d’enclencher un engrenage fatal dans l’histoire principale. Et si l’imaginaire qu’il convoque se révèle terrifiant, c’est parce que la menace qu’il entend conjurer l’est tout autant. A bien lire la recommandation de Barlaam à Josaphat, dans l’extrait plus haut, on s’aperçoit que c’est la victoire du bien sur le mal, rien de moins, qui est en jeu : « lairas le maul et feras le bien » (p. 84, l. 45). Le salut du peuple, donc celui du texte, dépend du renoncement du saint à son désir. Faut-il dès lors s’étonner que cette axiologie s’exprime par le biais d’une inversion de la parabole de la brebis égarée ? Non, puisque « La jeune biche » représente ainsi la mission du texte : fonder un monde aux antipodes du cauchemar qu’elle dépeint, qui verrait les forces du mal triompher sur celles du bien et annihiler les représentants de Dieu pour célébrer le triomphe de l’idolâtrie. Comment mieux exprimer ce que signifierait la victoire du mal qu’en subvertissant l’histoire de la brebis égarée, c’est-à-dire en projetant en noir, comme renversée sur elle-même, l’image la plus convenue de la bonté divine ? Le renversement de la parabole évangélique à l’apologue est de l’ordre du bestornement, il traduit de façon exemplaire la pensée médiévale qui conçoit le diable comme l’envers du Christ, ou le siècle comme l’envers du ciel. En somme, le contre-exemple apparaît comme le tour de force d’un maître de la parole. Il fraie une voie pour exprimer l’indicible horreur de la victoire païenne, potentielle instigatrice d’un bestornement du monde. Ce neuvième apologue, acmé de l’enseignement fabuleux, livre la clef du système d’enchâssement en révélant que la voie des apologues est la juste voie, le droit chemin que le texte doit suivre pour conduire à Dieu et au salut, et faire triompher la vie plutôt que la mort.
28On aurait donc tort de croire que les liens entre l’histoire-cadre et les apologues enchâssés sont fortuits, ou que l’enchâssement relève de la mise en boîte. Loin de « se borner au développement du récit » comme on l’en a injustement accusée, l’insertion sert en réalité l’éthique du texte. Barlaam et Josaphat fait de la dimension persuasive la condition d’existence des récits enchâssés. On saisit dès lors doublement en quoi ceux-ci sont des métarécits, qui à la fois tiennent un discours sur le récit et participent de son accomplissement : non seulement les apologues révèlent les virtualités du récit-cadre, mais encore ils le fécondent en le légitimant et en le réorientant. Quant au dispositif d’enchâssement, il apparaît constitutif du texte, dont il reflète les enjeux moraux et religieux mais aussi poétiques. L’une des visées du texte pourrait être de dire, en la réalisant, cette concordance parfaite de la forme et du contenu. De fait, et ce sera mon troisième et dernier point, la double structure se prête elle-même au jeu de la mise en abyme à la faveur d’images à vocation réflexive.
L’alchimie du métarécit
29Dans le récit-cadre comme dans les apologues, l’enchâssement produit des images de lui-même qui sont autant de réflexions sur le texte et sur les transmutations qu’il opère, des ténèbres de l’idolâtrie à la lumière de la Révélation, de la mort à la vie, du prince au saint homme.
30Lorsque le roi de la seconde historiette fait confectionner quatre coffrets pour permettre à ses courtisans de distinguer le contenu – par dedens – du contenant – par dehors –, c’est le fonctionnement même du récit à tiroirs qui est soumis à la réflexion (p. 52, l. 7-p. 53, l. 37). Cette anecdote, l’une de plus populaires de la tradition de Barlaam et Josaphat, figure dans la plupart des compilations d’exempla médiolatines et vernaculaires, mais aussi dans le Décaméron (10e journée), la Confessio amantis et le Marchand de Venise [43]. L’antagonisme qui structure Barlaam et Josaphat est emblématisé par les quatre coffrets : d’un côté deux luxueux écrins recelant « charoigne moult puant » (p. 52, l. 10), de l’autre deux cassettes d’aspect humble, mais qui, à les ouvrir, regorgent de trésors. Conformément à la glose proposée par le maître, cette dichotomie symbolise au premier chef la vanité des courtisans avides de richesses, à laquelle s’opposent les pauvres mais pieux ermites déjà décrits dans le conte précédent, les « Trompettes de la mort » (ex. I). Mais bien entendu, la portée de la métaphore est beaucoup plus vaste, puisque ceux que soumet le règne du corps rappellent à leur tour Avenir, tout de même que les sages en guenilles sont les avatars de Barlaam. On songe encore au courtisan converti qui, moqué par le roi pour avoir troqué le brocart contre la haire, transite d’un signe à l’autre :
Hay, fous et hors del senc, tu qui estoies si riches et si replandissenz et premereins an mon regne, por quoi es tu cele hautesce changié a si grant povreté et a si grant vilté ?
(Ha ! Fou, insensé, toi qui étais si riche, si resplendissant et si bien placé dans mon royaume, pourquoi donc as-tu troqué ta hauteur contre une si grande pauvreté et un tel avilissement ?)
32En bref, l’historiette atteint une portée pour ainsi dire universelle dans ce récit qui décline sous tous ses aspects l’opposition entre apparence et intériorité. La métaphore permet encore d’exprimer le renversement qui voit Avenir ruisselant d’or, une fois « muez de mal en bien » (p. 137, l. 47-48), revêtir un pauvre linceul pour dernier ornement. Quant à Josaphat, son parcours est jalonné de mutations affectant tant ses vêtements que son corps – le contenant donc – et qui révèlent par antiphrase ce qui se trame à l’intérieur, du côté du contenu : le prince commence par quitter le bliaut royal pour laisser apparaître une tunique en lambeaux, don de Barlaam, portée à même le corps sous la sienne propre ; quant aux traits de son visage, leur harmonie fait place à la laideur lorsque, défiguré par les épreuves, il devient méconnaissable aux yeux de son maître, auquel il ressemble désormais. Chaque étape inscrit sur l’apparence de Josaphat, comme en négatif, les signes de l’épanouissement intérieur. En dernière analyse, l’apologue programmatique des « Quatre coffrets » annonce encore les corps de gloire de Barlaam et de Josaphat, si miraculeusement conservés dans leur tombeau de roche que :
Quant la fosse fu descouverte en issi une si douce odours et si souëf flairant que tuit cil qui la sentirent en furent tuit replein.
(Lorsque la fosse fut ouverte, il s’en dégagea une odeur si douce et si suave que tous ceux qui la sentirent en furent rassérénés.)
34Comme en témoigne le calque syntaxique et lexical, la description de l’odeur de sainteté renvoie directement à l’exemplum en question et au geste du roi sage :
Puis fit ovrir les autres.ii. escrins et une odours en issi douce et souëf si que tuit cil qui la sentirent en furent replein.
(Puis il fit ouvrir les deux autres écrins et une odeur en sortit, si douce et si suave que tous ceux qui la sentirent en furent rassérénés.)
36Mais encore, la dialectique de l’apparence et du for intérieur évoque les autres fables, à l’instar de « L’archer et le rossignol » (ex. III) dont l’oiseau minuscule prétend cacher dans son ventre une perle de prix, du « Jeune noble et la pauvre chrétienne » (ex. VIII) où la modeste demeure des indigents dissimule une abondance de richesses et la jeune pieuse en haillons un cœur pur, ou encore des trésors amassées par le « Roi d’un an » (ex. VI) sur l’île déserte et inhospitalière.
37Au vu de ces faisceaux multiples, on reconnaîtra que c’est l’œuvre à tiroirs tout entière que l’histoire des quatre coffrets met en abyme. Car le dehors et le dedens conviennent encore pour qualifier les deux niveaux diégétiques sur lesquels se déploie le texte. Ce n’est pas un hasard si la mise en abyme concerne aussi bien l’énoncé que l’énonciation elle-même, dans ce métarécit où le roi, imitant Barlaam, sert un exemplum dans l’exemplum à ses courtisans. En ce sens, rien ne s’oppose à ce que, à l’image de l’or et des pierreries recelés par les plus modestes des coffrets, les exempla soient considérés comme autant de gemmes incrustées dans le récit-cadre. Jacqueline Cerquiglini a par ailleurs montré que les coffres, armoires et tombeaux hantaient la lyrique personnelle et amoureuse des xive et xve siècles comme autant d’images d’une littérature conçue en termes de joyaux, de lettres, même de fleurs, rassemblés dans le contenant du livre [44]. C’est pourquoi le Moyen Age, pour reprendre la formulation de Claude Thomasset, « ne connaît pas la vulgaire boîte [45] ». Le geste, d’apparence banale, qui consiste à récolter des éléments dissemblables au sein d’un coffret en vient à emblématiser une conception de l’écriture caractéristique des deux derniers siècles du Moyen Age : chaque élément est déterminant parce qu’il contribue à la constitution de l’ensemble, qu’il s’agisse du livre qui enclot ou du recueil qui collecte. Barlaam et Josaphat suscite au xiiie siècle les mêmes images pour dire l’emboîtement narratif. Dans ce texte comme chez les poètes de la fin du Moyen Age, il ne s’agit jamais d’enfouir ou de dissimuler, mais toujours de révéler. Si les cassettes, tuniques et tombeaux reflètent le dispositif à tiroirs, c’est que, au même titre que l’histoire-cadre les récits enchâssés, ils sont voués à montrer ce qu’ils renferment. L’exhumation des corps de gloire en est le signe le plus manifeste.
38Toutefois, une différence importante distingue les écrins de la pieuse légende des gibecières de la lyrique. Elle concerne le rapport d’inversion entre contenu et contenant qui caractérise Barlaam et Josaphat. De ces miroirs de l’écriture que sont les coffres, les cassettes et autres huches dans la poésie des xive et xve siècles, Jacqueline Cerquiglini relève la confection luxueuse, « de cuir bouilli, de bois, d’ivoire », qui entend renseigner sur le contenu en en préfigurant la préciosité [46]. Rien de tel dans le texte hagiographique, soumis au paradoxe inhérent au christianisme selon lequel l’humilité du contenant n’a d’égal que la splendeur du contenu, et vice versa. On conçoit donc combien la métaphore des coffrets dont le contenu dément l’apparence est performante lorsqu’il s’agit de décrire les figures d’ascètes et de courtisans qui émaillent la légende. Mais qu’en est-il de ses emplois métanarratifs, lorsqu’elle s’applique au procédé d’insertion ? Serait-ce à dire que le récit-cadre constitue ce piètre réceptacle, « lex et povres et hydeus » (p. 52, l. 9), d’apologues qui, par contraste, brillent de mille feux ? Le dénuement et l’humilité font certes la dignité des ascètes, mais on conçoit mal qu’ils fussent l’apanage de l’histoire enchâssante. La même question se pose à l’endroit du contenu : si l’apologue enchâssé s’envisage en termes de pierres précieuses et de riches épices, en quoi se distingue-t-il alors des Biens de Fortune que Barlaam condamne ? Pour dissiper le doute, on doit cerner le sens que revêtent dans le texte l’appauvrissement du récit-cadre et son pendant non moins problématique, la thésaurisation de la fable.
39Echapper à la cour pour rejoindre le désert, telle est l’aspiration qui structure le récit-cadre. Le mépris des choses temporelles qui incombe à Josaphat justifie l’antagonisme entre le roi mondain et son fils. Accablé dans sa prison dorée au point de « resenbl[er] l’ome qui avoit son tressor perdu » (p. 4, l. 15-16), le prince n’attend que la rencontre décisive avec Barlaam, point de bascule à partir duquel toutes les valeurs s’inversent. Pour l’aspirant saint, il importe de troquer la richesse contre la pauvreté, l’abondance contre le renoncement, la satiété contre le jeûne. Dans le récit-cadre, tout concourt donc à l’accomplissement d’une trajectoire de dénuement dont le point de fuite est le désert des anachorètes. Or, sur ce point, la vita se montre mimétique de son sujet : le texte s’appauvrit, s’amenuise, s’épure pour n’être plus, au terme de son développement, qu’un simple support matériel et visuel. La littérature du désert devient un désert de la littérature. Ce n’est qu’ainsi que la vita peut atteindre sa finalité même, celle de témoigner de l’existence des saints :
Cil qui la vie de ces.ii. predomes sorent et virent la me distrent et je l’escrips en latin en la meniere meisme qu’il la me retraistrent et qu’ele avoit esté, en tesmoignaige de religieus homes qui tote la verité en sorent.
(Ceux qui connaissaient la vie de ces deux saints hommes, pour les avoir vus, me l’ont dite ; et je l’ai écrite en latin, de la façon même dont ils me l’ont racontée et telle qu’elle a été, selon le témoignage des hommes de religion qui connaissaient toute la vérité à ce sujet.)
41Pour être digne de foi, l’histoire-cadre doit être aussi élimée, usée et grossière que les coffrets du roi ou la robe des ermites.
42Qu’en est-il alors des contes qu’elle recèle, évoqués dans des termes qui les assimilent aux richesses matérielles – l’or, l’argent et les gemmes – condamnées par le texte ? Le procédé de sublimation de la matière, qui transcende les métaux vils pour les changer en or, convient à décrire le passage du propre au figuré, ou du matériel au symbolique, qui s’opère de l’histoire-cadre aux métarécits. Il en subsume les métaphores de prédilection sous une égide particulière, celle de la transmutation. Est-ce un hasard si, dans le Marchand de Venise, Bassanio a à choisir entre des coffrets d’or, d’argent et de plomb ? Voici que l’alchimie vient étayer le paradoxe chrétien dont témoigne notre texte, qui exige de trouver dans la cassette la plus vile, dans l’écrin le plus humble, le plus rayonnant des trésors. Comme l’enseignent de concert la pièce de Shakespeare et Barlaam et Josaphat, ce contenu est de l’ordre de l’intangible : pour toute récompense, le vainqueur de l’épreuve reçoit l’image de Portia, les justes celle du royaume des cieux. Sans doute Freud, lecteur du Marchand de Venise, n’avait-il pas tort de voir dans le choix du bon coffret un exaucement du désir, et donc un symbole de mort [47]. L’image archétypale du coffre condense le parcours de sainteté qui constitue la vita et qui, au faîte du renoncement, culmine dans l’autre vie. Le trésor qu’il promet, à l’image de la métadiégèse elle-même, est immatériel ; au fil du récit, il perd sa consistance comme Josaphat troque son apparence princière pour une beauté visible aux seuls yeux du cœur. L’essentialisation à laquelle les humbles écrins invitent trouve encore à s’exprimer dans les adynata qui parsèment la narration : la précieuse marguerite que l’oiseau prétend receler dans son gésier consiste dans les trois enseignements qu’il dispense à l’archer (ex. III), comme la perle que Barlaam, déguisé en marchand, assure détenir n’est autre que la Révélation chrétienne. Ces joyaux, purement métaphoriques, sont la foi et la connaissance. Le métarécit est du même bois, ou plutôt du même or ; sa valeur tient à son pouvoir de régénérescence sur ceux qui l’écoutent et en appliquent l’enseignement. « Intérioriser », serais-je tentée de dire pour formuler un équivalent de cette synthèse picturale. Après tout, l’alchimie est pour René Alleau « une religion expérimentale, concrète, dont la fin est l’illumination de la conscience, la délivrance de l’esprit et du corps [48] ». La « preciouse pierre » (p. 48, l. 35) dont Josaphat reçoit le legs à travers les apologues enchâssés est en réalité philosophale, le texte en elle devient grand œuvre.
43Au moment de conclure, il convient de dire quelques mots du narrateur intradiégétique qui assume l’énonciation des apologues enchâssés. Barlaam est l’un de ces « hommes-récits [49] » dont parle Todorov : sa mission dans la légende, et donc son unique fonction narrative, est de raconter des histoires. Au terme de l’enseignement, il disparaît de la narration et Josaphat ne le rejoint, à la fin, que pour le voir mourir. Or, cette unique fonction suffit à ce que l’ensemble de la tradition lui cède la place d’honneur au moment d’accoler son nom à celui de Josaphat. Smirnova note même que, dans les collections d’exempla qui puisent sans discontinuer à Barlaam et Josaphat entre le xiiie et le xvie siècle, « tout se passe comme si les apologues incarnaient toute la prédication de saint Barlaam [50] ». A la faveur d’une disposition métonymique, les récits enchâssés en viennent à représenter le discours du maître dans son ensemble. Voire le texte entier, comme en témoigne la référence de ces collections non pas à l’auctoritas reconnue de la légende – Jean Damascène – ni au Liber gestorum Barlaam et Josaphat, selon son titre latin, mais bien plutôt au Liber Barlaam, parfois abrégé en Barlaam. Ainsi les mentions « legitur in Barlaam », « refert Barlaam » ou « narrat Barlaam », qui se rapportent d’ordinaire à des noms d’auteurs, attribuent-elles la paternité du livre à l’ermite, avec celle des apologues. La métalepse devient plus sensible encore dans les formules du Speculum laicorum, « refert Barlaam in libro suo », et des Contes moralisés de Nicole Bozon, « Barleam conte en son livere [51] ». C’est dire que les apologues qui promeuvent leur narrateur au rang d’auteur ne se contentent pas d’être des récits dans le récit, ni même des récits sur le récit ; bien plus, rivalisant avec le récit, ils se substituent à lui. Or, les compilations d’exempla n’ont certainement pas tort de se référer à Barlaam comme à l’auteur du livre ; il l’est, de fait, qui rédime le récit-cadre et le réengendre. Le pouvoir d’irradiation des apologues sur l’intrigue est tel qu’en la discutant et la réajustant ils la réorientent en vue de l’accomplissement symbolique du texte.
44En ce sens, l’extrait de la trilogie de Durtal qui a servi d’exorde à la présente contribution ne me paraît ni plus élaboré ni plus moderne que ce qui se produit dans Barlaam et Josaphat ou dans d’autres récits à tiroirs tels que la Disciplina clericalis de Pierre Alphonse ou le Roman des Sept Sages. L’effet exercé par les apologues du maître sur la vie du disciple n’a rien à envier au parallèle qu’offre l’histoire de Gilles de Rais à la crise existentielle du héros de Huysmans. Vue sous cet angle, l’affirmation de Keating selon laquelle les romans des xixe et xxe siècles « semblent relever des “machineries narratives” d’autrefois, en ce qu’ils constituent des recherches de “dispositifs narratifs” » au service de la puissance des récits, « dans une sorte de renouvellement du plaisir du conte […] inséparable d’une conscience critique et d’une posture interrogative concernant la création littéraire », ne me paraît ni provocatrice ni infondée [52]. Loin des déconstructions ludiques, voire parodiques, des romans des Lumières, les textes de la seconde modernité recourent à l’enchâssement narratif pour afficher une conscience à la fois critique et productive à l’égard de l’écriture. Ils renouent sur ce point avec des pratiques emblématiques des récits à tiroirs médiévaux, qui multiplient les histoires et les niveaux diégétiques sans faire mystère de leur ambition métadiscursive. Sans doute n’est-ce pas un hasard si le métarécit huysmansien, avatar de la modernisation du procédé, met en scène un personnage médiéval, suivant l’engouement du xixe siècle pour cette période. Pour un peu, on serait tenté de mettre au compte du sujet qui nous occupe l’affirmation de Des Hermies, l’interlocuteur de Durtal, à propos de la prodigalité de Gilles de Rais : « Je vois avec plaisir que la façon de se ruiner au Moyen Age ne diffère pas sensiblement de celle de notre temps [53]. » Sans doute n’est-ce pas un hasard non plus si le même Durtal, au chapitre XIII de L’Oblat, évoque le culte encore bien vivace de saint Josaphat [54].
Notes
-
[1]
Joris-Karl Huysmans, Là-Bas, dans Le Roman de Durtal, Paris, Bartillat, 2015 (rééd. de l’éd. de 1999), p. 67.
-
[2]
Jiri Sramek, « Pour une définition du métarécit », Etudes romanes de Brno, n° 20 (1990), p. 33-48 (p. 47).
-
[3]
Ibid.
-
[4]
Ibid., p. 46.
-
[5]
Ces multiples désignations et leurs auteurs sont recensés par Sramek (ibid., p. 33-34) et William Nelles, « Stories within stories : narrative levels and embedded narrative », Studies in the Literary Imagination, n° 25 (1992), p. 79-96.
-
[6]
C’est par ce terme que, depuis Gide, on désigne les effets de spécularité textuelle. Parmi les études dédiées à ce dispositif littéraire, on retiendra deux ouvrages particulièrement importants pour le propos exposé ici, à savoir Grammaire du Décaméron de Todorov dont les pages consacrées aux Mille et Une Nuits conviennent sous plusieurs aspects à décrire la tradition de Barlaam et Josaphat (Paris, La Haye, 1969), et Le Récit spéculaire : essai sur la mise en abyme de Lucien Dällenbach (Paris, Seuil, 1977), qui propose une typologie de la mise en abyme. L’auteur définit les enchâssements narratifs spéculaires dont il sera ici question comme des « mises en abyme fictionnelles généralisantes ».
-
[7]
Gérard Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 202 ; Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 238-239.
-
[8]
Gérard Genette, Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004, p. 65, note 2.
-
[9]
Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 239, note 1. Cette discussion est reprise dans Nouveau Discours du récit, Paris, Seuil, 1983, p. 61.
-
[10]
Robert Scholes, « Métarécits », Poétique, n° 7 (1971), p. 402-412. Genette réagit notamment à la proposition de Mieke Bal de remplacer « métarécit » par « hypertexte » en réaffirmant la subordination inversée par rapport à l’ordre logique, qui l’inciterait à parler en l’occurrence d’« hypertexte » (Nouveau Discours du récit, op. cit., p. 61).
-
[11]
Pour une synthèse et une discussion de ces prises de position, je renvoie aux articles de Sramek, art. cité, p. 35-40, et de Nelles, art. cité, p. 81-82, qui cite Susanne S. Lanser : « So many of my colleagues have found Genette’s neologistic terminology counterproductive » (The Narrative Act, Princeton, Princeton University Press, 1981, p. 133).
-
[12]
Gérard Genette, Nouveau Discours du récit, op. cit., p. 61 et 64.
-
[13]
« Car le récit enchâssant, c’est le récit d’un récit. En racontant l’histoire d’un autre récit, le premier atteint son thème fondamental et en même temps se réfléchit dans son image de soi-même ; le récit enchâssé est à la fois l’image de ce grand récit abstrait dont tous les autres ne sont que des parties infimes, et aussi du récit enchâssant qui le précède directement » (Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971, p. 39).
-
[14]
La thèse d’Angela Moger prend pour point de départ l’idée selon laquelle la gratuité de l’enchâssement n’existe que pour être niée, et que la narration enchâssée n’est jamais sans conséquence (Working Out [of] Frame[d] Works : A Study of the Structural Frame in Stories by Maupassant, Balzac, Barbey, and Conrad, Dissertation, Yale University, 1980, p. 6). William Nelles soutient lui aussi que « all embedded narrative has a dramatic impact, if only that of deferring or interrupting the embedding narrative, and that all embedded narrative has a thematic function, if only one of relative contrast or analogy. Even discontinuity or apparently gratuitous relationships may be read as thematically significant. I insist on this irreducible minimum of potential dramatic and thematic weight only to cover unforeseen limit cases » (William Nelles, art. cité, p. 89). Voir aussi Ross Chambers, Story and Situation, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1984, p. 33 sq.
-
[15]
Genette, qui puise l’essentiel de ses exemples aux littératures des xviiie et xixe siècles pour traiter des niveaux narratifs, considère dans Figures III que le procédé est d’obédience épique – il en mentionne l’Odyssée, Virgile, l’Arioste et le Tasse comme les prestigieux témoins – et qu’il « entre à l’époque baroque dans la tradition romanesque » à la faveur de sommes telles que l’Astrée (voir Figures III, op. cit., p. 241). Il revient dans Nouveau Discours du récit sur ces affirmations pour admettre que l’œuvre d’Homère est relativement pauvre en récits seconds et que les Mille et Une Nuits, dont il ne donne cependant aucun exemple, auraient mieux fait l’affaire (Nouveau Discours du récit, op. cit., p. 63-64).
-
[16]
Il ajoute que « si les récits métadiégétiques existent toujours […], c’est que leur forme est profondément changée et leur raison d’être ne se borne pas au développement du récit […]. Dans la littérature moderne, on trouve de plus en plus des métarécits dont l’insertion même devient de beaucoup plus subtile que n’est celle qui caractérise les métarécits classiques » (Jiri Sramek, « Pour une définition », art. cité, p. 46).
-
[17]
Maria Eduarda Keating, « “Romans à tiroirs” d’hier et d’aujourd’hui : parodie et expérimentation romanesque », Echinox Journal, n° 16 (2009), p. 156-165, en particulier p. 159-160.
-
[18]
Figures III, op. cit., p. 243.
-
[19]
La Structure de l’enchâssement dans les contes et nouvelles de Guy de Maupassant, Sfax, Imprimerie Reliure d’Art – Faculté des lettres et sciences humaines de Sfax, 2006. La citation de Genette est extraite de Nouveau Discours du récit, op. cit., p. 64.
-
[20]
L’article de Nelles intervient d’ailleurs en large partie en réaction à Genette, au prétexte qu’il exclut l’interprétation littéraire du domaine de la narratologie.
-
[21]
Figures III, op. cit., p. 240-243. Dans Nouveau Discours du récit, Genette dédouble ces catégories sous l’influence des propositions de John Barth et ajoute à la liste une « fonction prédictive » dont relèvent diverses formes de prolepses, à l’instar des rêves prémonitoires et des récits oraculaires ou prophétiques (op. cit., p. 61-64).
-
[22]
Figures III, op. cit., p. 242-243. Voir aussi Nouveau Discours du récit, op. cit., p. 63-64, ainsi que « Structures narratives de Moyse sauvé », Baroque [en ligne], n° 3 (1969), mis en ligne le 26 avril 2012, consulté le 19 janvier 2017. URL : http://baroque.revues.org/280; DOI: 10.4000/baroque.280, p. 1-44 (p. 12).
-
[23]
Sur la définition et la portée de ce type d’exemplum rhétorique dans la tradition médiévale, voir l’article fondateur de Jean-Yves Tilliette, « L’exemplum rhétorique : questions de définition », in Les Exempla médiévaux : nouvelles perspectives, dir. Jacques Berlioz et Marie-Anne Polo de Beaulieu, Paris, Champion, 1998, p. 43-65, et, adapté à la réflexion qui nous intéresse ici et aux recueils de fables enchâssées, Yasmina Foehr-Janssens, « Introduction », « Châsses, coffres et tiroirs : le récit dans le récit », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, n° 29 (2015), p. 13-22.
-
[24]
La dimension réflexive n’est toutefois pas exclue des procédés de flash-back, dans la mesure où la référence à une expérience passée et vécue par le narrateur pourrait très bien présenter des parallèles avec la situation présente et exercer en ce sens un rôle rhétorique et injonctif.
-
[25]
Jiri Sramek, « Le métarécit dans la structure narrative », Etudes romanes de Brno, n° XVII (1986), p. 23-33 (p. 26).
-
[26]
C’est ici dans sa version dite « champenoise » en prose, composée au début du xiiie siècle, qu’on va lire le texte (L’Histoire de Barlaam et Josaphat, Leonard R. Mills [éd.], Genève, Droz, 1973). Il s’agit de l’une des trois premières adaptations françaises de la légende, et surtout de celle qui a joui de la plus grande fortune au Moyen Age. On conserve cinq autres versions narratives complètes et autonomes (deux en prose et trois en vers), deux adaptations théâtrales, deux versions intégrées dans des compendia encyclopédique et hagiographique, ainsi que deux rédactions partielles insérées dans d’autres textes.
-
[27]
Les neuf apologues sont les suivants, dans l’ordre de leur apparition et avec les titres les plus communément reconnus par la tradition critique : « Les trompettes de la mort » (p. 51, l. 49-p. 52, l. 7) ; « Les quatre coffrets » (p. 52, l. 7-p. 53, l. 38) ; « L’archer et le rossignol » (p. 62, l. 53-p. 63, l. 13) ; « L’unicorne » (p. 68, l. 31-p. 69, l. 53) ; « Les trois amis » (p. 69, l. 70-p. 71, 1. 42) ; « Le roi d’un an » (p. 71, l. 70-p. 72, 1. 29) ; « Le roi et les pauvres gens heureux » (p. 76, l. 12-p. 78, l. 72) ;« Le jeune noble et la pauvre chrétienne » (p. 78, l. 8-p. 80, l. 74) ; « La jeune biche » (p. 84, l. 28-42). Ils sont complétés par un dixième apologue, « La séduction », placé dans la bouche d’un magicien malintentionné qui convainc le roi Avenir de soumettre Josaphat à la tentation charnelle (p. 121, l. 9-p. 122, l. 36).
-
[28]
Traduction : « Et, suivant l’exemple du roi sage que je t’ai raconté, envoie ton trésor sur l’île où tu seras prochainement exilé. » (Toutes les traductions sont miennes.)
-
[29]
Voir le recueil édité par Françoise Lavocat, La Théorie littéraire des mondes possibles, Paris, CNRS, 2011. Cette définition diffère de celle d’Umberto Eco qui, dans Lector in fabula, désigne les suppositions émises par le lecteur sur les voies éventuelles que peut suivre la suite du récit (Lector in fabula, ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. de l’italien [1979] par Myriam Bouzaher, Paris, Grasset, 1985). Elle diffère également de la théorie des textes possibles développée par Marc Escola et Sophie Rabau dans la lignée des propositions fondatrices de Michel Charles, qui s’intéresse aux potentialités que le texte évacue, mais dont il conserve les traces (voir, notamment, Michel Charles, « Trois hypothèses pour l’analyse, avec un exemple », Poétique, n° 164 [2010], p. 387-417 ; La Théorie des textes possibles, dir. Marc Escola, Amsterdam, Rodopi, 2012, ainsi que Marc Escola et Sophie Rabau, Littérature seconde, ou la Bibliothèque de Circé, Paris, Kimé, 2015).
-
[30]
Ces exempla portent les numéros 4755 et 5225 dans l’Index exemplorum de Tubach (Frederic C. Tubach, Index exemplorum. A Handbook of Medieval Religious Tales, Helsinki, Akademia Scientiarum Fennica, 1969).
-
[31]
Traduction : « [Le conseiller,] très bon et très sage, était fort bien pourvu de toutes les sortes de vertus qui appartiennent à Dieu et au monde. »
-
[32]
Il suffit pour s’en convaincre de comparer le portrait du conseiller de l’exemplum – « Cil conseilliers estoit mont dolenz de ce que cil roys menoit en tele error et sovant l’en voloit reprandre, mas il ne paroissoit, quar il avoit paor que se li roys s’en courrouçoit et qu’il et touz ses lignaiges n’en fust honiz » (p. 76, l. 16-22) – et celui du familier du roi dans le récit-cadre : « Li uns de ses barons, cil qui plus estoit amez e privez de lui, amoit et doutoit nostre Segnor Jhesu Crist et mont dessieroit a faire ses conmandemanz, mes quovertemant le façoit por la paour del roy » (p. 39, l. 15-19). Traduction : « Ce conseiller souffrait beaucoup de voir le roi plongé dans l’erreur et voulait souvent l’en retirer, mais il ne s’y résolvait pas, car il craignait que le roi ne s’en offense, et que lui et tout son lignage n’en soient honnis. » ; « L’un de ses barons, celui qu’il aimait le plus et dont il était le plus proche, aimait et redoutait notre seigneur Jésus-Christ et désirait obéir à ses commandements, mais il le faisait en secret, en raison de la peur que lui inspirait le roi. »
-
[33]
Traduction : « Ah, cher ami, c’est là quelque chose d’extraordinaire qu’il nous est donné de voir. » A titre de comparaison, la mauvaise réaction du roi Avenir dans le récit-cadre figure aux lignes 5 à 25 des pages 36 et 37.
-
[34]
Traduction : « Puis ce roi devint chrétien et démontra une grande piété. »
-
[35]
Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Seuil, 1986, p. 368 sq.
-
[36]
Traduction : « Ils poursuivirent les bêtes, si bien qu’ils en tuèrent certaines, en blessèrent d’autres et éparpillèrent celles qui restaient dans la forêt. »
-
[37]
Voir, entre autres, Genèse 49 : 24 ; Esaïe 40 : 11 ; Ezéchiel 34 : 11 ; Jean 10 : 11 ; 1 Pierre 2 : 25 ; Apocalypse 7 : 17 ; Psaume 78 : 52 ; Psaume 23 : 1 (Psaume de David), etc.
-
[38]
Traduction : « Les tourments les plus cruels qu’il peut imaginer. »
-
[39]
Cette parabole est gommée par la majorité des adaptations françaises, dont la version champenoise, sans doute pour dissiper le risque de confusion. Elle figure néanmoins dans la source latine de notre texte, au chapitre xi (Barlaam et Josaphat. Versión vulgata latina, con la traducción de Juan de Arce Solorceno, éd. Oscar de la Cruz Palma, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 2001, p. 63, l. 10-p. 65, l. 2, § 96-97).
-
[40]
Elle est notamment absente du tableau de Constanza Cordoni sur la réception des apologues de Barlaam et Josaphat en dehors de la tradition du texte lui-même (Barlaam und Josaphat in der europäischen Literatur des Mittelalters : Darstellung der Stofftraditionen – Bibliographie – Studien, Berlin, De Gruyter, 2014, p. 443-444).
-
[41]
Victoria Smirnova, « L’Histoire de Barlaam et Josaphat : transformations et transpositions d’un recueil de fables enchâssées dans la littérature exemplaire », dans D’Orient en Occident : les recueils de fables enchâssées avant les Mille et Une Nuits de Galland (Barlaam et Josaphat, Calila et Dimna Disciplina clericalis, Roman des sept sages), dir. Marion Uhlig et Yasmina Foehr-Janssens, Turnhout, Brepols, 2014, p. 79-112 (p. 85).
-
[42]
Yasmina Foehr-Janssens, art. cité, p. 20.
-
[43]
Cet exemplum porte le numéro 967 dans l’Index exemplorum de Tubach (op. cit.). A son sujet, voir notamment l’article de Paola Moreno, « Le choix du bon coffre ou le trésor caché. Evolution du motif, de Barlaam et Josaphat au Décaméron », in Le Répertoire narratif arabe médiéval. Transmission et ouverture (Actes du colloque international de Liège, 15-17 septembre), dir. Frédéric Bauden, Aboubakr Chraïbi et Antonella Ghersetti, Genève, Droz, 2008, p. 195-209.
-
[44]
Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie. La fréquentation des livres au xive siècle (1300-1415), Paris, Hatier, 1993, en particulier p. 57-69.
-
[45]
Claude Thomasset, « Introduction », in De l’écrin au cercueil. Essai sur les contenants au Moyen Age, dir. Danièle James-Raoul et Claude Thomasset, Paris, PUPS, 2007, p. 8.
-
[46]
« The aesthetic of the book in the fourteenth and fifteenth centuries is an aesthetic of the coffer, the chest. Both book and chest are objects whose material fabrication is of some importance : chests are made of boiled leather, wood, ivory » (Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Fullness and Emptiness : Shortages and Storehouses of Lyric Treasure in the Fourteenth and Fifteenth Centuries », trad. Christine Cano et John Jay Thompson, Yale French Studies, Special Issue : « Style and Values in Medieval Art and Literature » (1991), p. 224-239, citation p. 237).
-
[47]
En 1913, Sigmund Freud a dédié un article au « Thème des trois coffrets » à partir d’une réflexion sur le Marchand de Venise, parue dans Imago, II (1913). Une traduction française en a été réalisée par M. Bonaparte et E. Marty, parue dans la Revue française de psychanalyse, Paris, Doin, 1927, I. L’article figure également dans les Essais de psychanalyse appliquée, traduits par les mêmes, Paris, Gallimard, 1933, p. 87-103.
-
[48]
René Alleau, Aspects de l’alchimie traditionnelle, Paris, Minuit, 1953, p. 34.
-
[49]
Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, op. cit., p. 78.
-
[50]
Victoria Smirnova, art. cité, p. 101.
-
[51]
Le Speculum laicorum : édition d’une collection d’exempla composée en Angleterre à la fin du xiiie siècle, éd. Jean-Thiébaut Welter, Paris, Picard, 1914, p. 76, et Nicole Bozon, Les Contes moralisés de Nicole Bozon, frère mineur, éd. Lucy Toulmin Smith et Paul Meyer, Paris, Firmin-Didot, 1889, p. 46. Victoria Smirnova relève encore l’intitulé du manuscrit München, Bayerische Staatsbibliothek, MS 19161 (Teg. 161), de la vulgate : Liber Barlaam de vita Yosaphat (art. cité, p. 85, note 33, et Jean Sonet, Le Roman de Barlaam et Josaphat, I : Recherches sur la tradition manuscrite latine et française, Namur-Paris, Vrin, 1949 [Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres de Namur], p. 82).
-
[52]
Maria Eduarda Keating, art. cité, p. 65.
-
[53]
Joris Karl Huysmans, Là-Bas, op. cit., p. 65.
-
[54]
Joris Karl Huysmans, L’Oblat, op. cit., p. 1294.