Notes
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[1]
Dans l’ordre : « Le Soleil », « Le Cygne », « Le Squelette laboureur », « Les Sept Vieillards », « La Danse macabre » et « A une passante ».
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[2]
L’ethnocritique travaille à l’articulation d’une poétique du texte et d’une ethnologie du symbolique. Elle s’intéresse à l’hétérogénéité culturelle dans l’unité formelle de l’œuvre. Pour plus de détails sur l’ethnocritique, on pourra consulter le site < ethnocritique.com>
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[3]
Joseph Courtès, « Ethnolittérature, rhétorique et sémiotique », Ethnologie française, t. XXV, no 2, avril-juin 1995, p. 157.
-
[4]
Sur les emprunts de motifs merveilleux (spécifiquement dans les Petits Poèmes en prose), voir Yves Vadé, « Poème en prose et merveilleux magique » dans Images de la magie. Fées, enchanteurs et merveilleux dans l’imaginaire du xixe siècle, textes réunis et publiés par Simone Bernard-Griffiths et Janine Guichardet, Paris, Annales littéraires de l’Université de Besançon, Les Belles Lettres, 1993, p. 133-149.
-
[5]
Karin Uelstchi, Le pied qui cloche ou le lignage des boiteux, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 20.
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[6]
Pour reprendre le titre de l’article de Michael Riffaterre, « La trace de l’intertexte », La Pensée, n° 215, 1980, p. 4-18.
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[7]
Arnold Lebeuf, « La pantoufle de Cendrillon », Cahiers de littérature orale, n° 25, 1989, p. 165. Notons que si le mot « escalier » ne fait pas partie du lexique du conte de Perrault, il y est dans celui des frères Grimm. En effet, le prince, voulant attraper sa cavalière, « avait usé de ruse et fait enduire de poix tout l’escalier. Alors, comme la jeune fille descendait en sautant, sa pantoufle gauche resta engluée » (Grimm, Cendrillon, Contes, Paris, Gallimard, « Folio/classique », 1976, p. 103).
-
[8]
Arnold Lebeuf, ibid.
-
[9]
Cette interdiscursivité merveilleuse apparaît également dans d’autres poèmes baudelairiens où une jeune fille chausse un soulier : dans « Danse macabre », la « coquette » va au « bal » vêtue d’une « robe exagérée, en sa royale ampleur » qui « s’écroule abondamment sur un pied sec que pince/un soulier pomponné, joli comme une fleur » (Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1980, p. 138). Il ne fait aucun doute que la coquette à l’unique soulier est dans les deux premières strophes construite à l’image de Cendrillon avant de personnifier la Mort. L’hypotexte merveilleux est rapidement désenchanté. Pour une étude détaillée des récupération et transformation sémantiques et structurales du conte merveilleux, plus particulièrement de Cendrillon, par le roman, voir l’étude de Marie Scarpa, « Cendrillon », L’Eternelle Jeune Fille. Une ethnocritique du Rêve de Zola (Paris, Honoré Champion, 2009, p. 61-105) qui nous a fait découvrir le travail de réécriture des canevas modèles et des séquences-signatures de ce conte dans ses versions écrites et orales.
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[10]
Le syntagme « deux seins » était dans la première version de 1857 plutôt un « sein ». Le remplacement du singulier par le pluriel accentue l’unicité du soulier, étant désormais, avec sa jambe qui en est le prolongement, seul dans sa catégorie.
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[11]
Michael Riffaterre, « L’intertexte inconnu », Littérature, n° 41, vol. 41, 1981, p. 6.
-
[12]
Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtès, « Cendrillon va au bal… Les rôles et les figures dans la littérature orale française », dans Systèmes de signes, textes réunis en hommage à Germaine Dieterlen, Paris, Hermann, 1978, p. 249.
-
[13]
Les Décadents vont à la fin du siècle offrir maintes variations littéraires de la célèbre pantoufle de Cendrillon. Pensons entre autres à la nouvelle de Banville intitulée « Le Soulier ». Voir, sur ces réécritures décadentes, Jean de Palacio, « Variations sur une pantoufle », Les Perversions du merveilleux. Ma Mère l’Oye au tournant du Siècle, Paris, Séguier, 1993, p. 174-189.
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[14]
Marie Scarpa, L’Eternelle Jeune Fille. Une ethnocritique du Rêve de Zola, op. cit., p. 196.
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[15]
Anne-E. Berger a relevé cet intertexte, sans en analyser les composantes. Elle mentionne, avec raison, que « la célébration de la valeur érotique des sabots […] est par ailleurs un vieux thème de la chanson populaire française (voir “En passant par la Lorraine avec mes sabots”). Le poème de Baudelaire se situe ainsi à un carrefour de traditions savante et populaire françaises » (« A une mendiante rousse : variations sur le don d’un poème », Lectures des « Fleurs du mal », Steve Murphy [sous la dir. de], Rennes, PUR, 2002, p. 324).
-
[16]
« Les Sabots. Ronde », Chants populaires recueillis dans le Pays messin, recueillis par Théodore Joseph de Boudet de Puymaigre, Metz et Paris, Rousseau-Pallez et Didier et Cie, 1865, p. 321-322.
-
[17]
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, édition présentée par Brigitte Buffard-Moret, Paris, Bordas, « Univers des Lettres », 2003, p. 243. Voir également, de la même auteure, « De l’influence de la chanson sur le vers au xixe siècle », Romantisme, n° 140, vol. 2, 2008, p. 21-35.
-
[18]
Charles Perrault, Cendrillon, Contes, Paris, Gallimard, « Folio/classique », 1981, p. 172.
-
[19]
Id., Peau d’âne, ibid., p. 104.
-
[20]
Ibid., p. 105.
-
[21]
Voir Anne-E. Berger, « A une mendiante rousse : variations sur le don d’un poème », op. cit., p. 315.
-
[22]
Charles Perrault, Les Fées, op. cit., p. 166.
-
[23]
Voir Bengt Holbek, « Le langage des contes merveilleux », Cahiers de littérature orale, n° 28, 1991, p. 133-134.
-
[24]
Voir sur les fonctions du conte, Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, éd. du Seuil, « Points », 1970.
-
[25]
Jean de Palacio, Les Perversions du merveilleux. Ma Mère l’Oye au tournant du siècle, op. cit., p. 22.
-
[26]
Voir sur ce sujet Noémie Courtès, « Cendrillon mise en pièces ou la seconde immortalité de Perrault au xixe siècle », Féeries [en ligne], n° 4, 2007, mis en ligne le 8 décembre 2011, consulté le 22 mars 2015. URL : http://feeries.revues.org/273
-
[27]
Voir Arnold Lebeuf, Pied nu, pied chaussé. Sémantique d’un thème iconographique, Ecole des hautes études en sciences sociales, Mémoire en vue de l’obtention du diplôme de l’EHESS, sous la direction de D. Fabre, Toulouse, 1986, p. 39.
-
[28]
Sur cette figure du boiteux, voir les analyses fondatrices de Claude Lévi-Strauss, « La structure des mythes » (1955), Anthropologie structurale, t. I, Paris, Plon, « Pocket », 1974, p. 235-265, et de Jean-Pierre Vernant, « Le tyran boiteux : d’Œdipe à Périandre », Œdipe et ses mythes, Paris, Editions Complexe, « Historique », 1994 [1988], p. 54-78. Voir, sur la boiterie baudelairienne, notre article « Avec sa jambe de boiteuse : lecture ethnocritique d’A une passante de Baudelaire », Ethnologie française, t. XLIV, n° 4 : « Ethnologie(s) du littéraire », octobre-décembre 2014, p. 629-636. < www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=ETHN_144_0643 >
-
[29]
Scott Carpenter, « Entre rue et boulevard : les chemins de l’allégorie chez Baudelaire », Romantisme, vol. 4, n° 134, 2006, p. 58.
-
[30]
Sur cette figure type travaillée par l’ethnocritique, voir l’article fondateur de Marie Scarpa, « Le personnage liminaire », Romantisme, « Ethnocritique de la littérature », n° 145, 2009, p. 25-35.
-
[31]
Baudelaire, « Les Sept Vieillards », Œuvres complètes, op. cit., p. 65.
-
[32]
Les petites vieilles du poème éponyme marchent avec des « pas incertains » (ibid., p. 68).
-
[33]
Michael Riffaterre, « Sémiotique intertextuelle : l’interprétant », Revue d’esthétique, nos 1-2, 1979, p. 132.
-
[34]
Arnold Lebeuf, « La pantoufle de Cendrillon », op. cit., p. 167.
-
[35]
Marie Scarpa, L’Eternelle Jeune Fille. Une ethnocritique du Rêve de Zola, op. cit., p. 80.
-
[36]
Voir sur ce sujet, dans sa version narrative, Marie Scarpa, ibid., p. 158 et les suivantes. Sur la structure tripartite du rite, voir Arnold Van Gennep, Les Rites de passages, Paris, Picard, 1988 [1909].
-
[37]
Franck Bauer, « Ronsard, Belleau, Baudelaire et d’autres. L’ode à la mendiante rousse (Les Fleurs du mal, LXV) », dans La Postérité de la Renaissance, Fiona McIntosh-Varjabédian (éd.) en collaboration avec Véronique Gély, Publication de l’Université de Lille 3, « Travaux et recherches », p. 276.
-
[38]
Anne Montjaret, « De l’épingle à l’aiguille. L’éducation des jeunes filles au fil des contes », L’Homme, vol. 1, n° 173, 2005, p. 133. Yvonne Verdier note que, vers l’âge de quatorze ans, les jeunes filles arborent « un nouveau costume plus léger et seyant : les souliers remplacent les sabots, mais les cheveux des filles doivent désormais être emprisonnés sous une coiffe truffée d’épingles […] » (Coutume et destin, Paris, Gallimard/NRF, « Bibliothèque des sciences humaines », 1995, p. 180). Aussi, Martine Segalen rappelle que « jusque dans la seconde moitié du xixe siècle, les souliers de noce étaient toujours offerts, comme la ceinture, par le fiancé à sa fiancée. Celui-ci les gardait chez lui jusqu’au jour de la noce, et lui seul devait chausser sa femme. La jeunesse du pays ne lui facilitait pas la tâche et les souliers étaient souvent dérobés » (« Le manteau des jeunes filles [la virginité dans la société paysanne] », dans La Première Fois ou le roman de la virginité perdue à travers les siècles et les continents, Jean-Pierre Bardet (dir.), Paris, Ramsay, 1981, p. 134).
-
[39]
Arnold Lebeuf, « La pantoufle de Cendrillon », op. cit., p. 168.
-
[40]
Marie Scarpa, L’Eternelle Jeune Fille. Une ethnocritique du Rêve de Zola, op. cit., p. 86.
-
[41]
Voir Karin Uelstchi, Le pied qui cloche, op. cit., p. 45 et 136.
-
[42]
Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, Paris, Gallimard/NRF, « Bibliothèque des sciences humaines », 1979, p. 47.
-
[43]
« La démarche chaloupée de la boiteuse est […] évocatrice de l’acte auquel elle semble inviter et l’on imagine aisément qu’elle puisse la faire sortir du droit chemin […]. Son instabilité constante la rend plus sujette à la culbute […] » (Arnold Lebeuf, « La pantoufle de Cendrillon », op. cit., p. 172). Sur l’érotisme de la boiteuse, voir aussi Montaigne, Essais, Livre III, chap. xi. Pensons également à la « quille d’amour » de Gervaise Macquart, célèbre boiteuse des Rougon-Macquart de Zola.
-
[44]
Ibid., p. 173.
-
[45]
Charles Perrault, Cendrillon, op. cit., p. 176.
-
[46]
Arnold Lebeuf, Pied nu, pied chaussé, op. cit., p. 43.
-
[47]
Notons également que la « pipeuse d’amant » est, dans cette version, chaussée de « brodequins de velours », soit de souliers d’Arlequin, alors que précisément les « cothurnes » qui lui sont substitués sont le symbole du genre tragique. « Le brodequin. La comédie, p. oppos. au cothurne. Chausser le(s) brodequins. Composer ou jouer la comédie » (TLF). C’est précisément au xixe siècle que le mot change de signification puisque, dans les dictionnaires du xviiie siècle, il signifie encore « une chaussure dont se servent les comédiens quand ils jouent des tragédies » (Dictionnaire de l’Académie française, 5e éd., 1798). Dans sa 6e édition, le Dictionnaire de l’Académie française écrit désormais : « Il se dit quelquefois au figuré, pour opposer la comédie à la tragédie. Chausser le brodequin, Composer une comédie, ou Se faire acteur dans la comédie. Quitter le brodequin pour prendre le cothurne » (1835). Il faudrait poursuivre cette lecture autour de l’idée, d’une part, d’une filiation avec la figure du « clown tragique » (Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Paris/Genève, Flammarion/Les sentiers de la création, 1970, p. 82) et, d’autre part, de logiques de type carnavalesque (des strophes 3 à 11) et quadragésimale (strophes 1-2 et 12 à 14) que programme à notre avis la locution (implicite) de « chausser le cothurne » (ou le brodequin), locution qu’on retrouve d’ailleurs à l’époque de Baudelaire (voir Paul Lacroix, Alphonse Duchesne et Ferdinand Seré, Histoire des cordonniers et des artisans dont la profession se rattache à la cordonnerie, précédée de L’Histoire de la chaussure, Paris, Librairie historique, archéologique et scientifique de Seré, 1852, p. 221).
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[48]
Martine Segalen, dans La Première Fois ou le roman de la virginité perdue à travers les siècles et les continents, op. cit., p. 134. Ces connotations sexuelles du pied ou du soulier sont généralisées dans les locutions lexicalisées comme « perdre pied » (être très amoureux), « faire du pied » (faire une invitation amoureuse), « prendre son pied » (s’amuser), « casser les sabots » (perdre sa virginité) : voir sur cette dernière expression, étudiée chez Maupassant dans le conte « Les Sabots », Jean-Marie Privat, « Parler d’abondance. Logogenèse de la littérature », Romantisme, n° 145 : « Ethnocritique de la littérature », 2009, p. 84 et les suivantes.
-
[49]
Charles Perrault, Peau d’âne, op. cit., p. 107.
-
[50]
Paul Zumthor, « Les masques du poème », dans Masques et déguisements dans la littérature médiévale, Marie-Louise Ollier (dir.), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1988, p. 14.
-
[51]
Charles Perrault, Peau d’âne, op. cit., p. 107. Nous soulignons.
-
[52]
Anne-E. Berger, « A une mendiante rousse : variations sur le don d’un poème », op. cit., p. 320.
-
[53]
Ibid., p. 319.
-
[54]
Ibid.
-
[55]
Jean Starobinski, Les Mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard, 1971, p. 61.
-
[56]
Ibid., p. 64.
-
[57]
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, p. 296.
-
[58]
En contrepoint de la mesure syllabique se situerait la « boiterie » du vers et de ses pieds (pensons au « Sonnet boiteux » de Verlaine). Le thème de la boiterie parcourt la poésie du xixe siècle. Dans le célèbre poème « L’Art » de Théophile Gautier, à qui Les Fleurs du mal sont dédiées, la muse est mal chaussée : en effet, faisant « fi du rhythme commode », elle chausse « pour marcher droit » tout à la fois un « cothurne étroit » et un « soulier trop grand » (Théophile Gautier, « L’Art », Emaux et Camées, Paris, Gallimard, « Poésie », 1981, p. 148). Egalement, dans le poème « Caprice » de Verlaine, apparaît un poète qui a un (et non pas deux) « soulier luisant et terne » dont le « nœud » est tout à la fois « noué bien et mal », ce qui rend ambivalente la « march[e] à la belle étoile » (Parallèlement, Paris, Léon Vanier éditeur, 1889, p. 111). Enfin, notons que le « Petit-Poucet rêveur » de Rimbaud dans « Ma bohème » égrène dans sa course « des rimes » avant de tirer « les élastiques de [s]es souliers blessés, un pied près de [s]on cœur ! » (Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1992, p. 68).
1Que ce soit le promeneur « trébuch[ant] sur les mots comme sur les pavés » et rencontrant des « porteurs de béquilles » ou le cygne évadé qui « de ses pieds palmés frott[e] le pavé sec,/Sur le sol raboteux », ou le squelette laboureur au « pied sanglant et nu », ou « le quadrupède infirme » au « pas maladroit » qu’est le vieillard, ou la « coquette » au « pied sec que pince/Un soulier pomponné, joli comme une fleur », ou enfin la passante qui déambule avec « une jambe de statue », on peut dire que le motif du déséquilibre ambulatoire traverse les Tableaux parisiens de Baudelaire [1]. Précisément, cette lecture ethnocritique d’« A une mendiante rousse » s’attachera à étudier, dans une perspective sémio-culturelle, le pied mal chaussé de la mendiante [2]. Indice d’un embrayeur interdiscursif, ce dernier sera donc compris comme un ethno-motif, c’est-à-dire comme une « forme sémantico-syntaxique donnée, reconnaissable comme telle [3] », activant et motivant des phénomènes d’intertextualité merveilleuse et infléchissant l’orientation générique de ce tableau parisien [4]. Nous faisons l’hypothèse que ce fragment corporel transporte avec lui des fragments de textes et de discours révélant l’imaginaire culturel et le dialogisme du poème.
Les hypotextes merveilleux : le soulier unique comme embrayeur interdiscursif
3Non mentionné, mais défini par les variantes qui le chaussent, le pied se manifeste par un processus d’accumulation : les « cothurnes de velours », les « sabots lourds », les « bas troués », les « talons » et le « soulier » accentuent la présence de ce membre de la déambulation et forment un paradigme du pied ambivalent (unique/apparié ; léger/lourd ; entier/troué). Cet « agglomérat de sèmes [5] » autour du pied féminin cristallise les potentialités signifiantes d’un imaginaire merveilleux et imprime la trace d’un intertexte [6]. En effet, le complexe sémique « soulier sous l’escalier » qui apparaît aux vers 37 et 38 est connecteur analogique : il fait la transition avec le conte de Cendrillon dont la fuite « avec un pied nu et l’autre chaussé constitue le motif central de l’intrigue [7] ». Si, comme l’écrit Arnold Lebeuf, « c’est la chaussure unique de Cendrillon qui la caractérise, fait reconnaître les variantes du conte [8] », l’apparition dans le poème d’un soulier à part, qui fonctionne en contrepoint des « sabots » et des « cothurnes », médiatise le phénomène d’interdiscursivité féerique [9]. Alors que l’emploi du pluriel est généralisé et dénombre les parties du corps de la femme (les talons, les bas, les yeux, les deux seins [10], les bras, les doigts), le « soulier », tout comme la « jambe », est unique et dépareillé. Ainsi, cette mendiante qui « port[e] plus galamment/qu’une reine de roman » ses « sabots » non seulement changera de chaussure, mais en perdra une en cours de route. Ce soulier singulier, qui indique la différence et qui fait la distinction, est signifiant : il est un mot-« membre d’un ensemble où il a déjà joué ailleurs un rôle défini [11] », qui est précisément une reprise du motif signature du conte Cendrillon, où comme l’écrivent Greimas et Courtès, « le “soulier” jou[e] un double rôle de masque […] et de marque [12] », en ce qu’il déguise l’humiliée tout en révélant, à la fin, sa véritable identité. Déclenchant dans ce conte la séquence de la reconnaissance de la princesse, il motive, dans le poème baudelairien (et plus généralement dans plusieurs autres œuvres littéraires [13]), la reconnaissance d’un hypotexte féerique sous un texte, au même titre que « les bottes de sept lieues », autre moyen de transport magique. Le soulier unique est donc un opérateur de conjonction interdiscursive : il virtualise une réunion de la paire… de textes.
4Le syntagme « tes sabots lourds » est, lui aussi, un lieu charnière du poème : il actualise formellement les symboliques et les fonctions du pied qui sont, entre autres, d’établir des contacts, des transferts, des transports. Ainsi, les « sabots lourds », dont la fin de la rime en « our » se prolonge dans la strophe suivante, sont le point de rencontre entre deux univers opposés qui se touchent et entre deux femmes qui forment un doublon inversé : d’un côté, la mendiante, solitaire et démunie, est un être du dehors qui déambule, vagabonde et demande des aumônes dans les « carrefour[s] » urbains ; de l’autre, la reine fastueuse, entourée de prétendants dans « [l]es lits » de son « frais réduit », est une femme du dedans, qui reçoit sans les solliciter les offrandes. Précisément, les sabots font le premier pas vers l’Autre monde, enjambent la frontière magique du pays des « lutins ». Objets de la mobilité pourtant caractérisés négativement par leur poids immobilisant, ils font la transition : « au lieu de » la démunie surgit une souveraine ; et « en place de[s] » « bas troués » et des « sabots » apparaît un « soulier » contemplé par des « galants ». On est bien dans un chronotope de l’interstice, où la mendiante connaît « un brouillage identitaire [14] » : tout à la fois ici et là-bas, pauvre et riche, debout et couchée, elle est constitutivement ambivalente.
5La célébration des « sabots », qui déclenche les strophes merveilleuses célébrant une renaissance, appelle une autre interdiscursvité, celle-là avec la chanson populaire au xixe siècle intitulée « Les Sabots [15] ».
7Outre les procédés formels tels que la « diversité des formes strophiques », « le vers court », « les phénomènes de répétition et d’échos sonores », « l’utilisation du quatrain à rimes plates » et les rimes masculines que Baudelaire hérite « à la fois de la poésie du xvie siècle et de la chanson populaire [17] », comme l’explique Brigitte Buffard-Moret, cette composition musicale rappelle à bien des égards le sémantisme du conte réinventé par le poème : les sabots, souliers du pauvre, dissimulent une princesse en devenir et constituent le moyen de transport permettant de passer du monde déceptif de la jeunesse à un autre de l’opulence.
8On peut plus généralement retracer, dans le texte baudelairien, plusieurs trames sémantiques et narratives ressortissant au merveilleux que l’idiolecte poétique resémantise :
- Premièrement, l’état initial que présentent les deux premières strophes est caractérisé par le manque (comme dans les contes) se manifestant dans le paradigme inaugural de la « pauvreté » qui réaffirme la catégorie sociale de l’indigence annoncée par le titre.
- Deuxièmement, la reconnaissance de la véritable identité de la jeune fille, épisode où le héros discerne, sous les déguisements de souillon et de mendiante, la princesse/« reine » correspond à la troisième strophe : « tu portes plus galamment/qu’une reine de roman […] tes sabots lourds ». Ces vers convoquent le motif du corps mal habillé cachant une beauté comme Cendrillon qui, vêtue de « ses méchants habits, ne laissait pas d’être cent fois plus belle que ses sœurs, quoique vêtues très magnifiquement [18] » ou comme la « princesse » « travestie » et « déguisée » par une peau d’âne si repoussante et si « effroyable » que jamais « on ne croira […] qu’elle renferme rien de beau [19] ». Et notons que c’est dans cette situation liminaire que Peau d’âne « le visage couvert d’une vilaine crasse,/à tous passants […] tendait la main [20] » pour mendier. On peut dire que le poème (comme la chanson populaire mentionnée) remotive, d’une certaine manière, la locution idiomatique « l’habit ne fait pas le moine » structurant le conte-type 510 auquel appartiennent Cendrillon et Peau d’âne.
- Troisièmement, autre séquence merveilleuse transférée par le poème, la transfiguration où la jeune fille reçoit une nouvelle apparence est représentée aux strophes 4 à 11.
- Quatrièmement, la séquence de la donation qui se décline dans les contes sur le modèle du gage amoureux ou de l’aide féerique – rappelons d’ailleurs que les dons des fées sont le titre d’un des Petits Poèmes en prose – coïncide avec les offrandes des rimeurs qui offrent et dédient leurs primeurs et, dans sa version négative, avec l’impossible don du bijou du poète.
- Cinquièmement, la séquence du souhait magique, qu’on retrouve dans plusieurs contes, est transposée poétiquement sous la forme de la femme rêvée et objectivée par l’utilisation du conditionnel aux strophes 10 et 11.
- Sixièmement, la scène d’aumône, si elle est « moderne » dans la poésie [21], est un topos merveilleux. C’est par exemple, dans Les Fées de Perrault, une jeune fille rencontrant une mendiante sur le bord d’une fontaine qui, sous ses haillons, cache la Vierge. En échange de son aide, la fée lui octroie le don de produire, en parlant, des richesses, qui symbolisent la trajectoire féminine. Ainsi, à la première parole prononcée par la jeune fille, « il lui sortit de la bouche deux Roses, deux Perles, et deux gros Diamants [22] ». Mentionnons que le poème contient précisément des « perles » et un « diamant ».
- Septièmement, l’alliance de l’humble avec le riche prince est latente [23].
9On peut dire qu’« A une mendiante rousse » est une réécriture, sous le mode de l’inversion et de la transformation, des contes merveilleux et populaires. En effet, le « manque initial » n’est pas liquidé ou comblé à la fin du poème [24] ; et cette reine fantasmée, qui reçoit dans « [s]es lits » « maint[s] » amants, n’a rien de la jeune innocente des contes. De plus, le brusque retour à la réalité de la mendicité, concrétisé par le tiret et l’adverbe d’opposition « cependant » au vers 45, rompt l’enchantement. La quête n’est plus celle d’un prince-époux, mais celle de l’aumône : on est bien de retour dans la capitale du xixe siècle. Certes, la mendiante est, comme Cendrillon et Peau d’âne, reconnue pour sa vraie beauté par le « poète » qui sait, à l’instar des princes, voir derrière les apparences, mais n’étant ni roi, ni seigneur, ni maître, il ne libère pas sa princesse de son état de « souillon ». Aussi pauvre et « chétif » qu’elle, il ne peut faire l’offrande du bijou qui révélerait au grand jour la véritable nature princière de la mendiante. Toutefois, ce présent raté masque le statut symbolique de fée-marraine du poète qui, « architecte [d]es féeries », comme l’écrit Baudelaire dans « Rêve parisien », façonne, avec le tissu des mots, une parure pour la démunie. Possédant le don de l’enchantement, il mystifie momentanément le réel quotidien et transporte la belle dans l’autre monde.
10Pourquoi a-t-on un intertexte avec le conte merveilleux, notamment avec Cendrillon ? On peut avancer quelques éléments de réponse. Il y a au xixe siècle une efflorescence du féerique et de la féerie qui va de la période romantique et jusqu’à sa « perversion » par la littérature fin de siècle : non seulement les Contes de Perrault connaissent plus de deux cents rééditions [25], mais Cendrillon fait l’objet de plusieurs réécritures, pastiches, parodies, opéra-ballet, vaudeville [26]. Déjà, la « pantoufle/que Cendrillon perdit un soir » apparaît chez Théophile Gautier dans son poème « Diamant de cœur » qui forme, à notre avis, un autre intertexte avec « A une mendiante rousse ». Le sujet est dans l’air du temps. Deuxième élément de réponse : ce conte raconte la métamorphose du laid en beau, voire la coexistence du beau dans le laid ; il nous dit que sous la cendre se cache la fleur, ce qui fait écho à l’esthétique baudelairienne. Troisième élément : le déchaussement unilatéral a pour axe sémantique la dissymétrie, le déséquilibre, l’oxymore qu’incarne l’alliance – hautement érotique – du pied nu et du pied chaussé [27]. Cette réunion des contraires est à mettre en correspondance avec la poétique baudelairienne. Par ailleurs, Cendrillon est une des figures les plus connues de ces déséquilibrées ambulatoires que la tradition appelle les « monosandales ». Condensant une dimension chtonienne qui est le lot de plusieurs des marginaux des Tableaux parisiens, ces êtres monosandales (et donc boiteux) présentent des anomalies de la démarche, qui actualisent dans l’imaginaire l’idée du transport et de la traversée, toujours difficiles et dangereux, vers l’autre monde [28]. Or, tous les Tableaux parisiens poétisent des problèmes de mobilité : on sait l’importance sous le Second Empire de la transformation des voies publiques par Haussmann. A la fluidité de la circulation urbanisée par « la création de voies larges et rectilignes [29] » répondent chez Baudelaire les trébuchements, claudications, accidents de parcours, piétinements. Ces boiteries surdéterminent des incidents de circulation certes urbaine, mais également anthropologique. En effet, le personnel poétique des Tableaux parisiens est constitué de sujets liminaires [30] – de mal-passants, pourrait-on dire – comme le célibataire, l’endeuillée, la veuve, l’orphelin, la jeune fille, le revenant, etc., qui tous ont « le pas maladroit [31] » et « incertain [32] ». D’où le fait que la poésie baudelairienne investit sémantiquement les chronotopes de la marge, que sont le « seuil » et le « carrefour », comme dans A une mendiante rousse. Ces espaces-temps liminaires où on perd pied, où on ne sait plus sur quel pied danser, disent la croisée des chemins, qui est ce moment de bascule faisant le destin. Précisément, ce temps de transition forme le cœur des contes qui narrativisent les passages importants d’une vie.
La structure rituelle du poème
11Suivant Riffaterre, on peut dire que « tout rapprochement intertextuel sera réagi, imposé, non [seulement] par des coïncidences lexicales, mais par une identité structurale, le texte et son intertexte étant des variantes de la même structure [33] ». Quelle structure sémiotique un poème pourrait-il avoir en commun avec un conte ? On l’a vu, il partage avec lui un certain nombre de séquences, transformant la jeune fille en épouse. De type culturel, la matrice commune est le rite de passage. Les ethnologues ont bien montré que « le déchaussement d’un seul des deux pieds est fréquemment associé aux rites de passage, aux rites d’initiation [34] ». Or, si ce qui importe dans le genre merveilleux, c’est la fin heureuse où « l’humble héroïne devient puissante en se mariant dans un autre milieu social [35] », dans le poème, il n’y a ni noces, ni changement de condition sociale, ni adhésion à une nouvelle communauté : la mendiante, après avoir été autre, redevient elle-même (quoique peut-être garde-t-elle de son transit dans le luxe et la luxure la coquetterie du bijou) et elle s’en « va » au loin (le verbe « aller » étant répété à trois reprises dans les trois dernières strophes) à l’instar de l’autre passante des Tableaux parisiens. Donc, on ne retrouve pas à proprement parler de rite, sauf que le texte dramatise l’expérience comme un passage. En fait, il assimile le contenu initiatique en en formalisant les phases de séparation, de marge, d’agrégation : des contes et des rites de passage il emprunte la structure [36]. Ainsi, les deux premières strophes correspondent, on l’a dit, à l’état initial. La phase de séparation où l’individu se disjoint de son groupe s’inscrit à la strophe 3 avec l’irruption de la « reine » et des « sabots » qui font basculer la mendiante dans une phase de marge. Cette étape dynamisée par la métamorphose et le déguisement se divise ici en deux : les strophes 4 à 7 font coexister deux femmes en un seul corps et racontent la progressive transformation de la première ; ce qui conduit aux strophes 8 à 11 où l’identité originelle disparaît pour laisser place à l’altérité. Notons qu’à ce moment précis où la mendiante quitte la scène poétique apparaissent les « emprunts lexicaux au moyen français [37] » (déduit, réduit, gueusant) et les hypotextes, abondamment commentés par la critique baudelairienne, de la poésie renaissante de maître Belleau et de Ronsard. Historiquement daté, ce monde à l’envers met l’accent surtout, dans notre perspective anthropologique, sur la renaissance poétique et symbolique de la mendiante. Enfin, l’agrégation, qui marque le moment de la réintégration de l’initiée dans sa collectivité, correspond aux trois dernières strophes. De quel rite s’agit-il ? Celui faisant le passage de l’univers des sabots à celui du soulier, qui est compris, dans la culture occidentale, comme le franchissement symbolique d’un état du destin féminin : virginité, défloration et fécondité font la trajectoire visant à faire la femme ; trajectoire qui est ponctuée de différentes chaussures. En effet, quitter ses sabots pour chausser des souliers est, au xixe siècle (et encore aujourd’hui avec le chaussage des souliers à talons hauts), le signe de l’accession à l’âge adulte [38]. Soulignons que, dans la logique du conte, le changement vestimentaire marque l’initiation pour la jeune fille à la sphère de la conjugalité, et c’est précisément « chaussée des deux pieds [qu’elle pourra] commencer sa vie de princesse et de reine [39] ». Le poème fait coexister ces deux statuts, ce qui, évidemment, le rend problématique. Du côté de la jeune fille, on note le paradigme de la jeunesse construit par les mots suivants : la « blanche fille », le « jeune corps », les « sabots lourds », les « primeurs », les « lis », les « perles » qui évoquent la virginité ; du côté de la reine, on retrouve le « soulier », le déshabillage, les « lits », les « maints » prétendants, le « diamant » qui signalent la vie érotique. C’est dire que le poème ne réalise pas, comme dans le conte, les transitions initiatiques menant à l’univers des épouses : il n’y a pas ici de « reconstitution de la paire [de souliers] et donc du couple [40] », car ontologiquement la mendiante se caractérise par des problèmes de mobilité entre autres sociale : être de la marge et en marge, elle est tout à la fois jeune fille, reine… et fille.
12Les particularismes corporels comme le pied mal chaussé et la rousseur, qui sont, sur le plan des imaginaires culturels, les variantes synonymiques d’une altérité magique et surtout lascive [41], indiquent une forme de marginalité sexuelle. En effet, la rousse partage avec la boiteuse une « réputation amoureuse » : « réputées ardentes et passionnées en amour, elles ne laissent jamais indifférent [42] ». On peut dire que, d’un point de vue symbolique, la mendiante rousse, marchant avec son unique soulier, claudique : elle cumule dès lors les attraits érotiques [43]. Suivant ce fil sémantique, « la chaussure manquante » devient « le signe d’une conduite déréglée ou immorale [44] ». Notons que déjà la sensualité est présente dans l’univers langagier du conte : Cendrillon est « celle dont le pied [est] bien juste à la pantoufle […] qu’elle y entrait sans peine [45] ». Celle dont le pied n’entre que dans une seule chaussure incarne la bonne épouse ; à l’inverse, celle dont le pied va à tous les souliers est reconnue pour la légèreté de ses mœurs comme le dit le dicton « soulier large et ventre plein/Et prendre le monde comme il vient [46] » : « cothurnes », « sabots », « soulier », la mendiante-reine chausse plusieurs souliers. Dès lors, le passage dans le « soulier » de la reine est une entrée en sexualité non pas conjugale mais vénale, ce qu’hyperbolise le pluriel des « maints » prétendants. Rappelons qu’à l’origine la reine était, dans la version de 1857, une « pipeuse d’amants » et que ceux-ci reluquaient (plutôt que contemplaient) le soulier : « Et reluquant ton soulier/Sous l’escalier [47] ». De l’acte de « contempl[er] ton soulier » à celui d’« épi[er] pour le déduit/ton frais réduit », on comprend que la matrice sexuelle est structurante. Prendre son déduit en épiant le « réduit » ou en contemplant le pied, c’est « entr[er] sans peine », comme l’écrit Perrault, dans le for intérieur féminin. Chargée des connotations symboliques sexuelles, la chaussure, hautement érotique, est bien ici le « symbole de la matrice féminine [48] ». L’insistance du poème sur la rousseur et le (dé)chaussement du pied suggère que la mendiante est non seulement une jeune fille, une femme mûre (la reine), mais également une femme publique : elle cumule en effet les signes de la vénalité (rousseur, mendicité, circulation) et elle a de surcroît un corps « sans cesse offer[t] », un corps cerné de toutes parts par les regards masculins (dans la ville tout autant que dans son réduit). Faut-il rappeler les « trous » qui « laissent voir » comme dans la légende mélusienne l’ensauvagement sexuel ?
Les mots sous les mots ou le soulier sous l’escalier
13Réinventant et subvertissant les motifs fondateurs des initiations merveilleuses, ce poème est en quelque sorte un conte déguisé, voire carnavalisé, à l’image de cette mendiante qui « sous sa crasse et ses haillons […] gardait encor le cœur d’une Princesse [49] ». Le visible et le lisible masquent la complexité du réel. Reprenons les premiers vers pour observer les « travestissements verbaux [50] » à l’œuvre dans ce texte, travestissements qui font écho au thème de l’érotisation du corps féminin par un jeu subtil du dévoilé et du caché, de l’habillé et du déshabillé.
15Ce qu’on voit « par les trous », ce ne sont pas des fragments de chair, ce qu’on entre-aperçoit « par les trous », c’est ce fragment de texte provenant de Peau d’âne :
Par hasard, il mit l’œil au trou de la serrure./Comme il était fête ce jour,/Elle avait pris une riche parure/Et ses superbes vêtements/Qui, tissus de fin or et de gros diamants,/Egalaient du Soleil la clarté la plus pure./Le Prince au gré de son désir/La contemple et ne peut qu’à peine/En la voyant, reprendre haleine/tant il est comblé de plaisir./Quels que soient les habits, la beauté du visage/Son beau tour, sa vive blancheur/Ses traits fins, sa jeune fraîcheur/Le touchent cent fois davantage [51].
17Au-delà des correspondances lexicales et sémantiques (que nous avons soulignées dans l’extrait), l’incipit poétique fait du trou, comme dans le conte, le lieu d’une scène de voyeurisme et d’un « strip-tease à l’envers », qui contrefait les « conventions du déshabillage érotique [52] » en ce qu’il débouche sur la contemplation et la description d’un corps habillé. Alors que le prince constate la « riche parure » de la servante déguisée pour subséquemment contempler sa beauté, le poète, par les trous de la robe, voit d’abord la pauvreté et ensuite la beauté. Le dispositif métrique de la première strophe génère une scission et un décalage entre ces deux aspects. Le rejet de la deuxième composante de l’énumération – c’est-à-dire la beauté – sur l’autre vers, la coupe créant le passage de l’heptasyllabe au tétrasyllabe, « met[tent] à mal le lieu de la coordination [53] », fragilise l’alliance du pauvre et du beau, produit un déséquilibre, une asymétrie. Au bout de la strophe, la beauté détachée occupe, comme l’explique avec justesse Anne-E. Berger, « la place de la nudité dont la robe trouée faisait espérer l’évocation […]. En ce sens, [la beauté] inaugure la série des figures de substitution qui organisent (et dérangent) l’ordonnancement [54] » du poème. Tout le texte, en effet, établit un système d’équivalence et de contraste entre les mots. On a affaire à une conversion des clichés et à des substitutions rhétoriques qu’amorce effectivement la « beauté », mot cachottier masquant la « nudité » espérée, qui ne surgira qu’à l’avant-dernier vers comme un double inversé de la première strophe : « Que ta maigre nudité,/O ma beauté ! »
18Que la reine soit une hypostase de la mendiante et que le poème cristallise des éléments du répertoire du conte suggèrent une logique de la permutation généralisée. Faisons comme dernière hypothèse que cette signifiance organise également le système des tropes. Reprenons le soulier, mot pivot qui nous a transportés vers l’unique chaussure de Cendrillon : « Et contemplant ton soulier/Sous l’escalier. » Si l’objet « soulier » a pour fonction protectrice de recouvrir le pied et si le signifié de l’unicité du « soulier » active l’imaginaire merveilleux, force est de constater que le mot jumelé au syntagme sous l’escalier a ici une fonction poétique : le tétrasyllabe « sous l’escalier » est une variante phonologique de « soulier ». Il contient, en effet, en deux morceaux divisés, séparés par une escale, le soulier : l’escale correspondant à la renaissance et à l’expérimentation de l’altérité est, en somme, l’incarnation linguistique du chronotope liminaire. Dès lors se découvrent magiquement deux souliers désassortis : l’un contemplé « sous l’escalier » par les « rimeurs » et l’autre dissimulé sous le vers. La surdétermination générée par la répétition déguisée agit comme modèle des multiples phénomènes de fusion lexicale à l’œuvre dans le texte : primeurs inclut rimeurs ; trous/roux ; dessous/sous. De même, le mot « soulier » fonctionne comme une hyperbole syllabique de la préposition « sous » qui permet de lier les deux mondes opposés. Apparaissant en outre dans les « vingt-neuf sous », dans « dessous » et dans « sous tes lois », le signifiant « sous » est important : il véhicule la polysémie du terme dans son sens sociologique de position inférieure, dans son sens commun d’une apparence qui recouvre ou qui cache la réalité et enfin dans son sens nominal de peu d’argent. La matrice du poème est entièrement contenue dans ce « sous », qui signifie le latent et le caché et qui est d’ailleurs lui-même logé, sous la forme d’une anagramme imparfaite, dans l’adjectif « rousse ». La signifiance est celle de la métamorphose et du monde à l’envers que condense la préposition « sous » évoquant un monde invisible « sous » un autre visible, une femme royale « sous » une autre misérable, un conte « sous » un poème. Le monde « sous », qui est en somme celui des sans-le-sou et des va-nu-pieds, n’est observable que par les trous du langage : il ne se dit qu’avec ces « mots sous les mots », pour reprendre l’expression de Starobinski, qu’actualise magnifiquement le « diamant » dissimulant dans une anagramme la « mendiante ». Imposant l’« apparition du même sous la figure de l’autre [55] », l’anagramme, écrit Starobinski, est une « présence à deux niveaux [56] » qui établit un rapport de similitude, tout en soulignant les différences sémantiques. Elle objective ce que Bakhtine appelle le « mot d’autrui », soit le fait que tout mot en contient d’autres, que tout mot est autre, comme la mendiante [57]. Le rapprochement anagraphique de « mendiante » et de « diamant » fonctionne sur le même mode de la réversibilité qui dynamise la description du corps de cette passante. Qu’il soit riche ou pauvre, paré ou dénudé, royal ou misérable, ce corps, à l’instar des lettres composant l’anagramme, reste identique tout en étant converti, permuté, reconstitué : il incorpore l’autre et le même. Il s’agit dans les deux cas d’un déguisement, l’un thématique, le second rhétorique.
19Le pied féminin mal chaussé ou déchaussé est au cœur d’un riche imaginaire culturel et langagier qu’investit la sémiosis du poème : il est une zone d’investissement esthétique, certainement parce qu’il est aussi une unité de mesure syllabique [58]. Activant la reconnaissance de Cendrillon, il articule un point de contact entre des univers discursifs hétérogènes. L’ethno-motif du soulier unique est donc ici une actualisation contractée et condensée de séquences narratives relevant du conte et de séquences initiatiques appartenant au rite. Si, comme on l’a vu, le poème dialogue avec les mondes du merveilleux et du rituel, il en manipule largement les symboliques : au lieu de faire passer la jeune fille dans le foyer conjugal, il construit une figure coalisant les différents âges de la vie (femme mûre et jeune fille vierge), états du féminin (misérable, souveraine et prostituée, voire sorcière), positions sociologiques (riche et pauvre), chronotopes (réduit renaissant et rue parisienne). Les logiques initiatiques sont, en effet, réinventées et reconfigurées avec des codes poétiques qui obéissent à des critères esthétiques. Conjonctions, inversions, hyperbolisations, mises en parallèle de réalités antinomiques contribuent à liminaliser cette mendiante au pied et au port de reine, à resémantiser les possibles intertextuels et surtout à déplacer l’horizon sémantique des signes que constitue la culture.
Notes
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[1]
Dans l’ordre : « Le Soleil », « Le Cygne », « Le Squelette laboureur », « Les Sept Vieillards », « La Danse macabre » et « A une passante ».
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[2]
L’ethnocritique travaille à l’articulation d’une poétique du texte et d’une ethnologie du symbolique. Elle s’intéresse à l’hétérogénéité culturelle dans l’unité formelle de l’œuvre. Pour plus de détails sur l’ethnocritique, on pourra consulter le site < ethnocritique.com>
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[3]
Joseph Courtès, « Ethnolittérature, rhétorique et sémiotique », Ethnologie française, t. XXV, no 2, avril-juin 1995, p. 157.
-
[4]
Sur les emprunts de motifs merveilleux (spécifiquement dans les Petits Poèmes en prose), voir Yves Vadé, « Poème en prose et merveilleux magique » dans Images de la magie. Fées, enchanteurs et merveilleux dans l’imaginaire du xixe siècle, textes réunis et publiés par Simone Bernard-Griffiths et Janine Guichardet, Paris, Annales littéraires de l’Université de Besançon, Les Belles Lettres, 1993, p. 133-149.
-
[5]
Karin Uelstchi, Le pied qui cloche ou le lignage des boiteux, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 20.
-
[6]
Pour reprendre le titre de l’article de Michael Riffaterre, « La trace de l’intertexte », La Pensée, n° 215, 1980, p. 4-18.
-
[7]
Arnold Lebeuf, « La pantoufle de Cendrillon », Cahiers de littérature orale, n° 25, 1989, p. 165. Notons que si le mot « escalier » ne fait pas partie du lexique du conte de Perrault, il y est dans celui des frères Grimm. En effet, le prince, voulant attraper sa cavalière, « avait usé de ruse et fait enduire de poix tout l’escalier. Alors, comme la jeune fille descendait en sautant, sa pantoufle gauche resta engluée » (Grimm, Cendrillon, Contes, Paris, Gallimard, « Folio/classique », 1976, p. 103).
-
[8]
Arnold Lebeuf, ibid.
-
[9]
Cette interdiscursivité merveilleuse apparaît également dans d’autres poèmes baudelairiens où une jeune fille chausse un soulier : dans « Danse macabre », la « coquette » va au « bal » vêtue d’une « robe exagérée, en sa royale ampleur » qui « s’écroule abondamment sur un pied sec que pince/un soulier pomponné, joli comme une fleur » (Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1980, p. 138). Il ne fait aucun doute que la coquette à l’unique soulier est dans les deux premières strophes construite à l’image de Cendrillon avant de personnifier la Mort. L’hypotexte merveilleux est rapidement désenchanté. Pour une étude détaillée des récupération et transformation sémantiques et structurales du conte merveilleux, plus particulièrement de Cendrillon, par le roman, voir l’étude de Marie Scarpa, « Cendrillon », L’Eternelle Jeune Fille. Une ethnocritique du Rêve de Zola (Paris, Honoré Champion, 2009, p. 61-105) qui nous a fait découvrir le travail de réécriture des canevas modèles et des séquences-signatures de ce conte dans ses versions écrites et orales.
-
[10]
Le syntagme « deux seins » était dans la première version de 1857 plutôt un « sein ». Le remplacement du singulier par le pluriel accentue l’unicité du soulier, étant désormais, avec sa jambe qui en est le prolongement, seul dans sa catégorie.
-
[11]
Michael Riffaterre, « L’intertexte inconnu », Littérature, n° 41, vol. 41, 1981, p. 6.
-
[12]
Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtès, « Cendrillon va au bal… Les rôles et les figures dans la littérature orale française », dans Systèmes de signes, textes réunis en hommage à Germaine Dieterlen, Paris, Hermann, 1978, p. 249.
-
[13]
Les Décadents vont à la fin du siècle offrir maintes variations littéraires de la célèbre pantoufle de Cendrillon. Pensons entre autres à la nouvelle de Banville intitulée « Le Soulier ». Voir, sur ces réécritures décadentes, Jean de Palacio, « Variations sur une pantoufle », Les Perversions du merveilleux. Ma Mère l’Oye au tournant du Siècle, Paris, Séguier, 1993, p. 174-189.
-
[14]
Marie Scarpa, L’Eternelle Jeune Fille. Une ethnocritique du Rêve de Zola, op. cit., p. 196.
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[15]
Anne-E. Berger a relevé cet intertexte, sans en analyser les composantes. Elle mentionne, avec raison, que « la célébration de la valeur érotique des sabots […] est par ailleurs un vieux thème de la chanson populaire française (voir “En passant par la Lorraine avec mes sabots”). Le poème de Baudelaire se situe ainsi à un carrefour de traditions savante et populaire françaises » (« A une mendiante rousse : variations sur le don d’un poème », Lectures des « Fleurs du mal », Steve Murphy [sous la dir. de], Rennes, PUR, 2002, p. 324).
-
[16]
« Les Sabots. Ronde », Chants populaires recueillis dans le Pays messin, recueillis par Théodore Joseph de Boudet de Puymaigre, Metz et Paris, Rousseau-Pallez et Didier et Cie, 1865, p. 321-322.
-
[17]
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, édition présentée par Brigitte Buffard-Moret, Paris, Bordas, « Univers des Lettres », 2003, p. 243. Voir également, de la même auteure, « De l’influence de la chanson sur le vers au xixe siècle », Romantisme, n° 140, vol. 2, 2008, p. 21-35.
-
[18]
Charles Perrault, Cendrillon, Contes, Paris, Gallimard, « Folio/classique », 1981, p. 172.
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[19]
Id., Peau d’âne, ibid., p. 104.
-
[20]
Ibid., p. 105.
-
[21]
Voir Anne-E. Berger, « A une mendiante rousse : variations sur le don d’un poème », op. cit., p. 315.
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[22]
Charles Perrault, Les Fées, op. cit., p. 166.
-
[23]
Voir Bengt Holbek, « Le langage des contes merveilleux », Cahiers de littérature orale, n° 28, 1991, p. 133-134.
-
[24]
Voir sur les fonctions du conte, Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, éd. du Seuil, « Points », 1970.
-
[25]
Jean de Palacio, Les Perversions du merveilleux. Ma Mère l’Oye au tournant du siècle, op. cit., p. 22.
-
[26]
Voir sur ce sujet Noémie Courtès, « Cendrillon mise en pièces ou la seconde immortalité de Perrault au xixe siècle », Féeries [en ligne], n° 4, 2007, mis en ligne le 8 décembre 2011, consulté le 22 mars 2015. URL : http://feeries.revues.org/273
-
[27]
Voir Arnold Lebeuf, Pied nu, pied chaussé. Sémantique d’un thème iconographique, Ecole des hautes études en sciences sociales, Mémoire en vue de l’obtention du diplôme de l’EHESS, sous la direction de D. Fabre, Toulouse, 1986, p. 39.
-
[28]
Sur cette figure du boiteux, voir les analyses fondatrices de Claude Lévi-Strauss, « La structure des mythes » (1955), Anthropologie structurale, t. I, Paris, Plon, « Pocket », 1974, p. 235-265, et de Jean-Pierre Vernant, « Le tyran boiteux : d’Œdipe à Périandre », Œdipe et ses mythes, Paris, Editions Complexe, « Historique », 1994 [1988], p. 54-78. Voir, sur la boiterie baudelairienne, notre article « Avec sa jambe de boiteuse : lecture ethnocritique d’A une passante de Baudelaire », Ethnologie française, t. XLIV, n° 4 : « Ethnologie(s) du littéraire », octobre-décembre 2014, p. 629-636. < www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=ETHN_144_0643 >
-
[29]
Scott Carpenter, « Entre rue et boulevard : les chemins de l’allégorie chez Baudelaire », Romantisme, vol. 4, n° 134, 2006, p. 58.
-
[30]
Sur cette figure type travaillée par l’ethnocritique, voir l’article fondateur de Marie Scarpa, « Le personnage liminaire », Romantisme, « Ethnocritique de la littérature », n° 145, 2009, p. 25-35.
-
[31]
Baudelaire, « Les Sept Vieillards », Œuvres complètes, op. cit., p. 65.
-
[32]
Les petites vieilles du poème éponyme marchent avec des « pas incertains » (ibid., p. 68).
-
[33]
Michael Riffaterre, « Sémiotique intertextuelle : l’interprétant », Revue d’esthétique, nos 1-2, 1979, p. 132.
-
[34]
Arnold Lebeuf, « La pantoufle de Cendrillon », op. cit., p. 167.
-
[35]
Marie Scarpa, L’Eternelle Jeune Fille. Une ethnocritique du Rêve de Zola, op. cit., p. 80.
-
[36]
Voir sur ce sujet, dans sa version narrative, Marie Scarpa, ibid., p. 158 et les suivantes. Sur la structure tripartite du rite, voir Arnold Van Gennep, Les Rites de passages, Paris, Picard, 1988 [1909].
-
[37]
Franck Bauer, « Ronsard, Belleau, Baudelaire et d’autres. L’ode à la mendiante rousse (Les Fleurs du mal, LXV) », dans La Postérité de la Renaissance, Fiona McIntosh-Varjabédian (éd.) en collaboration avec Véronique Gély, Publication de l’Université de Lille 3, « Travaux et recherches », p. 276.
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[38]
Anne Montjaret, « De l’épingle à l’aiguille. L’éducation des jeunes filles au fil des contes », L’Homme, vol. 1, n° 173, 2005, p. 133. Yvonne Verdier note que, vers l’âge de quatorze ans, les jeunes filles arborent « un nouveau costume plus léger et seyant : les souliers remplacent les sabots, mais les cheveux des filles doivent désormais être emprisonnés sous une coiffe truffée d’épingles […] » (Coutume et destin, Paris, Gallimard/NRF, « Bibliothèque des sciences humaines », 1995, p. 180). Aussi, Martine Segalen rappelle que « jusque dans la seconde moitié du xixe siècle, les souliers de noce étaient toujours offerts, comme la ceinture, par le fiancé à sa fiancée. Celui-ci les gardait chez lui jusqu’au jour de la noce, et lui seul devait chausser sa femme. La jeunesse du pays ne lui facilitait pas la tâche et les souliers étaient souvent dérobés » (« Le manteau des jeunes filles [la virginité dans la société paysanne] », dans La Première Fois ou le roman de la virginité perdue à travers les siècles et les continents, Jean-Pierre Bardet (dir.), Paris, Ramsay, 1981, p. 134).
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[39]
Arnold Lebeuf, « La pantoufle de Cendrillon », op. cit., p. 168.
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[40]
Marie Scarpa, L’Eternelle Jeune Fille. Une ethnocritique du Rêve de Zola, op. cit., p. 86.
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[41]
Voir Karin Uelstchi, Le pied qui cloche, op. cit., p. 45 et 136.
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[42]
Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, Paris, Gallimard/NRF, « Bibliothèque des sciences humaines », 1979, p. 47.
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[43]
« La démarche chaloupée de la boiteuse est […] évocatrice de l’acte auquel elle semble inviter et l’on imagine aisément qu’elle puisse la faire sortir du droit chemin […]. Son instabilité constante la rend plus sujette à la culbute […] » (Arnold Lebeuf, « La pantoufle de Cendrillon », op. cit., p. 172). Sur l’érotisme de la boiteuse, voir aussi Montaigne, Essais, Livre III, chap. xi. Pensons également à la « quille d’amour » de Gervaise Macquart, célèbre boiteuse des Rougon-Macquart de Zola.
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[44]
Ibid., p. 173.
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[45]
Charles Perrault, Cendrillon, op. cit., p. 176.
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[46]
Arnold Lebeuf, Pied nu, pied chaussé, op. cit., p. 43.
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[47]
Notons également que la « pipeuse d’amant » est, dans cette version, chaussée de « brodequins de velours », soit de souliers d’Arlequin, alors que précisément les « cothurnes » qui lui sont substitués sont le symbole du genre tragique. « Le brodequin. La comédie, p. oppos. au cothurne. Chausser le(s) brodequins. Composer ou jouer la comédie » (TLF). C’est précisément au xixe siècle que le mot change de signification puisque, dans les dictionnaires du xviiie siècle, il signifie encore « une chaussure dont se servent les comédiens quand ils jouent des tragédies » (Dictionnaire de l’Académie française, 5e éd., 1798). Dans sa 6e édition, le Dictionnaire de l’Académie française écrit désormais : « Il se dit quelquefois au figuré, pour opposer la comédie à la tragédie. Chausser le brodequin, Composer une comédie, ou Se faire acteur dans la comédie. Quitter le brodequin pour prendre le cothurne » (1835). Il faudrait poursuivre cette lecture autour de l’idée, d’une part, d’une filiation avec la figure du « clown tragique » (Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Paris/Genève, Flammarion/Les sentiers de la création, 1970, p. 82) et, d’autre part, de logiques de type carnavalesque (des strophes 3 à 11) et quadragésimale (strophes 1-2 et 12 à 14) que programme à notre avis la locution (implicite) de « chausser le cothurne » (ou le brodequin), locution qu’on retrouve d’ailleurs à l’époque de Baudelaire (voir Paul Lacroix, Alphonse Duchesne et Ferdinand Seré, Histoire des cordonniers et des artisans dont la profession se rattache à la cordonnerie, précédée de L’Histoire de la chaussure, Paris, Librairie historique, archéologique et scientifique de Seré, 1852, p. 221).
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[48]
Martine Segalen, dans La Première Fois ou le roman de la virginité perdue à travers les siècles et les continents, op. cit., p. 134. Ces connotations sexuelles du pied ou du soulier sont généralisées dans les locutions lexicalisées comme « perdre pied » (être très amoureux), « faire du pied » (faire une invitation amoureuse), « prendre son pied » (s’amuser), « casser les sabots » (perdre sa virginité) : voir sur cette dernière expression, étudiée chez Maupassant dans le conte « Les Sabots », Jean-Marie Privat, « Parler d’abondance. Logogenèse de la littérature », Romantisme, n° 145 : « Ethnocritique de la littérature », 2009, p. 84 et les suivantes.
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[49]
Charles Perrault, Peau d’âne, op. cit., p. 107.
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[50]
Paul Zumthor, « Les masques du poème », dans Masques et déguisements dans la littérature médiévale, Marie-Louise Ollier (dir.), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1988, p. 14.
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[51]
Charles Perrault, Peau d’âne, op. cit., p. 107. Nous soulignons.
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[52]
Anne-E. Berger, « A une mendiante rousse : variations sur le don d’un poème », op. cit., p. 320.
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[53]
Ibid., p. 319.
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[54]
Ibid.
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[55]
Jean Starobinski, Les Mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard, 1971, p. 61.
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[56]
Ibid., p. 64.
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[57]
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, p. 296.
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[58]
En contrepoint de la mesure syllabique se situerait la « boiterie » du vers et de ses pieds (pensons au « Sonnet boiteux » de Verlaine). Le thème de la boiterie parcourt la poésie du xixe siècle. Dans le célèbre poème « L’Art » de Théophile Gautier, à qui Les Fleurs du mal sont dédiées, la muse est mal chaussée : en effet, faisant « fi du rhythme commode », elle chausse « pour marcher droit » tout à la fois un « cothurne étroit » et un « soulier trop grand » (Théophile Gautier, « L’Art », Emaux et Camées, Paris, Gallimard, « Poésie », 1981, p. 148). Egalement, dans le poème « Caprice » de Verlaine, apparaît un poète qui a un (et non pas deux) « soulier luisant et terne » dont le « nœud » est tout à la fois « noué bien et mal », ce qui rend ambivalente la « march[e] à la belle étoile » (Parallèlement, Paris, Léon Vanier éditeur, 1889, p. 111). Enfin, notons que le « Petit-Poucet rêveur » de Rimbaud dans « Ma bohème » égrène dans sa course « des rimes » avant de tirer « les élastiques de [s]es souliers blessés, un pied près de [s]on cœur ! » (Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1992, p. 68).