Poétique 2013/1 n° 173

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Article de revue

Rappeler, varier, combiner

La mémoire romanesque de La Nouvelle Héloïse

Pages 63 à 86

Notes

  • [1]
    GF-Flammarion, p. 167.
  • [2]
    « […] he has, in a former work, given his opinion of our countryman’s merit, and here confirms his applause by actual imitation » (art. XIII).
  • [3]
    L’article anglais paraît en septembre 1761, sa traduction française en décembre de la même année (Journal étranger, art. IX, p. 184-195).
  • [4]
    Fréron, Grimm, Marmontel, l’abbé Morellet…
  • [5]
    M. Delon (éd.), Gallimard, « Folio classique », 2004, p. 50.
  • [6]
    « Wolmar – quoique aussi honnête que Lovelace est débauché – est incrédule comme lui, et, quoique dans des meilleures intentions, raisonne de même », écrit Joseph Texte dans sa propre version du « parallèle » (Jean-Jacques Rousseau et les origines du cosmopolitisme littéraire, Paris, Hachette, 1895, p. 287).
  • [7]
    Une date marquante pour ce tournant critique est l’ouvrage de F. C. Green, Minuet, A Critical Survey of French and English Literary Ideas in the Eighteenth-Century (New York, Dutton, 1935).
  • [8]
    Armand Colin, 1969, p. 117.
  • [9]
    Voir ainsi l’étude approfondie que fait Valérie Cossy des rapports intertextuels à travers la traduction de Prévost (« Des “moral difficulties” chez madame Sinclair à la morale du sentiment “au pied des Alpes” : Sentiment et vertu chez Richardson, Prévost et Rousseau », dans L’Amour dans La Nouvelle Héloïse, texte et intertexte, études réunies par J. Berchtold et F. Rosset, Genève, Droz, 2002, p. 271-315).
  • [10]
    Pour reprendre l’expression de Grimm, qui fait une brève allusion à la traduction de Monod, affirmant la préférer à celle, scandaleusement irrespectueuse, donnée par Prévost (Correspondance littéraire, août 1758).
  • [11]
    Sur l’accueil de cette traduction restée inconnue du grand public, voir Sh. Charles, « Les mystères d’une lecture : quand et comment Diderot a-t-il lu Richardson ? », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 45, 2010, p. 23-39. Henri Roddier, dans son Prévost, l’homme et l’œuvre (Paris, Hatier-Boivin, 1955, p. 176), est le seul à avoir eu l’intuition d’une proximité particulière entre Julie et Grandison. Cependant, comme il ignorait la version de Monod, et supposait donc que la traduction lue par Rousseau était celle de Prévost, il n’a pas pu aller au-delà d’un constat d’« affinité ». En effet, outre que les Nouvelles Lettres anglaises, ou Histoire du chevalier Grandisson ne rendent le texte richardsonien que d’une manière très lacunaire, Prévost n’en publie la seconde partie (celle qui a la plus grande pertinence pour Rousseau) qu’au milieu de l’année 1758, c’est-à-dire à un moment où la rédaction de La Nouvelle Héloïse est déjà bien avancée.
  • [12]
    Voir Sh. Charles, « Du roman au drame : Grandison et Le Fils naturel », Eighteenth-Century Fiction, 24, n° 4, 2012, p. 623-654.
  • [13]
    Palimpsestes, Paris, éd. du Seuil, 1982, p. 8-16.
  • [14]
    Ce sont les termes de l’une des premières réactions à Pamela – celle de Mme de Graffigny, futur auteur des Lettres péruviennes (20 juin 1742, Correspondance de Madame de Graffigny, Oxford, The Voltaire Foundation, 1992, t. III, p. 318).
  • [15]
    Dans S. Richardson, Clarisse Harlove, Sh. Charles (éd.), Desjonquères, 1999, t. II, p. 685 (n.s.).
  • [16]
    Emmanuel Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, 1764.
  • [17]
    Julie ou la Nouvelle Héloïse, H. Coulet (éd.), Paris, Gallimard, « Folio », 1993, 2 vol., vol. I, p. 407. Toutes nos références sont à cette édition. Les références à l’Histoire de sir Charles Grandison sont à la première édition de la traduction Monod (Elie Luzac fils, Göttingen et Leyde, 1755, 7 vol.).
  • [18]
    Dans cette lettre centrale, le héros anglais esquisse aussi une histoire de séduction aux allures familières. Comment une jeune fille peut-elle reconnaître un indigne séducteur ? demande lady G., et Grandison répond : « Parce qu’on s’adressera à elle […], plutôt qu’à ses parents ; par les efforts que cet homme fera pour l’indisposer contre eux ; par le désir qu’il témoignera de rendez-vous particuliers et secrets, sentant qu’il ne pourrait pas soutenir l’examen ; par l’inégalité des fortunes » (ibid, p. 189). Histoire banale certes, mais dont la présence dans une lettre où l’on traite aussi de la gestion des domestiques, de la question du célibat, de l’attitude à avoir à l’égard des filles perdues repentantes, etc., ne manque pas de faire sens.
  • [19]
    Rien d’étonnant à cela : Rousseau, on le sait bien, est un habitué de la note codée, adressée seulement à quelques destinataires privilégiés – aux (un)happy few, pourrait-on dire. Pensons ainsi à l’allusion à sa rupture avec Diderot insérée dans la préface à la Lettre à d’Alembert. Il s’agit d’une allusion sibylline dont Rousseau ne donnera la clef que dans le livre X des Confessions : « Je m’avisai d’insérer, par forme de note, dans mon ouvrage, un passage du livre de l’Ecclésiastique, qui déclarait cette rupture et même le sujet assez clairement pour quiconque était au fait, et ne signifiait rien pour le reste du monde » (A. Grosrichard [éd.], GF-Flammarion, 2002, p. 255, toutes nos références sont à cette édition).
  • [20]
    « Cette princesse, ma chère, était bien sotte. Son histoire est écrite avec une élégance dangereuse, mais tout le fondement de ses peines était chimérique. S’imaginer être amoureuse d’un étranger, simplement parce qu’il lui avait paru aimable dans un bal, quand elle vivait heureuse avec un époux de mérite, c’était prendre un simple goût pour de l’amour, et combattre toute sa vie une chimère de sa création » (G, VII, p. 282).
  • [21]
    Voir M. A. Doody, A Natural Passion : A Study of the Novels of Samuel Richardson, Oxford, Clarendon Press, 1974, p. 294-297.
  • [22]
    L’allusion deviendra explicite dans les Confessions, où Rousseau reprend, en défendant sa Julie, l’idée d’un ouvrage « sans méchanceté d’aucune espèce, ni dans les personnages ni dans les actions », et enchaîne directement par une comparaison entre son roman et Clarisse (nous y reviendrons).
  • [23]
    C’est un des propos de la préface que Richardson joint à la première édition du roman (celle qui fut traduite en français) : « Il présente au public dans la personne de sir Charles Grandison […] un homme plein de religion et de vertu, de vivacité et d’esprit ; aimable, accompli ; heureux en lui-même, et faisant le bonheur des autres » (G, I, p. xiv).
  • [24]
    « Conclusion de l’éditeur » (G, VII, p. 408). On peut ainsi lire telle remarque de l’« Entretien sur les romans » comme un écho de telle autre dans la préface de Monod à sa traduction. En effet, quand Rousseau affirme inverser la donnée romanesque traditionnelle qui veut « des hommes communs et des événements rares », ne retrouve-t-il pas Monod qui voit dans le roman de Richardson « l’histoire des situations vraisemblables et ordinaires » et dans sir Charles Grandison « un homme placé dans des circonstances où tout le monde peut se trouver, dans plusieurs desquelles on se trouvera nécessairement, et qui y donne dans son exemple, et dans les avantages qui sont les suites de ses principes et de sa conduite, des règles et des motifs tout à la fois, pour toutes sortes de vertus » ? On notera que Prévost lui aussi insiste, dans la préface à sa traduction, sur ce caractère particulier du dernier roman de Richardson qui l’incite justement à le traduire : « L’histoire du chevalier Grandisson […] n’offre point d’intrigues sombres, ni d’aventures sanglantes et de catastrophes funestes. »
  • [25]
    Voir son « Introduction » à l’Histoire du chevalier Grandisson.
  • [26]
    « Il faut avoir une bonne opinion de soi pour se faire ainsi sculpteur du marbre de M. Richardson. C’est vraiment lui qui est un artiste sublime », écrit Grimm à propos de l’adaptation de Prévost (Correspondance littéraire, janvier 1756).
  • [27]
    « […] mon inquiète imagination prit un parti qui me sauva de moi-même et calma ma naissante sensualité ; ce fut de se nourrir des situations qui m’avaient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j’imaginais » (Confessions, t. I, livre I, p. 68).
  • [28]
    Op. cit., t. II, livre X, p. 181-182.
  • [29]
    J. Starobinski, La Transparence et l’obstacle, Paris, Plon, 1957, p. 102.
  • [30]
    Si Clémentine et Grandison ne finissent pas leur carrière comme Héloïse et Abélard, le sort de ces amants tragiques apparaît dans le texte anglais à l’état virtuel. En effet, lors d’une crise délirante, Clémentine imagine Grandison tué par l’un de ses frères (qui l’a par ailleurs réellement menacé).
  • [31]
    C’est Chateaubriand qui les compare dans le Génie du christianisme : « Voulez-vous un autre exemple de ce nouveau langage des passions, inconnu sous le polythéisme ? Ecoutez parler Clémentine : ses expressions sont peut-être encore plus naturelles, plus touchantes et plus sublimement naïves que celles de Julie » (Seconde partie, livre troisième, chap. iv, I, p. 292). Chateaubriand cite alors Clémentine dans la traduction de Prévost.
  • [32]
    Richardson met ici dans la bouche de Clémentine une citation tirée d’un hymne célèbre de Charles Wesley, écrit en 1740 : « Jesus, lover of my soul. »
  • [33]
    Le lien entre les deux hommes pourrait d’ailleurs se renforcer par d’autres indices. Notons d’abord l’anonymat du personnage rousseauiste et son surnom de Saint-Preux qui peut faire penser à celui de « chevalier » que donne Clémentine à sir Charles Grandison (en effet, chez Richardson et dans la traduction Monod, contrairement à celle de Prévost, Grandison n’est nommé « chevalier » que dans ce contexte). Remarquons ensuite que la seule attache familiale de Saint-Preux nous renvoie à la localité suisse de « Grandson » et que Rousseau la commente dans une curieuse note qui vient attirer notre attention sur l’incongruité de cette attache (I, p. 241). Ajoutons enfin qu’en bas de la seule lettre signée du personnage (III, p. xii) on trouve, selon les versions, S. G. ou C. G. (I, p. 393), monogramme qu’Henri Coulet propose de déchiffrer comme « Sorti de Genève » ou « Citoyen de Genève » et pour lequel on peut aussi penser à « Sir Grandison » ou à « Charles Grandison » – ou du moins à « Grandson »…
  • [34]
    Charlotte, la sœur de Grandison, dit à propos des deux femmes qu’« elles sont un miroir l’une à l’autre ; s’admirant l’une dans l’autre » (G, VII, p. 320).
  • [35]
    On connaît les diverses manifestations de l’interchangeabilité entre Julie et Claire : Julie « aimait à […] regarder Claire comme la maîtresse de [s]a maison » (NH, II, p. 230) ; Saint-Preux constate qu’« il est difficile de distinguer » laquelle des deux est la véritable mère d’Henriette ; enfin, Julie écrit dans son testament : « Claire et Julie seront si bien confondues qu’il ne sera plus possible à votre cœur de les séparer » (II, p. 387).
  • [36]
    Confessions, II, p. 139.
  • [37]
    « Un homme admiré de tout le monde » (G, IV, p. 8), « Un homme […] qui est l’admiration de tous les hommes et de toutes les femmes partout où il va » (G, IV, p. 54)…
  • [38]
    Le principe de l’inversion de sexe a été observé par Gregory L. Ulmer (« Clarissa and La Nouvelle Héloïse », Comparative Literature, n° 4, 1972, p. 289-308). Il suggère en effet, outre l’analogie évidente entre Clarisse et Julie, l’existence d’une analogie entre Clarisse et Saint-Preux (donc entre Lovelace et Julie). Cette analogie surprenante se construirait notamment à travers les « épreuves » de la vertu auxquelles les deux personnages sont soumis (c’est, par exemple, l’épisode parisien du vin blanc où Saint-Preux, comme Clarisse, perd son innocence en ingurgitant un breuvage trompeur qui lui est proposé par des prostituées déguisées en honnêtes femmes). Nous y ajouterons le célèbre reproche fait par Julie à Saint-Preux (« J’entends : les plaisirs du vice et l’honneur de la vertu vous feraient un sort agréable », NH, I, p. 93), où Julie apparaît dans la position de Lovelace, qui considérait que Clarisse pourrait prendre plaisir au vice si elle avait l’occasion d’y céder malgré elle (d’où son viol sous narcotique).
  • [39]
    Le traitement spécifique du motif de la guérison suggère une lecture non seulement du Grandison de Monod, mais aussi de celui de Prévost, ou du moins du dénouement apocryphe que ce dernier a donné au roman de Richardson (voir Sh. Charles, « De la traduction au pastiche : l’Histoire du chevalier Grandison », Eighteenth-Century Fiction, 23, n° 1, 2000, p. 19-40). On y voit en effet le médecin Lowther user d’une méthode originale pour guérir Clémentine de sa folie : elle consiste à provoquer une « crise salutaire » chez la patiente en lui faisant revivre des scènes traumatiques dont on modifie l’issue. Contrairement à la Clémentine de Richardson, dont on ne sait à la fin du roman si elle est parfaitement rétablie ou non, celle de Prévost se trouve ainsi définitivement guérie par cette psychothérapie ingénieuse. Saint-Preux, à propos des expériences similaires que lui fait subir Wolmar, n’écrit-il pas : « Voilà, mon ami, le détail du jour de ma vie où sans exception j’ai senti les émotions les plus vives. J’espère qu’elles seront la crise qui me rendra tout à fait à moi » (NH, II, p. 143) ? Et il renchérit : « Oui, milord, je vous le confirme avec des transports de joie, la scène de Meillerie a été la crise de ma folie et de mes maux. Les explications de M. de Wolmar m’ont entièrement rassuré sur le véritable état de mon cœur. Ce cœur trop faible est guéri tout autant qu’il peut l’être » (II, p. 149).
  • [40]
    Et l’incroyable « ménage à trois » n’est, dans les deux cas, que l’amorce d’une communion plus large, à Clarens, où l’on attend milord Edouard et Claire, comme au château de Grandison, où les parents de Clémentine viennent la rejoindre, accompagnés du comte de Belvedere. C’est la réunion à Clarens de « ces âmes privilégiées qui sont si chères l’une à l’autre » (NH, II, p. 226-227), à Grandison Hall de « tant de personnes animées d’un même esprit » (G, VII, p. 302).
  • [41]
    Les idées de Grandison sur le gouvernement des domestiques (V, lettre XVIII) se retrouvent dans La Nouvelle Héloïse (II, p. 54-87). Quand Harriet découvre le ménage dont elle devient la maîtresse (VII, p. 54-58), elle le décrit également dans des termes proches de la description de Clarens par Saint-Preux.
  • [42]
    Tous deux donnent d’ailleurs la vie : Wolmar en sauvant celle du baron d’Etange qui veut lui accorder sa fille en échange, Grandison en sauvant (entre autres) celle de Geronimo della Porretta, qui désire, pour la même raison, le voir épouser sa sœur Clémentine.
  • [43]
    « […] vivez dans le tête-à-tête, comme si j’étais présent, ou devant moi comme si je n’y étais pas » (NH, II, p. 36), recommande Wolmar à Saint-Preux. Et Grandison montrait justement l’exemple (car « les hommes qui ressemblent à la divinité […] n’ont rien à cacher », G, II, p. 128). C’est sa femme qui raconte avec admiration : « Dans les circonstances singulières où il était, que sa conduite a été naturelle et noble envers sa femme, et son amie, en présence de l’une et de l’autre ! […] Il n’y a que le sentiment de l’intégrité de son propre cœur, incapable comme il l’est d’aucun déguisement, qui ait pu le faire passer si glorieusement par des situations si délicates » (G, VII, p. 394). Le principe de la transparence est d’ailleurs concrétisé dans le roman par la circulation des lettres : Harriet communique à Grandison toutes les lettres qu’elle a écrites avant leur mariage, Julie ouvre sa correspondance à Wolmar…
  • [44]
    Selon Bernardin de Saint-Pierre, La Vie et les ouvrages de J.-J. Rousseau, R. Trousson (éd.), Paris, Champion, 2009, p. 146.
  • [45]
    Une critique largement partagée à l’époque, comme le montre cet extrait du Mercure (janvier 1756) qui traduit un article de la Monthly Review : « Le nombre et la combinaison de tant d’exploits vertueux et de tentations surmontées, entassés dans deux ou trois ans de la vie d’un jeune homme, ne sont pas plus vraisemblables que les aventures gigantesques des Rolands et des Manidcarts. » La Correspondance littéraire s’exprime, elle aussi, dans des termes très proches : « Je ne puis souffrir que Grandisson réussisse toujours », « Je l’aurais voulu d’une teinte un peu plus sombre », lit-on dans un dialogue entre « Moi » et « la Marquise » (février 1763). C’est le principe de la transformation de Grandison dans Dorval…
  • [46]
    Et nous récupérons ici, grâce à l’hypothèse de l’architexte, l’intuition de J. Texte, qui suggérait une proximité entre Wolmar et Lovelace, fondée sur leur athéisme commun. Richardson explique, en effet, qu’il a conçu Grandison pour l’opposer à Lovelace ; Rousseau, qui a recours non pas à un texte individuel, mais à une construction architextuelle, élabore son personnage en réactivant certains éléments de cette dualité, inhérente au programme global de l’œuvre. Notons cependant que la simple posture antireligieuse des deux personnages ne suffit pas à construire une dérivation. Si l’on peut en effet considérer que l’athéisme du vertueux Wolmar se rapporte à celui du débauché Lovelace, c’est parce que les deux personnages partagent l’hubris du « créateur » sans dieu. Ainsi, les mises en scène orchestrées par le mari de Julie pour soigner Saint-Preux d’abord et pour éprouver sa guérison ensuite (voir infra, notre analyse des « Amours de milord Edouard ») peuvent être considérées comme la reproduction philanthropique des célèbres mystifications de Lovelace, destinées à mettre à l’épreuve et à piéger la vertu de Clarisse.
  • [47]
    Ainsi, les contradictions de la pratique religieuse de Julie, tantôt axée sur la bienfaisance comme celle de Grandison, tantôt dévotionnelle comme celle de Clémentine.
  • [48]
    Livre XI, p. 308-309.
  • [49]
    Comme Clarisse et Anne Howe, duo féminin qui se superpose de fait à Harriet et Clémentine.
  • [50]
    Nous avons d’ailleurs vu que l’un des éléments principaux de la similitude entre les deux tandems féminins est le fait que l’une des femmes cède son amant à l’autre. Or, à bien y regarder, on voit que Rousseau investit le couple Julie/Claire d’autres fonctions – issues de la double origine de Julie, héritière à la fois de Clémentine et de Grandison. Ainsi, l’offre que fait Julie de Saint-Preux à Claire ne reprend pas seulement celle que fait Clémentine à Harriet de l’homme dont elle est amoureuse, mais aussi les démarches que fait Grandison marié pour convaincre cette même Clémentine d’épouser Belvedere.
  • [51]
    Février 1763. Dans ce dialogue entre « Moi » et « la Marquise », cette dernière se plaint justement du style emphatique de Grandison : « Votre Grandisson, par exemple, n’est-il pas aussi emphatique que Jean-Jacques ? », et « Moi » de lui répondre : « Ici, ce n’est pas l’auteur qui a de l’emphase, mais son personnage : cela fait une grande différence. » Cette distinction entre Rousseau et Richardson deviendra un lieu commun du discours critique de l’époque.
  • [52]
    Rappelons simplement que, dans la dernière partie du roman, Saint-Preux part avec milord Edouard en Italie, où ce dernier, après avoir été l’amant d’une marquise mariée, se trouvait impliqué dans une relation amoureuse avec une prostituée. Saint-Preux est chargé par Wolmar d’éviter à son ami un mariage dégradant avec la pécheresse repentie, en encourageant cette dernière à accomplir sa vocation et à s’enfermer dans un couvent. Mais ce que Saint-Preux ignore, c’est que ce voyage a été secrètement imaginé par Wolmar, en accord avec milord Edouard, pour mettre à l’épreuve sa propre moralité : en prenant la bonne décision au sujet des « amours » de son ami, il doit en effet se montrer digne de devenir le précepteur des enfants de Julie. Entre « feintise » et réalité, l’histoire est d’une grande complexité, comme en témoigne in extremis milord Edouard : « Non, cher Wolmar, vous ne vous êtes point trompé ; le jeune homme est sûr ; mais moi je ne le suis guère, et j’ai failli payer cher l’expérience qui m’en a convaincu. Sans lui, je succombais moi-même à l’épreuve que je lui avais destinée » (NH, II, p. 284). L’histoire des amours italiennes de milord Edouard n’est jamais véritablement racontée dans le roman. Rousseau en joindra un « extrait » (un résumé) au manuscrit qu’il donnera à la maréchale de Luxembourg. Cet « extrait » rétrospectif, intitulé « Les amours de milord Edouard Bomston », accompagnera les éditions de La Nouvelle Héloïse à partir de 1780. On y apprend l’origine des deux affaires italiennes de milord Edouard et le lien qui les unit : pour transformer leur relation adultérine en relation d’amitié, la marquise, première maîtresse de milord Edouard, lui avait « offert » la prostituée, dont il est tombé amoureux…
  • [53]
    Rousseau reprend ce même motif dans les Confessions : « J’avais écrit à part les aventures de milord Edouard, et j’avais balancé longtemps à les insérer, soit en entier, soit par extrait, dans cet ouvrage, où elles me paraissaient manquer. Je me déterminai enfin à les retrancher tout à fait, parce que, n’étant pas du ton de tout le reste, elles en auraient gâté la touchante simplicité » (II, p. 284).
  • [54]
    A la « divine philanthropie » de Grandison répond en effet l’« héroïque générosité » de milord Edouard, que l’on qualifie aussi à l’occasion de « divine » : « son âme sublime est au-dessus de celle des hommes, et il n’est pas plus permis de résister à ses bienfaits qu’à ceux de la divinité » (NH, I, p. 276).
  • [55]
    « Une femme de qualité napolitaine […] conçut pour lui une passion violente qui la dévora le reste de sa vie, et finit par la mettre au tombeau », écrit Rousseau à propos de la marquise (NH, II, p. 416). Olivia, elle, est « une dame de Florence […], d’une grande naissance […], mais d’un caractère violent et impérieux » où « la vengeance avait pris la place d’une passion plus douce » (G, III, p. 231-232). On dit qu’elle met la vie du héros « en danger » ; « elle est d’une hauteur qui ne lui laisse point souffrir de contradiction : elle s’est montrée vindicative jusqu’au crime » (G, IV, p. 203). Rousseau résume les nombreuses descriptions des entretiens houleux entre le héros et la furieuse Italienne : « Sans avoir le courage de rompre avec lui, elle le prit dans une espèce d’horreur. Elle frémissait en voyant entrer son carrosse […], elle était prête à se trouver mal à sa vue. Elle avait le cœur serré tant qu’il restait auprès d’elle ; quand il partait elle l’accablait d’imprécations ; aussitôt qu’elle ne le voyait plus elle pleurait de rage ; elle ne parlait que de vengeance… » Ce récit itératif résume les nombreuses scènes entre Olivia et Grandison, décrites par ce dernier. Ainsi : « Pardonnez-moi, Chevalier, dit-elle, en m’arrêtant par le bras. Je suis plus mécontente de moi-même que de vous […]. Sa conduite après cela fut celle d’une femme vraiment emportée, tantôt furieuse, tantôt pleurant […]. Elle menaça de me faire succomber à sa vengeance […]. Je fus attaqué fort extraordinairement le jour suivant » (G, V, p. 302).
  • [56]
    « La Marquise ne négligea pas les soins qui pouvaient faire oublier à son amant ses résolutions : elle était séduisante et belle ; tout fut inutile. L’Anglais resta ferme ; sa grande âme était à l’épreuve. La première de ses passions était la vertu » (NH, II, p. 417). « Olivia a mis sa vertu à l’épreuve » (G, IV, p. 130), « elle l’admirait pour sa vertu ; […] elle savait qu’il avait résisté aux plus grandes tentations auxquelles personne ait jamais été exposé » (G, V, p. 49), nous dit-on de Grandison, qui confirme lui-même : « Avec quelle appréhension, craignant pour moi-même à cause de la force quelquefois presque irrésistible de la tentation, ne me suis-je pas regardé, dirai-je, comme le seul gardien de l’honneur d’Olivia ! » (G, V, p. 342).
  • [57]
    Il s’agit pour la marquise de « consentir à voir sans fruit un homme qu’elle adorait » (NH, II, p. 417), et pour Olivia de permettre à Grandison d’avoir pour elle une « affection fraternelle », d’être « l’ami de [sa] réputation, l’ami de [son] âme » (G, V, p. 341-343).
  • [58]
    D’ailleurs, la marquise meurt coupable, insensible aux leçons morales d’un milord Edouard chancelant, alors qu’Olivia entame in extremis une conversion sous l’égide du sage Grandison. Rousseau semble hésiter entre un succès de l’entreprise moralisatrice de son héros, semblable à celui de Grandison auprès d’Olivia, et un échec de cette entreprise, propre à la dégradation des personnages dans son texte. Comme souvent, l’appui pris sur l’hypotexte produit un dysfonctionnement de l’hypertexte. Le principe de la dernière lettre d’Olivia à Grandison, qui confirme sa « conversion » (« Vous avez réveillé le sentiment de ma gloire, par le sens froid et la délicatesse de vos raisonnements », G, V, p. 244-245), sera repris au début des « Amours » : « Il y a peu d’âmes fortes qui entraînent les autres et les élèvent à leur sphère, mais il y en a. Celle d’Edouard était de ce nombre. La Marquise espérait le gagner, c’était lui qui la gagnait insensiblement. » Mais bientôt, c’est un autre programme qui prend le dessus : donner un personnage masculin plus vulnérable. Rousseau contredit alors l’affirmation générale sur le pouvoir exceptionnel d’un milord Edouard/sir Charles, pour le montrer incapable de se détacher véritablement d’une femme qui n’a en réalité rien appris et dont la « conduite » et la « réputation » démentent tous les « beaux discours » (NH, II, p. 428).
  • [59]
    « Elle avait appris l’anglais ; elle savait par cœur tout ce qu’il lui avait conseillé de lire ; elle s’instruisait dans toutes les connaissances qu’il paraissait aimer, elle cherchait à mouler son âme sur la sienne » (NH, II, p. 427).
  • [60]
    Croyant le mariage fait, Julie s’imagine accueillant Laure, comme Harriet avait accueilli Clémentine. Dans les premiers manuscrits du roman, Claire taquine ainsi Julie sur ses sentiments pour Laure dans des termes qui rappellent ceux de la spirituelle Charlotte Grandison, sœur du héros, se plaignant d’être exclue de la relation exclusive entre Harriet et Clémentine qui « ne se quittent jamais » (G, VII, p. 319) : « Mais pour cette aimable lady Bomston, on peut au moins sans scrupule l’aimer aussi tendrement qu’on voudra. Je voudrais bien savoir pourquoi tu te mêles d’en faire les honneurs comme si elle t’appartenait plus qu’à moi. Ah ! Qu’elle vienne seulement et bien vite : nous verrons après qui de nous la caressera le plus » (NH, II, p. 541, note).
  • [61]
    Le personnage touchant de Laure se construit sans doute aussi grâce à une réminiscence du texte où Grandison expose son projet de fonder un asile pour pécheresses repenties : « […] ces malheureuses une fois séduites, et trahies par la perfidie des hommes, se trouvent, par la cruauté du monde, et surtout de leur sexe, hors d’état de rentrer dans les sentiers de la vertu […]. Ce sont ces pauvres créatures […] qui ont les plus grands droits sur notre pitié, quoiqu’elles en trouvent rarement. La bonté du cœur, et la crédulité, enfant de la bonté, sont généralement […] la première cause de leur crime plutôt que l’amour du vice. Ces hommes qui prétendent qu’ils ne voudraient pas ravir la première innocence à une femme, regardent ces infortunées comme une belle proie ; mais quelle n’est pas la méchanceté d’un homme qui voyant une pauvre créature au bord d’un dangereux précipice, et incapable de s’en éloigner sans secours, aimerait mieux l’y pousser que de la conduire en lieu de sûreté » (G, IV, p. 187-188). Milord Edouard, qui est un Grandison imparfait, joue d’abord le rôle du scélérat qui profite de la faiblesse d’une femme déjà ruinée (« Devait-il des égards à une fille de cet ordre ? Il usa sans ménagement de ses droits », NH, II, p. 419), avant de se réveiller à la souffrance de sa victime (« ses discours élevés et grands rendaient à son âme accablée le ressort qu’elle avait perdu […]. C’est dans ce cœur qu’ils trouvaient de la prise, et qu’ils portaient avec fruit les leçons de la vertu », NH, II, p. 423). On notera que le projet d’établissement pour pénitentes est discuté dans la même lettre centrale de Grandison que nous avons déjà eu l’occasion de mentionner et à laquelle Rousseau a déjà eu recours à plusieurs reprises (voir la note 18).
  • [62]
    Dans la dernière lettre de la quatrième partie, à l’issue de la périlleuse expérience de Meillerie, Saint-Preux s’écrie : « O Edouard ! Quand séduit par ta maîtresse tu sus triompher à la fois de tes désirs et des siens, n’étais-tu qu’un homme ? Sans toi j’étais perdu, peut-être. Cent fois dans ce jour périlleux le souvenir de ta vertu m’a rendu la mienne » (II, p. 144). Ce n’est qu’à la lecture du résumé annexe des « Amours » que l’on pourra comprendre que, en se comparant à milord Edouard, Saint-Preux compare aussi la vertueuse Julie à la dépravée marquise napolitaine.
  • [63]
    On notera ainsi que Julie « offre » pour la première fois Claire à Saint-Preux dans la même lettre où elle traite pour la première fois des aventures italiennes de milord Edouard. Mais la « clé » de la ressemblance entre les deux femmes ne sera donnée que dans le résumé annexe où se trouve « dévoilé » le lien scabreux entre les deux amours de milord Edouard, jetant a posteriori une lumière assez crue sur l’ambiguïté de la relation triangulaire Julie/Claire/Saint-Preux – les caresses prodiguées par la marquise à Laure et les « transports » qu’elles provoquent chez milord Edouard sont en effet à lire en parallèle avec les expressions plus recherchées de Saint-Preux parlant des effets sur lui de la tendresse qui unit Julie et Claire (« Dieu ! quel ravissant spectacle ou plutôt quelle extase, de voir deux Beautés si touchantes s’embrasser tendrement », I, p. 164). On notera aussi que Saint-Preux lui-même compare Julie et Claire à la marquise et à Laure (« Qu’il me tarde de voir ces deux étonnantes personnes qui troublent depuis si longtemps le repos du plus grand des hommes. O Julie ! O Claire ! Il faudrait être votre égale pour mériter de le rendre heureux », II, p. 250). Le narrateur, ou l’« éditeur » de La Nouvelle Héloïse, ne manque pas, lui non plus, de faire le rapprochement entre les deux situations : « Le pauvre philosophe entre deux jolies femmes me paraît dans un plaisant embarras », écrit-il dans une note à propos de Saint-Preux, et dans la conclusion des « Amours » : « Edouard aimé de deux maîtresses sans en posséder aucune paraît d’abord dans une situation risible » (II, p. 428).

1« On n’a jamais fait encore, dans quelque langue que ce soit, de roman égal à Clarisse, ni même d’approchant », écrivait Rousseau en 1758, dans sa Lettre à d’Alembert[1]. En janvier 1761, La Nouvelle Héloïse à peine arrivée à Paris, The Critical Review rappelle cet hommage de Rousseau à Samuel Richardson, pour en déduire la « véritable imitation » à laquelle le philosophe, devenu romancier, vient de procéder [2]. Quelques mois plus tard, le même journal publie un long « Parallèle entre la Clarisse de Richardson et La Nouvelle Héloïse de M. Rousseau », aussitôt traduit en français [3]. Rousseau, y affirme-t-on au cours d’une longue étude, a « formé son Héloïse sur le plan de Clarisse ». La critique française contemporaine est tout aussi affirmative : Clarisse est le « modèle » de La Nouvelle Héloïse, le roman de Rousseau est une « imitation », une « copie » (bonne ou mauvaise, c’est selon) [4]. Tout au long du xviiie siècle, Julie et Clarisse paraissent inséparables, aussi bien dans le discours critique que dans la conscience des romanciers, qui, le plus souvent, les associent dans leurs innombrables réécritures. C’est le cas, entre autres, de Sénac de Meilhan, qui va jusqu’à faire du « Parallèle » un sujet de débat entre les personnages de son roman, L’Emigré (1797). Le marquis y explique à la comtesse que « La Julie de Rousseau a des beautés ; mais sans Clarisse elle n’aurait pas existé ; c’est une imparfaite imitation de cet ouvrage sublime [5]. »

2Les traits communs sautent aux yeux : une histoire, celle d’une jeune fille victime d’un père qui veut forcer ses inclinations ; un genre et des personnages, le roman épistolaire à plusieurs voix, où Julie et Claire d’Orbe reprennent les rôles de Clarisse et d’Anne Howe, leur ardente amitié, la figure grave et tragique de l’héroïne, l’enjouement lucide de l’amie ; des « tableaux », celui d’une fille brutalisée par son père, celui d’une jeune femme sur son lit de mort… Le démon de l’analogie faisant le reste, on finit par trouver en Saint-Preux un Lovelace et en milord Edouard son ami Belford. On trouva même du Lovelace dans Wolmar [6].

3Pendant un siècle et demi, le « parallèle » fut un véritable lieu commun, et ce n’est qu’au cours du xxe siècle que ce passage obligé du discours critique fut progressivement abandonné [7]. « Thèse simpliste aujourd’hui rejetée », écrit Jean-Louis Lecercle dans son Rousseau et l’art du roman[8], allant même jusqu’à en contester le fondement « matériel » : « Il n’est pas absolument prouvé que Rousseau ait lu Clarisse quand il rédige Julie. » Ce propos traduit, avec excès, une évolution générale. Il y a d’abord le rejet du jugement de valeur véhiculé, peu ou prou, par la thèse de l’« imitation », thèse qui devient incompatible avec l’établissement de La Nouvelle Héloïse comme chef-d’œuvre du roman français (et avec l’oubli de l’œuvre richardsonienne). Il y a ensuite – même lorsqu’on se débarrasse des connotations dévalorisantes de l’imitation et que l’on admet la réécriture comme dimension de toute écriture – la tendance à privilégier l’intertextualité « intralittéraire » au détriment de l’intertextualité « interlittéraire ». Cette dernière concerne, en effet, des textes traduits, objets mouvants et défectueux, souvent frappés d’obsolescence, et en tout cas mis à distance : ce sont là de simples phénomènes de « mode » (l’anglomanie en l’occurrence) et ces textes n’ont pas acquis la valeur d’une « inscription dans la tradition littéraire ». Un texte traduit, et souvent « mal traduit », ne peut faire l’objet d’une assimilation comparable à celle d’un texte original ; si l’on s’en souvient, c’est d’une façon superficielle, anecdotique. Il y a enfin – et ce sera le point de départ de notre réflexion – l’insatisfaction provoquée par le rapprochement entre Julie et Clarisse. Ce rapprochement semble, justement, passer à côté de l’essentiel, négliger, notamment, le fossé qui sépare un roman d’amour d’un roman de séduction (où il n’y a pas une seule lettre d’amour), un roman où règnent la « transparence » et la communion de belles âmes, d’un roman fondé sur la persécution, la manipulation, le secret et le mensonge. Les trois arguments se confondent opportunément. La référence à Richardson serait ainsi un simple tribut à l’anglomanie ambiante et ne toucherait le projet rousseauiste que superficiellement ou du moins localement. C’est à peu près l’idée qui prévaut aujourd’hui, même si un renouvellement de l’intérêt pour Clarisse ne permet plus certaines réfutations radicales de sa présence dans l’œuvre de Rousseau [9].

4Cependant, une fois qu’on s’est débarrassé des préjugés touchant le texte traduit, une autre hypothèse intertextuelle mérite d’être examinée. Et si Clarisse n’était pas l’unique hypotexte richardsonien de Rousseau, ni même le principal ? Et si le renvoi, aussi évident qu’insatisfaisant, à ce roman, reconnu dès sa parution comme le chef-d’œuvre de l’auteur anglais, était en quelque sorte un paravent, la référence avouable, sinon explicite, au modèle richardsonien ? Et si derrière ce roman que « rien n’égale », servi en France par la plume de l’abbé Prévost, lu et admiré depuis près d’une décennie, se cachait un autre, l’Histoire de sir Charles Grandison, que le même abbé Prévost était en train d’adapter au moment où Rousseau écrivait La Nouvelle Héloïse, mais que ce dernier connaissait déjà, non pas dans l’original, mais dans une traduction littérale, quasi clandestine ? Cette œuvre foisonnante, à la structure ouverte, moins connue (au moment de la première réception de Rousseau), moins « parfaite », dont il est moins évident de se réclamer, mais qui, par ses défauts mêmes, est plus facile à exploiter et à s’approprier, c’est le dernier roman de Richardson, paru entre 1753 et 1754. Traduit littéralement par le pasteur genevois Gaspard-Joël Monod dès 1755, ce texte « barbare [10] », était avidement lu par un cercle choisi d’inconditionnels : Mme d’Epinay, Grimm, Diderot, Rousseau [11]… Ces deux derniers, alors très proches, l’auraient, à la même époque, assimilé et réécrit, l’un dans Le Fils naturel[12], l’autre dans Julie.

5L’image d’un double palimpseste, d’une superposition d’hypotextes, dont l’un cacherait l’autre, décrit le point de vue de l’historien de la littérature qui découvre une « nouvelle source » et s’interroge sur la raison pour laquelle elle est restée si longtemps ignorée. En se plaçant au point de vue plus fondamental du fonctionnement de l’hypertextualité, il conviendrait mieux de suggérer l’idée d’une hypertextualité multiple, type intermédiaire entre l’architextualité et l’hypertextualité, telles qu’elles sont définies par Gérard Genette [13]. Il s’agit en effet de considérer que l’hypotexte de La Nouvelle Héloïse n’est pas un texte individuel (Clarisse ou Grandison – ou encore Pamela), mais une construction hybride, faite à partir de l’ensemble de l’œuvre romanesque richardsonienne : Pamela, Clarisse et Grandison. Cette entité, à la fois thématique, modale et formelle, n’est pas une invention ad hoc, destinée à rendre théoriquement acceptable la multiplication des « sources » (et à déguiser ainsi opportunément la pratique d’une « herméneutique hypertextuelle »). Elle ne relève pas non plus, ou du moins pas seulement, d’une reconstitution de la « bibliothèque » personnelle d’un auteur, Rousseau en l’occurrence. Le « monstre indéfinissable [14] » que constituait l’œuvre de Richardson arrivant en France entre 1740 et 1755 est bel et bien un phénomène littéraire dont la singularité a été collectivement reconnue par ses contemporains. C’est, dans son versant positif, la leçon du célèbre incipit de l’Eloge de Richardson par Diderot :

6

Par un roman on a entendu jusqu’à ce jour un tissu d’événements chimériques et frivoles, dont la lecture était dangereuse pour le goût et pour les mœurs. Je voudrais bien qu’on trouvât un autre nom pour les ouvrages de Richardson, qui élèvent l’esprit, qui touchent l’âme, qui respirent partout l’amour du bien, et qu’on appelle aussi des romans [15].

7Le « roman richardsonien » que nous proposons ici comme hypotexte de La Nouvelle Héloïse est donc un « architexte » constitué de toute l’œuvre d’un auteur, considéré comme l’inventeur génial d’un genre nouveau qui lui est, pour ainsi dire, consubstantiel. La reconnaissance de cette entité, d’abord propre à une communauté de lecteurs d’élite (le milieu de l’Encyclopédie et de la Correspondance littéraire, dont Rousseau était encore proche au moment de concevoir son roman), sera de plus en plus partagée à mesure que l’on avancera dans le siècle (sa composante grandisonienne étant cependant le plus souvent représentée par la version de Prévost). On verra alors que cette œuvre individuelle, promue au rang d’un genre, ouvre sur un architexte entendu dans un sens plus évident : ce que l’on nommera volontiers « le genre anglais », synonyme d’un roman qui a réussi l’association improbable du réalisme et de la morale, un genre sorti de l’opprobre et auquel toutes les ambitions sont désormais permises.

8L’hypothèse d’une architextualité historique (ou d’une hypertextualité multiple, justifiée par le statut particulier d’une œuvre emblématique) étant posée, le cas de Clarisse étant plus ou moins connu et celui de Pamela encore à explorer, notre étude privilégiera l’examen de cette composante ignorée du modèle qu’est l’Histoire de sir Charles Grandison, comprise comme une pièce centrale de l’interprétation du système richardsonien par Rousseau – et par Kant : en 1764, trois ans après la parution de La Nouvelle Héloïse, ce dernier considérait en effet que savoir apprécier Grandison, ce n’était rien moins que posséder « le sentiment du sublime [16] ».

9Sur quoi s’appuie notre hypothèse ? Le premier indice réside dans ce qui est, paradoxalement, la seule mention explicite de Richardson dans La Nouvelle Héloïse. Le moment est crucial, et occupe une position stratégique en plein milieu du roman : c’est la lettre où Julie raconte à Saint-Preux son mariage avec Wolmar. Elle récapitule l’histoire de leurs amours et rappelle : « mon cœur fut à vous dès la première vue ». Et Rousseau d’annoter :

10

M. Richardson se moque beaucoup de ces attachements nés de la première vue et fondés sur des conformités indéfinissables. C’est fort bien fait de s’en moquer ; mais comme il n’en existe pourtant que trop de cette espèce, au lieu de s’amuser à les nier, ne ferait-on pas mieux de nous apprendre à les vaincre [17] ?

11Où M. Richardson se moque-t-il de l’amour à la première vue ? Les commentateurs, qui se tournent naturellement vers Clarisse, ne trouvent rien, et pour cause. C’est en effet Grandison qui est ici convoqué. Non pas celui de Prévost, où il ne reste aucune trace des multiples débats sur l’amour à la première vue qui parsèment le texte original, mais bien celui de Monod qui, lui, les a tous conservés. Et c’est sans doute plus précisément au passage suivant, tiré d’une lettre située elle-même au centre exact du roman anglais, que Rousseau fait allusion :

12

L’amour qu’on conçoit à une première vue, dit sir Charles, indique nécessairement une disposition à prendre des impressions, et à une passion de la moins noble espèce ; puisqu’on n’a pas encore eu le temps de connaître le mérite de l’objet […] : l’amour peut n’être d’abord qu’une fantaisie qu’on peut aisément et qu’on doit sacrifier au jugement d’un père ou d’une mère ; et cette victoire n’est pas si difficile que le pensent quelques jeunes filles (G, IV, 190) [18].

13Revenons un instant à la note de Rousseau. Faussement anodine et volontairement trompeuse, elle donne le ton du rapport que l’auteur établit entre Julie et Grandison. Un rapport crypté, d’une part : en ne citant pas l’œuvre à laquelle il se réfère, Rousseau sait qu’il met le lecteur ordinaire sur une fausse piste – celle de Clarisse[19]. Un rapport ambigu, d’autre part : en accusant Richardson de ne pas nous « apprendre à […] vaincre » les « attachements nés de la première vue », Rousseau fait preuve d’une véritable mauvaise foi, tant il est vrai que ce combat pour le « raisonnement » de l’amour, semé d’allusions explicites à La Princesse de Clèves[20] et de réminiscences de Clélie[21], est au cœur même de l’Histoire de sir Charles Grandison. Le dernier roman de Richardson raconte en effet l’épreuve de deux femmes amoureuses d’un même homme et dont l’une (on ne sait longtemps laquelle) devra ultimement apprendre à vaincre cet amour à la première vue et se résoudre à un mariage de raison.

14A cette curieuse note médiane, on associera la célèbre note finale du roman. Rousseau y définit son originalité par le fait d’avoir écrit six volumes « sans méchanceté d’aucune espèce, ni dans les personnages ni dans les actions ». Allusion à Richardson et au plaisir suspect qu’éprouvait celui-ci à mettre au centre de son œuvre, Clarisse cette fois, le personnage séduisant d’un scélérat, Lovelace [22]. Il s’agit de nouveau d’un « brouillage » de la référence à Grandison, c’est-à-dire à un roman conçu précisément comme un « anti-Clarisse », un roman sans méchanceté d’aucune espèce, ni dans les personnages (principaux) ni dans les actions [23]. En se démarquant de Richardson, Rousseau se démarque en réalité de son œuvre emblématique, Clarisse, pour adhérer tacitement au projet de son dernier roman, Grandison, où l’auteur, selon ses propres termes, critique justement la tendance moderne à exposer la nature humaine « dans une lumière trop dégradante » et veut au contraire montrer « que des caractères peuvent être bons sans cesser d’être naturels [24] ». En d’autres mots, si la Clarisse traduite par Prévost est le chef-d’œuvre célèbre auquel La Nouvelle Héloïse se compare et cherche à se mesurer, le Grandison traduit par Monod est l’œuvre « clandestine » que La Nouvelle Héloïse réécrit de plus près.

15Rousseau utilise ainsi largement, et dans toute son excentricité conservée par le ministre genevois, un texte qui célébrait déjà la victoire du devoir sur l’amour, la transformation de ce dernier en amitié, la communion des âmes vertueuses qui ont vaincu leurs passions. Il en reprend les personnages, la trame narrative, et s’en autorise, par ailleurs, pour traiter dans un roman des questions aussi peu romanesques que l’institution du mariage, l’économie domestique ou l’aménagement du paysage.

16Cependant, même si Rousseau exploite dans Grandison précisément ce que Prévost en supprime le plus radicalement (notamment toute la partie descriptive et dissertative), nous verrons que, à sa manière, il suit des principes semblables à ceux du célèbre traducteur-romancier. Prévost voulait réparer le « défaut de proportion » du roman et extraire ainsi la « statue cachée » dans un « bloc de marbre [25] ». Rousseau, plutôt que de passer par le texte « naturalisé » de Prévost, aura donc préféré travailler lui-même sur le texte brut de Monod, qui le met au plus près de la richesse primitive de l’œuvre originale, pour être en personne le « sculpteur » du « marbre » de Richardson [26].

Principes de la réécriture

17Essayons de suivre maintenant quelques-uns des principes de la réécriture de Grandison dans La Nouvelle Héloïse, ou, pour reprendre les propres termes de Rousseau dans les Confessions quand il parle de l’usage qu’il fait des livres en général, voyons comment ce dernier « se nourrit » de situations qui l’ont intéressé dans sa lecture, comment il les « rappelle », les « varie » et surtout comment il les « combine » et se les « approprie [27] ».

L’analogie directe

18Voici le premier récit que l’auteur des Confessions fait de la genèse de son roman :

19

J’imaginai deux amies […]. Je fis l’une brune et l’autre blonde, l’une vive et l’autre douce, l’une sage et l’autre faible […]. Je donnai à l’une des deux un amant dont l’autre fut la tendre amie, et même quelque chose de plus ; mais je n’admis ni rivalité, ni querelle, ni jalousie […]. Epris de mes deux charmants modèles, je m’identifiais avec l’amant et l’ami le plus qu’il m’était possible ; mais je le fis aimable et jeune […] [28].

20Cette histoire d’un homme entre deux femmes, qui se présente comme la « donnée première d’où l’imagination romanesque de Rousseau a pris son essor [29] », peut étonner le lecteur de La Nouvelle Héloïse qui a cru y lire surtout l’histoire d’une femme entre deux hommes. Or, elle surprend moins quand on la rapproche de notre hypothétique hypotexte, dont c’est précisément la donnée centrale. En effet, l’histoire de Sir Charles Grandison est celle d’un homme jeune, aimable, vertueux, qui est aimé de deux femmes, l’une blonde (l’Anglaise Harriet), l’autre brune (l’Italienne Clémentine), l’une sage, l’autre faible, des « sœurs en excellence » (G, VII, p. 171), entre lesquelles ne règne ni rivalité, ni querelle, ni jalousie, mais une parfaite amitié. On l’aura compris : Saint-Preux entre Julie et Claire (« le pauvre philosophe entre deux jolies femmes », II, p. 320), c’est Grandison entre Clémentine et Harriet, celle, enthousiaste et tragique, qui l’aime littéralement à la folie, et celle, raisonnable, vive et enjouée, qui l’aime avec sagesse.

21Voyons les choses plus en détail. Et d’abord, la reprise, dans la relation Saint-Preux/Julie, du rapport maître/élève entre Grandison et Clémentine. On connaît la donnée rousseauiste, rappelons la donnée richardsonienne. Sir Charles Grandison, Anglais en voyage en Italie, est l’hôte de l’illustre famille della Porretta. Il donne des leçons d’anglais à la jeune Clémentine, la fille de la famille, qui se passionne sous son égide pour Shakespeare et Milton. La jeune fille, très catholique, destinée par ses parents au comte de Belvedere, tombe amoureuse du « précepteur », son inférieur en rang et en fortune, et protestant de surcroît. Cet amour interdit – d’abord par sa famille, ensuite par sa propre conscience – lui fait perdre l’esprit. Après de longues tergiversations, elle finit par renoncer volontairement au mariage avec celui qu’elle aime, et l’incite à épouser Harriet, la jeune fille anglaise qu’il a rencontrée dans l’intervalle, et dont elle fera son amie intime. Clémentine cédera enfin à la pression familiale et amicale et promettra de considérer favorablement un futur mariage avec le comte de Belvedere.

22Nous avons là, manifestement, une « nouvelle Héloïse » avant la lettre [30]. Clémentine nomme régulièrement Grandison « Mon maître » (G, V, p. 189) et signe ses lettres « Votre élève, Clémentine » (G, VII, p. 335) ; lui-même signe celles qu’il lui adresse « précepteur, ami, frère, Grandison » (G, V, p. 290). Cette relation initiale sera toujours rappelée avec nostalgie : « Vous devez être mon maître, et moi votre disciple encore une fois… Heureux jours que ceux-là ! Les plus heureux de ma vie » (G, V, p. 242).

23Outre le sentiment amoureux illicite pour leurs maîtres, Julie et Clémentine partagent une même ferveur religieuse [31], une même force d’âme qui leur permet de renoncer à leur passion au nom d’une idée supérieure du devoir. Toutes les deux tentent de définir une relation inédite avec leur ancien amant. Ainsi, au moment de la séparation définitive, Clémentine écrit à Grandison : « Soyez mon frère, mon ami, et l’amant de mon âme » (G, V, p. 330) [32]. Julie reprendra l’expression dans sa lettre d’adieu à Saint-Preux : « Tout est changé entre nous ; il faut nécessairement que votre cœur change […]. Oublions tout le reste et soyez l’amant de mon âme » (NH, I, p. 432-433).

24Et si Saint-Preux, précepteur, philosophe, grand voyageur, homme embarrassé entre deux femmes, est Grandison [33] et Julie Clémentine, la relation entre Julie et Claire reproduit, comme nous l’avons déjà suggéré, la relation entre Clémentine et Harriet. Les deux femmes demandent à « l’amant de [leur] âme » de devenir le mari de leur meilleure amie. Julie veut se faire remplacer par Claire (« portez-lui la foi que vous m’avez jurée », NH, II, p. 308), comme Clémentine par Harriet, qui en est d’ailleurs bien consciente : « il m’a fait sa cour en votre nom, et par l’intérêt que vous y preniez », raconte-t-elle à Clémentine (G, VII, p. 334). « Nous ne serons plus entre nous que des sœurs et des frères », écrit Julie (NH, II, p. 308) ; « nous serons ainsi comme une seule famille », dit Clémentine (G, V, p. 316). L’interchangeabilité des deux femmes sœurs est formulée dans les mêmes termes : « Ma Harriet est une autre Clémentine ! » (G, VII, p. 171), affirme Grandison, qui la traite aussi de « Clémentine anglaise [34] » ; « Songez qu’il vous reste une autre Julie », écrit Julie à Saint-Preux à propos de Claire [35].

25Le parallèle peut être poursuivi. Si Julie est Clémentine, cédant son amant à une autre femme, Wolmar serait Belvedere, l’époux qui a été destiné à Clémentine par sa famille. En effet, le noble comte de Belvedere (à mille lieues de l’affreux Solmes, le prétendant de Clarisse), s’imaginant en mari d’une femme qui en a aimé un autre, et en ami de ce dernier, s’exprime dans des termes dignes d’un Wolmar :

26

Si elle était à moi […] je pourrais espérer de conduire, de guider, de calmer cette âme généreuse. […]. Tout jaloux que je suis de mon honneur, je convaincrais cette enchanteresse de mon âme, que j’ai approuvé son amour fraternel pour un homme si excellent : elle ne resterait pas alors livrée aux tourments muets de son propre cœur.
(G, VII, p. 328)

Analogies inversées

27Voilà pour la « donnée première » du roman. Mais nous savons que Rousseau a changé de programme en cours de route : au premier programme, qui met en avant l’histoire d’un homme entre deux femmes, il a substitué, ou ajouté, un autre et qui paraît plus évident au lecteur de l’œuvre achevée : l’histoire d’une femme entre deux hommes. C’est l’effet, explique-t-il toujours dans les Confessions, de sa rencontre avec Mme d’Houdetot. Cette dernière devient ainsi Julie entre un Saint-Lambert/Wolmar et un Rousseau/Saint-Preux. L’auteur imagine alors « la douce société qu’[ils] pouv[aient] former entre [eux] trois, quand [il (Rousseau/Saint-Preux)] serait devenu raisonnable [36] ». S’agit-il alors, pour ce qui concerne la relation hypertextuelle, d’un simple recadrage, d’une lecture de l’hypotexte qui mettrait en son centre Clémentine entre Grandison et Belvedere, plutôt que Grandison entre Clémentine et Harriet ? Ce déplacement est certes suggéré, mais il est concurrencé par un nouveau principe de mise en parallèle qui s’impose dans la deuxième partie du roman – quand Julie, l’épouse entre son mari et son amant, ne peut plus évoquer Clémentine, qui reste jeune fille jusqu’à la fin, quand Wolmar, le mari, s’éloigne de Belvedere, qui reste toujours dans l’expectative d’une décision de Clémentine, quand, enfin, Saint-Preux, l’éternel célibataire, n’a plus beaucoup à voir avec Grandison, qui épouse bel et bien Harriet.

28Une première structure d’analogie directe, où Grandison entre Clémentine et Harriet donne Saint-Preux entre Julie et Claire, se trouve ainsi concurrencée, au cours du texte, par une analogie inversée, où le même Grandison entre Clémentine (le premier amour « interdit » auquel il est lié par promesse) et Harriet (l’amour « raisonnable » auprès duquel il ne pourra s’engager qu’une fois libéré de sa promesse à Clémentine), donne Julie entre Saint-Preux et Wolmar. C’est, en réalité, l’effet de la transformation d’un roman à personnage principal masculin (Grandison) en un roman à personnage principal féminin (Julie) – transformation dont la trace se retrouve justement dans le double programme de La Nouvelle Héloïse.

29Julie, la femme exceptionnelle, épouse de Wolmar et ancienne maîtresse de Saint-Preux, peut en effet être lue comme une mutation de Grandison, l’homme sans pareil, époux de Harriet et « amant de l’âme » de Clémentine. On retrouve ainsi chez notre nouvelle Héloïse l’aura unique du personnage richardsonien, objet d’une « admiration » universelle [37]. « Sir Charles, l’âme de nous tous ! », écrit Harriet (G, VII, p. 361), qui reprend régulièrement le motif :

30

[…] tous ceux qui le connaissent sont ambitieux de son estime, inquiets sur ce qu’il pense d’eux ; et supprimant les faibles communs devant lui, ils trouvent leurs cœurs élargis, et ne peuvent être petits.
(G, VII, p. 395)

31On reconnaît ici l’« ascendant invincible » que l’on attribue unanimement à Julie et qui transforme tous ceux qui l’environnent :

32

Voilà ce qui doit arriver à toutes les âmes d’une certaine trempe ; elles transforment pour ainsi dire les autres en elles-mêmes ; elles ont une sphère d’activité dans laquelle rien ne leur résiste : on ne peut les connaître sans vouloir les imiter, et de leur sublime élévation elles attirent à elles tout ce qui les environne.
(NH, I, p. 259)

33Outre leur « influence », Julie et Grandison partagent une même idée de la religion, une même pratique de la bienfaisance, et font l’objet d’un même amour universel de la part de leurs égaux comme de leurs inférieurs :

34

Ne voyez-vous pas, Madame, combien ses domestiques l’aiment, quand ils le servent à table ? Comment ils sont attentifs à ses yeux dans un respectueux silence… En vérité, Madame, nous l’adorons tous ; et nous avons prié Dieu, matin, midi, et soir, pour qu’il vînt ici, et qu’il s’établît avec nous.
(G, VII, p. 58)

35

[les domestiques] quittent tout à son moindre signe ; ils volent quand elle parle ; son seul regard anime leur zèle, en sa présence ils sont contents, en son absence ils parlent d’elle et s’animent à la servir. Ses charmes et ses discours font beaucoup, sa douceur, ses vertus font davantage.
(NH, II, p. 58)

36Et quand Julie est Grandison, Saint-Preux devient lui-même Clémentine. Pour justifier cette inversion audacieuse [38], un nouveau rappel du roman anglais est nécessaire : Grandison vient d’épouser Harriet ; Clémentine, son premier amour, qui a permis ce mariage en libérant le héros de son engagement envers elle, lutte péniblement contre la folie consécutive à sa passion réprimée ; elle finit par quitter l’Italie et faire le voyage d’Angleterre pour rejoindre les époux dans leur domaine, « Grandison Hall ». Le mari et la femme (Grandison et Harriet) entament alors la consolidation de sa guérison [39] sous le signe de l’amour transformé en parfaite amitié.

37Clémentine dans le « paradis » du château de Grandison, accueillie en âme sœur par son ancien amant et la femme de celui-ci, ce serait donc Saint-Preux à Clarens, accueilli par son ancienne maîtresse et le mari de celle-ci. Les similitudes entre ces « amitiés héroïques » (G, VII, p. 358) abondent. On se satisfera ici d’une des scènes les plus marquantes de cette communion à trois. C’est d’abord Grandison qui bénit l’amitié entre Harriet et Clémentine :

38

Charmantes sœurs ! Admirables amies, dit-il, […] prenant une main de chacune, les joignant, et […] approchant son visage. Que je marque cette heureuse place de mes yeux […]. L’amitié […] fera un pont assuré sur les mers […]. Des âmes alliées sont toujours près l’une de l’autre.
(G, VII, p. 391)

39C’est ensuite Wolmar qui unit Julie et Saint-Preux :

40

Alors, prenant la main de sa femme et la mienne, il me dit en la serrant : notre amitié commence, en voici le cher lien, qu’elle soit indissoluble. Embrassez votre sœur et votre amie ; traitez-la toujours comme telle.
(NH, II, p. 36) [40]

Structures opportunistes

41Mais si la reprise est frappante (une communion entre le mari, la femme et l’amant – ou la maîtresse), elle n’en est pas moins trompeuse, ou plutôt décalée. Contrairement à ce qu’on pouvait attendre une fois admis le principe de l’analogie inversée, le rôle de Grandison (le mari entre sa femme et sa maîtresse) est tenu non par Julie (symétriquement, la femme entre son mari et son amant), mais par Wolmar (le mari entre sa femme et l’amant de celle-ci). De fait, Rousseau prend appui sur Richardson pour le dépasser. En attribuant à Wolmar le rôle moteur dans la scène de communion, il crée une nouvelle situation, bien plus délicate que la situation originale : confier l’initiative d’une union à trois à un mari confronté à l’ancien amant de son épouse est autrement plus audacieux que de confier cette même initiative à un homme comblé, entouré de deux femmes dont il est l’idole. Donner ici à Wolmar le rôle de Grandison, c’est montrer où est la véritable valeur. Donner à Julie et Saint-Preux le rôle de Harriet et de Clémentine, deux personnes du même sexe, c’est, du même coup, surenchérir sur le défi de la sublimation.

42Ce déplacement – autrement dit, l’instabilité des structures analogiques – est par ailleurs le fait de la multiplicité des « catégories » dans lesquelles nous sommes appelés, selon les circonstances, à classer les personnages. Ainsi, ce que Rousseau met ici en avant est l’analogie entre deux couples mariés ou deux ménages modèles : celui de Julie/Wolmar et celui de Grandison/Harriet, et avec cette analogie il peut, au besoin, rétablir la primauté d’une symétrie des sexes. Nous basculons donc, au gré des configurations locales du texte, d’une première structure analogique selon laquelle Grandison est Saint-Preux, à une autre selon laquelle Grandison est Julie, et enfin à une troisième, qui fait correspondre le mari au mari, Grandison à Wolmar.

43Le texte de Rousseau semble nous inviter à varier les filtres à travers lesquels nous percevons les personnages richardsoniens, pour les investir, selon les circonstances, dans l’un ou l’autre des siens. Ainsi, un même discours énoncé par le comte de Belvedere au sujet de Grandison est exploité à la fois pour évoquer Wolmar parlant de Saint-Preux (le prétendant « rejeté » parlant de l’amant « légitime ») et Saint-Preux parlant de Wolmar (l’amant « rejeté » parlant du mari « légitime »). Nous l’avons partiellement cité plus haut pour y reconnaître la démarche de Wolmar :

44

Si elle était à moi […] je pourrais espérer de conduire, de guider, de calmer cette âme généreuse. […]. Tout jaloux que je suis de mon honneur, je convaincrais cette enchanteresse de mon âme, que j’ai approuvé son amour fraternel pour un homme si excellent : elle ne resterait pas alors livrée aux tourments muets de son propre cœur.

45Complétons maintenant la citation, pour y deviner, après « cette âme généreuse », le langage de Saint-Preux, l’amant en admiration devant le mari, un Wolmar/Grandison :

46

Nous admirerons ensemble avec une égale affection, le meilleur de tous les hommes dont la bonté n’est pas plus l’objet de son amour [celui de Clémentine] que de ma vénération.
(G, VII, p. 328)

47En effet, Wolmar et Grandison ont beaucoup en commun. Ils sont tous deux placés à la tête d’un système exemplaire de gestion domestique [41] et créent tous deux leur univers à leur image. C’est le domaine de Grandison, dont

48

[l]es avenues, les jardins, vus des fenêtres de cette spacieuse maison, paraissent aussi illimités que l’âme du propriétaire, et aussi aisés et ouverts que sa physionomie.
(G, VII, p. 31)

49C’est Clarens, où

50

[l]’ordre que [Wolmar] a mis dans sa maison est l’image de celui qui règne au fond de son âme, et semble imiter dans un petit ménage l’ordre établi dans le gouvernement du monde.
(NH, I, p. 441)

51Les deux hommes sont également divinisés. Quand Saint-Preux s’exclame : « O mon bienfaiteur ! O mon Père ! En me donnant à vous tout entier, je ne puis vous offrir, comme à Dieu même, que les dons que je tiens de vous », il reconnaît à Wolmar les traits que l’on reconnaît unanimement à Grandison, un homme « qui ressemble à la divinité » (G, II, p. 128), dont la bonté et la philanthropie sont « divines » (G, VII, p. 358) [42]. Comme Dieu, Grandison et Wolmar sondent les cœurs, abolissent le secret et imposent par leur présence la transparence et la communion des âmes, qui est sans doute l’idéal auquel tendent les deux œuvres.

52

[…] je laisse exhaler mes transports sans contrainte ; ils n’ont plus rien que je doive taire, rien que gêne la présence du sage Wolmar. Je ne crains point que son œil éclairé lise au fond de mon cœur,
(NH, II, p. 239)

53écrit Saint-Preux à propos de Wolmar, et Clémentine dit à Grandison :

54

Vous, à l’imitation de la divinité, vous ne demandez que le cœur. Mon cœur sera aussi ouvert devant vous que si comme elle, vous pouviez lire dans ses plus secrets replis.
(G, V, p. 280) [43]

Corrections d’auteur

55Par ce travail de « combinaison », il n’est pas seulement question de « s’approprier » l’hypotexte, mais bel et bien de le corriger. On dit de Rousseau qu’il n’aimait pas Grandison et l’on cite : « Son Grandison, trop heureux, n’intéresse jamais [44]. » Or, c’est du personnage qu’il s’agit et non du roman : un personnage que Rousseau s’efforce justement de corriger dans le sens de cette critique même [45], en n’accordant à aucun de ses protagonistes l’ensemble des qualités de ce héros, universellement aimé, jeune, beau, riche, vertueux, intelligent et célèbre. En partageant ces traits entre ses personnages masculins, Rousseau évite à la fois le trop-plein de perfection et de bonheur reproché au héros richardsonien et la structure épisodique du roman anglais qui confronte l’homme parfait à une série d’êtres inférieurs qu’il finit par convertir à sa vision du monde. Les Grandison de Rousseau ont tous une faille (la mélancolie de Saint-Preux, l’athéisme de Wolmar [46], les passions secrètes de milord Edouard – sur lesquelles nous reviendrons) qui permet aux uns de servir à l’édification des autres sans qu’il soit nécessaire de recourir à une multiplicité de personnages et de récits secondaires.

56La fragilisation des personnages est obtenue à la fois par ce mouvement centrifuge et par un mouvement centripète : nous avons vu un Saint-Preux/Grandison (le « maître ») devenir un Saint-Preux/Clémentine ou Belvedere (l’amant abandonné) et inversement un Wolmar/Belvedere (le prétendant rejeté) devenir un Wolmar/ Grandison (le mari). Pour ce qui est de son personnage principal, Julie, Rousseau prend soin d’atténuer son « bonheur » en construisant l’héroïne par la combinaison d’éléments grandisoniens et d’éléments provenant du personnage torturé de Clémentine. Cette double origine, si distincte, peut rendre compte des importantes ambiguïtés du personnage avec sa part de lumière et sa part d’ombre : c’est une Julie entre la « transparence » de Grandison et le « voile » auquel aspire, littéralement, Clémentine [47].

57Ce principe d’économie, dont Rousseau s’enorgueillit dans les Confessions en opposant son œuvre à celle de Richardson (« la simplicité du sujet et la chaîne de l’intérêt, qui, concentrée entre trois personnes, se soutient durant six volumes, sans épisode, sans aventure romanesque [48] »), s’observe un peu partout dans la relation intertextuelle. C’est, entre autres, l’exemple de la reprise du couple Clémentine/ Harriet dans le couple Julie/Claire. Les deux héroïnes de Richardson – l’une italienne, l’autre anglaise – ne deviennent « âmes sœurs » qu’au terme de maintes péripéties (allers-retours de l’amant entre l’Angleterre et l’Italie et arrivée ultime de Clémentine à Grandison Hall) ; dans le roman français elles sont « inséparables » depuis toujours [49] et Saint-Preux les connaît en même temps et dans le même espace. La nouvelle formule évite tout récit intercalé (comme celui des amours de Grandison et de Clémentine en Italie) et permet de faire l’économie de destinataires supplémentaires, les deux femmes étant d’emblée les confidentes naturelles l’une de l’autre [50].

58Pour faire d’un roman perçu comme ayant une structure lâche, cumulative et même digressive, un texte plus condensé, plus « classique », l’auteur de La Nouvelle Héloïse procède ainsi non par « sélection », comme le faisait Prévost, mais par « combinaison » : il resserre son hypotexte en le repliant, en quelque sorte, sur lui-même, grâce, entre autres, à la superposition des structures analogiques que nous venons d’examiner. C’est en multipliant de la sorte les schémas d’analogie entre ses personnages et ceux de Grandison que Rousseau obtient un effet précieux pour son projet esthétique et philosophique : le renforcement des liens entre ses propres personnages. On peut en effet dire que si Grandison est, d’une certaine manière, à la fois Saint-Preux, Wolmar, milord Edouard et Julie, alors Saint-Preux, Wolmar, milord Edouard et Julie sont, d’une certaine manière, équivalents. C’est la preuve de la communauté des « belles âmes » qui parlent toutes le même langage, et la justification ultime du choix, souvent contesté, que fait Rousseau de ne pas distinguer ses personnages par leurs styles.

59Il s’agit en fait d’un choix éminemment classique, pour lequel l’auteur invente une motivation réaliste en le présentant comme un effet de la contamination d’une société intime :

60

J’observe que dans une société très intime, les styles se rapprochent ainsi que les caractères, et que les amis confondant leur âme, confondent aussi leurs manières de penser, de sentir, et de dire. Cette Julie, telle qu’elle est, doit être une créature enchanteresse ; tout ce qui l’approche doit lui ressembler ; tout doit devenir Julie autour d’elle ; tous ses amis ne doivent avoir qu’un ton […].

61Mais c’est aussi, comme le montre la fin de la citation, un choix polémique :

62

[…] mais ces choses se sentent et ne s’imaginent pas. Quand elles s’imagineraient, l’inventeur n’oserait les mettre en pratique. Il ne lui faut que des traits qui frappent la multitude ; ce qui redevient simple à force de finesse, ne lui convient plus. Or c’est là qu’est le sceau de la vérité ; c’est là qu’un œil attentif cherche et retrouve la nature.
(NH, II, p. 413)

63Apparaît ici en filigrane une réaction à Richardson et à ses adeptes français, Grimm et surtout Diderot, qui a lu des extraits de La Nouvelle Héloïse juste avant sa brouille définitive avec Rousseau. Pour comprendre l’enjeu de ces remarques, qui seront plus tard reprises avec une référence explicite à Richardson (Confessions, XI, p. 309), il faut en effet savoir que la diversité des styles est à l’époque perçue comme l’une des innovations majeures introduites dans le genre romanesque par l’auteur anglais et comme la marque de son réalisme. Rousseau semble ainsi répondre d’avance aux reproches qu’on lui fera (et que Diderot lui a sans doute déjà faits à la lecture de son manuscrit) sur l’uniformité de son style, qui le place bien au-dessous de son maître anglais : « Richardson […] a vingt styles différents ; tous les personnages de La Nouvelle Héloïse parlent le langage emphatique de Rousseau », lira-t-on, en effet, dans la Correspondance littéraire[51].

64Par un véritable tour de force, Rousseau ramène l’esthétique « réaliste » de Richardson à celle d’un romancier qui serait simplement à la recherche de « traits qui frappent la multitude ». Lui-même, par contre, se place résolument dans le vrai, faisant fi de la vulgaire vraisemblance dont il choisit sciemment de ne pas respecter les règles : en effet, lit-on encore dans l’« Entretien sur les romans », si La Nouvelle Héloïse était l’œuvre d’un écrivain ordinaire, n’aurait-il pas « commencé par se dire : il faut marquer avec soin les caractères ; il faut exactement varier les styles » ? Le grand mérite du romancier anglais, tant loué par Diderot dans son Eloge de Richardson, est donc ravalé, sous la plume de Rousseau, au rang d’une facilité, d’un artifice primaire que le génie authentique rejette avec dédain et dépasse « à force de finesse ».

Réécriture et mise en abyme : « Les amours de milord Edouard Bomston »

65Ce rapport polémique à la poétique richardsonienne – formulé implicitement dans l’« Entretien » et explicitement dans les Confessions – semble avoir été mis en scène, ou plutôt en abyme, dans le texte de La Nouvelle Héloïse lui-même, sous la forme d’une énigmatique histoire anglo-italienne, épisode à éclipses, tantôt dévoilé, tantôt occulté, pour « laisser quelque chose à deviner au lecteur » (NH, II, p. 257). Il s’agit, on l’aura compris, des « Amours de milord Edouard Bomston », une aventure hautement « romanesque » à laquelle les correspondants de La Nouvelle Héloïse font à maintes reprises allusion, et dont l’abrégé, « écrit à part », n’y sera ajouté que posthumement [52].

66Avant d’exposer les principes de cet abrégé, revenons au texte des Confessions où Rousseau, offusqué par l’Eloge de Richardson, oppose sa poétique à celle du romancier anglais :

67

La chose […] qui en fera toujours un ouvrage unique [écrit-il à propos de La Nouvelle Héloïse], est la simplicité du sujet et la chaîne de l’intérêt qui, concentré entre trois personnes, se soutient durant six volumes, sans épisode, sans aventure romanesque, sans méchanceté d’aucune espèce, ni dans les personnages ni dans les actions. Diderot a fait de grands compliments à Richardson sur la prodigieuse variété de ses tableaux et sur la multitude de ses personnages. Richardson a, en effet, le mérite de les avoir tous bien caractérisés : mais quant à leur nombre, il a cela de commun avec les plus insipides romanciers, qui suppléent à la stérilité de leurs idées à force de personnages et d’aventures. Il est aisé de réveiller l’attention, en présentant incessamment et des événements inouïs et de nouveaux visages, qui passent comme les figures de la lanterne magique : mais de soutenir toujours cette attention sur les mêmes objets, et sans aventures merveilleuses, cela certainement est plus difficile ; et si, toute chose égale, la simplicité du sujet ajoute à la beauté de l’ouvrage, les romans de Richardson, supérieurs en tant d’autres choses, ne sauraient, sur cet article, entrer en parallèle avec le mien.
(XI, p. 308-309)

68Ce discours, qui met en valeur la simplicité de La Nouvelle Héloïse, ne résonne-t-il pas comme l’écho de celui que tient milord Edouard à l’intérieur même du roman, pour exprimer son admiration devant le récit des « amours » de Julie et de Saint-Preux ? Lisons plutôt :

69

Il a désiré de savoir en détail l’histoire de nos amours [écrit Saint-Preux à Julie] […] je l’ai faite entière, et il m’a écouté avec une attention qui m’attestait sa sincérité. J’ai vu plus d’une fois ses yeux humides et son âme attendrie […]. Il n’y a, m’at-il dit, ni incidents ni aventures dans ce que vous m’avez raconté, et les catastrophes d’un Roman m’attacheraient beaucoup moins ; tant les sentiments suppléent aux situations, et les procédés honnêtes aux actions éclatantes.
(NH, I, p. 218)

70Et inversement, la critique du romanesque richardsonien dans les Confessions ne rappelle-t-elle pas, de façon tout aussi frappante, la critique adressée au récit des « amours » de milord Edouard, critique qui vient justement expliquer pourquoi une version suivie de cette histoire a été exclue du corps du même roman ? C’est d’abord une note à la fin de la lettre XII de la cinquième partie, où il est fait allusion à ces « amours » italiennes auxquelles milord Edouard et Saint-Preux partent mettre fin ensemble :

71

Pour bien entendre cette lettre et la 3e de la VIe partie, il faudrait savoir les aventures de Milord Edouard ; et j’avais d’abord résolu de les ajouter à ce recueil. En y repensant, je n’ai pu me résoudre à gâter la simplicité de l’histoire des deux amants par le romanesque de la sienne. Il vaut mieux laisser quelque chose à deviner au lecteur.
(NH, II, p. 257)

72C’est ensuite le propos liminaire des « Amours de milord Edouard Bomston », ce texte « privé », ajouté par Rousseau au manuscrit de La Nouvelle Héloïse qu’il offre à la maréchale de Luxembourg, et donné en annexe au roman à partir de 1780 :

73

Les bizarres aventures de Milord Edouard à Rome étaient trop romanesques pour pouvoir être mêlées avec celle de Julie sans en gâter la simplicité. Je me contenterai donc d’en extraire et abréger ici ce qui sert à l’intelligence de deux ou trois lettres où il en est question.
(NH, II, p. 416) [53]

74Un Anglais qui admire les « amours » de Saint-Preux et de Julie pour leur simplicité (l’absence d’incidents et d’aventures), un Anglais dont les propres aventures sont d’une nature toute contraire, au point qu’il faut les exclure d’un récit à l’intelligence duquel elles sont néanmoins nécessaires, un Anglais qui aurait aimé être lui-même l’amant de Julie (c’est-à-dire un personnage principal du texte de Rousseau plutôt qu’un personnage secondaire), ne serait-il pas, en quelque sorte, un Richardson qui reconnaîtrait la supériorité de Rousseau ? Un Richardson dont la propre œuvre apparaîtrait comme l’objet d’un rapport ambigu, fait de fascination, d’allusions et de rejets successifs ? L’histoire de milord Edouard, telle qu’on la restitue à partir du texte principal de La Nouvelle Héloïse et telle qu’elle apparaît dans le texte annexe des « Amours de milord Edouard Bomston », ne peut-elle pas, enfin, être considérée comme une sorte de concrétisation de l’inavouable hypotexte : une représentation « interne » du roman richardsonien, qui figure à la fois l’ambivalence et la complexité de la relation intertextuelle conçue comme un palimpseste à décrypter, comme ce « quelque chose [laissé] à deviner au lecteur » ? C’est le sens du double argument de la note à la lettre XII citée ci-dessus : 1) « je n’ai pu me résoudre à gâter la simplicité de l’histoire des deux amants par le romanesque de la sienne » ; 2) « il vaut mieux laisser quelque chose à deviner au lecteur ».

75La réponse à cette question paraît s’imposer, tant le caractère de milord Edouard Bomston, philosophe, musicien, et surtout ami sublime [54], rappelle celui de sir Charles Grandison, et tant la description de son dilemme, celui d’un homme tiraillé entre deux femmes, reprend les termes du dilemme de son compatriote. Milord Edouard voyage comme lui en Italie, se trouve comme lui impliqué dans une complexe histoire d’amour, est ballotté comme lui entre devoir et sentiment, et, incidemment, entre l’Angleterre et le Continent. Rousseau résume ainsi le cas de milord Edouard dans des termes qui rappellent immanquablement celui de Grandison :

76

Il passa plusieurs années ainsi partagé entre deux maîtresses ; flottant sans cesse de l’une à l’autre : souvent voulant renoncer à toutes les deux et n’en pouvant quitter aucune, repoussé par cent raisons, rappelé par mille sentiments, et chaque jour plus serré dans ses liens, par ses vains efforts pour les rompre : cédant tantôt au penchant, et tantôt au devoir ; allant de Londres à Rome et de Rome à Londres sans pouvoir se fixer nulle part.
(NH, II, p. 427)

77Cependant, si la présentation du dilemme de milord Edouard est calquée ici, par le système d’oppositions qui la sous-tend, sur le dilemme de Grandison, leurs contenus précis semblent, à première vue, diverger. En effet, l’intrigue principale du roman de Richardson se construit, comme nous l’avons vu, autour du déchirement d’un héros tiraillé entre une jeune Italienne, Clémentine, auprès de laquelle il s’est engagé, mais qui refuse finalement de l’épouser pour des raisons religieuses, et une jeune Anglaise rencontrée plus tard, Harriet, qu’il préfère, mais qu’il ne peut épouser tant que sa maîtresse italienne ne le libère pas de son serment. C’est ce conflit, entre le « devoir » envers Clémentine et le « penchant » pour Harriet, qui occasionne ses allers et retours entre l’Italie et l’Angleterre – un conflit qui oppose deux femmes, deux motivations et deux pays. Or, dans le cas de milord Edouard, les deux maîtresses sont italiennes, le « penchant » le pousse alternativement vers l’une ou vers l’autre, le « devoir » l’appelle à les quitter toutes les deux, et les voyages « de Londres à Rome et de Rome à Londres » sont l’effet de sa propre indétermination.

78Rousseau s’écarterait-il ici de Richardson ? Sans doute. Reste qu’il choisit de décrire le dilemme de milord Edouard dans les termes mêmes de celui de Grandison, quitte à perturber au passage le fonctionnement de son propre texte, dont le système d’oppositions perd de sa cohérence. Mais dans ce dévoiement du dilemme « emblématique » du héros richardsonien, Rousseau s’inspire encore du roman anglais (Grandison est décidément inépuisable) : non pas de son intrigue principale, mais d’une intrigue secondaire qui court cependant tout au long du texte et qui concerne les aventures strictement italiennes de Grandison. Outre la Bolonaise Clémentine, ce parangon de la vertu masculine séduit en effet, bien malgré lui, une jeune aristocrate florentine nommée Olivia, qui ne cessera de le poursuivre de ses assiduités, qui deviendra l’ennemie mortelle de Clémentine et qui tentera même de faire assassiner l’homme dont elle est passionnément éprise. La ressemblance entre Olivia et la marquise napolitaine amoureuse de milord Edouard est des plus remarquables. Les deux femmes entreprenantes partagent la même noble naissance, la même grande fortune et surtout la même violence qu’elles dirigent à la fois contre leurs faibles rivales (Clémentine, Laure) et contre les hommes vertueux qui se refusent à leur amour [55]. Sir Charles et milord Edouard ont ainsi à soutenir les mêmes attentats – à leur pudeur d’abord, et à leur vie ensuite. Ils apparaissent tous deux, à cette occasion, comme des parangons de vertu, capables de surmonter les plus vifs assauts [56], et partagent le même courage, et la même grandeur d’âme, qui leur permet de plaindre la femme violente et de faire tout leur possible pour l’assagir et transformer sa passion en un chaste sentiment d’amitié [57].

79La mise en abyme de Grandison dans les « Amours de milord Edouard » apparaît décidément comme une réécriture critique : une reprise à la fois dégradée et caricaturale du texte source, dont les défauts supposés sont utilement exacerbés. C’est d’abord la combinaison d’une écriture allusive et d’une écriture résumée qui renforce les effets d’invraisemblance et de romanesque. Les premiers lecteurs de La Nouvelle Héloïse (qui lisaient le roman sans le texte annexe des « Amours ») pouvaient en effet partager le désarroi de Julie devant les énigmes produites par un récit fragmentaire : « J’ai peine à voir clair dans tout cela [écrit-elle à Claire]. J’y trouve des situations bizarres, et des jeux du cœur humain qu’on n’entend guère » (NH, II, p. 259). Le récit résumé, dont bénéficieront les lecteurs des éditions plus tardives, ne résoudra d’ailleurs l’énigme du texte que superficiellement, tant sa rapidité (surtout si on la compare à la lenteur de l’expression épistolaire) est impropre à éclaircir les « jeux du cœur humain ». C’est ensuite le choix spécifique de l’épisode italien de Grandison, par définition plus « romanesque » que les épisodes « domestiques » anglais, et, à l’intérieur de cet épisode, la mise en valeur, comme nous venons de le voir, d’une intrigue secondaire qui présente l’un des rares personnages « noirs » de l’œuvre. C’est enfin l’infléchissement donné à ces ingrédients secondaires, à savoir l’accentuation de leur caractère scabreux. D’une part, Rousseau fait de sa marquise une femme adultère (alors qu’Olivia était une jeune fille libre de ses attachements) et rend milord Edouard amoureux de ce personnage indigne (alors que Grandison n’éprouvait aucune faiblesse [58]). D’autre part, et c’est bien sûr la modification la plus remarquable, il reprend Clémentine, la rivale d’Olivia, sous les traits de Laure, la prostituée rivale de la marquise. Les deux jeunes filles vouent à l’Anglais (Grandison/milord Edouard) qui séjourne dans leur pays un amour aussi passionné que chaste, les deux en font leur maître d’études [59], les deux s’interdisent elles-mêmes leur amour et voient dans la vie monacale la seule solution pour réprimer un sentiment coupable. Enfin, une fausse rumeur annonce le mariage des deux Italiennes à leurs amants anglais [60]. Cependant, selon le principe de dégradation qui dirige l’ensemble de la réécriture, la jeune fille pieuse, issue d’une des plus grandes familles aristocratiques italiennes, se mue chez Rousseau en une enfant livrée dès son plus jeune âge à la prostitution par d’indignes parents [61].

80Mais donner une Olivia mariée ou une Clémentine pécheresse, c’est surtout permettre à ces personnages féminins des « Amours » d’entrer en relation avec l’héroïne de l’histoire principale : Julie. En effet, la réécriture in absentia des « amours » de Grandison dans celles de milord Edouard permet à Rousseau d’introduire le roman anglais dans La Nouvelle Héloïse à travers une analogie in præsentia, construite entre les « amours » de milord Edouard et celles de Julie. Au-delà de l’opposition ouvertement affirmée de l’« histoire simple » et de l’« aventure romanesque », de multiples liens sont minutieusement tissés entre ces deux dernières, si différentes et en même temps si proches. Et là encore, les affinités les plus explicites ne sont pas nécessairement les plus significatives. Certes, Julie affirme ouvertement voir en Laure une image à la fois dégradée et sublimée d’elle-même : « Je m’avilis moins, il est vrai ; mais me suis-je élevée comme elle ? » (NH, II, p. 260). Mais les révélations du résumé annexe nous conduisent plutôt à la comparer à l’ancienne maîtresse d’Edouard. La ressemblance entre Mme de Wolmar et la marquise est aussi scandaleuse qu’indéniable : l’Italienne n’est-elle pas, en effet, une femme mariée qui entame avec son amant une relation de chaste amitié [62] ? N’est-elle pas, elle aussi, une ancienne maîtresse qui offre à son amant une femme de substitution pour assouvir les besoins de ce dernier et pour vivre elle-même par procuration sa passion adultérine [63] ? Enfin, ne meurt-elle pas de ce renoncement, détruisant par là même toute perspective de relation intime entre les deux survivants ?

81Comme le chemin qui conduit d’Olivia à Julie à travers la marquise, les trajectoires décrites ici sont longues et tortueuses. Sans doute trop longues et trop tortueuses pour l’élégance de l’exposé. Mais, faute de pouvoir en dégager la formule, voyons en ces méandres une image du fonctionnement de la « mémoire romanesque » en général, et du jeu des allusions chez Rousseau en particulier. Texte disséminé, supprimé, mis à l’écart comme étranger, objet de multiples malentendus, volontaires ou involontaires, les énigmatiques « Amours de milord Edouard Bomston » pourraient figurer la relation ambiguë que Rousseau entretient avec Richardson (et avec la « coterie » des admirateurs du génie anglais, devenus ses propres ennemis). Au-delà d’une simple reprise de l’intrigue de Grandison, ces « Amours » (au sens large du texte reconstitué et du résumé annexe) suggèrent aussi bien le mode de présence du texte richardsonien dans La Nouvelle Héloïse que les procédures de sa réécriture. Cette présence est une présence « voilée », destinée aux lecteurs choisis, capables de deviner un palimpseste quasi confidentiel. La réécriture est une réécriture complexe, fondée sur une série d’analogies mobiles, dont les variations viennent accompagner la dynamique du roman. L’auteur, ou ce lecteur à qui il affirme vouloir « laisser quelque chose à deviner », les construit en décomposant les éléments de l’hypotexte jusqu’en leurs moindres détails, pour ensuite « les rappeler », « les varier », « les combiner » et enfin se « les approprier » sous une forme nouvelle.


Date de mise en ligne : 14/11/2013

https://doi.org/10.3917/poeti.173.0063

Notes

  • [1]
    GF-Flammarion, p. 167.
  • [2]
    « […] he has, in a former work, given his opinion of our countryman’s merit, and here confirms his applause by actual imitation » (art. XIII).
  • [3]
    L’article anglais paraît en septembre 1761, sa traduction française en décembre de la même année (Journal étranger, art. IX, p. 184-195).
  • [4]
    Fréron, Grimm, Marmontel, l’abbé Morellet…
  • [5]
    M. Delon (éd.), Gallimard, « Folio classique », 2004, p. 50.
  • [6]
    « Wolmar – quoique aussi honnête que Lovelace est débauché – est incrédule comme lui, et, quoique dans des meilleures intentions, raisonne de même », écrit Joseph Texte dans sa propre version du « parallèle » (Jean-Jacques Rousseau et les origines du cosmopolitisme littéraire, Paris, Hachette, 1895, p. 287).
  • [7]
    Une date marquante pour ce tournant critique est l’ouvrage de F. C. Green, Minuet, A Critical Survey of French and English Literary Ideas in the Eighteenth-Century (New York, Dutton, 1935).
  • [8]
    Armand Colin, 1969, p. 117.
  • [9]
    Voir ainsi l’étude approfondie que fait Valérie Cossy des rapports intertextuels à travers la traduction de Prévost (« Des “moral difficulties” chez madame Sinclair à la morale du sentiment “au pied des Alpes” : Sentiment et vertu chez Richardson, Prévost et Rousseau », dans L’Amour dans La Nouvelle Héloïse, texte et intertexte, études réunies par J. Berchtold et F. Rosset, Genève, Droz, 2002, p. 271-315).
  • [10]
    Pour reprendre l’expression de Grimm, qui fait une brève allusion à la traduction de Monod, affirmant la préférer à celle, scandaleusement irrespectueuse, donnée par Prévost (Correspondance littéraire, août 1758).
  • [11]
    Sur l’accueil de cette traduction restée inconnue du grand public, voir Sh. Charles, « Les mystères d’une lecture : quand et comment Diderot a-t-il lu Richardson ? », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 45, 2010, p. 23-39. Henri Roddier, dans son Prévost, l’homme et l’œuvre (Paris, Hatier-Boivin, 1955, p. 176), est le seul à avoir eu l’intuition d’une proximité particulière entre Julie et Grandison. Cependant, comme il ignorait la version de Monod, et supposait donc que la traduction lue par Rousseau était celle de Prévost, il n’a pas pu aller au-delà d’un constat d’« affinité ». En effet, outre que les Nouvelles Lettres anglaises, ou Histoire du chevalier Grandisson ne rendent le texte richardsonien que d’une manière très lacunaire, Prévost n’en publie la seconde partie (celle qui a la plus grande pertinence pour Rousseau) qu’au milieu de l’année 1758, c’est-à-dire à un moment où la rédaction de La Nouvelle Héloïse est déjà bien avancée.
  • [12]
    Voir Sh. Charles, « Du roman au drame : Grandison et Le Fils naturel », Eighteenth-Century Fiction, 24, n° 4, 2012, p. 623-654.
  • [13]
    Palimpsestes, Paris, éd. du Seuil, 1982, p. 8-16.
  • [14]
    Ce sont les termes de l’une des premières réactions à Pamela – celle de Mme de Graffigny, futur auteur des Lettres péruviennes (20 juin 1742, Correspondance de Madame de Graffigny, Oxford, The Voltaire Foundation, 1992, t. III, p. 318).
  • [15]
    Dans S. Richardson, Clarisse Harlove, Sh. Charles (éd.), Desjonquères, 1999, t. II, p. 685 (n.s.).
  • [16]
    Emmanuel Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, 1764.
  • [17]
    Julie ou la Nouvelle Héloïse, H. Coulet (éd.), Paris, Gallimard, « Folio », 1993, 2 vol., vol. I, p. 407. Toutes nos références sont à cette édition. Les références à l’Histoire de sir Charles Grandison sont à la première édition de la traduction Monod (Elie Luzac fils, Göttingen et Leyde, 1755, 7 vol.).
  • [18]
    Dans cette lettre centrale, le héros anglais esquisse aussi une histoire de séduction aux allures familières. Comment une jeune fille peut-elle reconnaître un indigne séducteur ? demande lady G., et Grandison répond : « Parce qu’on s’adressera à elle […], plutôt qu’à ses parents ; par les efforts que cet homme fera pour l’indisposer contre eux ; par le désir qu’il témoignera de rendez-vous particuliers et secrets, sentant qu’il ne pourrait pas soutenir l’examen ; par l’inégalité des fortunes » (ibid, p. 189). Histoire banale certes, mais dont la présence dans une lettre où l’on traite aussi de la gestion des domestiques, de la question du célibat, de l’attitude à avoir à l’égard des filles perdues repentantes, etc., ne manque pas de faire sens.
  • [19]
    Rien d’étonnant à cela : Rousseau, on le sait bien, est un habitué de la note codée, adressée seulement à quelques destinataires privilégiés – aux (un)happy few, pourrait-on dire. Pensons ainsi à l’allusion à sa rupture avec Diderot insérée dans la préface à la Lettre à d’Alembert. Il s’agit d’une allusion sibylline dont Rousseau ne donnera la clef que dans le livre X des Confessions : « Je m’avisai d’insérer, par forme de note, dans mon ouvrage, un passage du livre de l’Ecclésiastique, qui déclarait cette rupture et même le sujet assez clairement pour quiconque était au fait, et ne signifiait rien pour le reste du monde » (A. Grosrichard [éd.], GF-Flammarion, 2002, p. 255, toutes nos références sont à cette édition).
  • [20]
    « Cette princesse, ma chère, était bien sotte. Son histoire est écrite avec une élégance dangereuse, mais tout le fondement de ses peines était chimérique. S’imaginer être amoureuse d’un étranger, simplement parce qu’il lui avait paru aimable dans un bal, quand elle vivait heureuse avec un époux de mérite, c’était prendre un simple goût pour de l’amour, et combattre toute sa vie une chimère de sa création » (G, VII, p. 282).
  • [21]
    Voir M. A. Doody, A Natural Passion : A Study of the Novels of Samuel Richardson, Oxford, Clarendon Press, 1974, p. 294-297.
  • [22]
    L’allusion deviendra explicite dans les Confessions, où Rousseau reprend, en défendant sa Julie, l’idée d’un ouvrage « sans méchanceté d’aucune espèce, ni dans les personnages ni dans les actions », et enchaîne directement par une comparaison entre son roman et Clarisse (nous y reviendrons).
  • [23]
    C’est un des propos de la préface que Richardson joint à la première édition du roman (celle qui fut traduite en français) : « Il présente au public dans la personne de sir Charles Grandison […] un homme plein de religion et de vertu, de vivacité et d’esprit ; aimable, accompli ; heureux en lui-même, et faisant le bonheur des autres » (G, I, p. xiv).
  • [24]
    « Conclusion de l’éditeur » (G, VII, p. 408). On peut ainsi lire telle remarque de l’« Entretien sur les romans » comme un écho de telle autre dans la préface de Monod à sa traduction. En effet, quand Rousseau affirme inverser la donnée romanesque traditionnelle qui veut « des hommes communs et des événements rares », ne retrouve-t-il pas Monod qui voit dans le roman de Richardson « l’histoire des situations vraisemblables et ordinaires » et dans sir Charles Grandison « un homme placé dans des circonstances où tout le monde peut se trouver, dans plusieurs desquelles on se trouvera nécessairement, et qui y donne dans son exemple, et dans les avantages qui sont les suites de ses principes et de sa conduite, des règles et des motifs tout à la fois, pour toutes sortes de vertus » ? On notera que Prévost lui aussi insiste, dans la préface à sa traduction, sur ce caractère particulier du dernier roman de Richardson qui l’incite justement à le traduire : « L’histoire du chevalier Grandisson […] n’offre point d’intrigues sombres, ni d’aventures sanglantes et de catastrophes funestes. »
  • [25]
    Voir son « Introduction » à l’Histoire du chevalier Grandisson.
  • [26]
    « Il faut avoir une bonne opinion de soi pour se faire ainsi sculpteur du marbre de M. Richardson. C’est vraiment lui qui est un artiste sublime », écrit Grimm à propos de l’adaptation de Prévost (Correspondance littéraire, janvier 1756).
  • [27]
    « […] mon inquiète imagination prit un parti qui me sauva de moi-même et calma ma naissante sensualité ; ce fut de se nourrir des situations qui m’avaient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j’imaginais » (Confessions, t. I, livre I, p. 68).
  • [28]
    Op. cit., t. II, livre X, p. 181-182.
  • [29]
    J. Starobinski, La Transparence et l’obstacle, Paris, Plon, 1957, p. 102.
  • [30]
    Si Clémentine et Grandison ne finissent pas leur carrière comme Héloïse et Abélard, le sort de ces amants tragiques apparaît dans le texte anglais à l’état virtuel. En effet, lors d’une crise délirante, Clémentine imagine Grandison tué par l’un de ses frères (qui l’a par ailleurs réellement menacé).
  • [31]
    C’est Chateaubriand qui les compare dans le Génie du christianisme : « Voulez-vous un autre exemple de ce nouveau langage des passions, inconnu sous le polythéisme ? Ecoutez parler Clémentine : ses expressions sont peut-être encore plus naturelles, plus touchantes et plus sublimement naïves que celles de Julie » (Seconde partie, livre troisième, chap. iv, I, p. 292). Chateaubriand cite alors Clémentine dans la traduction de Prévost.
  • [32]
    Richardson met ici dans la bouche de Clémentine une citation tirée d’un hymne célèbre de Charles Wesley, écrit en 1740 : « Jesus, lover of my soul. »
  • [33]
    Le lien entre les deux hommes pourrait d’ailleurs se renforcer par d’autres indices. Notons d’abord l’anonymat du personnage rousseauiste et son surnom de Saint-Preux qui peut faire penser à celui de « chevalier » que donne Clémentine à sir Charles Grandison (en effet, chez Richardson et dans la traduction Monod, contrairement à celle de Prévost, Grandison n’est nommé « chevalier » que dans ce contexte). Remarquons ensuite que la seule attache familiale de Saint-Preux nous renvoie à la localité suisse de « Grandson » et que Rousseau la commente dans une curieuse note qui vient attirer notre attention sur l’incongruité de cette attache (I, p. 241). Ajoutons enfin qu’en bas de la seule lettre signée du personnage (III, p. xii) on trouve, selon les versions, S. G. ou C. G. (I, p. 393), monogramme qu’Henri Coulet propose de déchiffrer comme « Sorti de Genève » ou « Citoyen de Genève » et pour lequel on peut aussi penser à « Sir Grandison » ou à « Charles Grandison » – ou du moins à « Grandson »…
  • [34]
    Charlotte, la sœur de Grandison, dit à propos des deux femmes qu’« elles sont un miroir l’une à l’autre ; s’admirant l’une dans l’autre » (G, VII, p. 320).
  • [35]
    On connaît les diverses manifestations de l’interchangeabilité entre Julie et Claire : Julie « aimait à […] regarder Claire comme la maîtresse de [s]a maison » (NH, II, p. 230) ; Saint-Preux constate qu’« il est difficile de distinguer » laquelle des deux est la véritable mère d’Henriette ; enfin, Julie écrit dans son testament : « Claire et Julie seront si bien confondues qu’il ne sera plus possible à votre cœur de les séparer » (II, p. 387).
  • [36]
    Confessions, II, p. 139.
  • [37]
    « Un homme admiré de tout le monde » (G, IV, p. 8), « Un homme […] qui est l’admiration de tous les hommes et de toutes les femmes partout où il va » (G, IV, p. 54)…
  • [38]
    Le principe de l’inversion de sexe a été observé par Gregory L. Ulmer (« Clarissa and La Nouvelle Héloïse », Comparative Literature, n° 4, 1972, p. 289-308). Il suggère en effet, outre l’analogie évidente entre Clarisse et Julie, l’existence d’une analogie entre Clarisse et Saint-Preux (donc entre Lovelace et Julie). Cette analogie surprenante se construirait notamment à travers les « épreuves » de la vertu auxquelles les deux personnages sont soumis (c’est, par exemple, l’épisode parisien du vin blanc où Saint-Preux, comme Clarisse, perd son innocence en ingurgitant un breuvage trompeur qui lui est proposé par des prostituées déguisées en honnêtes femmes). Nous y ajouterons le célèbre reproche fait par Julie à Saint-Preux (« J’entends : les plaisirs du vice et l’honneur de la vertu vous feraient un sort agréable », NH, I, p. 93), où Julie apparaît dans la position de Lovelace, qui considérait que Clarisse pourrait prendre plaisir au vice si elle avait l’occasion d’y céder malgré elle (d’où son viol sous narcotique).
  • [39]
    Le traitement spécifique du motif de la guérison suggère une lecture non seulement du Grandison de Monod, mais aussi de celui de Prévost, ou du moins du dénouement apocryphe que ce dernier a donné au roman de Richardson (voir Sh. Charles, « De la traduction au pastiche : l’Histoire du chevalier Grandison », Eighteenth-Century Fiction, 23, n° 1, 2000, p. 19-40). On y voit en effet le médecin Lowther user d’une méthode originale pour guérir Clémentine de sa folie : elle consiste à provoquer une « crise salutaire » chez la patiente en lui faisant revivre des scènes traumatiques dont on modifie l’issue. Contrairement à la Clémentine de Richardson, dont on ne sait à la fin du roman si elle est parfaitement rétablie ou non, celle de Prévost se trouve ainsi définitivement guérie par cette psychothérapie ingénieuse. Saint-Preux, à propos des expériences similaires que lui fait subir Wolmar, n’écrit-il pas : « Voilà, mon ami, le détail du jour de ma vie où sans exception j’ai senti les émotions les plus vives. J’espère qu’elles seront la crise qui me rendra tout à fait à moi » (NH, II, p. 143) ? Et il renchérit : « Oui, milord, je vous le confirme avec des transports de joie, la scène de Meillerie a été la crise de ma folie et de mes maux. Les explications de M. de Wolmar m’ont entièrement rassuré sur le véritable état de mon cœur. Ce cœur trop faible est guéri tout autant qu’il peut l’être » (II, p. 149).
  • [40]
    Et l’incroyable « ménage à trois » n’est, dans les deux cas, que l’amorce d’une communion plus large, à Clarens, où l’on attend milord Edouard et Claire, comme au château de Grandison, où les parents de Clémentine viennent la rejoindre, accompagnés du comte de Belvedere. C’est la réunion à Clarens de « ces âmes privilégiées qui sont si chères l’une à l’autre » (NH, II, p. 226-227), à Grandison Hall de « tant de personnes animées d’un même esprit » (G, VII, p. 302).
  • [41]
    Les idées de Grandison sur le gouvernement des domestiques (V, lettre XVIII) se retrouvent dans La Nouvelle Héloïse (II, p. 54-87). Quand Harriet découvre le ménage dont elle devient la maîtresse (VII, p. 54-58), elle le décrit également dans des termes proches de la description de Clarens par Saint-Preux.
  • [42]
    Tous deux donnent d’ailleurs la vie : Wolmar en sauvant celle du baron d’Etange qui veut lui accorder sa fille en échange, Grandison en sauvant (entre autres) celle de Geronimo della Porretta, qui désire, pour la même raison, le voir épouser sa sœur Clémentine.
  • [43]
    « […] vivez dans le tête-à-tête, comme si j’étais présent, ou devant moi comme si je n’y étais pas » (NH, II, p. 36), recommande Wolmar à Saint-Preux. Et Grandison montrait justement l’exemple (car « les hommes qui ressemblent à la divinité […] n’ont rien à cacher », G, II, p. 128). C’est sa femme qui raconte avec admiration : « Dans les circonstances singulières où il était, que sa conduite a été naturelle et noble envers sa femme, et son amie, en présence de l’une et de l’autre ! […] Il n’y a que le sentiment de l’intégrité de son propre cœur, incapable comme il l’est d’aucun déguisement, qui ait pu le faire passer si glorieusement par des situations si délicates » (G, VII, p. 394). Le principe de la transparence est d’ailleurs concrétisé dans le roman par la circulation des lettres : Harriet communique à Grandison toutes les lettres qu’elle a écrites avant leur mariage, Julie ouvre sa correspondance à Wolmar…
  • [44]
    Selon Bernardin de Saint-Pierre, La Vie et les ouvrages de J.-J. Rousseau, R. Trousson (éd.), Paris, Champion, 2009, p. 146.
  • [45]
    Une critique largement partagée à l’époque, comme le montre cet extrait du Mercure (janvier 1756) qui traduit un article de la Monthly Review : « Le nombre et la combinaison de tant d’exploits vertueux et de tentations surmontées, entassés dans deux ou trois ans de la vie d’un jeune homme, ne sont pas plus vraisemblables que les aventures gigantesques des Rolands et des Manidcarts. » La Correspondance littéraire s’exprime, elle aussi, dans des termes très proches : « Je ne puis souffrir que Grandisson réussisse toujours », « Je l’aurais voulu d’une teinte un peu plus sombre », lit-on dans un dialogue entre « Moi » et « la Marquise » (février 1763). C’est le principe de la transformation de Grandison dans Dorval…
  • [46]
    Et nous récupérons ici, grâce à l’hypothèse de l’architexte, l’intuition de J. Texte, qui suggérait une proximité entre Wolmar et Lovelace, fondée sur leur athéisme commun. Richardson explique, en effet, qu’il a conçu Grandison pour l’opposer à Lovelace ; Rousseau, qui a recours non pas à un texte individuel, mais à une construction architextuelle, élabore son personnage en réactivant certains éléments de cette dualité, inhérente au programme global de l’œuvre. Notons cependant que la simple posture antireligieuse des deux personnages ne suffit pas à construire une dérivation. Si l’on peut en effet considérer que l’athéisme du vertueux Wolmar se rapporte à celui du débauché Lovelace, c’est parce que les deux personnages partagent l’hubris du « créateur » sans dieu. Ainsi, les mises en scène orchestrées par le mari de Julie pour soigner Saint-Preux d’abord et pour éprouver sa guérison ensuite (voir infra, notre analyse des « Amours de milord Edouard ») peuvent être considérées comme la reproduction philanthropique des célèbres mystifications de Lovelace, destinées à mettre à l’épreuve et à piéger la vertu de Clarisse.
  • [47]
    Ainsi, les contradictions de la pratique religieuse de Julie, tantôt axée sur la bienfaisance comme celle de Grandison, tantôt dévotionnelle comme celle de Clémentine.
  • [48]
    Livre XI, p. 308-309.
  • [49]
    Comme Clarisse et Anne Howe, duo féminin qui se superpose de fait à Harriet et Clémentine.
  • [50]
    Nous avons d’ailleurs vu que l’un des éléments principaux de la similitude entre les deux tandems féminins est le fait que l’une des femmes cède son amant à l’autre. Or, à bien y regarder, on voit que Rousseau investit le couple Julie/Claire d’autres fonctions – issues de la double origine de Julie, héritière à la fois de Clémentine et de Grandison. Ainsi, l’offre que fait Julie de Saint-Preux à Claire ne reprend pas seulement celle que fait Clémentine à Harriet de l’homme dont elle est amoureuse, mais aussi les démarches que fait Grandison marié pour convaincre cette même Clémentine d’épouser Belvedere.
  • [51]
    Février 1763. Dans ce dialogue entre « Moi » et « la Marquise », cette dernière se plaint justement du style emphatique de Grandison : « Votre Grandisson, par exemple, n’est-il pas aussi emphatique que Jean-Jacques ? », et « Moi » de lui répondre : « Ici, ce n’est pas l’auteur qui a de l’emphase, mais son personnage : cela fait une grande différence. » Cette distinction entre Rousseau et Richardson deviendra un lieu commun du discours critique de l’époque.
  • [52]
    Rappelons simplement que, dans la dernière partie du roman, Saint-Preux part avec milord Edouard en Italie, où ce dernier, après avoir été l’amant d’une marquise mariée, se trouvait impliqué dans une relation amoureuse avec une prostituée. Saint-Preux est chargé par Wolmar d’éviter à son ami un mariage dégradant avec la pécheresse repentie, en encourageant cette dernière à accomplir sa vocation et à s’enfermer dans un couvent. Mais ce que Saint-Preux ignore, c’est que ce voyage a été secrètement imaginé par Wolmar, en accord avec milord Edouard, pour mettre à l’épreuve sa propre moralité : en prenant la bonne décision au sujet des « amours » de son ami, il doit en effet se montrer digne de devenir le précepteur des enfants de Julie. Entre « feintise » et réalité, l’histoire est d’une grande complexité, comme en témoigne in extremis milord Edouard : « Non, cher Wolmar, vous ne vous êtes point trompé ; le jeune homme est sûr ; mais moi je ne le suis guère, et j’ai failli payer cher l’expérience qui m’en a convaincu. Sans lui, je succombais moi-même à l’épreuve que je lui avais destinée » (NH, II, p. 284). L’histoire des amours italiennes de milord Edouard n’est jamais véritablement racontée dans le roman. Rousseau en joindra un « extrait » (un résumé) au manuscrit qu’il donnera à la maréchale de Luxembourg. Cet « extrait » rétrospectif, intitulé « Les amours de milord Edouard Bomston », accompagnera les éditions de La Nouvelle Héloïse à partir de 1780. On y apprend l’origine des deux affaires italiennes de milord Edouard et le lien qui les unit : pour transformer leur relation adultérine en relation d’amitié, la marquise, première maîtresse de milord Edouard, lui avait « offert » la prostituée, dont il est tombé amoureux…
  • [53]
    Rousseau reprend ce même motif dans les Confessions : « J’avais écrit à part les aventures de milord Edouard, et j’avais balancé longtemps à les insérer, soit en entier, soit par extrait, dans cet ouvrage, où elles me paraissaient manquer. Je me déterminai enfin à les retrancher tout à fait, parce que, n’étant pas du ton de tout le reste, elles en auraient gâté la touchante simplicité » (II, p. 284).
  • [54]
    A la « divine philanthropie » de Grandison répond en effet l’« héroïque générosité » de milord Edouard, que l’on qualifie aussi à l’occasion de « divine » : « son âme sublime est au-dessus de celle des hommes, et il n’est pas plus permis de résister à ses bienfaits qu’à ceux de la divinité » (NH, I, p. 276).
  • [55]
    « Une femme de qualité napolitaine […] conçut pour lui une passion violente qui la dévora le reste de sa vie, et finit par la mettre au tombeau », écrit Rousseau à propos de la marquise (NH, II, p. 416). Olivia, elle, est « une dame de Florence […], d’une grande naissance […], mais d’un caractère violent et impérieux » où « la vengeance avait pris la place d’une passion plus douce » (G, III, p. 231-232). On dit qu’elle met la vie du héros « en danger » ; « elle est d’une hauteur qui ne lui laisse point souffrir de contradiction : elle s’est montrée vindicative jusqu’au crime » (G, IV, p. 203). Rousseau résume les nombreuses descriptions des entretiens houleux entre le héros et la furieuse Italienne : « Sans avoir le courage de rompre avec lui, elle le prit dans une espèce d’horreur. Elle frémissait en voyant entrer son carrosse […], elle était prête à se trouver mal à sa vue. Elle avait le cœur serré tant qu’il restait auprès d’elle ; quand il partait elle l’accablait d’imprécations ; aussitôt qu’elle ne le voyait plus elle pleurait de rage ; elle ne parlait que de vengeance… » Ce récit itératif résume les nombreuses scènes entre Olivia et Grandison, décrites par ce dernier. Ainsi : « Pardonnez-moi, Chevalier, dit-elle, en m’arrêtant par le bras. Je suis plus mécontente de moi-même que de vous […]. Sa conduite après cela fut celle d’une femme vraiment emportée, tantôt furieuse, tantôt pleurant […]. Elle menaça de me faire succomber à sa vengeance […]. Je fus attaqué fort extraordinairement le jour suivant » (G, V, p. 302).
  • [56]
    « La Marquise ne négligea pas les soins qui pouvaient faire oublier à son amant ses résolutions : elle était séduisante et belle ; tout fut inutile. L’Anglais resta ferme ; sa grande âme était à l’épreuve. La première de ses passions était la vertu » (NH, II, p. 417). « Olivia a mis sa vertu à l’épreuve » (G, IV, p. 130), « elle l’admirait pour sa vertu ; […] elle savait qu’il avait résisté aux plus grandes tentations auxquelles personne ait jamais été exposé » (G, V, p. 49), nous dit-on de Grandison, qui confirme lui-même : « Avec quelle appréhension, craignant pour moi-même à cause de la force quelquefois presque irrésistible de la tentation, ne me suis-je pas regardé, dirai-je, comme le seul gardien de l’honneur d’Olivia ! » (G, V, p. 342).
  • [57]
    Il s’agit pour la marquise de « consentir à voir sans fruit un homme qu’elle adorait » (NH, II, p. 417), et pour Olivia de permettre à Grandison d’avoir pour elle une « affection fraternelle », d’être « l’ami de [sa] réputation, l’ami de [son] âme » (G, V, p. 341-343).
  • [58]
    D’ailleurs, la marquise meurt coupable, insensible aux leçons morales d’un milord Edouard chancelant, alors qu’Olivia entame in extremis une conversion sous l’égide du sage Grandison. Rousseau semble hésiter entre un succès de l’entreprise moralisatrice de son héros, semblable à celui de Grandison auprès d’Olivia, et un échec de cette entreprise, propre à la dégradation des personnages dans son texte. Comme souvent, l’appui pris sur l’hypotexte produit un dysfonctionnement de l’hypertexte. Le principe de la dernière lettre d’Olivia à Grandison, qui confirme sa « conversion » (« Vous avez réveillé le sentiment de ma gloire, par le sens froid et la délicatesse de vos raisonnements », G, V, p. 244-245), sera repris au début des « Amours » : « Il y a peu d’âmes fortes qui entraînent les autres et les élèvent à leur sphère, mais il y en a. Celle d’Edouard était de ce nombre. La Marquise espérait le gagner, c’était lui qui la gagnait insensiblement. » Mais bientôt, c’est un autre programme qui prend le dessus : donner un personnage masculin plus vulnérable. Rousseau contredit alors l’affirmation générale sur le pouvoir exceptionnel d’un milord Edouard/sir Charles, pour le montrer incapable de se détacher véritablement d’une femme qui n’a en réalité rien appris et dont la « conduite » et la « réputation » démentent tous les « beaux discours » (NH, II, p. 428).
  • [59]
    « Elle avait appris l’anglais ; elle savait par cœur tout ce qu’il lui avait conseillé de lire ; elle s’instruisait dans toutes les connaissances qu’il paraissait aimer, elle cherchait à mouler son âme sur la sienne » (NH, II, p. 427).
  • [60]
    Croyant le mariage fait, Julie s’imagine accueillant Laure, comme Harriet avait accueilli Clémentine. Dans les premiers manuscrits du roman, Claire taquine ainsi Julie sur ses sentiments pour Laure dans des termes qui rappellent ceux de la spirituelle Charlotte Grandison, sœur du héros, se plaignant d’être exclue de la relation exclusive entre Harriet et Clémentine qui « ne se quittent jamais » (G, VII, p. 319) : « Mais pour cette aimable lady Bomston, on peut au moins sans scrupule l’aimer aussi tendrement qu’on voudra. Je voudrais bien savoir pourquoi tu te mêles d’en faire les honneurs comme si elle t’appartenait plus qu’à moi. Ah ! Qu’elle vienne seulement et bien vite : nous verrons après qui de nous la caressera le plus » (NH, II, p. 541, note).
  • [61]
    Le personnage touchant de Laure se construit sans doute aussi grâce à une réminiscence du texte où Grandison expose son projet de fonder un asile pour pécheresses repenties : « […] ces malheureuses une fois séduites, et trahies par la perfidie des hommes, se trouvent, par la cruauté du monde, et surtout de leur sexe, hors d’état de rentrer dans les sentiers de la vertu […]. Ce sont ces pauvres créatures […] qui ont les plus grands droits sur notre pitié, quoiqu’elles en trouvent rarement. La bonté du cœur, et la crédulité, enfant de la bonté, sont généralement […] la première cause de leur crime plutôt que l’amour du vice. Ces hommes qui prétendent qu’ils ne voudraient pas ravir la première innocence à une femme, regardent ces infortunées comme une belle proie ; mais quelle n’est pas la méchanceté d’un homme qui voyant une pauvre créature au bord d’un dangereux précipice, et incapable de s’en éloigner sans secours, aimerait mieux l’y pousser que de la conduire en lieu de sûreté » (G, IV, p. 187-188). Milord Edouard, qui est un Grandison imparfait, joue d’abord le rôle du scélérat qui profite de la faiblesse d’une femme déjà ruinée (« Devait-il des égards à une fille de cet ordre ? Il usa sans ménagement de ses droits », NH, II, p. 419), avant de se réveiller à la souffrance de sa victime (« ses discours élevés et grands rendaient à son âme accablée le ressort qu’elle avait perdu […]. C’est dans ce cœur qu’ils trouvaient de la prise, et qu’ils portaient avec fruit les leçons de la vertu », NH, II, p. 423). On notera que le projet d’établissement pour pénitentes est discuté dans la même lettre centrale de Grandison que nous avons déjà eu l’occasion de mentionner et à laquelle Rousseau a déjà eu recours à plusieurs reprises (voir la note 18).
  • [62]
    Dans la dernière lettre de la quatrième partie, à l’issue de la périlleuse expérience de Meillerie, Saint-Preux s’écrie : « O Edouard ! Quand séduit par ta maîtresse tu sus triompher à la fois de tes désirs et des siens, n’étais-tu qu’un homme ? Sans toi j’étais perdu, peut-être. Cent fois dans ce jour périlleux le souvenir de ta vertu m’a rendu la mienne » (II, p. 144). Ce n’est qu’à la lecture du résumé annexe des « Amours » que l’on pourra comprendre que, en se comparant à milord Edouard, Saint-Preux compare aussi la vertueuse Julie à la dépravée marquise napolitaine.
  • [63]
    On notera ainsi que Julie « offre » pour la première fois Claire à Saint-Preux dans la même lettre où elle traite pour la première fois des aventures italiennes de milord Edouard. Mais la « clé » de la ressemblance entre les deux femmes ne sera donnée que dans le résumé annexe où se trouve « dévoilé » le lien scabreux entre les deux amours de milord Edouard, jetant a posteriori une lumière assez crue sur l’ambiguïté de la relation triangulaire Julie/Claire/Saint-Preux – les caresses prodiguées par la marquise à Laure et les « transports » qu’elles provoquent chez milord Edouard sont en effet à lire en parallèle avec les expressions plus recherchées de Saint-Preux parlant des effets sur lui de la tendresse qui unit Julie et Claire (« Dieu ! quel ravissant spectacle ou plutôt quelle extase, de voir deux Beautés si touchantes s’embrasser tendrement », I, p. 164). On notera aussi que Saint-Preux lui-même compare Julie et Claire à la marquise et à Laure (« Qu’il me tarde de voir ces deux étonnantes personnes qui troublent depuis si longtemps le repos du plus grand des hommes. O Julie ! O Claire ! Il faudrait être votre égale pour mériter de le rendre heureux », II, p. 250). Le narrateur, ou l’« éditeur » de La Nouvelle Héloïse, ne manque pas, lui non plus, de faire le rapprochement entre les deux situations : « Le pauvre philosophe entre deux jolies femmes me paraît dans un plaisant embarras », écrit-il dans une note à propos de Saint-Preux, et dans la conclusion des « Amours » : « Edouard aimé de deux maîtresses sans en posséder aucune paraît d’abord dans une situation risible » (II, p. 428).

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