Notes
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[1]
Toutes les références au récit « Mil neuf cent trente-trois » [1976] renvoient à l’édition Sous la lame, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 2001. La pagination sera, pour les prochaines références, indiquée entre parenthèses.
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[2]
Nous évoquons en particulier ici les romans La Motocyclette (Gallimard, 1963), La Marge (Gallimard, 1967). Nous nous permettons de mentionner nos travaux de thèse La Dialectique du romanesque et du corps dans l’œuvre narrative d’André Pieyre de Mandiargues, Lille-3, 2011.
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[3]
« Quand je dis le style, je ne veux pas simplement dire l’écriture. Je veux dire l’originalité. […] Il me semble que dans la narration, dans le fait du récit, dans le fait de ce que j’appelle la narration, tout jeune écrivain – parce que c’est à celui-là que je me rapporte toujours, parce que c’est celui-là qui m’intéresse – commence à écrire quelque chose dont on ne sait pas s’il aura de l’originalité ou non. Ensuite, si l’originalité s’affirme, alors il devient cet esprit rare, un écrivain, un narrateur, un romancier, un conteur. Ensuite on parle de sa manière. Je me demande, et je vous le demande aussi, si tout simplement il ne s’agit pas de rester fidèle à ce qui a été son style. Personnellement c’est un peu ma manière de faire », André Pieyre de Mandiargues, Colloque international sur le roman contemporain, Cahiers de l’université de Pau et des pays de l’Adour, n° 11, mars 1978, p. 107.
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[4]
« Parmi les narrateurs aujourd’hui, je suis, me semble-t-il, de ceux qui font parler le moins leurs personnages, ou, si vous préférez, chose assez différente, qui ont le moins de facilité à les faire parler », André Pieyre de Mandiargues, Le Désordre de la mémoire. Entretiens avec Francine Mallet, Paris, Gallimard, 1975, p. 254.
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[5]
André Pieyre de Mandiargues, « La Marée », Mascarets, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1971.
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[6]
Manuscrit privé datant probablement de 1933 ou 1934 (Fonds André Pieyre de Mandiargues/IMEC PDM 6.16).
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[7]
Ces manuscrits ont été offerts par Mandiargues à Gérard Macé, afin de lui faire comprendre sa seconde naissance, celle de l’écrivain. Ils accompagnaient le manuscrit de Monsieur Mouton, dont on sait qu’il date de 1932. Le récit « Mil neuf cent trente-trois », indique l’auteur sur un carnet, « aurait pu s’intituler “Mil neuf cent trente-quatre” » (Fonds André Pieyre de Mandiargues/IMEC PDM 6.16). Le titre choisi pourrait renvoyer, selon nous, plus qu’à la référence historique collective – car seules les références à une parade fasciste, à laquelle se joint Abel, et au décès de l’écrivain Raymond Roussel (p. 47) éclairent brièvement l’arrière-plan historique – à l’histoire personnelle et aux années de l’écriture du premier manuscrit dans les années 1930.
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[8]
Fonds André Pieyre de Mandiargues/IMEC PDM 6.2 (notes concernant deux versions du récit « Madame de Wargemont » daté de 1941 à 1942), PDM 6.3 daté de 1942 à 1943 (notes sur « Madame de Wargemont »), PDM 6.1 daté de 1938 à 1945 (notes concernant le récit « Madame de Wargemont », l’ensemble constitue cinq pages de carnet. Le titre « La Belle Dame sans merci » semble trouvé), PDM 3.3 daté de 1945 (ces archives concernent le récit « La Belle Dame sans merci » sur un ensemble de 22 pages), PDM 6.7 daté de 1954 (notes dans un carnet concernant le nom du héros Julien Glanville associé à Rodogune Roux), PDM 6.16 daté de 1973 (notes concernant le conte « Mil neuf cent trente-trois », sa structure et son titre).
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[9]
Un même manuscrit initial de deux pages, marqué par deux espaces et deux chapitres, a permis, par le jeu du développement des récits enchâssés qui le construisaient et la quête d’une voix narrative, l’écriture de deux contes, dont un seul toutefois, « Mil neuf cent trente-trois », sera publié.
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[10]
Premières lignes de la deuxième page du manuscrit non titré. Dans cette transcription du manuscrit, ainsi que dans la suivante, l’orthographe et la ponctuation sont respectées.
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[11]
Voir à ce sujet Anne Gourio, « Pierres de Mandiargues », Plaisir à Mandiargues (dir. Berranger Marie-Paule et Leroy Claude), actes du colloque du centenaire Caen, IMEC/Hermann, 2011, p. 183-200.
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[12]
André Pieyre de Mandiargues, « La Cité métaphysique », Le Cadran lunaire, Paris, Robert Laffont, 1958. Ferrare est le berceau de l’Ecole métaphysique italienne que représentent De Chirico et De Pisis.
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[13]
André-Alain Morello, « Villes de Mandiargues », André Pieyre de Mandiargues. De La Motocyclette à Monsieur Mouton (Baudelle Yves et Ternisien Caecilia, dir.), Actes du colloque de Lille, Villeneuved’Ascq, Roman 20-50, hors-série n° 5, avril 2009, p. 19.
-
[14]
Premières lignes du manuscrit « Souvenirs d’Italie » non daté.
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[15]
On pense par exemple à l’œuvre de Giorgio de Chirico, Les Joies et les Enigmes d’une heure étrange (1913).
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[16]
A la suite de Laurent Jenny (La Parole singulière, Paris, Belin, 1990), il nous semble qu’inscrire l’analyse du style de la phrase de Mandiargues dans un dialogue entre l’observation du caractérisant (ce qui appartient à des catégories) et de l’individualisant (ce qui est original et propre à l’auteur) est pertinent et, ici, productif.
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[17]
Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch [1967], Paris, éd. de Minuit, « Arguments », 2000. Dans cet ouvrage sont en particulier étudiés les apports créateurs de Masoch au roman sur le plan dramatique et la discipline du phantasme au service de la littérature. « Le masochisme de base est formel, uniquement formel », p. 66.
-
[18]
Ibid., p. 63.
-
[19]
Marcelle Maugin-Pellaumail souligne du reste l’aspect conjuratoire du masochisme : il est une démesure faite pour lutter contre la demi-mesure. Bâti contre l’Autre effrayant et l’angoisse de culpabilité, explique-t-elle, le théâtre de Masoch cache son aspiration à l’absolu et en conjure la déception. Ainsi, la participation cérébrale y est si intense qu’elle étouffe la sexualité (Le Masochisme dit féminin, Montréal, éd. internationale Alain Stanké, 1979).
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[20]
Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 114.
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[21]
Nous avons noté la présence des figures de l’épanorthose, de l’autocorrection et de la suspension dans notre article « La Motocyclette, traversée d’un espace romanesque », André Pieyre de Mandiargues. De La Motocyclette à Monsieur Mouton, op. cit, p. 107-119.
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[22]
Pierre Fontanier, « Sustentation », in Les Figures du discours [1968 pour la réédition des ouvrages parus en 1821 et 1827 par Gérard Genette], Paris, Flammarion, « Champs », 1977, p. 417.
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[23]
Paul Ricœur, Temps et Récit, 1. L’intrigue et le récit historique [1983], Paris, éd. du Seuil, « Points », 2006, p. 89.
-
[24]
« Firenze, Ferrare, Fano pourraient avoir pris leur pouvoir de la lettre f, douée d’écho par le -r dans les deux premiers cas, sans qu’il semble manquer rien au troisième Fano dont en connaissance de cause je me suis servi du nom pour intituler la première partie d’une nouvelle cruelle et bizarre de mon recueil Sous la lame, la seconde partie bénéficiant du nom, plus inquiétant selon ma sensibilité » (Fonds André Pieyre de Mandiargues/IMEC PDM 6.13).
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[25]
On entend « accent prosodique » au sens de phénomènes relatifs à la composante phonique d’un discours, comme l’entend Henri Meschonnic dans Traité du rythme (Gérard Dessons et Henri Meschonnic, Traité du rythme : des vers et des proses, Paris, Dunod, « Lettres sup », 1998).
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[26]
Laurent Jenny, La Parole singulière, op. cit., p. 102-103.
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[27]
La phrase est à saisir « comme la dramaturgie du sens qu’elle est et non comme un simple enchaînement de significations déjà réalisées », ibid., p. 204.
1André Pieyre de Mandiargues mérite beaucoup mieux que la réputation de styliste précieux, sinon excentrique, qu’on lui a faite. Nous voudrions montrer que, chez cet auteur polygraphe encore trop mal connu, les bizarreries du style dans l’œuvre narrative – outre qu’elles sont en rapport étroit avec le fonctionnement dramatique des récits – expriment une tentative de distorsion du réel et ont une vocation phénoménologique.
2C’est dans le récit « Mil neuf cent trente-trois [1] », paru en 1976 dans le recueil Sous la lame, que nous analyserons la phrase de Mandiargues. Le récit choisi est assez exemplaire du style de certains récits parus entre 1960 et 1983 [2] et des romans La Motocyclette (1963) et La Marge (1967).
3Notre approche stylistique s’appuie sur une étude génétique du récit. Un corpus d’avant-textes inédits privés nous a permis d’identifier une sorte de logique interne singulière : l’évolution de l’argument narratif s’accompagne d’une différenciation stylistique, qui caractérisera ensuite les romans parus à partir des années 1960 [3]. Ainsi, la phrase de Mandiargues, dans « Mil neuf cent trente-trois », révèle une dialectique entre énergie et inertie, attente et report, qui se déploie pareillement dans l’argument narratif. La dynamique de ce conte, où tout demeure « sur le point de », est en lien étroit avec celle de la phrase, elle-même scène de suspens. Le motif de la phrase d’André Pieyre de Mandiargues, dans le récit « Mil neuf cent trente-trois », est le suspens.
4De manière générale, dans les récits mandiarguiens, la rêverie supplante l’événement et permet le contrôle de l’avenir. La rareté des dialogues [4] y atteste également d’une résistance à l’avenir – le présent d’énonciation du dialogue ouvrant sur lui inéluctablement. Dans les récits, l’infinitisation de l’avènement compte plus que l’événement, toujours contrôlé et retardé, à l’instar du conte « La Marée [5] », dans lequel le jeune André, au pied des falaises de craie normandes, commande à sa docile cousine de le « recevoir dans sa bouche » (p. 18) et « d’attendre le jusant » (p. 18) pour comprendre le mécanisme des marées.
5Résumons le conte « Mil neuf cent trente-trois » et traçons l’évolution de ses avant-textes successifs afin de mettre en valeur le report, l’ajournement comme les clés de l’organisation spatio-temporelle de l’œuvre.
6La nuit, Abel Foligno a été saisi de l’envie furieuse de briser les os de la tête encore chérie la veille, d’enfoncer le crâne de son épouse. Il s’en souvient dans son errance. Ayant failli perdre le contrôle de son poing, il a quitté le lit conjugal ; « il sera temps d’[y] revenir … » (p. 33). Commence alors une déambulation archéologique à Fano puis à Ferrare, villes du nord de l’Italie où séjournait le couple. Abel Foligno passe quatre jours dans Ferrare, à boire et à hésiter à entrer dans les lupanars. Agir correspond, pour le spectateur Foligno, à payer un enjeu, à perdre une partie.
7Après avoir rencontré Julika, une prostituée à l’allure androgyne qui inspire à Abel l’image d’un hermaphrodite tout droit sorti du Banquet platonicien (elle porte en fait « un organe artificiel » [p. 59] entre les jambes), il comprend sa curiosité et son goût probable pour le masochisme. Il fuit à nouveau. Puis, il pénètre dans un bar, s’enivre et imagine un scénario masochiste avec Julika dans lequel il tient le rôle de saint Sébastien, le corps transpercé de flèches. Entre-temps, la serveuse lui propose de lui « donner un coup de clé » (p. 69) : « J’ai une couchette derrière le comptoir et, la clé, tu dois l’avoir, toi […] ? – Je veux boire, répond-il enfin. » Il fuit de nouveau.
8Les actions imaginatives priment-elles définitivement l’action et l’activité sexuelle dans ce conte ? Ferrare est finalement un beau théâtre où « tout pourrait se jouer et où rien jamais ne se joue » (p. 50). L’indigne époux retourne au premier bordel. Le récit se clôt sur cette incertitude : « “Pour ce beau pays, sans aucun doute cela finira mal … Et pour moi, comment cela finira-t-il ? Ou plus sérieusement, comment vais-je finir ?” Paris, le 30 janvier 1976 » (p. 48). Ces lignes finales sont marquées par le passage de l’histoire collective (« pour ce beau pays ») à l’histoire personnelle de Foligno (« Et pour moi »), puis peut-être renvoient-elles à la fin du récit lui-même, dans une sorte de commentaire métapoétique du narrateur. « Finir » signifiant alors « achever » le récit. Le récit est-il achevé ? L’intrigue est peu synthétique et, de fait, difficilement mémorisable comme on le constate à la lecture du résumé.
9A l’évidence, ce long récit d’un homme qui pense en déambulant, où le temps n’est plus à l’impulsivité mais au phantasme d’une Italie érotique, puise sa source dans le manuscrit d’un conte inachevé intitulé « Souvenirs d’Italie [6] », qui s’appuie lui-même sur un schéma narratif rédigé sur deux pages [7]. Ces deux manuscrits sont en rapport étroit avec des versions successives d’un récit inachevé, déposées à l’IMEC par Sibylle de Mandiargues, intitulées successivement « Madame de Wargemont » puis « La Belle Dame sans merci [8] ». Aussi ce dernier conte, « La Belle Dame sans merci », est-il une version alternative inachevée [9] de « Mil neuf cent trente-trois ».
10Un argument narratif peut donc être le noyau d’un récit publié quarante ans plus tard et la source de plusieurs récits. Le scénario singulier obsessionnel ainsi décliné est réinterrogé, revivifié. A procéder par enchâssements, réécritures, à créer passages et souterrains, l’œuvre de l’auteur polygraphe paraît arachnéenne.
11La première des deux pages du manuscrit initial qui conduit au récit « Mil neuf cent trente-trois » concerne surtout la mort de Mme de Boisvillette, la mère du héros, puis le meurtre sauvage de Mme de Veules – un double apparent de la mère – et enfin la fuite de Macaire de la Normandie ; la seconde relate d’abord l’arrivée de Macaire à Ferrare en Italie, son errance, ensuite sa rencontre avec Volta, un personnage énigmatique, magicien, prophète ou poète, qui fait apparaître Adelina de Veules, enfin l’évanouissement de Macaire et son arrestation par un questeur sicilien auquel il confie son aventure normande.
Macaire (de Boisvillette) arrive à Ferrare le soir, il s’y fait conduire à l’hotel, un de ces vieux hotels italiens – le vieux quartier, la chambrière décors poussiéreux et inquiétant, il a erré comme habité depuis si longtemps, vague désir de se perdre – il soupera dans sa chambre peut être et puis sortira dans la nuit – Le faire se promener dans les quartiers Renaissance d’abord, le jardin, l’ombre, la statue, les églises dans la torpeur du soir – puis les quartiers du Moyen Age – via delle volte – il y rencontre le magicien via delle volte, vide et vivante dans l’obscurité, arrivant sur une petite place déserte il y rencontrera Volta [10].
13Dans les trames narratives successives de « Mil neuf cent trente-trois », la matière autobiographique et l’argument central du meurtre s’estompent progressivement au profit de la déambulation qui permet au héros de s’affranchir de la pulsion de meurtre, meurtre qui, sans avoir lieu, demeure ainsi au centre du récit.
Ce monsieur le bourreau à qui la bien-aimée de jadis demandait encore une petite minute, par l’effet de quelle grâce, lui, Foligno, avait-il évité de devenir son pareil ?
15Le caractère du bourreau s’avère, au fil des versions, de plus en plus anesthésié. Les gestes du personnage eux-mêmes sont comme en suspens, se détachant souvent sur fond de lourdes tentures cramoisies dans les décors encombrés des chambres baroques. L’érotisme ainsi chargé dans le récit d’une fonction plus mythique que démonstrative est art de la suggestion.
16Le deuxième manuscrit, « Souvenirs d’Italie », est très proche du récit « Mil neuf cent trente-trois », pour la poétique de la déambulation qu’il révèle, et demeure – par l’image paternelle qui le hante – profondément lié à la version de Macaire qui, elle, mettait en avant l’image maternelle. Macaire, qu’on trouvait gisant sur la pierre, pétrifié en somme, devient Porphyre – recatégorisation d’un nom commun qui désigne une roche pulvérulente (et décline le nom commun pierre, en rapport avec l’homonymie pierre/Pieyre [11]) – qui déambule à travers Ferrare dans un récit long de vingt-deux pages. Ferrare, la cité métaphysique [12], est ici largement décrite par le « rêveur de villes [13] » Mandiargues et apparaît comme un dédale fantastique et surréaliste. Tout comme Macaire dans la précédente version, Porphyre, dans son errance, rencontre Volta, un être magique qui fait apparaître le père du protagoniste, image sur laquelle se clôt le texte.
Porphyre entra dans la ville à la fin de la journée comme le soleil s’abaissait vers les collines qui cachaient l’horizon. Les ombres des tours et des portiques croissaient à vue d’œil dans les rues brulantes encore dans l’après midi torride. Après etre passé sous un arc Romain, où la lumière déclinante faisait saillir des bas-reliefs mutilés où mouraient des amazones, Porphyre arriva vers une grande place carrée, déserte tout à l’heure quand s’y profilait durement l’ombre de la statue équestre d’un farouche guerrier, noire et hostile avec des découpures inquiétantes des plumes du casque, et du sabre brandi au bout du bras tendu [14].
18Cet incipit décrit l’arrivée de Porphyre, au crépuscule, dans la ville de Ferrare. La géométrie des ombres, importante dans cet extrait, évoque à l’évidence la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico [15]. Une série de contrastes entre la rondeur et les formes saillantes, le jour et la nuit, l’aridité et l’ombre, l’apparition et la décomposition, la mort et la protection crée l’atmosphère fantastique de ce paysage métaphysique que décrit le récit entier.
19La description, dans ce deuxième manuscrit, de l’énigmatique et crépusculaire Ferrare ainsi que la thématique de l’attente anxieuse serviront la composition du conte qui nous occupe.
20Dans « Mil neuf cent trente-trois », le meurtre disparaît au profit d’une pulsion refrénée, de tergiversations, de fuites et d’errances – finalement d’impotence. L’écriture du suspens caractérise le conte, infléchissant ainsi un style très inspiré de la peinture surréaliste, comme nous le constations dans le deuxième manuscrit :
Ç’avait été comme un jeu négatif, comme la sollicitation perpétuelle d’un mécanisme qui ne fonctionne pas et que l’on ne voudrait jamais voir fonctionner, parce que le plus grand charme d’un décor de théâtre est d’être vide, comme celui d’une statue est d’être inanimée, comme celui d’un bordel est d’être clos ou interdit.
22Tout dans le récit se paralyse, autour d’un personnage idéaliste passif et rêveur accablé, comme l’explicitent les quelques lignes précédentes ou comme l’illustre cette phrase qui clôt le récit :
Au moment que son doigt va presser le bouton, alors, ce dont Abel Foligno se souvient est le début du Triomphe de Bacchus et d’Ariane, de Lorenzo de Medici […]. Le dernier vers, « De demain point de certitude », il se répète plusieurs fois, tandis qu’à l’intérieur il entend la sonnerie retentir. Ce qu’il se dit, avant que de derrière les barreaux on soit venu l’épier, avant qu’on lui ait ouvert la porte du cloître infâme est : « Pour ce beau pays, sans aucun doute cela finira mal […] ».
24La scène est figée, photographique. Les propositions circonstancielles de temps qui expriment la simultanéité (au moment que + futur proche ; tandis que + présent de l’indicatif) et l’anticipation (avant que + subjonctif) placent cette scène dans un présent qui s’éternise. L’avènement de ce qu’on pourrait appeler un microévénement – l’ouverture de la porte du lupanar – est prolongé par le souvenir des premiers vers d’un opéra qui sont cités (et le tout premier notamment sur le mode itératif) puis par un monologue rapporté avec une progression thématique à thème constant sur la fin. L’œuvre d’art est également à la source du suspens, de la « dénégation », pour reprendre les termes de l’analyse deleuzienne du masochisme formel [16] auquel « Mil neuf cent trente-trois » fait singulièrement écho. Le masochiste, explique Gilles Deleuze dans Présentation de Sacher-Masoch [17], a besoin de croire qu’il rêve, même quand il ne rêve pas :
Ainsi, il neutralise le réel et suspend l’idéal dans le phantasme lui-même. La dénégation, le suspens, l’attente, le fétichisme, le phantasme forment la constellation proprement masochiste. Le réel […] est frappé, non d’une négation, mais d’une sorte de dénégation qui le fait passer dans le phantasme. Le suspens a la même fonction par rapport à l’idéal, et le met dans le phantasme. L’attente elle-même est l’unité idéal-réel, la forme ou la temporalité du phantasme [18].
26L’ethos du personnage [19] se constitue donc au sein de la composition dramatique de « Mil neuf cent trente-trois », mais aussi dans le style de la phrase mandiarguienne. En effet, « toutes les puissances du phantasme [20] » infléchissent ce conte tant sur les plans esthétique que dramatique et stylistique car la dénégation fonde également le lien entre la dispositio du récit mandiarguien et la temporalité de sa phrase dans « Mil neuf cent trente-trois ».
27Le suspens explique également la prosodie singulière de Mandiargues, procédant par dilatation, ce qui n’apparaissait nullement dans le second manuscrit dans lequel les phrases, bien que longues, sont de facture assez nerveuse. En effet, la proposition principale (sujet + verbe + complément circonstanciel de lieu ou de temps) respecte l’ordre canonique thème/propos qui permet une représentation claire du lieu et de l’action. La faible ponctuation laisse se développer la phrase en un tout organisé ; la forte présence d’adjectifs permet une représentation stable. Le complément circonstanciel, lui, s’étire : souvent, une proposition relative descriptive, éventuellement composée de propositions enchâssées, est constituée de nombreux modifieurs du nom. L’importance accordée à l’aspect, dans l’utilisation des participes passés et présents, des propositions circonstancielles temporelles ou des adjectifs verbaux ainsi que la valeur de l’imparfait rendant la perception de la lumière qui décline caractérisent déjà l’écriture de la sensation propre à Mandiargues. Toutefois, la phrase, dans ce second manuscrit, est composée d’une moyenne de vingt-cinq mots alors qu’environ cinquante mots la forment dans « Mil neuf cent trente-trois ».
28Et à l’inverse, dans la version finale du conte, la phrase ouvre toujours à des arrière-plans complexes qui annulent et rendent caduque toute représentation stable. Dramatisant les attentes par une multiplication d’inversions notamment, elle pose un surplomb de la situation. La progression thème-prédicat étant souvent inversée, l’énoncé exprime une rêverie qui désoriente le lecteur. La phrase mandiarguienne, entretenant le retard et y abandonnant son destinataire, semble un moyen de se jouer de lui. Cependant, c’est surtout la création d’une distance imaginaire à soi, au temps et au monde qui, dans chaque phrase, est visée.
29Le style mandiarguien paraît, dans les œuvres narratives longues publiées à partir des années 1960, archaïsant, latinisant, déployé et traînant. La dislocation et l’extraction – modalités phrastiques d’un style ampoulé –, les inversions sujet-verbe (appelées parfois par des concessives) sont d’emploi régulier et, certes, créent l’emphase dans sa prose. La figure de l’inversion, classée par Pierre Fontanier parmi les figures du discours, est notamment courante chez Mandiargues : l’inversion des modificatifs du sujet est chez lui habituelle, un ordre très fréquent étant attribut, copule et sujet qui met l’accent sur l’altération, le changement d’état. Sur le plan de la hiérarchie des constituants de la phrase, les modifieurs du nom sont également souvent antéposés au nom, dans des groupes nominaux en général très étendus. La suspension, qui rejette en fin de phrase un trait, est également caractéristique de son style [21] souvent qualifié d’emphatique. De même, la parenthèse, l’épanorthose et la sustentation confèrent souvent plus de panache au texte, faisant du « trait final le foyer commun où se réunissent les rayons de lumière qui partent des objets précédents [22] ».
30L’ensemble de cet appareil formel – potentiel, privilégié, mais non exhaustif – semble servir le projet de frapper le lecteur en mettant en lumière un événement essentiel, fondateur, et d’en prolonger l’avènement ou de mimer une divagation, créant ainsi une atmosphère de rêverie que nous allons précisément étudier dans le début des deux chapitres qui composent le récit « Mil neuf cent trente-trois ».
31Dans ces textes, nous distinguerons rapidement que le récit ôte toute action à l’histoire : les deux phrases nominales initiales, renvoyant à deux villes du nord de l’Italie, et les deux descriptions des divagations d’Abel Foligno qui s’ensuivent attestent que l’immobilisme prime l’action dans le début des deux chapitres de l’œuvre et que l’action n’a pas progressé. A cet égard, on peut se demander, à la suite de Paul Ricœur au sujet du concept aristotélicien et précisément des renversements caractéristiques de l’intrigue complexe, « si l’on ne sortirait pas du narratif si l’on abandonnait la contrainte majeure que constitue le renversement, pris dans sa définition la plus large, celui qui “inverse l’effet des actions” (52 a 22) [23] ».
I
Fano. La nuit n’est pas très obscure, quoiqu’il n’y ait pas de lune et que l’on ne voie pas beaucoup d’étoiles dans la vaste portion de ciel couleur de cendre qui est limitée au nord par les murs de la forteresse Malatesa, sur la place du même nom. A cause de cette couleur, peut-être, le ciel et accessoirement la nuit ne montrent pas l’immense profondeur verticale que l’homme se croit en devoir de voir en eux et désire quand il s’est aventuré dehors à l’heure où tous les autres dorment et que dans la solitude il regarde en l’air. Au contraire, on dirait que le ciel, au-dessus du piazzale, manque d’altitude, et il y a dans son aspect quelque chose d’artificiel et de suspendu qui fait vaguement penser à une cloison ou même à un dais et qui n’est pas sans rapport avec le mot un peu ridicule de « firmament ». Quelque chose de décevant donc, puisque l’homme anuité dans les rues d’une ville petite ou grande ne cherche qu’à y retrouver la nature derrière l’artifice des constructions momentanément dépouillées de la vermine qui grouille autour d’elles pendant le jour. L’homme en question, qui est Abel Foligno, s’est arrêté au coin de la via Nolfi et du piazzale Malatesta qu’il avait traversé, après avoir passé le canal du port en venant du viale Carrioli et de l’hôtel Astoria où il logeait. Vers la forteresse il s’est retourné ; il se demande si elle a fonction de caserne ou de prison dans l’actualité : la dureté de ses plans lui est agréable ; la distance à laquelle ses saillants s’élèvent donne la mesure de l’espace dans lequel elle est contenue. Mais il voudrait maintenant mettre un peu d’ordre dans sa réflexion, où les impressions et les sensations miroitent pêle-mêle avec les souvenirs.
D’abord quelle heure est-il ? Voilà ce que Foligno s’est dit.
II
Ferrare. Quatre coups ont tinté, du côté de l’église San Gregorio, mais les ruelles du quartier médiéval sont désertes à cette heure de l’après-midi avec plus de rigueur qu’elles ne seront sous le pauvre éclairage qui va leur être donné à la nuit venue, et le soleil n’encourage guère à piétiner longuement sur de petits pavés brûlants comme les galets d’une plage. […] D’un vert froid que la lumière échauffe, les feuilles immobiles témoignent qu’il n’y a pas le moindre souffle dans l’air ; sans doute en sera-t-il ainsi jusqu’au soir, où la brise marine, souvent, porte un peu de fraîcheur. L’homme est las. Sans faire un pas de plus, il n’a qu’à se laisser glisser pour se retrouver assis sur une grosse borne de marbre rose, qui fut plantée, au coin de la voûte, il y a cinq ou six siècles, dans le dessein probable de protéger les piétons des cavaliers. Distrait du présent par la fatigue, il va se remémorer.
34Dès le début des deux chapitres du récit – dont les effets de réel sont dus à des indications de lieu précises et à une minutie dans le détail des actions racontées –, l’atmosphère est celle de la distraction, de la rêverie, sous l’effet de la construction du texte lui-même, et non seulement de sa thématique. Qu’il soit conscient ou non, ce style de la distraction, du suspens, est assez représenté par les dernières phrases de ces deux premiers paragraphes : « Mais il voudrait maintenant mettre un peu d’ordre dans sa réflexion, où les impressions et les sensations miroitent pêle-mêle avec les souvenirs » et « Distrait du présent par la fatigue, il va se remémorer ». Dans ce récit où tout pourrait se jouer, il ne se passera rien, si ce n’est une dénégation du réel qui est aussi signifiée par le style.
35On peut d’abord noter les premiers mots, « Fano » et « Ferrare », tous deux inquiétants du fait de leur consonne initiale -f [24], qui fonctionnent comme des sortes de titres en écho. Avant même de connaître les villes en question, il semble que, d’emblée, ces deux toponymes expressifs évoquent une atmosphère mystérieuse et s’accordent à ce qu’ils désignent. Ferrare, avec sa consonne finale r, suspensive et allongeante, est encore plus inquiétante que Fano. De plus, les phrases, dans ces deux extraits, suivent un schéma suffisamment régulier pour être noté, particulièrement dans le premier chapitre. Un segment (ne concernant que très rarement le thème) est placé au début – comme en attaque – de la phrase complexe, qui n’est pas ponctuée. Ce segment, marqué avec une fréquence notable par un phonème récurrent, l’occlusive [k], souligné dans les exemples qui suivent : « La nuit n’est pas très obscure », « Au contraire », « A cause de cette couleur », « Quelque chose de décevant donc », « L’homme en question », « Quatre coups ont tinté », « D’un vert froid que la lumière échauffe ».
36La phrase d’André Pieyre de Mandiargues tend à se prolonger dans des enchaînements successifs, de nouvelles propositions, des déterminations secondaires où se perd progressivement son thème initial. Le thème est en effet souvent retardé, fondu dans des constructions enchâssées très complexes marquées par des enchaînements à la fois hypotaxiques et parataxiques, qui ralentissent la progression linéaire, ainsi que par des groupes nominaux très étendus. Ainsi, très souvent, les phrases s’ouvrent sur un complément circonstanciel ou un complément de l’adjectif (« Vers la forteresse il s’est retourné », « Sans faire un pas de plus, il n’a qu’à […] », « D’un vert froid […] ») et les présentatifs tendent globalement à atténuer l’opposition thème/ propos (« Le voilà qui va »).
37Mais le circuit de la phrase complexe, qui mime la divagation de Foligno musardant, paraît structuré ou souligné par des clausules (« L’homme est las »), des répétitions de phonèmes (le plus souvent des occlusives : « Bien », « Quatre », « D’abord »), et des connecteurs logiques. Le rythme est alors nettement saccadé quand il est appuyé par des monosyllabes (« que l’homme se croit en droit de voir en eux »), des finales consonantiques suspensives (« grosse borne de marbre rose »), ou par des répétitions d’un même phonème (« L’homme est las », « qu’à se laisser glisser pour se retrouver assis ») – allitérations ou assonances – qui créent, en plus des accents de groupe, des accents prosodiques [25], donnant l’impression, si ce n’est d’un pas alerte qui succède alors au piétinement, parfois à la pause, ou au pas traînant, du moins à une tentative de ressaisir la phrase dans son déroulé. Ainsi le propre rythme du discours paraît motivé par le récit de la déambulation du personnage principal.
38Abel Foligno musarde. Ce style de la rêverie, si l’on veut, est aussi marqué par les décrochements énonciatifs nombreux que marquent les locutions adverbiales modalisatrices, souvent en position de complément de phrase (« peut-être », « sans aucun doute », « au contraire »). Enfin, les négatives ou les restrictives omniprésentes dans les descriptions soutiennent la répétition du verbe « manquer » – écho frappant dans la prose mandiarguienne – et tous les mots et constructions aux sens négatifs ou restrictifs, qui illustrent le mieux le style du suspens, de la dénégation de la phrase de l’auteur : « n’est pas très », « quoiqu’il n’y ait pas », « que l’on ne voie pas », « limitée », « ne montrent pas », « manque » (deux fois répété dans le paragraphe suivant), « n’est pas sans », « ne cherche qu’à » (chapitre i) ; « déserte », « sans beaucoup d’attention », « il n’y a pas le moindre », « sans faire un pas », « il n’a qu’à » (chapitre ii).
39Ainsi, la phrase mandiarguienne dans « Mil neuf cent trente-trois » mime, certes, un état de flânerie, de distraction en ce que, principalement, elle fragmente, disjoint ses constituants pour perdre son thème, mais elle est surtout la forme sensible de l’ajournement ; dans sa stratification, elle est processus de dénégation, qui consiste non pas à voir les choses autres que ce qu’elles sont mais à les voir autrement. Laurent Jenny, dans sa poétique du figural, analyse la réciprocité entre les constructions formelles et les moments phénoménologiques qu’ils produisent :
Le figural est le lieu d’(un) mouvement du dire au sein du dit – mouvement relancé en chaque étape de la parole (son origine énonciative, sa phase de calcul interlocutoire, son moment de rebondissement formel). Le figural nous reconduit au motif du discursif. […] Il témoigne qu’une parole n’est jamais la simple instrumentation d’un code, qu’elle n’est jamais le simple agencement de représentations déjà disponibles. Réalisant la langue, la parole la « met en œuvre » dans la figuralité. Répondant à un événement du monde, elle se déploie aussi comme un événement du monde [26].
41Dans notre conte, la phrase est le médium d’expériences esthétiques, la métaphore d’une oasis dans laquelle le personnage mandiarguien – et peut-être le narrateur – s’éternise. Dans un état de vacance, comme placé dans une bulle ou derrière un mica, il est attentif au clinamen, à la transfiguration du réel, créés, par exemple, par les inversions des attributs, copules et sujets.
42Ainsi, le principe de dénégation apparaît au point d’intersection de la structure dramatique et du style du récit « Mil neuf cent trente-trois ». La phrase de Mandiargues ne construit pas qu’une atmosphère de la distraction portée par l’organisation du texte et son rythme : en son creux, dans son élaboration, le réel est esthétisé. Cette « dramaturgie [27] » de la phrase, concertée sans doute, transforme, au niveau de la composition, la linéarité narrative en scènes. Les nombreuses péripéties et l’argument du meurtre de la première version de « Mil neuf cent trente-trois », puis l’atmosphère fantastique et le style nerveux de la seconde semblent avoir principalement abouti à une grande aventure, celle de la phrase, dont l’élaboration s’apparente ici à une discipline du phantasme, à un processus de dénégation.
Notes
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[1]
Toutes les références au récit « Mil neuf cent trente-trois » [1976] renvoient à l’édition Sous la lame, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 2001. La pagination sera, pour les prochaines références, indiquée entre parenthèses.
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[2]
Nous évoquons en particulier ici les romans La Motocyclette (Gallimard, 1963), La Marge (Gallimard, 1967). Nous nous permettons de mentionner nos travaux de thèse La Dialectique du romanesque et du corps dans l’œuvre narrative d’André Pieyre de Mandiargues, Lille-3, 2011.
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[3]
« Quand je dis le style, je ne veux pas simplement dire l’écriture. Je veux dire l’originalité. […] Il me semble que dans la narration, dans le fait du récit, dans le fait de ce que j’appelle la narration, tout jeune écrivain – parce que c’est à celui-là que je me rapporte toujours, parce que c’est celui-là qui m’intéresse – commence à écrire quelque chose dont on ne sait pas s’il aura de l’originalité ou non. Ensuite, si l’originalité s’affirme, alors il devient cet esprit rare, un écrivain, un narrateur, un romancier, un conteur. Ensuite on parle de sa manière. Je me demande, et je vous le demande aussi, si tout simplement il ne s’agit pas de rester fidèle à ce qui a été son style. Personnellement c’est un peu ma manière de faire », André Pieyre de Mandiargues, Colloque international sur le roman contemporain, Cahiers de l’université de Pau et des pays de l’Adour, n° 11, mars 1978, p. 107.
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[4]
« Parmi les narrateurs aujourd’hui, je suis, me semble-t-il, de ceux qui font parler le moins leurs personnages, ou, si vous préférez, chose assez différente, qui ont le moins de facilité à les faire parler », André Pieyre de Mandiargues, Le Désordre de la mémoire. Entretiens avec Francine Mallet, Paris, Gallimard, 1975, p. 254.
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[5]
André Pieyre de Mandiargues, « La Marée », Mascarets, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1971.
-
[6]
Manuscrit privé datant probablement de 1933 ou 1934 (Fonds André Pieyre de Mandiargues/IMEC PDM 6.16).
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[7]
Ces manuscrits ont été offerts par Mandiargues à Gérard Macé, afin de lui faire comprendre sa seconde naissance, celle de l’écrivain. Ils accompagnaient le manuscrit de Monsieur Mouton, dont on sait qu’il date de 1932. Le récit « Mil neuf cent trente-trois », indique l’auteur sur un carnet, « aurait pu s’intituler “Mil neuf cent trente-quatre” » (Fonds André Pieyre de Mandiargues/IMEC PDM 6.16). Le titre choisi pourrait renvoyer, selon nous, plus qu’à la référence historique collective – car seules les références à une parade fasciste, à laquelle se joint Abel, et au décès de l’écrivain Raymond Roussel (p. 47) éclairent brièvement l’arrière-plan historique – à l’histoire personnelle et aux années de l’écriture du premier manuscrit dans les années 1930.
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[8]
Fonds André Pieyre de Mandiargues/IMEC PDM 6.2 (notes concernant deux versions du récit « Madame de Wargemont » daté de 1941 à 1942), PDM 6.3 daté de 1942 à 1943 (notes sur « Madame de Wargemont »), PDM 6.1 daté de 1938 à 1945 (notes concernant le récit « Madame de Wargemont », l’ensemble constitue cinq pages de carnet. Le titre « La Belle Dame sans merci » semble trouvé), PDM 3.3 daté de 1945 (ces archives concernent le récit « La Belle Dame sans merci » sur un ensemble de 22 pages), PDM 6.7 daté de 1954 (notes dans un carnet concernant le nom du héros Julien Glanville associé à Rodogune Roux), PDM 6.16 daté de 1973 (notes concernant le conte « Mil neuf cent trente-trois », sa structure et son titre).
-
[9]
Un même manuscrit initial de deux pages, marqué par deux espaces et deux chapitres, a permis, par le jeu du développement des récits enchâssés qui le construisaient et la quête d’une voix narrative, l’écriture de deux contes, dont un seul toutefois, « Mil neuf cent trente-trois », sera publié.
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[10]
Premières lignes de la deuxième page du manuscrit non titré. Dans cette transcription du manuscrit, ainsi que dans la suivante, l’orthographe et la ponctuation sont respectées.
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[11]
Voir à ce sujet Anne Gourio, « Pierres de Mandiargues », Plaisir à Mandiargues (dir. Berranger Marie-Paule et Leroy Claude), actes du colloque du centenaire Caen, IMEC/Hermann, 2011, p. 183-200.
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[12]
André Pieyre de Mandiargues, « La Cité métaphysique », Le Cadran lunaire, Paris, Robert Laffont, 1958. Ferrare est le berceau de l’Ecole métaphysique italienne que représentent De Chirico et De Pisis.
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[13]
André-Alain Morello, « Villes de Mandiargues », André Pieyre de Mandiargues. De La Motocyclette à Monsieur Mouton (Baudelle Yves et Ternisien Caecilia, dir.), Actes du colloque de Lille, Villeneuved’Ascq, Roman 20-50, hors-série n° 5, avril 2009, p. 19.
-
[14]
Premières lignes du manuscrit « Souvenirs d’Italie » non daté.
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[15]
On pense par exemple à l’œuvre de Giorgio de Chirico, Les Joies et les Enigmes d’une heure étrange (1913).
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[16]
A la suite de Laurent Jenny (La Parole singulière, Paris, Belin, 1990), il nous semble qu’inscrire l’analyse du style de la phrase de Mandiargues dans un dialogue entre l’observation du caractérisant (ce qui appartient à des catégories) et de l’individualisant (ce qui est original et propre à l’auteur) est pertinent et, ici, productif.
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[17]
Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch [1967], Paris, éd. de Minuit, « Arguments », 2000. Dans cet ouvrage sont en particulier étudiés les apports créateurs de Masoch au roman sur le plan dramatique et la discipline du phantasme au service de la littérature. « Le masochisme de base est formel, uniquement formel », p. 66.
-
[18]
Ibid., p. 63.
-
[19]
Marcelle Maugin-Pellaumail souligne du reste l’aspect conjuratoire du masochisme : il est une démesure faite pour lutter contre la demi-mesure. Bâti contre l’Autre effrayant et l’angoisse de culpabilité, explique-t-elle, le théâtre de Masoch cache son aspiration à l’absolu et en conjure la déception. Ainsi, la participation cérébrale y est si intense qu’elle étouffe la sexualité (Le Masochisme dit féminin, Montréal, éd. internationale Alain Stanké, 1979).
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[20]
Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 114.
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[21]
Nous avons noté la présence des figures de l’épanorthose, de l’autocorrection et de la suspension dans notre article « La Motocyclette, traversée d’un espace romanesque », André Pieyre de Mandiargues. De La Motocyclette à Monsieur Mouton, op. cit, p. 107-119.
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[22]
Pierre Fontanier, « Sustentation », in Les Figures du discours [1968 pour la réédition des ouvrages parus en 1821 et 1827 par Gérard Genette], Paris, Flammarion, « Champs », 1977, p. 417.
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[23]
Paul Ricœur, Temps et Récit, 1. L’intrigue et le récit historique [1983], Paris, éd. du Seuil, « Points », 2006, p. 89.
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[24]
« Firenze, Ferrare, Fano pourraient avoir pris leur pouvoir de la lettre f, douée d’écho par le -r dans les deux premiers cas, sans qu’il semble manquer rien au troisième Fano dont en connaissance de cause je me suis servi du nom pour intituler la première partie d’une nouvelle cruelle et bizarre de mon recueil Sous la lame, la seconde partie bénéficiant du nom, plus inquiétant selon ma sensibilité » (Fonds André Pieyre de Mandiargues/IMEC PDM 6.13).
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[25]
On entend « accent prosodique » au sens de phénomènes relatifs à la composante phonique d’un discours, comme l’entend Henri Meschonnic dans Traité du rythme (Gérard Dessons et Henri Meschonnic, Traité du rythme : des vers et des proses, Paris, Dunod, « Lettres sup », 1998).
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[26]
Laurent Jenny, La Parole singulière, op. cit., p. 102-103.
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[27]
La phrase est à saisir « comme la dramaturgie du sens qu’elle est et non comme un simple enchaînement de significations déjà réalisées », ibid., p. 204.