Notes
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[1]
Voir par exemple le chapitre « Terminologisation », dans Postmodern Narrative Theory par Mark Currie (1988).
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[2]
Nous utilisons le terme « narration non naturelle » comme traduction du terme anglais « unnatural narrative » employé à la suite de Brian Richardson pour désigner un type de littérature qui rompt avec la doxa de la littérature réaliste. Voir par exemple l’article de Jan Alber et al. (2010).
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[3]
Il est significatif de mentionner à ce sujet la publication du volume Metalepsis in Popular Culture, un ouvrage collectif de 2011 édité par Karin Kukkonen et Sonia Klimek, où l’on essaie d’établir un état des lieux de l’utilisation actuelle de la métalepse dans la littérature populaire, dans la littérature policière, dans la fanfiction, dans la chanson populaire, dans la bande dessinée, dans le film et dans les séries télévisées.
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[4]
La métalepse fait l’objet d’un chapitre à part, sous la catégorie de la voix, tandis que la syllepse est renvoyée à une note, comme nous l’avons vu.
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[5]
C’est aussi la définition formulée par Michel Le Guern : « la syllepse est l’actualisation de deux sens pour une seule occurrence d’un mot » (Le Guern, 2006, p. 7).
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[6]
Les procédés paradoxaux sont, dans la typologie du groupe de Hambourg, les procédés qui violent la doxa du récit. Voir notamment Lang (2006, p. 31) et Meyer-Minnemann, Schlickers (2010, p. 91).
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[7]
« Mais Genette n’a pas vu (ou tout simplement n’a pas voulu voir) la différence entre la contiguïsation paradoxale des temps et des espaces dans les récits littéraires de fiction, que nous conceptualisons avec l’objectif de marquer une distinction claire entre procédés de nivellement et procédés de transgression des limites en l’appelant syllepse, et le procédé de rupture des limites temporelles et spatiales, auquel nous avons réservé le nom de métalepse » (Meyer-Minneman, 2006, p. 61 ; notre traduction de l’espagnol. C’est l’auteur qui souligne).
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[8]
L’élément différenciatif de l’identité humaine est soulevé par plusieurs penseurs. Mentionnons Paul Ricœur et son ouvrage Soi-même comme un autre (1990) où il avance la théorie que la relation à l’Autre, ou l’intersubjectivité, est à la base de la construction d’une partie de l’identité humaine, l’identité-ipse, que Ricœur oppose à l’identité-idem (pour une réflexion autour de la théorie ricœurienne de l’identité, nous renvoyons entre autres à Vincent Descombes, 1991). Mentionnons également Emile Benveniste, qui souligne, dans une perspective linguistique, que « la conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste » (1996, p. 260). Dans une perspective psychanalytique, Jacques Lacan a constaté que l’enfant ne prend conscience de son soi que lorsqu’il découvre son corps comme indépendant de celui de sa mère (1966, voir en particulier le chapitre « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », p. 89-97).
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[9]
Lang, 2006, p. 33. Notre traduction.
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[10]
Voir par exemple Philippe Carrard, qui y voit « l’un de ses traits les plus fondamentaux » (1980, p. 314). David L. Parris prétend que « c’est à travers les changements des temps que nous saisirons l’originalité du style ramuzien » (p. 130).
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[11]
Le terme « agrammatical » dans ce contexte est une référence à Michael Riffaterre. Selon le théoricien, les agrammaticalités sont des éléments qui perturbent la « grammaire » du texte et promeuvent une lecture à un second degré, ou une lecture « sémiotique ». Certes, cette grammaire du texte n’est pas la grammaire du langage, mais un système sémantique établi par des conventions qui fait qu’un texte est compréhensible et cohérent (voir Riffaterre, 1982, p. 96). Chez Ramuz, les agrammaticalités fonctionnent au sens propre, c’est-à-dire comme des fautes de langue, aussi bien qu’au sens riffaterrien.
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[12]
Voir en particulier les pages 39-48 dans Le Temps : le récit et le commentaire de Harald Weinrich.
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[13]
Rappelons l’ambiguïté du présent qui peut être aussi bien un temps ponctuel qu’un temps d’arrièreplan selon le système de Weinrich.
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[14]
Dans la liste de Lang, cette forme de syllepse est placée sous la catégorie de syllepse horizontale du narrateur (silepsis horizontal del narrador), et est définie de la manière suivante : « on passe d’une manière brusque d’un narrateur hétérodiégétique à un narrateur homodiégétique, et vice versa » (Lang, 2006, p. 35. Notre traduction).
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[15]
Voir Carrard (1980, p. 308) pour une bibliographie de telles études.
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[16]
Le lien entre la signifiance et le niveau sémiotique d’un texte est expliqué par Riffaterre de la manière suivante : « Du point de vue du sens [niveau mimétique], le texte est une succession d’unités d’information ; du point de vue de la signifiance [niveau sémiotique], le texte est un tout sémantique unifié » (Riffaterre, 1983, p. 13).
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[17]
D. Parris a proposé cette interprétation du passage entre passé et présent chez Ramuz : « Le changement de temps rapproche le lecteur de la scène décrite » (p. 133).
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[18]
Il y a, selon nous, des allusions à un viol dans la description de la manière dont l’arbre est abattu. Remarquons par exemple l’insistance sur les mouvements et les sons lorsque les jeunes utilisent la scie : « Eux, ont des mouvements précis et étriqués. L’un tire, l’autre pousse. Ça va, ça vient, c’est monotone. On entend seulement un petit bruit de frottement avec un grincement des fois » (p. 153). Remarquons ensuite les associations à un corps de femme et à une opposition de la part de l’arbre : « Puis, appuyant sa main à plat sur le tronc lisse et frais à la belle peau soyeuse, il pèse dessus, éprouvant s’il ne va pas céder encore » (p. 154). Soulignons finalement la connotation sexuelle à l’aide de cette citation : « Chabloz avait repris sa place à l’un des bouts de la scie, pendant qu’elle allait et venait. Il y avait toujours cette petite fontaine à deux goulots qui crachait blanc parmi la mousse » (p. 156).
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[19]
Les habitants de la planète Tralfamadore dans Abattoir 5 possèdent la capacité de voir les objets comme une suite dans le temps : « the Universe does not look like a lot of bright little dots to the creatures from Tralfamadore. The creatures can see where each star has been and where it is going, so that the heavens are filled with rarefied, luminous spaghetti. And Tralfamadorians don’t see human beings as two-legged creatures, either. They see them as great millepedes with babies’ legs at one end and old people’s legs at the other » (Vonnegut, 1991, p. 87).
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[20]
Voir par exemple D. Parras, qui souligne comment Ramuz « aligne volontiers des séries de tableaux qui ressemblent aux plans successifs à travers lesquels le cinéaste raconte son histoire » (p. 132).
-
[21]
Un tel partage entre les générations est présent dans un ouvrage ramuzien antérieur, publié en 1925, à savoir le roman La Grande Peur dans la montagne. Le partage est reflété dans ce roman aussi par un emploi particulier des temps verbaux. Ainsi, l’utilisation apparemment aberrante du passé simple et du passé composé dans la même phrase pourrait être motivée par le fait que le passé simple renvoie aux jeunes du village, qui votent pour monter un troupeau de bétail à un pâturage prétendument frappé par le mauvais sort, tandis que le passé composé renvoie au vieux, qui votent contre : « Il y eut 58 mains qui se levèrent, et 33 seulement qui ne se sont pas levées » (Ramuz, 1997, p. 7).
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[22]
Certes, cette tendance pourrait être due à une uniformité dans le corpus des romans antillais et du roman postcolonial plus généralement. Selon J. P. Durix, « an examination of post-colonial literatures across the language divide reveals disturbing similarities in themes, structures and in attitudes to language » (1998 :1).
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[23]
C’est ce que souligne entre autres S. Choquet lorsqu’elle constate, avec raison, à propos des romans chamoisiens que « l’empreinte idéologique […] est relativement faible, ou bien enfouie, peu visible en surface ; en tout cas elle ne l’emporte pas sur la dimension artistique/esthétique des textes » (2001, p. 412).
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[24]
Outre Chancé, voir aussi Carole Bougenot : « Une véritable fusion s’opère entre le “je “ de la narration, proféré par le Marqueur de parole […] et le “je” du discours de l’agonisant » (2004, p. 39).
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[25]
Pour des réflexions récentes autour de la question de l’intermédialité du concept du narrateur, voir les articles de Fludernik (2010), Alber (2010) et Limoges (2009).
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[26]
L’espace de cet article est trop réduit pour un approfondissement détaillé de la narratologie dans le cinéma, mais mentionnons des noms comme Seymour Chatman, Christian Metz ou David Bordwell.
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[27]
Pour une discussion édifiante autour de la question du narrateur filmique, voir l’article d’Alber, notamment l’énumération de certains procédés par lesquels le narrateur se fait sentir dans les films (2010, p. 168).
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[28]
Pour un bilan de la critique du film, voir le site : http://www.allocine.fr/film/revuedepresse_gen_cfilm=54137.html.
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[29]
Old Boy est un manga de Minegishi Nobuaki et Tsuchiya Garon, publié en huit volumes en 1997. Il a été traduit en français est publié par la maison d’édition Kabuto.
1Parmi les néologismes créés par Gérard Genette dans son ambitieux projet de fournir une base théorique solide à l’analyse du récit, il y en a qui n’ont pas vraiment réussi à s’imposer dans le discours théorique littéraire. C’est par exemple le sort qui a été réservé à la syllepse narrative, que Genette avait définie en 1972 dans Figures III. Le manque d’intérêt de la part des théoriciens ultérieurs serait-il motivé par un manque de rendement heuristique d’un concept qui semble trop proche de celui de la métalepse narrative ? La syllepse serait-elle un exemple de la frénésie nomenclaturale des structuralistes, souvent critiquée après l’âge d’or de la narratologie classique [1] ? ou serait-elle un procédé employé seulement dans un certain type de littérature d’avant-garde, comme l’œuvre de Proust ou les narrations non naturelles [2] ? S’agit-il, en d’autres mots, d’un concept théorique superflu ? C’est ce que nous nous proposons d’analyser, en commençant par un court parcours théorique du concept, avant de le mettre à l’épreuve dans la pratique. Nous analyserons notamment quatre œuvres contenant d’éventuelles syllepses narratives en nous concentrant particulièrement sur le potentiel herméneutique du concept : la nouvelle « Scène dans la forêt » de Charles Ferdinand Ramuz, le roman Biblique des derniers gestes de Patrick Chamoiseau, le film italien Le premier qui l’a dit, réalisé par Ferzan Özpetek, et le film sud-coréen Old Boy, réalisé par Park Chan Wook. Le recours à des films a pour objectif de faire ressortir la dimension intermédiale de certains concepts théoriques créés dans le cadre de la narratologie classique, mais aussi de souligner le fait que la culture populaire commence à s’approprier les procédés auparavant réservés à la culture élitiste ou d’avant-garde [3].
2Dans Figures III, la première mention de la syllepse, qui en propose une définition, n’apparaît que dans une note, dans le chapitre traitant de l’ordre, où Genette analyse principalement les analepses et les prolepses. Au demeurant, ce qu’il définit, c’est ce qu’il appelle « la syllepse temporelle », le terme « syllepse narrative » n’apparaissant que plus loin, dans une autre note, p. 147, en référence à la première occurrence. Les syllepses temporelles, que nous préférons appeler narratives dans le cadre de cet article, sont, selon Genette, des « groupements anachroniques commandés par telle ou telle parenté, spatiale, thématique ou autre » (1972, p. 121). Quant aux exemples utilisés ensuite, il s’agit principalement des cas de récits itératifs, « où une seule émission narrative assume ensemble plusieurs occurrences du même événement » (1972, p. 148), comme « tous les jours de la semaine je me suis couché de bonne heure ». La motivation que donne Genette de la catégorisation de ces syllepses, qu’il appelle « itératives », parmi les procédés traitant de l’ordre est qu’elles ne sont pas seulement des faits de fréquence. Par la synthèse qu’elles opèrent, notet-il, de telles syllepses déstabilisent la succession des événements.
3Ce qui ressort des réflexions éparses de Genette autour de la syllepse dans Figures III c’est l’importance qu’il accorde à sa dimension temporelle. Pour commencer, nous l’avons vu, Genette aborde le concept en le baptisant « syllepse temporelle ». Ensuite, c’est dans un chapitre intitulé « Le jeu avec le Temps » qu’il choisit d’analyser le potentiel herméneutique de la syllepse, en la liant notamment au processus de réminiscence exemplifié par l’œuvre proustienne (1972, p. 180-182). Lors de cette analyse, Genette souligne que la problématique des niveaux narratifs n’est pas totalement absente dans le cas des syllepses. « Nous touchons là », écrit-il lors de l’analyse des activités déformatrices de la durée dans Du côté de chez Swann, « à une autre temporalité, qui n’est plus celle du récit, mais qui en dernière instance la commande : celle de la narration elle-même » (1972, p. 180). Or, une telle perméabilité entre le niveau de la narration et le niveau du récit est plutôt du domaine de la métalepse narrative. N’oublions pas, en effet, que Genette avait mis en relief l’importance que revêt la « frontière mouvante mais sacrée entre deux mondes : celui où l’on raconte, celui que l’on raconte » (1972, p. 245) dans le cas de métalepse.
4Malheureusement, Genette ne continue pas la réflexion autour de cette proximité entre syllepse et métalepse, ce qui aurait évité certaines confusions ultérieures. La syllepse narrative en général n’occupe qu’une place réduite dans son œuvre. Il n’y revient par exemple que succinctement dans Nouveau Discours du récit, publié en 1983 (p. 27), sans mentionner aucune controverse autour du concept, signe d’une certaine indifférence de la part des théoriciens. Une comparaison avec la métalepse narrative est éloquente à ce propos. Dans Nouveau Discours du récit, Genette se voit obligé de compléter la définition de la métalepse, en liaison avec les niveaux narratifs, pour répondre à la critique que lui avaient adressée Shlommith Rimmon et Mieke Bal. La métalepse avait pourtant été traitée de manière beaucoup plus détaillée que la syllepse dans Figures III [4]. La publication ultérieure d’un livre entier au sujet de la métalepse, en 2004, ne fait que souligner ce déséquilibre en la défaveur de la syllepse. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que Genette ne mentionne pas les origines de la syllepse dans la rhétorique classique, comme il le fait pour la métalepse (1972, p. 245).
5Une référence à la figure rhétorique qui est à l’origine du procédé narratif aurait pourtant été intéressante. Catherine Fromilhague place la figure de style syllepse dans une catégorie à part, l’appelant « syllepse sémantique ». A la suite des rhétoriciens classiques, Fromilhague définit la syllepse sémantique comme l’« emploi d’un terme unique en un double sens » (p. 47) [5]. Il s’agit normalement d’un sens propre et d’un sens figuré, selon la définition qu’avait donnée Du Marsais en 1730. Comme le précise Andreas Romeborn dans son travail sur les poèmes de Francis Ponge, la syllepse « se trouve à l’opposé d’une situation de communication orale, dans laquelle le locuteur transmettrait un message univoque au destinataire » (Romeborn, 2009, p. 13-14). Plus précisément, le propre de la syllepse sémantique n’est pas de faire en sorte que le lecteur résolve une ambigüité, mais de fonctionner par superposition, cumul ou addition de sens. Ce qui ressort ici est la dualité de la figure de style, où deux sens sont actualisés en même temps qu’ils fusionnent. Ce double mouvement, de séparation et de synthèse, est présent dans la syllepse narrative aussi, comme nous le verrons.
6Dans le cadre des travaux du groupe de recherche en narratologie de l’université de Hambourg, Sabine Lang, Klaus Meyer-Minnemann et Sabine Schlickers ont souligné eux aussi les points communs entre métalepse et syllepse, qu’ils considèrent comme deux des quatre procédés narratifs paradoxaux [6]. Il y a cependant, selon le groupe de Hambourg, une différence capitale entre la métalepse et la syllepse : la première est un procédé de transgression des limites tandis que la seconde est un procédé d’annulation des limites, de « nivelage » selon la terminologie de Meyer-Minnemann et Schlickers (2010, p. 92), qui se démarque par sa tendance synthétisante plutôt que par son caractère transgressif.
7Or, bien qu’il eût appuyé sur l’aspect transgressif de la syllepse, Genette n’était pas insensible à la capacité d’annuler les limites que possède le procédé. Comme nous l’avons déjà vu, il avait suggéré cette capacité dans la motivation de son choix de placer la syllepse parmi les procédés d’ordre. « En synthétisant des événements “semblables” », écrit-il à propos de la syllepse itérative, « elle abolit leur succession […] et élimine en même temps leurs intervalles » (1972, p. 178). S’agit-il d’une inconséquence de sa part ? Nous croyons plutôt qu’il avait accepté cette dualité constitutive de la syllepse narrative, de pouvoir transgresser et annuler les limites à la fois, une dualité qui, nous l’avons vu, est constitutive de la figure de style aussi. Dès lors, il nous semble que la critique qu’adresse Meyer-Minnemann à Genette, de ne pas avoir établi une différence entre procédés niveleurs et procédés transgresseurs, n’est pas vraiment fondée [7]. En effet, il nous semble réducteur de voir la syllepse seulement comme un procédé niveleur.
8Analogiquement, il nous semble tout aussi réducteur de ne voir que l’aspect transgressif dans la métalepse narrative, qui, elle aussi, peut être engendrée par une annulation des limites. Genette lui-même donne des exemples de transgressions de limites entre le narrateur et les personnages que celui-ci met en scène, des métalepses donc, qui s’expliquent par une certaine acception moderne de l’identité individuelle, laquelle ne se fonde plus sur la différenciation par rapport aux autres [8]. Dans ces exemples, qu’il illustre par les œuvres de Jean-Louis Baudry et de Jorge Luis Borges, les limites entre les personnages sont annulées. Ce type de roman, continue Genette, « a franchi cette limite [entre les personnages] comme bien d’autres, et n’hésite pas à établir entre narrateur et personnage(s) une relation variable et flottante, vertige pronominal accordé à une logique plus libre, et à une idée plus complexe de la “personnalité” » (1972, p. 254). La métalepse dans de pareils cas est moins une infraction que l’expression d’une autre vision de l’identité. Mais une telle explication des sources des métalepses ne change guère le statut du procédé : le critère définitoire principal, à savoir la transgression des niveaux narratifs, est toujours à l’œuvre.
9Sans contester le potentiel opératoire de la distinction entre procédés niveleurs et procédés transgresseurs faite par le groupe de Hambourg, que nous mettrons à l’épreuve par la suite, nous revenons à l’hypothèse que la différence la plus importante entre syllepse et métalepse semble résider dans la dimension temporelle. La syllepse narrative est dès le début un fait de temps, ce qui ressort, comme nous l’avons vu, du premier nom que lui donne Genette : syllepse temporelle. Sabine Lang accentue l’aspect temporel de la syllepse, en l’illustrant d’une phrase comme « tandis que le personnage fait ceci, moi, le narrateur, vous expliquerai cela [9] ». Or, un tel exemple est quasiment identique à l’un des exemples qu’utilise Genette pour illustrer la métalepse, à savoir une citation d’Illusions perdues : « Pendant que le vénérable ecclésiastique monte les rampes d’Angoulême, il n’est pas inutile d’expliquer … » (1972, p. 244). On pourrait ici critiquer Genette d’inconséquence, car nous ne voyons pas vraiment pourquoi cet exemple ne constituerait pas une syllepse temporelle. En effet, c’est là un groupement anachronique de deux instances temporelles différentes entre lesquelles est abolie la limite. En d’autres mots, on a l’impression que l’histoire narrée mène sa propre vie qui suit son cours en parallèle avec le monde du narrateur extradiégétique.
10Il semble bizarre de ne pas considérer un tel exemple comme syllepse seulement parce que la synchronisation a lieu entre la temporalité narrée et la temporalité narrante. Le fait seul que la fusion ait lieu entre deux niveaux narratifs différents ne suffit pas pour exclure cet exemple de la catégorie des syllepses. Au demeurant, comme nous l’avons vu, Genette lui-même mentionne la relation entre la temporalité du niveau du discours, c’est-à-dire la narration, et celle du niveau de l’histoire, c’est-à-dire la diégèse, comme un aspect non négligeable dans le cas des syllepses. « On ne peut donc caractériser la tenue temporelle d’un récit, écrit Genette, qu’en considérant ensemble tous les rapports qu’il établit entre sa propre temporalité et celle de l’histoire qu’il raconte » (1972, p. 178).
11Ce qui est intéressant est que Genette considère des exemples tels que la citation de Balzac comme des procédés plus proches de la rhétorique que de la narratologie. « Certaines [de ces transgressions] », écrit-il à propos de telles métalepses, sont « aussi banales et innocentes que celles de la rhétorique classique » (1972, p. 244). A la suite de Genette, certains théoriciens ont créé des sous-classes à part pour ce genre de procédés, étant donné leur incompatibilité avec le caractère transgressif de la métalepse. Ainsi, Doris Cohn les appelle « métalepses discursives », s’inspirant de William Nelles, et les considère comme relativement inoffensives, préférant se consacrer à l’étude des métalepses « d’un genre beaucoup plus audacieux et choquant, beaucoup plus spectaculaire, qui se présentent au niveau de l’histoire » (Cohn, 2005, p. 121). Marie-Laure Ryan (2005, p. 207) et Monika Fludernik (2005, p. 79-81) utilisent le terme « métalepse rhétorique » pour le genre de procédés exemplifiés par la citation balzacienne, se fondant sur le fait que l’élément transgressif est moins important.
12Nous adhérons à une classification selon laquelle certaines métalepses pourraient être considérées comme « discursives » ou « rhétoriques », mais il nous semble que la citation de Balzac n’en est pas vraiment représentative. Certes, les métalepses « discursives » pourraient être illustrées par certaines intrusions d’auteur. Mais lorsque les temporalités des deux diégèses différentes sont actualisées comme dans le cas de l’exemple de Balzac, l’effet n’est pas si « inoffensif » que le prétendent Cohn, Ryan et Fludernik. Notre hypothèse est que dans un cas comme celui-là, il serait plus utile de faire appel à la catégorie de la syllepse narrative.
13Un argument qui pourrait être invoqué à l’appui de cette hypothèse est qu’un partage analogue à celui des métalepses est possible dans le cadre des syllepses. En effet, une comparaison entre la citation « Pendant que le vénérable ecclésiastique monte les rampes d’Angoulême, il n’est pas inutile d’expliquer … » et l’exemple de syllepse que donne Genette, à savoir, « tous les jours de la semaine je me suis couché de bonne heure », fait ressortir une différence de degré analogue aux différents types de métalepses. Devrait-on par conséquent instaurer une catégorie appelée « syllepses discursives ou rhétoriques » pour désigner le dernier exemple ? Sans doute, ne serait-ce que parce qu’une telle distinction montrerait que les niveaux narratifs, clairement présents dans le premier exemple, ne sont pas une prérogative des métalepses.
14Ce tour d’horizon qui a mis en lumière un certain manque de consensus de la part des théoriciens autour du concept de la syllepse ne nous découragera pas dans l’analyse textuelle qui suit. Nous tenterons de repérer des syllepses narratives dans les quatre œuvres que nous avons mentionnées dans l’introduction en essayant d’examiner si une réflexion autour de ces procédés peut être utile dans le travail interprétatif.
15Commençons par la plus ancienne de ces œuvres, la nouvelle de Ramuz, « Scène dans la forêt », de 1946. Le choix de cette nouvelle n’est pas seulement motivé par sa brièveté, mais surtout par l’emploi idiosyncratique des temps grammaticaux. Comme le constate Philippe Carrard, malgré le fait que ce soit l’un des derniers textes écrits par l’écrivain d’origine vaudoise, cette nouvelle ne se différencie pas des hardiesses formelles de sa jeunesse (1980, p. 308). Le traitement des temps grammaticaux est sans aucun doute une de ces hardiesses, puisque certains critiques le considèrent comme l’un des aspects les plus originaux de son œuvre [10]. Mais ce qui n’a pas été examiné par la critique, à notre connaissance, c’est le rapport entre cet aspect et la syllepse.
16Cette lacune est d’autant plus surprenante que l’emploi ramuzien des temps grammaticaux est proche de la syllepse grammaticale. Une telle syllepse, reconnue comme une variante de la figure rhétorique, se définit comme une « rupture aberrante de la cohésion syntaxique, dans l’utilisation des marques du nombre, du genre, etc. » (Fromilhague, 2001, p. 46). « Jamais je n’ai vu deux personnes être si contents l’un de l’autre » (Don Juan) est un exemple de syllepse grammaticale de genre, où l’adjectif « contents » ne s’accorde pas en genre avec le substantif « personnes ». L’accord dans de tels cas ne se fait plus selon la catégorie morphologique, mais selon la valeur sémantique. Comme pour la syllepse sémantique, mais aussi comme pour la syllepse narrative, la syllepse grammaticale opère une fusion, dans ce cas entre « l’ordre syntaxique et l’ordre sémantico-logique », selon Fromilhague (p. 46), qui constate que c’est le dernier des deux ordres qui l’emporte.
17Les syllepses grammaticales, surtout celles de personne et de temps, sont étonnamment fréquentes dans l’œuvre de Ramuz. Le caractère fautif d’un tel procédé ne peut être constaté qu’avec précaution, étant donné la souplesse de la langue et le danger de tomber dans un normativisme. Or, il est difficile de ne pas donner raison à D. Parris lorsqu’il constate qu’« il y a des limites à cette souplesse » de la langue et que « la succession des temps » chez Ramuz est « aberrante » (1983, p. 130). Selon Parris, Ramuz « s’écarte de la grammaire traditionnelle pour créer des effets spéciaux » (ibid.). Il reste à voir si de tels cas « aberrants » sont présents dans « Scène dans la forêt » et à examiner leur éventuel caractère de syllepse grammaticale et en particulier leur lien avec la syllepse narrative.
18Nous commencerons en citant le début de la nouvelle :
Ils étaient en train d’abattre un hêtre dans une coupe rase dont ils avaient été chargés par la commune. Ils étaient quatre : deux vieux et deux jeunes ; les vieux maniaient la hache. Les coups s’entendent de très loin. Le tronc fait caisse de résonance et le son, renvoyé d’arbre en arbre à travers la forêt, fait qu’elle s’émeut tout entière.
20Notons que déjà dans ces quatre premières phrases il y a un emploi illogique, pour ne pas dire agrammatical, des temps verbaux [11]. En effet, après l’imparfait des deux premières phrases, qui s’explique par le fait qu’elles décrivent ce que Harald Weinrich appelle « l’arrière-plan [12] », le présent de la troisième phrase, « s’entendent », surgit de manière inattendue. Certes, le présent est, avec l’imparfait, l’une des formes verbales d’arrière-plan, possédant une fonction descriptive. Et l’on ne peut nier que, malgré le changement des temps, nous sommes dans le même régime descriptif dans les troisième et quatrième phrases que dans les phrases précédentes, puisque le présent ici n’apparaît pas comme un temps ponctuel [13]. Mais si l’infraction ne s’explique pas par la binarité description/action, comment expliquer le passage au présent et l’effet de surprise qu’il crée ?
21Une réponse pourrait être fournie par la distinction opérée par Emile Benveniste en 1966, dans le chapitre xix de ses Problèmes de linguistique générale, entre deux systèmes d’énonciation dans la production linguistique : l’histoire et le discours. Dans le cadre de ce modèle, l’histoire serait du domaine de la diégèse, du monde narré, tandis que le discours serait du domaine de la narration, du monde narrant. Chacun de ces systèmes serait compatible avec un certain nombre de temps grammaticaux. Le présent est ainsi placé sur le plan du discours, notamment par sa valeur déictique et par sa relation étroite avec la situation de l’énonciation. Le présent de la troisième phrase, « s’entendent », pourrait par conséquent être vu comme un fait du plan du discours, un commentaire de la part du narrateur. Dans la logique d’une telle interprétation, le changement des temps s’expliquerait par le passage du plan de l’histoire au plan du discours.
22Cependant, et c’est là que nous repérons la syllepse narrative, ces deux plans semblent être situés dans la même diégèse, puisque le narrateur entend les sons provenant du monde narré. Selon la doxa narrative, une telle situation présuppose un narrateur homodiégétique, c’est-à-dire un narrateur présent dans le monde qu’il raconte. Or, le narrateur des deux premières phrases est clairement hétérodiégétique, et sa narration est ultérieure. Cette « confusion entre narration ultérieure et narration simultanée » est selon Philippe Carrard un procédé typique de Ramuz (1980, p. 318). Une telle « confusion » entre deux temporalités différentes ne serait-elle pas, cependant, à rapprocher du « groupement anachronique de deux instances temporelles différentes », qui est le critère définitoire de la syllepse narrative selon Genette ? Qui plus est, le passage du narrateur d’un statut hétérodiégétique à un statut homodiégétique est l’une des formes possibles de la syllepse narrative dans la liste détaillée que fournit Sabine Lang [14]. Il nous semble par conséquent réducteur de ne voir dans ce procédé qu’un instrument de subversion et d’innovation de la langue écrite, comme le conclut Philippe Carrard. Il est encore plus réducteur de voir en ces procédés l’expression d’un régionalisme vaudois, comme le concluent la plupart des critiques ayant abordé l’œuvre ramuzienne [15].
23Nous tenterons d’analyser certains des jeux temporels ramuziens en tant que syllepses narratives. Ce faisant, nous étudierons leur rôle à un niveau sémiotique, leur signifiance, selon le terme de Michael Riffaterre [16], en nous concentrant sur l’aspect lié aux niveaux narratifs, qui est particulièrement saillant dans les exemples ramuziens. Ce qui nous intéresse en particulier, c’est comment interpréter des changements du statut du narrateur par rapport à l’histoire narrée.
24Une possibilité serait de considérer les deux premières phrases comme le produit d’une narration ultérieure proférée par un narrateur hétérodiégétique qui se perd ensuite, avec la troisième phrase, dans son histoire, oubliant de garder ses distances par rapport au récit. Deux autres interprétations possibles en découlent. Le recours au présent pourrait être une manière de créer un effet de dramatisation en donnant la sensation d’une proximité aussi bien temporelle (par l’emploi du présent [17]) que spatiale (par la présence du narrateur dans le monde narré). L’autre possibilité, c’est que l’histoire soit parvenue à l’oreille du narrateur à travers les limites temporelles mais aussi à travers les limites entre les niveaux narratifs. L’emploi du complément circonstanciel de lieu « de très loin » peut être vu comme un argument en faveur d’une telle interprétation. En effet, le terme « loin » est ici marqué par une ambiguïté typique de la syllepse. Il pourrait désigner la distance physique entre le lieu où se déroule l’événement et une personne présente dans la diégèse qui aurait pu entendre les coups, mais aussi la distance d’ordre métaphysique entre le monde du récit et le monde du narrateur. Or, le narrateur semble franchir la frontière entre ces deux mondes et entrer dans une sorte de contact physique avec les événements de l’histoire. C’est comme si le passé se faisait entendre dans le présent du discours du narrateur, qui pourrait être vu aussi comme le présent du lecteur. En traversant la limite temporelle entre le récit et le présent de la situation énonciative, les sons provoqués par les coups de hache semblent dépasser leur limitation temporelle, refusant de tomber dans l’oubli. La mort de l’ouvrier forestier, tué par la nature vengeant le viol qui lui a été infligé, dépasse ainsi la banalité d’un fait divers [18]. Par la syllepse narrative, cet événement acquiert une dimension mythique, s’inscrivant dans un présent éternel, le présent du livre.
25Soulignons que la syllepse narrative, par sa capacité de faire fusionner deux temporalités, est le procédé idéal pour suggérer une symbiose entre le passé et le présent. Ramuz lui-même remarque l’importance de cet aspect dans son œuvre, l’expliquant par son incapacité de penser la progression historique : « Je vois les choses très vivement, mais je ne vois pas la suite des choses. Tout m’apparaît comme discontinu », écritil dans son Journal (1943, p. 42). « Je vois l’individu, une suite d’individus tout au plus », ajoute-t-il deux pages plus loin. Cette esthétique du discontinu semble trouver une de ses expressions dans l’emploi de la syllepse. Par la condensation temporelle opérée par ce procédé, l’individu apparaît chez Ramuz, ainsi qu’il le suggère lui-même, comme une « suite » de plusieurs versions de soi, le passé n’étant pas coupé du présent. Cette manière de concevoir l’individu nous fait penser à « l’idée plus complexe de la “personnalité” » que Genette avait détectée, nous l’avons vu, dans certains romans modernes (1972, p. 254). Dans un tel ordre d’idées, Ramuz se situe assez près de l’écrivain américain Kurt Vonnegut, chez qui l’annulation sylleptique des limites temporelles a trouvé une expression très originale dans son roman Abattoir 5 [19]. Cependant, chez Ramuz, plus que chez Vonnegut, cette technique vise à inscrire une vision plus large de la réalité. Dans cette logique, la syllepse chez Ramuz participerait d’une conception selon laquelle, comme le propose Gérald Froidevaux, « l’art doit retrouver une vérité totalisante qui échappe à l’analyse positive » (p. 73). Par l’annulation des limites temporelles, l’emploi ramuzien de la syllepse narrative serait comparable à l’esthétique du cubisme analytique dans la peinture, où l’unicité du point de vue est abandonnée en faveur d’une diversité de perspectives présentes en même temps.
26Voyons maintenant lesquelles de ces interprétations sont étayées par le reste de la nouvelle. Après les phrases citées ci-dessus, l’imparfait prend le relais. Or, seulement deux phrases plus loin, un autre passage apparemment fautif de l’imparfait au présent, cette fois dans la même phrase, vient étayer l’hypothèse que le procédé n’est aucunement rare chez Ramuz.
Les hommes levaient la hache à long manche, ils l’abattaient, et l’arbre se désole pendant qu’un tremblement le parcourt jusqu’au faîte comme un malade qui a la fièvre.
28Certes, l’emploi du présent dans le cas du dernier verbe, dans la proposition « qui a la fièvre », n’est pas aberrant, puisque cette proposition a la valeur gnomique d’une vérité générale. « L’arbre se désole » se réfère par contre à un événement ponctuel. Une explication du présent de cette phrase pourrait être, comme dans le cas des troisième et quatrième phrases de la nouvelle, que le narrateur a changé de statut pour dramatiser le récit.
29Une lecture attentive dévoile cependant une autre possibilité. Puisque le sujet « les hommes » ne désigne que deux des quatre personnages de la diégèse, à savoir les deux vieux qui manient la hache selon le début de la nouvelle, il se peut que le narrateur soit l’un des deux autres personnages, l’un des jeunes. Le changement des temps correspondrait alors à un changement de focalisation. La narration aurait donc été focalisée sur trois instances différentes dans les sept premières phrases de la nouvelle. Si une telle démarche a un effet déstabilisant dans le cas d’un ouvrage littéraire, notons qu’elle est tout à fait courante dans le septième art. Il est par conséquent peu surprenant que le style ramuzien ait été qualifié de « cinématographique [20] ». Mais ce qu’opère ce procédé aussi est un partage subtil entre les générations, partage qui revient plusieurs fois dans la nouvelle [21]. Si la syllepse peut fonctionner dans un cas pareil, c’est parce qu’elle a cette double capacité, que nous avons soulignée, de transgresser et d’annuler les limites.
30La suite de la nouvelle confirme l’ambiguïté du terme « vieux » : « Mon vieux, pensaient-ils, ton tour est venu » (p. 152), dit l’un des personnages à propos de l’arbre qu’ils sont en train d’abattre. Certes, on pourrait nous rétorquer que cela est un cas de syllepse sémantique, qui se fonde sur l’ambiguïté d’un terme. En effet, le terme « vieux » désigne l’arbre ici, mais rien n’empêche qu’il réfère aussi à l’un des personnages, notamment au vieux Manigley, qui est écrasé par le hêtre abattu. L’ambiguïté foncière de la syllepse fonctionne dans ce cas comme une prolepse, ce qui montre la flexibilité de certains concepts narratologiques. Soulignons cependant qu’une interprétation du terme « vieux » comme renvoyant à Manigley ne serait possible que dans la logique d’une lecture sémiotique, pour reprendre la terminologie de Riffaterre. Dans le cadre d’une lecture mimétique, les personnages n’auraient pas la possibilité de voir la mort de Manigley dans le futur, sauf dans un régime fantastique qui ne sous-tend aucunement la nouvelle. La syllepse n’est par conséquent pas seulement créée par l’ambiguïté sémantique du terme « vieux », mais aussi par une ambiguïté qui concerne les niveaux narratifs. Ce double jeu avec des ambiguïtés sémantiques et énonciatives entérine l’importance que revêtent les syllepses dans cette nouvelle, où le temps est l’un des éléments primordiaux.
31Nous pouvons conclure que les syllepses narratives dans la nouvelle de Ramuz sont formellement proches d’autres procédés, comme la syllepse grammaticale, la syllepse sémantique, la métalepse et la prolepse. Tous ces procédés participent d’une esthétique de la rupture, de la transgression des limites entre temporalités, niveaux narratifs et personnages. C’est sans doute à cause de cette proximité avec d’autres procédés que la syllepse chez Ramuz n’a pas reçu d’attention de la part des critiques. Ce que la critique a remarqué, c’est l’idiosyncrasie du style ramuzien, que l’on a souvent mis sur le compte d’un régionalisme ou d’une tentative d’inscrire l’oralité dans l’écriture. Notre analyse a montré qu’il y a plus que cela dans l’emploi ramuzien de la syllepse. Il s’est avéré qu’un recours au concept théorique de syllepse narrative peut contribuer à d’autres interprétations de la nouvelle étudiée aussi bien que de l’œuvre ramuzienne en général.
32Il est intéressant de comparer les syllepses narratives ramuziennes avec des procédés semblables utilisés dans un roman beaucoup plus récent : Biblique des derniers gestes, publié en 2002 par l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau. L’intérêt d’une telle comparaison porte entre autres sur le fait que les deux auteurs, en tant que représentants de la littérature francophone, ont été étudiés pour leur manière de peindre une réalité locale. Au demeurant, Chamoiseau est tout aussi connu pour sa carrière d’écrivain, ayant reçu le prix Goncourt en 1992, que pour ses prises de position idéologiques en tant que chef de file du mouvement de la créolité, avec Raphaël Cofiant et Jean Bernabé. Il en résulte une grande insistance sur un nombre assez réduit de motifs communs aux écrivains des anciennes colonies [22] et sur l’idéologie anticolonialiste. Ces deux tendances de la part de la critique ne nous semblent guère rendre justice à une œuvre qui dépasse largement la seule inscription d’une réalité régionale et de l’idéologie de son auteur [23].
33Un des éléments de l’œuvre chamoisienne qui méritent une analyse approfondie est son emploi des procédés narratifs paradoxaux, selon la terminologie du groupe de Hambourg. En effet, ces procédés sont fréquents chez un auteur qui veut s’inscrire dans la modernité littéraire (Chamoiseau, 1989, p. 43). L’emploi de la mise en abyme, ou de l’épanalepse selon la terminologie du groupe de Hambourg, et de la métalepse a fait l’objet d’une étude dans notre thèse, notamment dans le chapitre « La dissolution du sujet » (2008, p. 43-68). Il n’existe cependant aucune étude, à notre connaissance, sur les syllepses narratives de Biblique des derniers gestes.
34Certes, les métalepses et les épanalepses sont beaucoup plus fréquentes dans ce roman, où la présence d’un personnage portant le même nom que l’auteur permet des jeux métafictionnels intéressants. Le fait que ces procédés soient proches de la syllepse narrative nous amène à approfondir l’analyse entreprise dans notre thèse et à considérer certains épisodes dans une autre perspective. Il s’agit notamment des cas de dissolution des limites entre le narrateur et le personnage principal du roman, Balthazar Bodule-Jules (ou BBJ), qui est une création fictive. Dans la thèse, nous avons abordé ces exemples en tant que métalepses, mais, puisque les limites ici ne sont pas transgressées mais annulées, il semble plus correct de les classifier comme syllepses selon la définition du groupe de Hambourg.
35Avant de nous lancer dans l’analyse de ces exemples, notons que certains théoriciens aussi bien que des écrivains expliquent l’emploi de tels procédés dans la littérature antillaise par une vision du monde différente. L’écrivain haïtien Emile Ollivier affirme ainsi que les Antillais ne font pas la même distinction que les Occidentaux entre réalité et fiction et qu’ils possèdent la capacité de vivre plusieurs niveaux de réalité (1995, p. 227). Certes, une telle vision fait penser au type de « personnalité » plus complexe que Genette (1972, p. 254) avait proposée, nous l’avons vu, comme explication de certains romans (1972, p. 254), mais aussi à la perception discontinue du temps que Ramuz trouve comme explication de ses jeux temporels. Cependant, en expliquant des aspects formels par une perception différente de celle de l’Occident, on fait appel à une dimension régionaliste qui nous semble inadéquate dans le cas de Biblique des derniers gestes.
36Regardons de plus près la fusion de la voix du narrateur avec celle de BBJ. Le sujet a déjà été abordé, entre autres, par Dominique Chancé, qui y voit l’expression d’une poétique marquée par l’homogénéité [24]. Soulignant la polyphonie des voix du début du roman, où la parole est cédée à trois personnages-narrateurs, Chancé est de l’opinion qu’il y a un processus graduel vers une fusion : « le narrateur et le personnage qu’il décrit finissent par n’en faire qu’un, les deux voix se résolvant en une » (2003, p. 887).
37Nous sommes d’accord en ce qui concerne la fusion des voix, mais trouvons que seule la prise de conscience de la part du narrateur de sa fusion avec BBJ est progressive. C’est ce qu’indique le fait de présenter cette conscience comme une révélation à la fin du roman, bien que certains commentaires l’eussent déjà annoncée. Ainsi, lorsqu’il raconte l’enfance de BBJ, le narrateur constate un développement analogue chez lui-même : « Je grandissais aussi » (p. 303). De même, en réfléchissant à son travail d’écriture, le narrateur commence à pressentir la fusion : « C’est pourquoi, à chaque mot, j’éprouvais la navrante certitude d’élaborer moins une image de lui qu’un délire sur moi-même » (p. 479).
38Ses pressentiments se confirment dans sa remarque de la fin du roman, lorsqu’il déclare :
J’avais souvent utilisé le « je » en griffonnant mes notes. Pour mieux me mettre à sa place. Mais je savais maintenant que j’étais devenu lui durant bien des instants, qu’il m’avait habité de ses émotions, que ses élans avaient trouvé des nappes taiseuses en moi. Il m’avait moi aussi éveillé, réveillé, forcé à naître à une part inconnue de moi-même.
40Un autre genre de coexistence de la voix du narrateur avec celle de BBJ est illustré par les passages où la voix de BBJ fait intrusion dans le discours du narrateur extradiégétique. On trouve une des meilleures expressions de cette pratique dans une partie du récit qui raconte la période passée par BBJ en Indochine, à Cao Bang, où il prétend avoir rencontré Hô Chi Minh : « M. Balthazar Bodule-Jules confia au chef de sa section qu’il pouvait soigner l’Oncle Hô. Je ne sais pas trop pourquoi je l’avais dit, mais je sentais pouvoir le dire » (p. 277). De toute évidence, il s’agit là d’une prise de parole de la part de BBJ qui se fait de manière agrammaticale. Le procédé est proche de ce que Genette appelle, à la suite de Brian McHale, discours direct libre, une variante de son discours immédiat, qu’il illustre par l’exemple suivant : « Marcel va trouver sa mère. Il faut absolument que j’épouse Albertine » (1983, p. 38). Il s’agit d’une citation des paroles d’autrui sans formule déclarative, ou, comme le montre l’exemple, sans un lien clair entre les paroles du narrateur et les paroles citées. C’est une pratique analogue au discours indirect libre, avec une confusion des voix semblable comme résultat. Nous disons semblable car, comme l’a remarqué Genette dans une comparaison entre le discours indirect libre et le discours immédiat, dans les deux cas il y a une confusion des voix, mais si, dans le premier, « le narrateur assume le discours du personnage », c’est le contraire dans le second : « le narrateur s’efface et le personnage se substitue à lui » (1972, p. 194 ; c’est l’auteur qui souligne). L’exemple extrait de Biblique illustre très bien cette dernière caractéristique, le personnage faisant intrusion de manière subtile déjà dans la phrase prononcée par le narrateur. En effet, la formule « l’Oncle Hô » semble produite par BBJ plutôt que par le narrateur, parasitant le discours de ce dernier. Or, sans contester la pertinence du discours direct libre dans ce cas-là, nous sommes d’avis que cette manière de faire fusionner les voix est d’un type sylleptique qui n’est pas sans rappeler les syllepses ramuziennes, fondées, elles aussi, comme nous l’avons vu, sur des agrammaticalités.
41Il y a cependant, dans Biblique des derniers gestes, un exemple encore plus intéressant de dissolution des limites entre temporalités qui pourrait être classé comme syllepse narrative. Nous pensons aux deux prétendues naissances du personnage de BBJ. « A l’en croire, M. Balthazar Bodule-Jules était né il y a de cela quinze milliards d’années » (p. 52) écrit le narrateur extradiégétique à propos de la première de ces naissances. Ce contact entre BBJ et le temps des origines de notre planète pourrait être interprété comme une manière d’instaurer une temporalité mythique pour « compenser l’absence de mythes fondateurs » qui caractérise la littérature antillaise selon, entre autres, Dominique Chancé (2000, p. 70). L’aspect mythique n’efface cependant pas le caractère sylleptique de cette fusion de temporalités. La syllepse s’affirme en effet par la suite, lorsque le narrateur, en cédant la parole au personnage, lie ce passé mythique au présent par la mémoire :
Je suis plus vieux que la Terre, affirmait-il aussi, qui n’aligne même pas cinq milliards d’années. Je garde le souvenir de ces poussières qui s’agglutinent en blocs, de ces blocs qui se fondent en planètes, de ces vents solaires qui s’allument tout-partout, des énergies totales qui se heurtent, se contredisent, se fondent et se construisent sans fin. Je vois encore cette épouvante alchimique qu’est notre Terre qui naît.
43La seconde des naissances de BBJ est tout aussi mythique que la première :
Mais M. Balthazar Bodule-Jules se revendiquait aussi, avec la même emphase, d’une Genèse autre, et pour le moins inattendue. Elle était associée à la première et lui permettait de relever d’un Temps long de seulement quatre siècles.
45C’est le temps de la Traite négrière, qui, ainsi associée à la création de la Terre, acquiert un aspect de mythe fondateur, comme le suggère le narrateur lui-même :
Je compris que son agonie l’avait transporté d’une étrange manière dans la cale d’un vaisseau négrier. La Traite des nègres à travers l’Atlantique. Le crime fondateur des peuples des Amériques.
47La description de cet épisode se fait de façon encore plus clairement sylleptique que dans le cas précédent. Le récit est focalisé sur BBJ qui, bien que né sur le vaisseau, garde des souvenirs comme s’il y avait été présent comme adulte. La mention de la perception ne fait qu’augmenter la sensation que BBJ a réellement vécu cet épisode : « M. Balthazar Bodule-Jules avait perçu ce cri, cette chute d’un corps de femme, et par extraordinaire n’avait pas ressenti la charge folle des requins » (p. 63).
48Mais ce qui est encore plus intéressant est la manière corporelle dont ce souvenir s’inscrit dans le présent. En effet, le narrateur découvre les traces de l’esclavage inscrites dans le corps de BBJ comme une « mémoire charnelle » :
Il s’était toujours dit tracassé par la cale négrière. Mais je fus surpris de découvrir, dans les aveux de son corps, cette histoire à la fois irréelle et sincère. Elle fluait de son torse immobile, telle une chimère obsessionnelle. Par une répétition inlassable durant près de cinq cents ans, elle avait laissé dans ses muscles, dans son esprit, une émotion inextinguible. C’était un rêve vrai. Une vérité imaginaire. C’était un impossible dont les traces subjuguaient le réel. Je ne pouvais que l’accueillir ainsi : la mémoire charnelle relevait d’une autre mesure de la réalité.
50Le corps de BBJ se donne littéralement à lire ici comme un document sur le passé, un document où la sensation créée par le passé est inscrite directement, sans le truchement des mots imprimés. Les différents oxymores de la citation suggèrent une difficulté en ce qui concerne l’interprétation de ces traces aussi bien que l’apparente absurdité de leur survie dans le présent.
51Concluons en constatant que l’aspect le plus important qu’ont en commun les syllepses narratives de Ramuz et de Chamoiseau selon nos analyses est la capacité de faire fusionner le présent avec le passé, surtout lorsque ce passé est traumatique. La syllepse serait par là représentative de la « force coagulante » que possède la fiction en général, selon Jeana Jarlsbo, « de souder la fracture de l’Histoire » (2003, p. 60). C’est une capacité que déjà Proust avait soulignée, en parlant d’un procédé analogue aux syllepses, les « intermittences » chez Nerval, qu’il trouvait « précieux comme jointure » (p. 599). « Levier d’innombrables digressions », écrit Dagmar Wieser dans son travail sur le style de Nerval, « la syllepse permet de mettre à plat (et de ressouder, par télescopage) les époques les plus distantes » (p. 108). Les exemples de syllepses que nous avons rencontrés chez Ramuz et Chamoiseau corroborent sans l’ombre d’un doute cette conclusion.
52Nous allons maintenant tenter de repérer des syllepses narratives dans des œuvres cinématographiques, en nous concentrant notamment sur la capacité de faire fusionner les temporalités.
53Pour commencer, soulignons que l’utilisation des outils narratologiques dans le cadre des films ne va pas de soi. L’existence d’un narrateur, pierre de touche de la narratologie classique, n’est peut-être pas une nécessité dans les films, où la représentation pourrait être immédiate [25]. Cependant, il nous semble exagéré d’exclure la narratologie de toute analyse des films. Déjà les formalistes russes avaient par exemple fondé leurs réflexions sur des exemples tirés du cinéma. En effet, comme l’ont remarqué un grand nombre de théoriciens du domaine cinématographique [26], la même dualité histoire/discours, ou fabula/sujet, sous-tend les deux médias. Par conséquent, nous adhérons à la thèse d’intermédialité avancée dans plusieurs ouvrages récents de Werner Wolf. Soulignons pourtant que l’emploi des outils conçus pour l’analyse littéraire doit être fait en prenant en compte les particularités de chaque médium.
54Des analyses établies sur l’existence de différents niveaux narratifs nous semblent ainsi légitimes dans le cadre d’un médium qui, à l’instar de la littérature, se construit sur la représentation et sur la narration d’événements. C’est aussi l’avis de John Pier et de Jean-Marie Schaeffer, qui ont noté que la distinction entre le niveau de la narration et celui des événements narrés « n’apparaît pas d’ailleurs comme étant spécifique au récit, mais semble définitoire de la représentation comme telle » (2005, p. 11). Une analyse de l’emploi des procédés narratifs paradoxaux dans le cadre des films nous semble donc tout à fait pertinente. De telles analyses sont par ailleurs de plus en plus nombreuses dans le cadre de la narratologie postclassique, comme en témoignent les travaux des théoriciens comme Jean-Marc Limoges, Jan Lothe, Monika Fludernik ou Jan Alber.
55Notons cependant que ce sont principalement la métalepse narrative et l’épanalepse (ou la mise en abyme) qui ont été étudiées dans des films. La syllepse narrative est encore plus rare dans les études cinématographiques que dans les études littéraires. Cette lacune, s’expliquerait-elle par une prétendue spécificité littéraire du procédé ? C’est la conclusion que l’on pourrait tirer du raisonnement de David Parris, pour qui l’aspect temporel est absent de l’instance narrative filmique :
Mais la liberté de manœuvre du cinéaste est théoriquement plus restreinte que celle du romancier. En effet, le cinéaste raconte à travers sa caméra qu’il doit situer dans l’espace, alors que le romancier raconte à travers un narrateur qu’il doit situer et dans l’espace et dans le temps.
(p. 132)
57Mentionnons, sans pour autant nous lancer dans un débat sur la question, que le cinéaste possède une large gamme de possibilités techniques pour mettre en scène une temporalité. L’instance narrative filmique est par ailleurs extrêmement complexe, pouvant par exemple englober un narrateur de type littéraire entre autres par la technique de voix off [27]. Notre hypothèse est qu’une analyse de la syllepse narrative dans le cadre du cinéma non seulement est pertinente, mais pourrait contribuer à un approfondissement théorique du procédé.
58Les deux films que nous avons choisis pourraient être classés comme populaires, ce qui élargit le champ de notre réflexion qui n’a porté jusqu’à présent que sur des ouvrages littéraires d’avant-garde. En particulier le premier de ces films, Le premier qui l’a dit, réalisé par l’Italien d’origine turque Ferzan Özpetek en 2010, apparaît comme un produit de consommation léger. En témoigne la réception en France, où les critiques l’ont vu comme une « comédie italienne avec quiproquos plutôt réussis » (Xavier Leherpeur dans L’Express, 20 juillet 2010), ou une « comédie sentimentale » avec des tendances « à la caricature affectueuse » (Thomas Sotinel dans Le Monde, 20 juillet 2010). Dans son article du Monde, Thomas Sotinel note l’emploi des « flash-back assez irritants ». Or, c’est justement par ces flash-back que le film atteint une dimension qui le place au-dessus d’une simple comédie.
59Comme l’a remarqué avec raison Sotinel, il y a deux actions parallèles dans le film : l’une est placée dans le présent et l’autre deux générations plus tôt dans le passé. L’embrayeur entre ces deux actions est la grand-mère paternelle du personnage principal, Tommaso, qui est obligée de se marier avec un homme qu’elle n’aime pas. Des scènes décrivant les dernières heures avant son mariage apparaissent comme des souvenirs représentés sous forme de flash-back qui s’intercalent dans la trame narrative du film. Ces scènes sont clairement séparées de l’action principale, les deux fils narratifs coulant en parallèle, sans interférence. Or, soudain, tout près de la fin du film, les deux diégèses se rencontrent dans le cadre de la même scène. La grand-mère et son vrai amant, courant main dans la main vers l’inévitable mariage, font irruption dans le présent, dans le cortège des obsèques de la grand-mère, sans que personne réagisse. La fusion des deux temporalités se prolonge jusqu’à la fin du film, par une scène où les invités à la fête du mariage dansent avec les participants aux obsèques.
60La classification de ces scènes finales du film comme syllepses narratives nous semble incontestable. En effet, le critère genettien de « groupement anachronique » commandé par une parenté « spatiale, thématique ou autre » est clairement rempli. Le genre de parenté entre les deux diégèses est certes discutable, pouvant être aussi bien de l’ordre spatial (les deux actions se déroulent au même endroit) que thématique (comme nous le verrons). L’emploi de la syllepse à un endroit stratégique tel que la fin, met en lumière le thème du film, qui ne se dévoile pas complètement sans une interprétation du procédé.
61Notons tout d’abord que l’aspect temporel n’est aucunement difficile à représenter dans le film. La distance temporelle entre les personnages est évidente aux yeux du spectateur, ne serait-ce que par les vêtements qui montrent l’évolution de la mode entre les deux époques. La possibilité de recourir à de tels détails visuels est l’une des manières, ignorée par D. Parris, dont un réalisateur peut se servir pour situer l’action dans le temps. Certes, on pourrait nous rétorquer que ce n’est que l’action que l’on situe de cette manière, non pas l’instance narrative. Or, un regard attentif montre que le narrateur, si tant est qu’il correspond à la caméra, se situe dans la temporalité du présent. Le fait que les personnages du passé fassent intrusion dans la scène du présent n’est que l’un des arguments en faveur d’une telle interprétation, étayée aussi par le fait que tout au long du film les scènes du passé ont été présentées comme des flash-back.
62Par cette intrusion d’ordre formel du passé dans le présent, la syllepse de ce film peut être interprétée d’une manière similaire aux syllepses ramuziennes et chamoisiennes : le passé n’est pas coupé du présent. En effet, malgré les tentatives de faire passer les événements autour du mariage de la grand-mère sous silence, ceux-ci ne cessent d’influencer le présent. La leçon que tire Tommaso, le personnage sur lequel est focalisé le récit, est qu’il doit éviter de commettre la même faute que sa grandmère. C’est là une leçon apparemment banale, mais qui n’arrive pas facilement à la conscience de Tommaso. La syllepse est une manière de représenter la révélation qu’a Tommaso de ce qu’il doit faire.
63Le second film que nous nous sommes proposé d’analyser, Old Boy, réalisé par le Sud-Coréen Park Chan-Wook en 2003, n’est pas aussi facilement classable dans la culture populaire que Le premier qui l’a dit. D’abord, le film a reçu le grand prix du jury lors du festival de Cannes 2004. Ensuite, la réception critique en France a montré une incertitude en ce qui concerne l’appartenance générique, le film étant qualifié tour à tour de « polar sanglant et sadique », de « drame shakespearien », de « film noir » ou bien d’« œuvre hybride [28] ». Le film a également suscité une polémique en ce qui concerne sa qualité artistique, certains critiques le trouvant trop violent et superficiel. Notons cependant qu’il est fondé sur un manga japonais, un genre littéraire indubitablement populaire [29].
64Un court résumé du film est indispensable pour la compréhension de l’analyse qui suit. Le personnage principal, Oh Dae-su, est kidnappé et séquestré dans une chambre pendant quinze ans. Durant son emprisonnement, il apprend par le moyen de la télévision, son seul lien au monde extérieur, que sa femme a été tuée et qu’il est recherché par la police en tant que suspect principal. Un jour, tout à coup, Oh Dae-su est libéré. Il rencontre Mido, une jeune femme qui lui permet d’habiter chez elle et essaie de l’aider à trouver sa fille. Son kidnappeur le contacte par téléphone et lui donne cinq jours pour découvrir qui l’a enlevé et pourquoi. Voulant se venger, Oh Dae-su accepte le défi, et après une chasse bizarre, durant laquelle il tombe amoureux de Mido, il résout l’énigme. Son kidnappeur, Woo-Jin, qui s’avère être un ancien collègue de lycée, tient Oh Dae-su pour responsable de la mort de sa sœur. Celle-ci s’était suicidée à cause d’une rumeur, qu’Oh Dae-su avait fait courir, selon laquelle Woo-Jin avait entretenu des relations incestueuses avec sa sœur. Le pire, selon Woo-Jin, c’est qu’Oh Dae-su a tout oublié de cet épisode tellement traumatique pour lui. La véritable vengeance est par conséquent celle de Woo-Jin, qui, outre l’incarcération d’Oh Dae-su, a tout orchestré pour qu’il y ait un inceste entre celui-ci et celle qui s’avère être sa fille : Mido.
65Parmi les particularités techniques de la mise en scène de cette histoire, aux résonances de tragédie grecque, il y a la répétition de certaines situations et surtout de certaines images. Cette technique est tellement frappante dans Old Boy que le théoricien Gustavo Mercado choisit le film pour illustrer la théorie des correspondances au cinéma dans son livre L’Art defilmer (2011). Partant d’une liste de neuf plans qui se répètent de manière pratiquement identique, Mercado conclut que l’esthétique des correspondances ajoute « des niveaux de signification » et « prend une part active à l’histoire » (p. 20). En se reflétant comme des « échos énigmatiques » (p. 20), d’une manière renforcée par l’emploi des miroirs dans la diégèse même, ces images augmentent, selon Mercado, « l’intensité dramatique en établissant des résonances entre les thèmes et les motifs narrés » (p. 21).
66L’un des thèmes ainsi mis en relief est celui de l’oubli et de la réminiscence. L’un des neuf plans choisis par Mercado illustre très bien comment le parallélisme fonctionne à un double niveau. Lorsqu’une jeune femme entre dans un salon de coiffure où se trouve Oh Dae-su, celui-ci ne peut s’empêcher de regarder ses genoux. Cette vision active la mémoire d’Oh Dae-su, qui par une association se rappelle avoir vu les genoux de la sœur de Woo-jin lorsqu’il l’avait surprise en faisant l’amour avec son frère. Ce souvenir est la clé qu’Oh Dae-su utilise pour résoudre l’énigme. Mais ce que Mercado néglige de préciser dans ce cas-là, c’est que la révélation d’Oh Dae-su est aussi celle du spectateur. En effet, l’image des genoux de la sœur de Woo-jin apparaît dans le film par le moyen d’un flash-back. Le parallélisme entre les images fonctionne ainsi de la même manière pour le public que pour le personnage principal, en opérant une association visuelle. Le travail de réminiscence du personnage se propage ainsi au-delà de la limite qui sépare la diégèse du monde du spectateur.
67Peut-on considérer de telles répétitions comme des syllepses ? Certes, surtout dans l’exemple que nous venons d’analyser, il y a une condensation temporelle par laquelle on établit un lien entre deux événements. Il n’y a cependant pas une véritable fusion entre ces deux événements, qui ne se déroulent pas dans la même scène, comme dans le cas de Le premier qui l’a dit. La connexion explicite au motif de la réminiscence, motif que Genette considère comme essentiel dans le cadre des syllepses (1972, p. 179), ne suffit pas pour arriver à une telle conclusion. Toute répétition présuppose une activité mémorielle, sans pour autant être une syllepse.
68La syllepse est pourtant présente dans Old Boy, et, par hasard, justement dans un des plans analysés par Mercado. Vers la fin du film, Woo-Jin apparaît dans un gros plan qui fait penser au début du film, lorsque Oh Dae-su tient la cravate d’un homme pour l’empêcher de se jeter du toit. Les deux plans se ressemblent en détail : les deux personnages sont filmés de bas en haut, de la même distance, le regard fixant la caméra (ou les yeux de la victime ?) et le bras tendu vers la caméra. Le contrechamp des deux plans est marqué par le même effet de miroir, soulignant le parallélisme entre les scènes. On y voit, dans le plan du début du film, l’homme qu’Oh Dae-su tient par la cravate, de haut en bas, à une hauteur effrayante du sol, et dans le second plan, la sœur de Woo-Jin dans la même position, suspendue de la main de son frère à une dizaine de mètres au-dessus d’un lac. Mercado affirme avec raison que le parallélisme entre les deux scènes suggère « la connexion qui existe entre les destins d’Oh Dae-su et de Woo-jin » (p. 21). La répétition souligne ainsi une grande thématique du film : la vengeance. En effet, « leur obsession de la vengeance en fait deux êtres assez semblables », constate Mercado (p. 21).
69Mais Mercado manque d’observer un détail important dans la scène où apparaît Woo-jin : c’est que celui-ci est censé être seul dans un ascenseur. Pourtant, sa sœur est présente dans l’ascenseur aussi, ce qui est souligné aussi bien par le fait que sa main est visible dans le plan où est cadré Woo-jin que par le passage brusque au contrechamp où elle pend de sa main. La sœur de Woo-jin ayant disparu quinze ans plus tôt, sa présence dans cette scène est du domaine de l’impossible. Il y a là une fusion clairement sylleptique de deux scènes séparées dans le temps et dans l’espace, mais associées thématiquement : la scène dans laquelle Woo-jin se décide à se suicider et celle où il ne réussit pas à interrompre la tentative de suicide de sa sœur. Comme dans le cas du film italien analysé plus haut, le passé fait intrusion dans le présent. Et comme dans ce cas-là, la syllepse est construite avec des moyens qui relèvent du montage cinématographique, comme le cutting, c’est-à-dire le découpage entre les séquences, et le choix de l’angle de la caméra. C’est par conséquent un genre de syllepse difficilement concevable dans le cadre de la littérature, qui ne dispose pas de tels moyens visuels.
70Cette syllepse ne constitue pas un cas isolé dans Old Boy. Notons le recours à elle dans la scène où Oh Dae-su commence à se souvenir de la période lorsque, lycéen, il avait découvert la relation incestueuse entre Woo-Jin et sa sœur. Oh Dae-su en tant que quadragénaire y fait en effet intrusion dans le passé oublié, comme s’il accédait physiquement à ses propres souvenirs. C’est là une syllepse qui se produit en direction inverse par rapport aux cas précédents, puisque le présent y fait intrusion dans le passé. L’enjeu est cependant le même : la difficulté de se souvenir de certains événements traumatiques du passé. Par conséquent, nous tendons à donner raison à Genette quand il souligne, dans Nouveau Discours du récit, que la réminiscence est une syllepse temporelle (1983, p. 27). En effet, au-delà de leurs différentes formes et indépendamment du médium dans lequel nous les avons rencontrées, les syllepses étudiées ont toutes ceci en commun qu’elles ont un rapport à la mémoire.
71Dans les quatre cas étudiés, les syllepses narratives sont d’un type plus complexe que les exemples évoqués par Genette. Faire fusionner littéralement deux temporalités différentes va au-delà d’une phrase comme « tous les jours de la semaine je me suis couché de bonne heure » avec laquelle Genette avait défini la syllepse itérative. En effet, il est difficile de ne pas constater l’existence d’un élément transgressif dans les syllepses que nous avons analysées, ce qui les rapprocherait de la métalepse narrative. Faut-il en conclure que la dimension transgressive n’est pas à considérer comme un trait distinctif entre la syllepse et la métalepse ? La syllepse narrative ne se distinguerait-elle de la métalepse que par son aspect temporel ?
72Comme l’ont montré nos analyses, en effet, il n’est pas toujours aisé de distinguer les deux procédés dans la réalité textuelle. La liste détaillée de traits distinctifs des procédés de la narration paradoxale ne nous a pas paru d’une grande utilité dans le travail de repérage des syllepses. Fonder la distinction sur un seul aspect, le temps, nous paraît précaire, car il est difficile d’exclure toute dimension temporelle dans les métalepses. Pourtant, il nous semble illégitime de considérer la syllepse narrative comme synonyme de la métalepse narrative. Il est tout simplement abusif de classer une phrase comme « tous les jours de la semaine je me suis couché de bonne heure » parmi les métalepses narratives.
73Nos analyses ont montré l’utilité de l’emploi du concept de syllepse narrative dans une démarche herméneutique, notamment par sa capacité de représenter le processus de la réminiscence. La difficulté que nous avons éprouvée à repérer les syllepses narratives et à les distinguer des métalepses n’est pas non plus un argument en faveur d’une superfluité du concept. Une difficulté semblable, démontrée dans la thèse de Romeborn, à repérer la syllepse sémantique, ne mène par exemple pas à une telle mise en question du procédé. Une des conclusions que l’on peut formuler est que l’aspect transgressif est moins important comme trait distinctif entre syllepse et métalepse que ne le prétend le groupe de recherche en narratologie de Hambourg. Il faut pourtant lui savoir gré d’avoir entamé un approfondissement de ce concept théorique négligé par la narratologie postclassique, sans doute comme une réaction contre la profusion terminologique de Genette. Car plutôt qu’abandonner la syllepse narrative, il importe de continuer le travail théorique autour d’un procédé qui, de toute évidence, existe bel et bien, non seulement dans la littérature d’avantgarde, mais aussi dans la culture populaire et dans d’autres médias.
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Notes
-
[1]
Voir par exemple le chapitre « Terminologisation », dans Postmodern Narrative Theory par Mark Currie (1988).
-
[2]
Nous utilisons le terme « narration non naturelle » comme traduction du terme anglais « unnatural narrative » employé à la suite de Brian Richardson pour désigner un type de littérature qui rompt avec la doxa de la littérature réaliste. Voir par exemple l’article de Jan Alber et al. (2010).
-
[3]
Il est significatif de mentionner à ce sujet la publication du volume Metalepsis in Popular Culture, un ouvrage collectif de 2011 édité par Karin Kukkonen et Sonia Klimek, où l’on essaie d’établir un état des lieux de l’utilisation actuelle de la métalepse dans la littérature populaire, dans la littérature policière, dans la fanfiction, dans la chanson populaire, dans la bande dessinée, dans le film et dans les séries télévisées.
-
[4]
La métalepse fait l’objet d’un chapitre à part, sous la catégorie de la voix, tandis que la syllepse est renvoyée à une note, comme nous l’avons vu.
-
[5]
C’est aussi la définition formulée par Michel Le Guern : « la syllepse est l’actualisation de deux sens pour une seule occurrence d’un mot » (Le Guern, 2006, p. 7).
-
[6]
Les procédés paradoxaux sont, dans la typologie du groupe de Hambourg, les procédés qui violent la doxa du récit. Voir notamment Lang (2006, p. 31) et Meyer-Minnemann, Schlickers (2010, p. 91).
-
[7]
« Mais Genette n’a pas vu (ou tout simplement n’a pas voulu voir) la différence entre la contiguïsation paradoxale des temps et des espaces dans les récits littéraires de fiction, que nous conceptualisons avec l’objectif de marquer une distinction claire entre procédés de nivellement et procédés de transgression des limites en l’appelant syllepse, et le procédé de rupture des limites temporelles et spatiales, auquel nous avons réservé le nom de métalepse » (Meyer-Minneman, 2006, p. 61 ; notre traduction de l’espagnol. C’est l’auteur qui souligne).
-
[8]
L’élément différenciatif de l’identité humaine est soulevé par plusieurs penseurs. Mentionnons Paul Ricœur et son ouvrage Soi-même comme un autre (1990) où il avance la théorie que la relation à l’Autre, ou l’intersubjectivité, est à la base de la construction d’une partie de l’identité humaine, l’identité-ipse, que Ricœur oppose à l’identité-idem (pour une réflexion autour de la théorie ricœurienne de l’identité, nous renvoyons entre autres à Vincent Descombes, 1991). Mentionnons également Emile Benveniste, qui souligne, dans une perspective linguistique, que « la conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste » (1996, p. 260). Dans une perspective psychanalytique, Jacques Lacan a constaté que l’enfant ne prend conscience de son soi que lorsqu’il découvre son corps comme indépendant de celui de sa mère (1966, voir en particulier le chapitre « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », p. 89-97).
-
[9]
Lang, 2006, p. 33. Notre traduction.
-
[10]
Voir par exemple Philippe Carrard, qui y voit « l’un de ses traits les plus fondamentaux » (1980, p. 314). David L. Parris prétend que « c’est à travers les changements des temps que nous saisirons l’originalité du style ramuzien » (p. 130).
-
[11]
Le terme « agrammatical » dans ce contexte est une référence à Michael Riffaterre. Selon le théoricien, les agrammaticalités sont des éléments qui perturbent la « grammaire » du texte et promeuvent une lecture à un second degré, ou une lecture « sémiotique ». Certes, cette grammaire du texte n’est pas la grammaire du langage, mais un système sémantique établi par des conventions qui fait qu’un texte est compréhensible et cohérent (voir Riffaterre, 1982, p. 96). Chez Ramuz, les agrammaticalités fonctionnent au sens propre, c’est-à-dire comme des fautes de langue, aussi bien qu’au sens riffaterrien.
-
[12]
Voir en particulier les pages 39-48 dans Le Temps : le récit et le commentaire de Harald Weinrich.
-
[13]
Rappelons l’ambiguïté du présent qui peut être aussi bien un temps ponctuel qu’un temps d’arrièreplan selon le système de Weinrich.
-
[14]
Dans la liste de Lang, cette forme de syllepse est placée sous la catégorie de syllepse horizontale du narrateur (silepsis horizontal del narrador), et est définie de la manière suivante : « on passe d’une manière brusque d’un narrateur hétérodiégétique à un narrateur homodiégétique, et vice versa » (Lang, 2006, p. 35. Notre traduction).
-
[15]
Voir Carrard (1980, p. 308) pour une bibliographie de telles études.
-
[16]
Le lien entre la signifiance et le niveau sémiotique d’un texte est expliqué par Riffaterre de la manière suivante : « Du point de vue du sens [niveau mimétique], le texte est une succession d’unités d’information ; du point de vue de la signifiance [niveau sémiotique], le texte est un tout sémantique unifié » (Riffaterre, 1983, p. 13).
-
[17]
D. Parris a proposé cette interprétation du passage entre passé et présent chez Ramuz : « Le changement de temps rapproche le lecteur de la scène décrite » (p. 133).
-
[18]
Il y a, selon nous, des allusions à un viol dans la description de la manière dont l’arbre est abattu. Remarquons par exemple l’insistance sur les mouvements et les sons lorsque les jeunes utilisent la scie : « Eux, ont des mouvements précis et étriqués. L’un tire, l’autre pousse. Ça va, ça vient, c’est monotone. On entend seulement un petit bruit de frottement avec un grincement des fois » (p. 153). Remarquons ensuite les associations à un corps de femme et à une opposition de la part de l’arbre : « Puis, appuyant sa main à plat sur le tronc lisse et frais à la belle peau soyeuse, il pèse dessus, éprouvant s’il ne va pas céder encore » (p. 154). Soulignons finalement la connotation sexuelle à l’aide de cette citation : « Chabloz avait repris sa place à l’un des bouts de la scie, pendant qu’elle allait et venait. Il y avait toujours cette petite fontaine à deux goulots qui crachait blanc parmi la mousse » (p. 156).
-
[19]
Les habitants de la planète Tralfamadore dans Abattoir 5 possèdent la capacité de voir les objets comme une suite dans le temps : « the Universe does not look like a lot of bright little dots to the creatures from Tralfamadore. The creatures can see where each star has been and where it is going, so that the heavens are filled with rarefied, luminous spaghetti. And Tralfamadorians don’t see human beings as two-legged creatures, either. They see them as great millepedes with babies’ legs at one end and old people’s legs at the other » (Vonnegut, 1991, p. 87).
-
[20]
Voir par exemple D. Parras, qui souligne comment Ramuz « aligne volontiers des séries de tableaux qui ressemblent aux plans successifs à travers lesquels le cinéaste raconte son histoire » (p. 132).
-
[21]
Un tel partage entre les générations est présent dans un ouvrage ramuzien antérieur, publié en 1925, à savoir le roman La Grande Peur dans la montagne. Le partage est reflété dans ce roman aussi par un emploi particulier des temps verbaux. Ainsi, l’utilisation apparemment aberrante du passé simple et du passé composé dans la même phrase pourrait être motivée par le fait que le passé simple renvoie aux jeunes du village, qui votent pour monter un troupeau de bétail à un pâturage prétendument frappé par le mauvais sort, tandis que le passé composé renvoie au vieux, qui votent contre : « Il y eut 58 mains qui se levèrent, et 33 seulement qui ne se sont pas levées » (Ramuz, 1997, p. 7).
-
[22]
Certes, cette tendance pourrait être due à une uniformité dans le corpus des romans antillais et du roman postcolonial plus généralement. Selon J. P. Durix, « an examination of post-colonial literatures across the language divide reveals disturbing similarities in themes, structures and in attitudes to language » (1998 :1).
-
[23]
C’est ce que souligne entre autres S. Choquet lorsqu’elle constate, avec raison, à propos des romans chamoisiens que « l’empreinte idéologique […] est relativement faible, ou bien enfouie, peu visible en surface ; en tout cas elle ne l’emporte pas sur la dimension artistique/esthétique des textes » (2001, p. 412).
-
[24]
Outre Chancé, voir aussi Carole Bougenot : « Une véritable fusion s’opère entre le “je “ de la narration, proféré par le Marqueur de parole […] et le “je” du discours de l’agonisant » (2004, p. 39).
-
[25]
Pour des réflexions récentes autour de la question de l’intermédialité du concept du narrateur, voir les articles de Fludernik (2010), Alber (2010) et Limoges (2009).
-
[26]
L’espace de cet article est trop réduit pour un approfondissement détaillé de la narratologie dans le cinéma, mais mentionnons des noms comme Seymour Chatman, Christian Metz ou David Bordwell.
-
[27]
Pour une discussion édifiante autour de la question du narrateur filmique, voir l’article d’Alber, notamment l’énumération de certains procédés par lesquels le narrateur se fait sentir dans les films (2010, p. 168).
-
[28]
Pour un bilan de la critique du film, voir le site : http://www.allocine.fr/film/revuedepresse_gen_cfilm=54137.html.
-
[29]
Old Boy est un manga de Minegishi Nobuaki et Tsuchiya Garon, publié en huit volumes en 1997. Il a été traduit en français est publié par la maison d’édition Kabuto.