Poétique 2010/2 n° 162

Couverture de POETI_162

Article de revue

Pseudogynies hétéronymiques

Pages 177 à 186

Notes

  • [1]
    P. Caranne, Entretiens avec Marcel Duchamp, Paris, Belfond, 1967, p. 118.
  • [2]
    « Notice sur Clara Gazul » (1825), in P. Mérimée, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 4.
  • [3]
    Première chronique de « Littérature féminine » par Louise Lalanne, Les Marges, 1909 (reprise dans les Œuvres complètes de Guillaume Apollinaire, Paris, A. Balland et J. Lecat, 1966, t. III, p. 836 sq. ; et dans les Œuvres en proses complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1991, p. 917 sq.).
  • [4]
    Journal intime (1950), in Œuvres complètes de Sally Mara (1962), Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1981, p. 36-40.
  • [5]
    Poésies, Paris, Gallimard, 1990, p. 42.
  • [6]
    « Ballade à mon espoux » et « Traduction d’une œuvre de Sapho », in Poésies de Clotilde de Surville, Paris, Henrichs, 1803, p. 109 et cxv.
  • [7]
    Le Retournement du gant. Entretiens avec Jean-Luc Moreau, Paris, La Table ronde, 1990, p. 26-27.
  • [8]
    Le glissement symétrique, du féminin vers le masculin, pourrait en bonne logique se définir comme un fait de gynandrie (selon le TLF, « pseudo-hermaphrodisme de la femme qui présente des caractères sexuels masculins secondaires », ou « comportement de femmes qui prennent de façon permanente un déguisement d’homme »). Mais, au-delà du simple pseudonymat (Vicomte Charles de Launay alias Delphine de Girardin, etc.), les exemples littéraires n’en sont-ils pas trop rares – ou méconnus – pour justifier une telle classification ?
  • [9]
    Ibid., p. 26-27.
  • [10]
    Œuvre, Paris, Le Nouveau Commerce, 1976, p. 22.
  • [11]
    Ibid., p. 9, 16 et 26.
  • [12]
    Op. cit., p. 140 et 30-31.
  • [13]
    L’Agonie d’Antigone : Variations sur Danielle Sarréra, édition revue et augmentée, Paris, Nizet, 1993. Une traduction italienne des textes de Sarréra, accompagnée d’un premier dossier d’investigation, avait paru à Bologne (Edizioni del Cavaliere Azzuro) en 1983.
  • [14]
    Dans le n° 1978 du magazine Elle (25 septembre 1983), puis dans Libération du 22 novembre. La chronologie de ces dévoilements est détaillée par Borel (op. cit., p. 132 sq.).
  • [15]
    « Épître de M. de Voltaire, à Mademoiselle de Malcrais de La Vigne, en lui envoyant la Henriade & l’Histoire de Charles XII, Roi de Suède » : texte daté du 15 août 1732 (paru dans Le Mercure de France de septembre 1732, p. 1888), en réponse à une Ode à M. Arouet, de Voltaire, sur sa Henriade (« Le laurier le plus beau, Voltaire, ceint ta tête… »).
  • [16]
    On peut lire ces diverses pièces d’anthologie dans nos Supercheries littéraires : la vie et l’œuvre des auteurs supposés, 1989, nouvelle éd. Genève, Droz, 2001, p. 11 sq. et 100 sq.
  • [17]
    Voir notre Esthétique de la mystification, Paris, éd. de Minuit, 1994, chap. iv, 5.
  • [18]
    Paris, Grasset, 1986.
  • [19]
    On est toujours trop bon avec les femmes (1947, repris dans les Œuvres complètes, op. cit.). Lacan s’en est bien avisé, selon qui ce « petit livre pornographique […] écrit par un nom éminent de la littérature » est « un des plus ravissants qu’on puisse lire » (le Séminaire II, Paris, éd. du Seuil, 1978, p. 156).
  • [20]
    Jusqu’à l’âge de sept ans (voir J.-P. Goujon, Pierre Louÿs, une vie secrète, 1870-1925, Paris, Seghers/J.?J. Pauvert, 1988, p. 25).

1« Tout à coup, j’ai eu une idée : pourquoi ne pas changer de sexe ! Alors de là est venu le nom de Rrose Sélavy [1]... »

2On appréciera, dans ce bref témoignage livré par Marcel Duchamp, la déconcertante facilité qui permit à l’artiste, abandonnant pour un temps ses oripeaux masculins, de concevoir ex nihilo l’une des plus intrigantes figures féminines du surréalisme. Aussi soudaine que radicale, cette transformation ne semble guère se soutenir que de l’invention d’un nom propre, opération minimale, mais nécessaire et suffisante qui fait avant tout de l’auteur travesti un puissant onomaturge. Sans même gloser, après bien d’autres exégètes, un signifiant dont les vertus évocatoires tiennent autant à son euphonie qu’à sa bizarrerie morphologique, force est de constater son efficience : l’événement performatif (et réflexif, en l’occurrence) du baptême constitue la création hétéronymique en créature pseudogynique, dans la mesure où il suscite non seulement une identité nouvelle mais bel et bien un changement de sexe.

3C’est d’abord au prénom qu’est dévolu le rôle singulier de signifier ici la féminité – nul homme ne saurait s’appeler Rrose… –, encore ce marquage linguistique n’est-il pas réductible à une artificieuse forgerie. Le « nom de Rrose Sélavy » apparaît moins une condition préalable à la mutation qu’un corollaire, consécutif à celle-ci (« de là est venu »). Mieux incarné qu’une simple étiquette pseudonymique, l’anthroponyme en question résulte d’un processus génératif qui en fait non point un autre nom de soi-même, mais le nom d’un autre soi, désormais pourvu des attributs propres au sexe opposé. Que lesdits attributs demeurent parfaitement symboliques, ils n’en ont pas moins pour effet de convertir la mâle écriture de Marcel en un discours tout féminin : Verbum caro factum est, donc, même si ce n’est pas Dieu qui prend corps mais un petit-fils d’Adam qui donne vie, par sa parole, à une nouvelle Eve.

4Qui veut écrire au féminin n’aurait-il, en somme, qu’à user d’un signe onomastique suffisamment distinctif ? Voilà ce que semblent confirmer les diverses supercheries ayant donné lieu à la fabrication non seulement d’une œuvre originale, mais encore d’une fictive femme de lettres : Hortense Malcrais de La Vigne alias Paul Desforges-Maillard (1730), Clotilde de Surville alias Joseph Etienne de Surville (1797), Clara Gazul alias Prosper Mérimée (1825), Bilitis alias Pierre Louÿs (1895), Louise Lalanne alias Guillaume Apollinaire (1909), Sally Mara alias Raymond Queneau (1947) ou Danielle Sarréra alias Frédérick Tristan (1974), autant d’exemples où la supposition d’auteur[e] s’accommode, dans son principe, d’une élémentaire manipulation sémiotique. En substituant à sa signature usuelle – voire à l’une de ses composantes, dans le cas de Surville – un désignateur qui le recatégorise immédiatement, le scripteur masqué rend légitime (et crédible, peu ou prou) un discours où la première personne acquiert un trait sémique [+ fém.]. Quoique non marqué en genre, le pronom je s’y associe logiquement à des marques grammaticales qui deviennent des indices à la fois illusoires et probants :

5

Je suis née sous un oranger sur le bord d’un chemin non loin de Motril, dans le royaume de Grenade [2].
J’étais encore presque une petite fille lorsque Le Cœur innombrable de Mme de Noailles me tomba entre les mains. Et je fus si contente de lire ces beaux vers qu’il me sembla être devenue une autre que moi-même [3].
J’étais seule, les arbres encore sans feuilles tendaient la trame sévère de leurs branches au-dessus de ma tête. […] Epouvantée, je ne m’en agrippai que plus fort. […] Un peu émue malgré tout, j’éprouvai le besoin de me soulager [4].

6Il n’est pas indifférent que la graphie signale, à elle seule, ce renversement par excellence scriptural. Affaire de lettres avant tout – de « ?e » flexionnel, en finale d’adjectifs ou de participes, pour l’occasion –, la littérature manifeste quelque chose de son essence là où le langage devient moyen de recréer jusqu’à l’instance auctoriale. Il faut toutefois que cette manœuvre, pour rester vraisemblable donc plausible, survienne dans un cadre qui ne soit pas expressément fictionnel. Tout féminin qu’il paraît, le discours doit encore être reçu comme émanant d’une personne réelle ; or, cela n’est possible que s’il relève d’un genre où domine la présupposition véridictoire. Par différence avec les propos attribués à tel personnage dans un récit romanesque ou dans un dialogue théâtral, par différence aussi avec les conventions rhétoriques présidant à la traditionnelle prosopopée, la mise en scène propre à toute supposition d’auteur trouve sa pleine efficacité pragmatique dans des dispositifs énonciatifs dotés d’un fort effet de réel : Lettres adressées à Voltaire par Hortense Malcrais de La Vigne, autobiographie orale de Clara Gazul (censément retranscrite par son traducteur-préfacier Joseph L’Estrange), Chroniques de « Littérature féminine » publiées en revue par Louise Lalanne, Journal intime de Sally Mara, Journal olographe de Danielle Sarréra, etc. Quant aux Chansons de Bilitis et aux Poésies de Clotilde, elles n’échappent à cette contrainte que pour donner libre cours au lyrisme élégiaque de l’aimable tribade

7

Je me suis dévêtue pour monter à un arbre. […] je me suis mise à cheval sur une fourche écartée en balançant mes pieds dans le vide. […] Que ne suis-je morte tout à fait ! Je me suis regardée dans mon miroir [5].

8et de la médiévale châtelaine :

9

Je t’ai vue… dans mon seyn, Vénus, qu’ay toute en l’ame,
Qui, sur levre embrasée, estouffoit mes accents […].
Maiz se reviens, soudain de tressaillir,
De te presser à mon tremblant corsage [6].

10Ainsi ce segment paratextuel (et liminaire) qu’est le seing s’harmonise-t-il rigoureusement avec la suite discrète des formes grammaticales qui, internes au texte, se voient comme infléchies à distance. Traces lisibles du féminin, elles font de la cohésion linguistique une garantie de cohérence énonciative en témoignant de l’identité qui s’y inscrit.

11Beaucoup plus qu’un nom de personnage fictif, l’hétéronyme est donc l’identifiant d’un alter ego imaginaire, d’un doppel-gänger doté d’une personnalité, voire d’une biographie différentes de celles de l’auteur réel, et qui fait à son tour office d’auteur. De même qu’Alberto Caeiro, Ricardo Reis ou Alvaro de Campos furent des hétéronymes de Fernando Pessoa, de même Clara Gazul et Hyacinthe Maglanovich furent des hétéronymes de Prosper Mérimée. C’est d’ailleurs par ce terme que Frédérick Tristan (né Jean-Paul Baron) définit techniquement ses diverses signatures : « Danièle [sic] Sarréra, Adrien Salvat, Jean Makarié sont aussi des hétéronymes. Seulement, ils ne sont pas englobés dans un roman et vivent, en quelque sorte, d’une existence propre [7]. »

12Si différentes soient-elles, les modalités d’invention de toutes ces doublures recouvrent une semblable dérive vers la personnification, une même volonté de prêter vie à l’entité onomastique. Mais celle d’entre elles qui induit un glissement du masculin vers le féminin [8] ne leur est sans doute pas assimilable à si bon compte. A la question « Qui était Sarréra ? », Tristan répond sans fard : « Un autre moi. Elle m’était très proche. Je l’ai modelée selon ma révolte, ma tendresse aussi. Peut-être la sœur que je n’ai pas eue [9]. » Dans son Journal comme dans la trilogie de l’Œuvre, les figures mythiques d’Antigone et d’Ophélie (« la fille aux mains de terre et d’eau ») apparaissent les porte-parole privilégiés de « la petite Danielle ». La ferveur mystique, la révolte et la fuite dans l’onirisme (ou le cauchemar), la quête désespérée d’un amour aux confins de l’horreur donnent à ces « cahiers d’écolière » une même violence, expression sauvage et visionnaire du conflit entre l’enfant – « Si seulement j’aimais une poupée de soie. Elle me bercerait pour m’endormir » – et l’adolescente aliénée qu’elle est déjà :

13

Gloire à mon sexe répudiant et jamais lassé, ce diamant, ce vêtement de fourrure, cet onyx irréfutable, où les porcs sont venus pour rassasier leur âme [10].

14A travers l’hallucination d’une sexualité monstrueuse et la mise en scène d’un je « crucifié », la jeune « reine de tendresse » en vient donc à rechercher la libération dans la mort. Cette quête de la suprême connaissance dans l’anéantissement de soi est certes commune à plusieurs écrivains maudits de la première moitié du xxe siècle : Arthur Cravan, Jacques Vaché, Jacques Rigaut, René Crevel… Mais, dans le cas présent, le sacrifice survient aussi comme un révélateur, qui permet de réinterpréter la vie de l’écrivain à travers le filtre de sa mort : la disparition intentionnelle ou accidentelle constitue la meilleure preuve de son incarnation, en même temps qu’elle l’abolit. Par un plaisant paradoxe, Sarréra n’aura jamais été qu’une « jeune morte ». Ce que montre au mieux, dans sa prose, une série de métaphores sur la transparence, l’absence, le vide :

15

Autant être franche, vous ne pourrez jamais me nommer, car je suis absente au sommet de l’absence. Toi qui me connais le mieux tu ne sais rien de moi ; non pas que je dissimule, mais tout me dissimule. […] Je suis une vitre dans le palais des vitres ; je ne sépare rien. Devant il n’y a rien à voir. Derrière, il n’y a plus rien à voir. […] Ils se nomment mort ainsi que morte je suis depuis toujours […] comme si je pouvais n’être pas déjà défunte et rouillée et trompée en mon vide [11].

16Tout en conférant une dimension spirituelle au dit de la jeune « fille du vide » – « La femme […] est la métaphysique elle-même » –, cet aveu se lit conjointement comme un déni. Par la mise en question systématique du sujet, par la référence obligée au mythe de l’écrivain-maudit-qui-ne-trouve-sa-destinée-que-dans-le- sacrifice-consenti, la supercherie enveloppe sa propre dénonciation : « J’aurais voulu, précise encore Tristan, que Danielle vive de sa propre existence, en dehors de moi. C’est pourquoi je l’ai expulsée par une mort mythique, et j’ai fait recopier ses cahiers par une camarade afin de la libérer totalement » (op. cit., p. 30).

17Or, une si nette distanciation ne saurait aller sans quelques effets pervers. Ainsi la copiste en question, Françoise Bergier, décida-t-elle tardivement de publier dans Elle (numéro du 22 mai 1978) deux poèmes inédits attribués à Sarréra afin de passer a posteriori pour le réel auteur des pages transcrites auparavant. Sollicitée par Tristan pour recopier de sa main, entre 1959 et 1961, les textes que lui-même avait conçus au début des années 1950, la complice aurait alors trahi son commanditaire et tenté d’usurper l’hétéronyme. C’est notamment pour couper court à ce stratagème que l’auteur spolié dut

18

révéler avec tristesse que si Danièle [sic] n’était pas F[rédérick] T[ristan], elle était cependant née de ma hanche […]. J’ai entretenu cette fiction jusqu’en 1983. Mais était-ce une fiction ? F[rédérick] T[ristan] est-il une fiction ? Ce ne sont pas des mystifications, en tout cas. Des mythifications, plutôt ; du domaine de la création. Des personnages qui sortent de l’écrit et se mêlent à la vie [12].

19L’objectif avait été si bien atteint que ladite D. S. (à entendre, aussi, comme déesse…) n’a pas cessé de séduire. Longtemps après qu’eut été révélé son fantasmatique avènement – où la fraternité (« la sœur que je n’ai pas eue ») le dispute à la paternité (« née de ma hanche ») –, le « créateur et critique » Pierre Borel a mené une enquête serrée pour rechercher (en vain) des traces de l’auteur sur les lieux de sa biographie (Lyon et Paris, notamment), pour récuser aussi les « allégations » d’un Tristan qui, dépositaire des manuscrits, les aurait détruits afin de « ne pas laisser de traces tangibles » et de « les exploiter à son profit [13] ». Voilà donc l’auteur du Journal d’un autre (1975) et de L’Homme sans nom (1980) soupçonné de détournement et de plagiat, alors même qu’il se présente comme l’inventeur d’une créature chimérique ! Dès 1983, année où il obtint le prix Goncourt pour Les Egarés, Tristan fit certes connaître son « méfait [14] » mais il n’aurait ni compris ni même lu l’œuvre qu’il revendiquait, laissant en particulier échapper l’allusion qu’elle contient à une pénible épreuve d’avortement. Aussi Borel n’a-t-il pas de mots assez durs pour réprouver le « procédé déloyal » de cet imposteur. Quant aux faux divulgués par Françoise Bergier, ils « sont inférieurs à tout le reste et sentent trop la mystification » (ibid., p. 62). Bref, ni Tristan ni Bergier ne peuvent, à bon droit, s’octroyer l’honneur d’avoir suppléé le talent d’une poétesse de première grandeur…

20Pour anecdotiques qu’ils paraissent, de tels aléas éditoriaux exemplifient précisément la réception afférente aux suppositions d’auteur. Si la pseudogynie hétéronymique trouve son origine dans un montage textuel soigneusement élaboré, son accomplissement dépend tout entier des lecteurs, qui vont ou non y ajouter foi. Voilà pourquoi la croyance aveugle dont fait montre un Borel n’est guère plus extravagante, somme toute, que l’enthousiasme de Voltaire répondant aux éloges (et aux avances…) de la mythique Hortense Malcrais de La Vigne :

21

Toi, dont la voix brillante a volé sur nos rives,
Toi, qui tiens dans Paris nos Muses attentives,
Qui sçais si bien associer
Et la Science, et l’art de plaire,
Et les talens de Deshoulière,
Et les Etudes de Dacier.
J’ose envoyer aux pieds de ta Muse divine,
Quelques foibles écrits, enfans de mon repos ;
Charles fut seulement l’objet de mes travaux,
Henri Quatre fut mon héros,
Et tu seras mon héroïne [15].

22On sait que la mise au jour de Bilitis devait éveiller des ardeurs non moindres de la part notamment de Gustave Fougère, professeur d’archéologie grecque à la faculté de Lille qui suggéra d’amender la « traduction » de Pierre Louÿs, et de Mme Jean Bertheroy (Berthe-Corinne Le Barillier), laquelle mit en vers français six de ces poèmes qu’elle disait « célèbres en leur temps, et relatés par les auteurs anciens [16] ». Ecrire au féminin, serait-ce inéluctablement donner prise à une lecture naïve sinon crédule, qui soit aussi lecture du féminin ? Sans épiloguer ici sur la dimension strictement mystifiante de tels procédés [17], on admettra que, visant à rendre au plus haut point autonome l’image auctoriale, ils en font un objet de leurre propre à susciter l’adhésion, donc à duper : l’effet-personnage, ici, n’est pas le fruit d’une banale coopération interprétative mais un point de fixation obsessionnel, un instrument de captation dont le lecteur, averti ou béotien, devient la cible.

23Il n’est donc pas douteux que ce type de création permette à un écrivain mâle d’explorer, virtuellement du moins, un champ littéraire qui lui est a priori peu familier. Mais peut-on estimer que l’expérience des limites aille de pair avec une écriture proprement androgyne ? S’avancer grimé de la sorte, ce n’est certes pas accéder sans ambages au statut d’être hybride : parlant provisoirement au féminin, le sujet (fût-il imaginaire) n’en perd pas pour autant son intégrité et ce serait aller vite en besogne que de le croire du coup bisexué. L’androgynie, de fait, ne se réduit pas à la caractérisation ambiguë d’un individu sexuellement indéterminé. N’est pas androgyne, à ce titre, mais plutôt asexué le narrateur de Sphinx conçu par Anne Garretta [18] : l’effacement de tous les critères grammaticaux et lexicaux trahissant ordinairement le « sexe » du locuteur y détermine un discours neutre, indifférencié, et non point une écriture mixte qui serait représentative de la double sexuation.

24Or, la figure antique de l’androgyne participe d’une fusion positive plus que d’une négation. Au schème castrateur du ni l’un ni l’autre, elle oppose la fiction du et l’un et l’autre, dont le Banquet de Platon apporte la plus célèbre illustration. On se rappelle que la thèse d’Aristophane exposée dans ce dialogue moral traitant « de l’amour » fait de l’Androgyne, non pas l’unique archétype primitif combinant les deux pôles masculin et féminin, mais l’une des « trois espèces humaines » qui, toutes, étaient déjà de nature duelle :

25

Chaque humain était dans son ensemble de forme ronde, avec un dos et des flancs arrondis, quatre mains, autant de jambes, deux visages tout à fait pareils sur un cou rond […], deux organes de la génération et tout le reste à l’avenant.
(190 d)

26Ces entités « sphériques » se distribuaient subséquemment selon trois modes de combinaison : mâle + mâle, femelle + femelle et, pour « l’espèce androgyne qui avait la forme et le nom des deux autres », mâle + femelle. L’épisode légendaire de la division, qui devait amener chaque moitié séparée à rechercher son complémentaire, fonde ainsi trois régimes d’accouplement correspondant aux homosexualités masculine et féminine, d’une part, à l’hétérosexualité d’autre part : de la coupure procède la quête d’un être du même sexe (pour les individus de polarité identique, in principio) ou du sexe opposé (lorsqu’il s’agissait d’un androgyne). Si l’hermaphrodisme des premiers temps cède la place, en ce cas, à une fusion amoureuse entre deux êtres de sexe différent, la régression archaïque ne conduit nullement à une hybridité confuse mais au rétablissement de la parité (deux organes de la génération…).

27A supposer qu’une pareille dynamique puisse se retrouver dans le domaine littéraire, et qu’au prix d’une alerte transposition on en décèle les interférences dans les mécanismes de la création, le processus de la supposition d’auteur semble en fournir une assez spectaculaire démonstration. Est assurément androgyne cette forme d’écriture à quatre mains qui permet à Pierre Louÿs de chanter les délices saphiques ou à Queneau d’exposer les désarrois érotiques d’une jeune vierge irlandaise. Au-delà même du Journal intime, où Sally se dévoile sans retenue – « Tiens, j’allais oublier ; hier, Tim m’a dépucelée » (op. cit., p. 183) –, le roman publié sous son nom reste lourdement licencieux [19], et les divers apophtegmes recueillis sous le titre Sally plus intime tiennent très exactement lieu de foutoir, c’est-à-dire d’un texte à la fois expérimental et constamment scabreux, qui est certes de Queneau sans être pour autant du pur Queneau. Là encore, le changement de nom induit une transgression dont le langage est à la fois la condition sine qua non, le medium et le terminus ad quem. Si les auteurs adonnés à ce genre de conversion peuvent apporter quelque fondement à l’hypothèse d’une écriture androgyne, c’est parce qu’ils n’ont pas craint de convoquer un inverse factice afin de sublimer, sans l’abdiquer, leur éventuelle autorité phallique. A défaut d’un autre, je est en partie une autre chez Louÿs (que sa mère habilla longtemps en fille [20]) comme chez Mérimée (qui posa lui-même pour le portrait de Clara Gazul peint par Delécluze) ou Apollinaire (qui se fit photographier en Louise Lalanne). Lorsqu’il décida de réunir en 1962 les Œuvres complètes de Sally Mara, Queneau choisit d’ailleurs de laisser le dernier mot – quoique ce fût aussi le premier, dans le volume – à sa comparse en lui confiant le soin de protester, dans la Préface,

28

avec la plus grande énergie contre l’attribution qui m’est faite de Sally plus intime. Cet opuscule n’est en fait qu’un recueil de Foutaises (je répugne à écrire ce mot) que le soi-disant auteur réel de ces œuvres complètes a publiées ici et là, et quelquefois sous le voile pervers de l’anonymat, ce qui n’arrange rien.
(op. cit., p. 5)

29Quelque ironique que se veuille la rhétorique dénégative, elle contribue à fondre en une polyphonie définitivement concertée les voix de la créature et de son créateur. Au demeurant, c’est par le truchement d’un simple fragment, rapporté au style direct, que s’y manifeste le discours propre d’« un certain Queneau ». « Personnage attaché » à la maison Gallimard, il aurait censément écrit à Sally : « Vous en faites pas, des inédits c’est au poil pour faire avaler une réimpression, notre clientèle adore ça. » Seul un détour par l’autopastiche permet en fin de compte audit Queneau de préserver en ces pages la place qui est la sienne : celle non d’un mâle dominant mais d’un interlocuteur, mieux, d’un partenaire de jeu.

30On l’aura compris, ces effets de miroir ne laissent jamais indemnes les images qu’ils réfléchissent. Plus qu’un reflet déformé, ils renvoient de l’auteur comme de son doublet spéculaire une représentation transfigurée, déceptive et monstrueuse de par sa duplicité même. C’est la raison pour laquelle la pseudogynie hétéronymique ne peut donner libre cours à une écriture androgyne sans multiplier les précautions oratoires, les procédures de médiation, les artifices spécieux. Ainsi l’anglophone Sally Mara est-elle censée rédiger son roman en langue gaélique (apprise à cette unique fin) et son journal dans un français qu’elle croit châtié alors qu’il ressortit au registre le plus vulgaire. Sous couvert de lui enseigner le beau langage, son professeur, Michel Presles, l’a pervertie en l’initiant à l’argot ; c’est donc à son insu qu’elle use abondamment du verbe foutre (« un des plus beaux mots de la langue française ») pour faire assaut d’élégance et de raffinement. Elevant en toute innocence « le calembour à la hauteur du supplice », elle s’abandonne à un dévoiement langagier dont Queneau, au juste, ne saurait porter la responsabilité exclusive.

31Une des caractéristiques essentielles de toute supercherie est en effet le principe de la délégation de parole, qui permet de dire sans avoir dit, en laissant advenir l’écriture là où ça parle. Pour n’être pas ouvertement assumable, sans doute, cette propension viscérale à l’obscénité implique et l’anonymat du scripteur et la prolifération des masques : instructeur vicieux et immoral, que le Journal présente pourtant sous les traits les plus vertueux, Michel Presles fait également fonction de traducteur putatif, puisque lui revient le mérite d’avoir translaté en français le récit gaélique commis par sa disciple. En même temps qu’une autre privilégiée, le je de Queneau recouvre donc un autre, qui lui sert de paravent, de rempart aussi bien que de porte-parole. Et si l’appellatif Michel Presles apparaît à l’évidence inspiré par l’actrice Micheline Presle, cela ne met que mieux en évidence l’incontestable masculinité qui lui est conférée, inaliénable point commun entre ce médiateur fictif et l’homme de lettres dont il reste le substitut, voire le fondé de pouvoir. Comme s’il fallait ménager la contribution d’un intermédiaire de même sexe pour laisser enfin résonner une voix d’autant plus lointaine qu’elle émane du for intérieur, plus intime.

32Ce dispositif savamment orchestré, Mérimée y avait pareillement eu recours pour prêter quelque consistance à son hypostase ibérique. Les comedias attribuées à doña Clara étaient traduites du castillan par un certain Joseph L’Estrange, de surcroît signataire d’une Notice biographique tenant lieu de préface à la première édition. Mérimée prit donc soin de saisir sa langue maternelle dans le prisme d’une double altérité : celle de l’inquiétante étrangeté (eu égard au genre exotique des textes) et de l’extranéité (eu égard à la nationalité de la dramaturge et à l’idiome espagnol). Sans avoir rien de systématiques, ces protocoles de distanciation prouvent que la pseudogynie est affaire de langage autant que de littérature. Sa qualité de brillant helléniste (et d’érotomane) n’est certes pas pour rien dans l’invention, par un Pierre Louÿs qui se veut humble traducteur, d’une lesbienne s’exprimant en grec ancien. Au déplacement dans l’espace géographique s’ajoute là une rétroprojection dans le passé, qui caractérise aussi la découverte des œuvres de Clotilde de Surville ; la défamiliarisation du lecteur passe alors par une simulation d’antiquité, dont l’ancien français était le support idéal à l’époque préromantique. Officier royaliste fusillé sous la Révolution, le marquis Joseph Etienne de Surville s’est fait poétesse du xve siècle en prêtant son propre patronyme à une fictive ancêtre qui, née Mlle de Vallon, aurait ensuite exercé ses talents sous son nom marital. Fonder l’hétéronymie sur une stricte homonymie, telle est l’astuce qui permit au galant aristocrate de produire, durant les dernières années de sa vie, une masse énorme de poèmes, de romans ou encore d’essais qui n’avaient de médiévaux que le lexique, la graphie, la syntaxe. Publiés au tournant des xviiie et xixe siècles, ils ont connu un durable succès de librairie jusque dans les années 1870, et suscité bien des polémiques philologiques puisque certains experts en garantissaient l’authenticité quand d’autres criaient à la contrefaçon.

33La pseudogynie de Surville restera sans conteste, au regard de l’histoire, l’une des plus abouties. Que d’abord il ait eu l’audace de remonter le cours du temps jusqu’aux âges obscurs, qu’il ait ensuite su faire corps avec son aïeule au point de lui prêter sa plume en transposant sans relâche la grammaire moderne, qu’enfin il se soit fait un nom dans la carrière des lettres au seul bénéfice de sa moitié supposée, toutes ces qualités font de lui un parfait démiurge. Représentant soit de l’écriture androgyne, soit de la schizophrénie (selon les points de vue), il a superbement emblématisé cet investissement pulsionnel dans la suggestive « Ballade à mon espoux », dont chacun garde en mémoire le refrain décasyllabique :

34

Faut estre deulx pour avoir du playzir ;
Playzir ne l’est qu’autant qu’on le partage !

35Université Paris-Ouest Nanterre


Date de mise en ligne : 23/12/2011

https://doi.org/10.3917/poeti.162.0177

Notes

  • [1]
    P. Caranne, Entretiens avec Marcel Duchamp, Paris, Belfond, 1967, p. 118.
  • [2]
    « Notice sur Clara Gazul » (1825), in P. Mérimée, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 4.
  • [3]
    Première chronique de « Littérature féminine » par Louise Lalanne, Les Marges, 1909 (reprise dans les Œuvres complètes de Guillaume Apollinaire, Paris, A. Balland et J. Lecat, 1966, t. III, p. 836 sq. ; et dans les Œuvres en proses complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1991, p. 917 sq.).
  • [4]
    Journal intime (1950), in Œuvres complètes de Sally Mara (1962), Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1981, p. 36-40.
  • [5]
    Poésies, Paris, Gallimard, 1990, p. 42.
  • [6]
    « Ballade à mon espoux » et « Traduction d’une œuvre de Sapho », in Poésies de Clotilde de Surville, Paris, Henrichs, 1803, p. 109 et cxv.
  • [7]
    Le Retournement du gant. Entretiens avec Jean-Luc Moreau, Paris, La Table ronde, 1990, p. 26-27.
  • [8]
    Le glissement symétrique, du féminin vers le masculin, pourrait en bonne logique se définir comme un fait de gynandrie (selon le TLF, « pseudo-hermaphrodisme de la femme qui présente des caractères sexuels masculins secondaires », ou « comportement de femmes qui prennent de façon permanente un déguisement d’homme »). Mais, au-delà du simple pseudonymat (Vicomte Charles de Launay alias Delphine de Girardin, etc.), les exemples littéraires n’en sont-ils pas trop rares – ou méconnus – pour justifier une telle classification ?
  • [9]
    Ibid., p. 26-27.
  • [10]
    Œuvre, Paris, Le Nouveau Commerce, 1976, p. 22.
  • [11]
    Ibid., p. 9, 16 et 26.
  • [12]
    Op. cit., p. 140 et 30-31.
  • [13]
    L’Agonie d’Antigone : Variations sur Danielle Sarréra, édition revue et augmentée, Paris, Nizet, 1993. Une traduction italienne des textes de Sarréra, accompagnée d’un premier dossier d’investigation, avait paru à Bologne (Edizioni del Cavaliere Azzuro) en 1983.
  • [14]
    Dans le n° 1978 du magazine Elle (25 septembre 1983), puis dans Libération du 22 novembre. La chronologie de ces dévoilements est détaillée par Borel (op. cit., p. 132 sq.).
  • [15]
    « Épître de M. de Voltaire, à Mademoiselle de Malcrais de La Vigne, en lui envoyant la Henriade & l’Histoire de Charles XII, Roi de Suède » : texte daté du 15 août 1732 (paru dans Le Mercure de France de septembre 1732, p. 1888), en réponse à une Ode à M. Arouet, de Voltaire, sur sa Henriade (« Le laurier le plus beau, Voltaire, ceint ta tête… »).
  • [16]
    On peut lire ces diverses pièces d’anthologie dans nos Supercheries littéraires : la vie et l’œuvre des auteurs supposés, 1989, nouvelle éd. Genève, Droz, 2001, p. 11 sq. et 100 sq.
  • [17]
    Voir notre Esthétique de la mystification, Paris, éd. de Minuit, 1994, chap. iv, 5.
  • [18]
    Paris, Grasset, 1986.
  • [19]
    On est toujours trop bon avec les femmes (1947, repris dans les Œuvres complètes, op. cit.). Lacan s’en est bien avisé, selon qui ce « petit livre pornographique […] écrit par un nom éminent de la littérature » est « un des plus ravissants qu’on puisse lire » (le Séminaire II, Paris, éd. du Seuil, 1978, p. 156).
  • [20]
    Jusqu’à l’âge de sept ans (voir J.-P. Goujon, Pierre Louÿs, une vie secrète, 1870-1925, Paris, Seghers/J.?J. Pauvert, 1988, p. 25).

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