Notes
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[1]
Voir Stéphane Mallarmé, « Quant au livre », recueilli dans Divagations (1897), repris dans Œuvres complètes, Bertrand Marchal (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2003, p. 214-228.
-
[2]
Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897), repris dans Œuvres complètes, op. cit., t. I, 1998, p. 391.
-
[3]
Sur cette question, je me permets de renvoyer à mon article intitulé : « Après Mallarmé : l’héritage du Coup de dés dans l’avant-garde poétique française des années 10 », à paraître en 2010 dans la revue Word and Image.
-
[4]
Guillaume Apollinaire, lettre à André Billy datée du 29 juillet 1918, reproduite dans Œuvres poétiques, préface d’André Billy, Marcel Adéma et Michel Décaudin (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », rééd. 1983, p. 1078.
-
[5]
Pierre Reverdy, Cette émotion appelée poésie, écrits sur la poésie, 1932-1960, Paris, Flammarion, 1989, p. 246.
-
[6]
Hormis quelques effets de caractères, voire quelques calligrammes, vite délaissés. Voir notamment l’édition originale de La Lucarne ovale (Paris, Imprimerie Paul Birault, 1916), ou encore le poème « En plein ciel » (Au soleil du plafond et autres poèmes, Paris, Flammarion, 1980, p. 30).
-
[7]
André Du Bouchet, « Matière de papier », dans GLM, Montpellier, Fata Morgana, 1983, p. 91.
-
[8]
Stéphane Mallarmé, « Le livre, instrument spirituel », recueilli dans « Quant au livre », op. cit., p. 224.
-
[9]
André Du Bouchet, Carnet, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1994, p. 110.
-
[10]
Voir, pour plus de détails, Michel Pastoureau, Noir. Histoire d’une couleur, Paris, éd. du Seuil, 2008.
- [11]
-
[12]
Paul Valéry, « Le Coup de dés. Lettre au Directeur des Marges », paru initialement dans Les Marges, 17e année, t. XVIII, n° 70, 15 février 1920, repris dans Œuvres, t. I, op. cit., p. 627. Mallarmé lui-même évoque sa fascination pour l’iconicité de la presse dans « Le livre, instrument spirituel », p. 224-225.
-
[13]
Voir Catherine Méneux, « Les Salons en Noir et Blanc (1872-1892) », Histoire de l’art, n° 52, juin 2003, p. 29-44.
-
[14]
Cela n’interdit pas, du côté des critiques, les lectures d’inspiration psychanalytique, comme celles menées à propos des blancs de Reverdy par Eliane Formentelli (« Pierre Reverdy : présence du blanc, figures du moins », L’Espace et la lettre, Paris, UGE, « 10 / 18 », 1977, p. 257-294) ou Michel Collot (Horizon de Reverdy, Paris, Presses de l’ENS, 1981).
-
[15]
Voir Paul Ricœur, « L’imagination dans le discours et dans l’action » (1976), repris dans Du texte à l’action, Paris, éd. du Seuil, 1986, p. 213-236.
-
[16]
Pierre Reverdy, « Façade », « Orage », « Secret », « Soleil », Les Ardoises du toit (1918), repris dans Plupart du temps, I, 1915-1922, Paris, Gallimard, « Poésie », 1981, respectivement p. 164, 188, 191 et 200.
-
[17]
Ibid., p. 213.
-
[18]
Pour la « pensée de l’écran », voir Anne-Marie Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, « Idées et Recherches », 1995.
-
[19]
Les Ardoises du toit, op. cit., respectivement p. 211 et 237.
-
[20]
Pour Valéry, Mallarmé avait, dans le Coup de dés, « élev[é] enfin une page à la puissance du ciel étoilé » (op. cit., p. 626).
-
[21]
Stéphane Mallarmé, « L’action restreinte », texte recueilli dans « Quant au livre », op. cit., p. 215.
-
[22]
Pierre Reverdy, Le Voleur de Talan, roman, Maurice Saillet (éd.), Paris, Flammarion, 1967, p. 72-73.
-
[23]
Victor Hugo, « Le mendiant », Les Contemplations, Œuvres complètes, Poésie, t. II, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p. 440.
-
[24]
Voir le propos de Reverdy rapporté par Maurice Saillet dans son édition du Voleur de Talan, op. cit., p. 168.
-
[25]
Pierre Reverdy, « Sentier », Les Ardoises du toit, op. cit., p. 219.
-
[26]
André Du Bouchet, Peinture, Saint-Clément-la-Rivière, Fata Morgana, 1983, p. 131.
-
[27]
André Du Bouchet, Cendre tirant sur le bleu (1986), repris dans L’Emportement du muet, Paris, Mercure de France, 2000, p. 39-40.
-
[28]
Voir aussi André Du Bouchet, La Couleur, Paris, Le Collier de Buffle, 1975, non paginé : « J’écris devant une montagne. Elle est au loin – et vient, cependant, d’une ligne à l’autre, en travers. J’écris, puisque nous ne sommes pas face à face – ou à intervalles si rares, mais tout fuit avec fureur de côté … à intervalles si espacés, et sans que la blancheur au milieu de l’intervalle sur laquelle – les yeux fermés, parfois – je cours, entame d’aucune façon le compact, elle est aussi le compact. »
-
[29]
Michel Pastoureau (avec Dominique Simonnet), Le Petit Livre des couleurs (2005), Paris, éd. du Seuil, « Points / Histoire », 2007, p. 52.
-
[30]
André Du Bouchet, Air, suivi de Défets, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1986, p. 29.
-
[31]
Michel Pastoureau, Le Petit Livre des couleurs, op. cit., p. 18.
-
[32]
André Du Bouchet, « En hâte », entretien avec Denise Le Dantec pour L’Ane, le Magazine freudien, avril-juin 1992.
-
[33]
Peinture, op. cit., p. 20.
-
[34]
André Du Bouchet, Une tache, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1988, non paginé.
-
[35]
Pierre Reverdy, « Sur le seuil », Les Ardoises du toit, op. cit., p. 177.
-
[36]
Pierre Reverdy, « Peut-être personne », Sources du vent (1929), repris dans Main d’œuvre (1949), Paris, Gallimard, « Poésie », p. 203.
-
[37]
Pierre Reverdy, « Mémoire », Les Ardoises du toit, op. cit., p. 242.
-
[38]
Pierre Reverdy, « Bêtes », ibid., p. 193.
-
[39]
André Du Bouchet, Peinture, op. cit., p. 107.
-
[40]
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduction de Daria Olivier, préface de Michel Aucouturier, Paris, Gallimard, « t el », rééd. 1987, p. 237.
-
[41]
« Nous appellerons chronotope, ce qui se traduit, littéralement, par « espace-temps » : la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature. [ …] Ce qui compte pour nous, c’est qu’il exprime l’indissolubilité de l’espace et du temps (celui-ci comme quatrième dimension de l’espace). [ …] Ici, le temps se condense, devient compact, visible pour l’art, tandis que l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’Histoire. Les indices du temps se découvrent dans l’espace, celui-ci est perçu et mesuré d’après le temps. » (Ibid.)
-
[42]
André Du Bouchet, Peinture, op. cit., p. 25.
-
[43]
Pierre Reverdy, « Siècle », Sources du vent, op. cit., p. 128.
-
[44]
André Du Bouchet, « interstice élargi jusqu’au dehors toujours l’interstice », repris dans Matière de l’interlocuteur, Saint-Clément-la-Rivière, Fata Morgana, 1992, p. 24.
-
[45]
Voir notamment Le Voleur de Talan, op. cit, p. 17 (pour le poème-conversation « Bar »), p. 65-68 (pour les poèmes en prose), p. 64 (pour les textes sur deux colonnes).
-
[46]
Voir sur ce point « Après Mallarmé : l’héritage du Coup de dés dans l’avant-garde poétique française des années 10 », op. cit.
-
[47]
Nous renvoyons aux travaux les plus récents sur ce point : Isabelle Chol, Pierre Reverdy. Poésie plastique. Formes composées et dialogue des arts (1913-1960), Genève, Droz, 2006, et Michel Murat, Le Vers libre, Paris, Honoré Champion, 2008, chapitre 7, p. 199-212.
-
[48]
Pour plus de détails, je me permets de renvoyer à mon article intitulé : « Reverdy, “l’esthétique du dedans ” », Revue des sciences humaines, Jasmine Getz (dir.), n° 286, avril-juin 2007, p. 57-76.
-
[49]
Voir Nord-Sud, Self Defence et autres écrits sur l’art et la poésie, 1917-1926, Paris, Flammarion, 1975, p. 122-123.
-
[50]
Comme le prouve notamment un parcours de l’anthologie intitulée L’Ajour, publiée par André Du Bouchet en 1998 dans la collection Poésie / Gallimard.
-
[51]
Pierre Reverdy, « Syntaxe », Nord-Sud, n° 14, avril 1918, repris dans Nord-Sud, Self Defence et autres écrits sur l’art et la poésie, 1917-1926, op. cit., p. 82.
-
[52]
André Du Bouchet, entretien avec Monique Pétillon, pour Le Monde des livres, 4 mai 1979.
-
[53]
Voir Pierre Reverdy, Cette émotion appelée poésie, écrits sur la poésie, 1932-1960, Paris, Flammarion, 1989, p. 248-249.
-
[54]
Ibid., p. 244.
-
[55]
Michel Collot, « Présentation », Autour d’André Du Bouchet, Paris, PENS Littérature, 1986, p. 8.
-
[56]
Voir Michel Collot, Horizon de Reverdy, op. cit.
-
[57]
« Il n’y a pas un seul trait dans la nature. Le trait est l’invention de l’homme, une de ces inventions qui le délivrent et lui servent à limiter, à enchaîner ses conceptions », déclare par exemple Pierre Reverdy dans En vrac, notes (suivi de « Un morceau de pain noir », Paris, Flammarion, 1989, p. 100).
1Quant au blanc ... Pareil titre, établi dans la lignée d’un célèbre intitulé mallarméen, porte d’emblée la réflexion en matière de poésie pour l’œil sur le terrain de l’espace que le livre constitue [1]. L’aménagement visuel du Coup de dés (1897), appareillant un dispositif expressif de caractères et d’intervalles, conduit à sa pleine articulation créatrice la pensée de Mallarmé, préalablement menée, sur cet héritier du codex : la distribution des espacements y hausse au plus haut degré de signifiance le papier du support, et la répartition de chaque unité verbale sur la double page pousse à la pointe extrême de ses possibilités structurantes le pli né de l’assemblage des folios entre eux. La composition des types, hiérarchisant les niveaux de discours – depuis la phrase éponyme de l’œuvre jusqu’aux « subdivisions prismatiques de l’Idée [2] » –, est pour sa part comptable de l’invention de l’imprimerie, laquelle, tout en mécanisant la production du livre, ne travailla pas toujours contre la variété des fontes, au fil du temps déclinées en une multiplicité de polices, de styles et de tailles. D’ailleurs, la relève de Mallarmé, assurée dans les années 1910, prendra moins leçon de l’usage formel de la pliure que de la modulation des caractères et de leur alternance avec les blancs [3] : Apollinaire tient Calligrammes (1918) pour « une précision typographique à l’époque où la typographie termine brillamment sa carrière [4] », étant concurrencée par le cinéma et le phonographe, et Reverdy persistera à penser, bien après Le Voleur de Talan (1917), son premier ouvrage disposé en créneaux, que, « depuis l’invention de la typographie », « le mot écrit est [ ...] à son point extrême de perfection [5] ». A la vérité, Reverdy ne fait pas un aussi large accueil qu’Apollinaire aux recherches de types et, rétif aux effets spectaculaires que ce dernier poursuit dans sa poésie figurative, il réduit de beaucoup dans ses écrits spatialisés l’empan des procédés empruntés à l’imprimerie : des ressources du livre, données à voir par Mallarmé, il reverse sur ses vers la seule valeur énonciative des vides [6]. Mesure pour mesure, un des disciples de Reverdy, André Du Bouchet, demeurera lui aussi dans une grande insensibilité à l’égard des effets de vue procurés par le choix des caractères, et s’exprimera à mots prudents et à blancs concertés. Il devait, du reste, s’amuser de l’intention manifestée par Guy Lévis Mano, son éditeur pour Le Moteur blanc (1956), qui, gêné par l’ampleur des espacements, « choisit un Bodoni ital. Corps 18 » pour les « atténuer dans le format relativement réduit de ce livre [7] ». Sous cet angle, la reconnaissance d’une filiation directe avec Reverdy, notamment déclarée dans le recueil de proses et de vers Matière de l’interlocuteur (1992), peut s’entendre comme le maintien à distance de l’exemple mallarméen, auquel lui non plus n’adhérait pas tout entier. Dans ses notes sur Finnegans Wake de Joyce, Du Bouchet laisse pointer sa réserve envers la « proposition » de Mallarmé selon laquelle « tout, au monde, existe pour aboutir à un livre [8] » : « le monde écrit – monde réduit à sa lettre – illisible s’il s’agit d’un livre [9] », lit-on dans Carnet. C’était alors dénoncer l’entreprise de Joyce (et, par ricochet, le rêve de Mallarmé), qui, si elle méritait d’être tentée, déboucha sur une aporie : l’œuvre prise pour absolu, convoitant de plier le réel à sa logique langagière, se prive de la possibilité d’être lue par manque de référence, d’ouverture au-dehors. A l’inverse, la convergence des moyens optiques entre Reverdy et Du Bouchet, à plusieurs décennies d’écart, incline à penser à une confraternité des visions sur les raisons de la poésie. Il ne s’agira pas ici de soutenir le contraire, mais de relever, à côté de nombreux points de rassemblement, une ligne de partage entre eux courant des procédés jusqu’aux visées.
Conditions d’un imaginaire
2Les poétiques respectives de Reverdy et Du Bouchet, s’appuyant de tout leur imaginaire sur l’appréhension du support et de l’inscription, n’auraient pas atteint avec autant d’effet l’espace de l’écrit dans ses réserves concrètes d’encre et de papier sans le renversement collectif des représentations du blanc. Du reste, il n’était guère alors dans le pouvoir des poètes de se soustraire sans conscience à l’empire de la perception culturelle et idéologique que la société développait à l’endroit du chromatisme. Le blanc aurait-il donné forme d’écriture à la poésie si, à la croisée des xixe et xxe siècles, il n’avait recouvré, à l’instar du noir, le statut de couleur graduellement perdu depuis la Renaissance ? C’est en connaissance de cause, sous l’influence plus ou moins reconnue des visions contemporaines, que les écrivains – entre eux Reverdy – comme les artistes vont, à l’orée du xxe siècle, œuvrer à la sémantisation renouvelée du blanc et du noir, son opposé, à l’interprétation positive de leurs codes et de leurs valeurs. La tâche n’était pas aisée, tant elle prenait à rebours l’histoire la plus proche des sensibilités à ces couleurs [10]. Cette histoire prenait précisément souche dans la découverte de l’imprimerie, qui, en permettant la diffusion du livre typographié et de l’image gravée à l’encre noire sur papier blanc en remplacement des manuscrits le plus souvent polychromes du Moyen Age, fournit les conditions techniques d’une révolution de la perception collective des teintes. Le noir et le blanc, cantonnés à leur fonction de support de mots, lesquels, par nature, en font généralement abstraction pour délivrer leurs signifiés, virent leurs symbolismes respectifs se ternir, se dévitaliser, et se trouvèrent pour longtemps associés ensemble dans l’imaginaire occidental. De surcroît, science et technique tombèrent d’accord, au xviie siècle, pour reléguer le noir et le blanc dans la zone périphérique des couleurs lorsque Newton les exclut du spectre lumineux, réservé aux nuances de l’arc-en-ciel dont ils étaient absents. Tracée à larges touches, cette histoire devait connaître un renversement, là encore très progressif, à l’instigation principale des artistes et des écrivains. Tout un faisceau de causes vint au xixe siècle, surtout à son tournant, pour requalifier en couleurs fortes le noir et le blanc. Là encore, l’imaginaire collectif n’aurait certainement pas construit pièce à pièce une haute idée d’eux sans les progrès techniques. Favorisée par l’industrialisation des procédés d’impression et par l’essor de la reproduction photomécanique, la presse illustrée connut alors une expansion qui conduisit nombre de titres de périodiques européens, tout comme plusieurs ouvrages littéraires, à thématiser leur aspect matériel [11] : la bichromie du journal, de la revue, a fortiori du livre, se retrouve dans les intitulés de beaucoup d’entre eux, depuis le magazine londonien Black and White (1889-1912) ou l’hebdomadaire madrilène Blanco y Negro (1891-1917) jusqu’aux recueils de nouvelles de Kipling (In Black and White, 1888) ou de Pirandello (Bianche e Nere, 1904). Toute une époque se prend donc d’intérêt pour l’esthétique de l’imprimé au point de formaliser son apparence contrastée, voire de la mettre en miroir ou en fiction. Il reviendra cependant à Mallarmé de constituer le premier en facteur de poéticité, en grammaire de signes observables la réalité bicolore du livre. Dans sa fameuse lettre au « Directeur des Marges », Valéry révélera d’ailleurs que Mallarmé avait, pour élaborer son Coup de dés, « étudié très soigneusement (même sur les affiches, sur les journaux) l’efficace des distributions de blanc et de noir, l’intensité comparée des types [12] », suggérant par là que la créativité graphique d’une presse et d’une publicité en plein épanouissement avait puissamment attiré l’attention et suscité l’imagination d’un poète en mal d’alternative au vers libre.
3De toute évidence, l’évolution récente des beaux-arts s’était aussi montrée attentive aux pouvoirs iconiques du noir et du blanc. Déjà, les nombreuses expositions sur le sujet à la jonction des deux siècles, notamment les Salons en Noir et Blanc de Paris entre 1872 et 1892, avaient offert aux arts graphiques de multiples occasions publiques d’affirmer leur autonomie dans le champ plastique [13]. La peinture elle-même, mue d’une tentation réflexive, contractait, avant même Soulages et Malévitch, des besoins souvent dissociés de noir (Manet) et de blanc (les impressionnistes). La poésie, dans la proximité toujours plus étroite de la peinture – déjà en la personne de Redon, illustrateur pressenti pour le Coup de dés –, dont le mouvement la confirmait dans sa curiosité scopique, essaya les effets du support et des caractères sur son mode d’action. Pour sa part, Reverdy s’instruisit à n’en pas douter des délinéaments sur papier que pratiquaient Matisse ou encore Picasso dans leurs dessins au trait, comme des combinaisons de camaïeux et de lettres, souvent d’origine publicitaire ou journalistique, auxquelles procédait le cubisme. Il ne retirait rien de ces visions qui ne le confirmât dans sa qualité d’écrivain, car elles le ramenaient, si besoin était, aux réalités palpables du livre imprimé : du noir sur du blanc.
4Les approches successives des espacements chez Reverdy et chez Du Bouchet se trouvent prises l’une après l’autre dans un enchevêtrement historique de considérations sur le blanc, lesquelles ont en commun de contester la neutralité que le passé lui a allouée pour raisons culturelles. L’imaginaire du blanc que chacun échafaude à part soi et expose dans ses poèmes est fonction d’un large retour, tout particulièrement artistique et littéraire, à la puissance chromatique du blanc et du noir, son pendant inversé par tradition. Du reste, les représentations du blanc que modèlent Reverdy et Du Bouchet, pour fondées ou vérifiées qu’elles soient par les dispositifs formels, pour singulières qu’elles se montrent dans leurs effets visibles, n’apparaîtraient pas au lecteur sans partage minimal d’une conception commune à son égard, qui vaut pour esprit d’époque. Il est vrai que d’aucuns ont cru voir s’exprimer dans les intervalles de Reverdy et de Du Bouchet un principe actif de négativité, informés qu’ils étaient par d’autres pratiques contemporaines et, dans le cas du premier, plutôt anachroniques. A la réflexion, c’est bien la tendance assez partagée, mais récente, à saturer le blanc de sens et d’intentions que confirment, à leur façon bien personnelle, nos deux auteurs. D’un même mouvement, Reverdy et Du Bouchet redonnent de la couleur au noir et au blanc, prouvant par l’exemple combien la teinte est moins une substance diversement pigmentée qu’une catégorie mentale. En effet, la bichromie de la page imprimée, se trouvant détournée de sa pure fonctionnalité et rendue à son évidence concrète, ne s’établit pas définitivement dans la matérialité et retire du rappel à sa tangibilité une certaine propension à articuler le visible et le pensable. L’accentuation de l’aspect palpable des signes, entraînant le support à se montrer, loin de le maintenir dans son élément physique, l’introduit par contagion à la dimension référentielle du langage. Étrangère à tout sémantisme dans l’usage courant, la surface du papier au contact d’une écriture elle-même exposée aux regards découvre sa capacité à délivrer du sens, comme si l’insistance à rabattre le langage sur la lettre donnait paradoxalement de l’esprit à son lieu d’accueil. La raison en est que, dans le cas de Reverdy comme dans celui de Du Bouchet, la montre des signifiants trouve sa limite dans le désir de signifiés, à la différence du lettrisme, et que la mise à même niveau de visibilité du mot et du support crée entre eux une communauté d’appartenance qui ne permet plus de départager leurs spécificités, instaure une réciprocité d’influences, ouvre à l’un l’horizon optique et à l’autre la perspective de l’interprétation. Encore cette dernière n’est-elle bornée ni précisément calculée : si le mot enferme dans son volume un réseau d’acceptions répertoriées, éventuellement infléchies en régime poétique, le support, dépouillé d’antécédents sémantiques, est sujet à la plus grande plurivalence.
Représentations du support
5Pris dans le mouvement du mot, qui balance de son modelé à son contenu, le support est lui aussi habilité au fonctionnement du langage dans la mesure étroite où il emprunte à son voisinage verbal la faculté d’osciller entre forme et fond. L’imagination dont il constitue le tremplin chez Reverdy et Du Bouchet ne quitte donc pas le champ de l’expression articulée, et réside, non pas d’abord dans la psychologie, fût-elle celle des profondeurs [14], mais « dans le discours et dans l’action », selon la formule de Paul Ricœur [15]. Il y a d’ailleurs dans leurs représentations de la page, qui empruntent au tangible pour reconfigurer le monde, comme une illustration de la pensée du philosophe, lequel voyait en l’imagination une instance phénoménologique, fondée sur l’exercice concret d’un langage doté de son pouvoir référentiel et animé d’une visée transformatrice du réel. Loin d’être décorative ou supplétive, la symbolique du support, plurielle et labile, fournit à l’écriture poétique son aliment, voire sa possibilité. C’est pourquoi le plan de l’écriture, en sa qualité de facteur structurant du processus imaginatif, inaugure souvent ou referme, sous couvert d’analogie, les poèmes de Reverdy. Ainsi, la fenêtre dans les poèmes « Façade » et « Orage » ou encore « Secret » et « Soleil [16] ». De même le miroir dans « Fausse porte ou portrait » :
7Cet exemple en fait foi : abdiquant les lois du réel, le support conditionne la tenue de l’écrit, qu’il délimite à ses deux extrémités, et sa teneur, qu’il arbitre sous les espèces de la métaphore spéculaire. Rien ne paraît alors plus inducteur d’imaginations que le cadre du papier, envisagé comme une surface de révélations visionnaires. La « pensée de l’écran [18] » rencontre d’ailleurs, sous la plume de Reverdy, sa réalisation emblématique – mallarméenne, devrait-on dire – lorsqu’elle donne matière à la figuration d’un ciel constellé, comme dans « Etoile filante » ou encore dans « La saison dernière [19] » :
9L’association du poème visuel au ciel étoilé doit-elle vraiment son existence au Coup de dés de Mallarmé ? Sinon dans la lettre de Valéry au Directeur des Marges, postérieure à la publication des Ardoises du toit [20], Reverdy avait peut-être découvert cette parenté symbolique dans « Quant au livre » : « t u remarquas, on n’écrit pas, lumineusement, sur champ obscur, l’alphabet des astres, seul, ainsi s’indique, ébauché ou interrompu ; l’homme poursuit noir sur blanc [21]. » Plus explicite dans Le Voleur de Talan, la première occurrence de l’image (« Un bel incendie nocturne se préparait dont les étoiles en montant s’éteindraient vite / Le fond noir est trop haut / Quelques trous de plus qu’on a faits au manteau [22] ») laisse mieux percer l’intertexte hugolien : ce manteau du mendiant, « tout mangé des vers, et jadis bleu » qui « couvrait l’âtre, et semblait un ciel noir étoilé [23] ». Faut-il s’en étonner ? La conjugaison du vers graphique et du vers métrique, si particulière à Reverdy dès Les Ardoises du toit, doit sans doute moins au Coup de dés, délibérément privé des rythmes normés, qu’aux Contemplations, qui risquent, notamment dans « Ce que dit la bouche d’ombre », la mise en espace de l’alexandrin. S’il est vrai que Reverdy méjugera l’interprétation que Valéry donnera du Coup de dés – « Mais alors, pourquoi parle-t-il du ciel étoilé ? Cela aussi, c’est de la représentation [24] » –, on peine à croire qu’il ait en toute inconscience associé si volontiers la page à la voûte céleste lorsque, jouant de l’étymologie latine, il emploie « signes » pour « astres » dans le poème intitulé « Sentier » : « Le front du ciel inquiet se ride / Il y a des signes clairs au fer de l’occident / Une étoile qui tremble entre les fils d’argent [25] ».
10Du Bouchet, quant à lui, ne place pas sa poésie sous l’empire de métaphores stellaires, laquelle n’est pas enveloppée d’une atmosphère nocturne, mais diurne. L’imaginaire du support vit cependant, chez lui, de fréquentes alliances avec le ciel. L’espace de la page laissé vacant est « manque à dire – ou le ciel [26] » dans Peinture. Ce rapprochement demeure dans sa phase comparative et s’explicite dans Cendre tirant sur le bleu :
12Le tracé des mots sur la page se transporte dans l’expérience de la marche en altitude parce qu’il est ressenti comme une progression qui perce de loin en loin des perspectives sur l’intensité du support comme le cheminement ouvre par places des échappées sur le ciel [28]. L’éventualité épiphanique du papier instruit alors la modification du blanc en bleu. Deux logiques se conjuguent pour faciliter ce changement de couleurs : la première culturelle, qui vit l’Occident « suggérer l’au-delà du blanc » par le bleu quand « le doré remplissait cette fonction » au Moyen Age [29] ; la seconde phonétique, qui intervertit les teintes à la faveur de la paronomase. Par cet échange chromatique, qui transmet au blanc partie du symbolisme positif du bleu, l’espoir poétique de Du Bouchet est reconduit à l’origine de son œuvre : « Peser de tout son poids sur le mot le plus faible pour qu’il éclate, et livre son ciel [30] », déclarait-il dans Airs, son premier recueil, en 1950. Il ne s’est jamais agi, pour lui, que de bleuir page et langage, que de déposer sur l’un comme sur l’autre, par un effet de contamination réciproque, des touches de lumière. En quoi Du Bouchet n’est pas étranger au symbolisme chrétien qui figura en bleu, dès le xiie siècle, la lumière divine [31]. A Denise Le Dantec, son interlocutrice pour Le Magazine freudien, il dira, liant d’un même élan d’esprit le blanc et le bleu, l’écriture et la marche :
A la place du bleu, le pas, c’est lorsqu’on va, écrivant, le mot qui à son tour évince, en se substituant à elle, la couleur. Matière de mot … Là, il aura trouvé dans l’assonance du bleu et d’un oubli, momentanément son assise à nouveau, et, dans la matière commune avérée, son sens, le sens premier, et la couleur elle-même, étant alors traversé. Le mot indicatif d’une couleur, là, sera devenu couleur d’un mot [32].
14Aussi le passage métaphorique est-il aisé du ciel à la terre pour représenter la page lignée d’itinéraires intermittents : « [ …] le support – mais support non circonscrit, et accentuant cette fois – où, peintre ou pas, n’étant pas peintre, je suis, c’est le sol – ce qui est debout en avant de moi [33] ».
Pleins et vides
15Dans cette optique, l’intervalle logé entre deux îlots de langage est investi du pouvoir de révéler le substrat imaginaire du fond, car, vierge de toute indication verbale, la feuille serait de nouveau commise à son office pratique de réceptacle scriptural. Seul l’espacement, non pas toute la page, est capable de tourner le vide à plein parce qu’il est placé en bordure des zones verbales. L’essentiel du processus de métaphorisation se joue donc au point de frottement du mot et du blanc. A cet effet, la charnière des deux plans d’expression, articulant le tacite avec le formulé, est souvent le lieu de la réflexivité poétique, l’emplacement où séjourne le commentaire de la valeur accordée au blanc. Dans Une tache, de larges plages incolores précèdent et suivent chacun de ces archipels de vocables à portée métalinguistique : « ponctuellement le plan muet parle au travers de ce qui est dit, comme accent ou lumière. », « matière de parole, se dissociant de la parole, plus loin comme dehors. c’est l’espace de la parole. », « matière de parole plus loin – si une parole a pu être intériorisée – comme dehors [34]. » A travers ces représentations, le support, détaillé en bandes expressives, porte l’espoir d’un discours, non plus coupé de ses désignations, mais, à travers la personnalisation de son usage, rapproché du monde – de sa clarté, de son souffle, de son étendue. Reverdy, à son tour, ramène volontiers entre le mot et le blanc des accords convergents lorsqu’il ménage l’espacement en rapport immédiat avec l’énoncé. L’éclat se fait jour dans un alinéa scindant le sujet et son verbe :
17Ailleurs, de l’air, puis un passant se meuvent dans deux intervalles successifs :
19La composition en alternance de mots et de blancs règle parfois sa conduite sur le processus discontinu de la mémoire, qui ramène par bribes le passé à la surface de l’entendement. C’est sous le titre « Mémoire » que Reverdy rassemble, dans un poème piqué de vides, quelques souvenirs dépareillés et constate son incapacité à maîtriser le temps et l’expérience [37]. C’est au développement d’une réminiscence que des alinéas amplement étendus nous convient dans quatre autres vers :
21Pour sa part, Du Bouchet, arrivé au point le plus lucide de son parcours visuel de la page, en conclut :
23Essayant l’effet des espacements sur sa pensée en formation, Du Bouchet se pénètre de l’idée que la page, glissant de l’état de support au statut d’écran, offre un espace à la recordation. La catégorie de chronotope, adaptée des mathématiques à la situation poétique et non romanesque comme chez Bakhtine, pourrait désigner cet espace-temps qui organise en forme et en contenu distances et durées et les fusionne « en un tout intelligible et concret [40] ». Au prix d’un déplacement sémantique qui ajoute plusieurs degrés à la matérialisation et à la visibilité du chronotope tel que défini par Bakhtine [41], en le transférant dans l’univers palpable de l’écriture et de son support, c’est bien à des procédures chronotopiques, à des conjonctions spatio-temporelles incessantes que se livre la poésie : la durée de l’expression se trouve spatialisée et l’étendue de la page simultanément temporalisée sur le site même de la rédaction et à mesure du déroulement scriptural. Encore ce lieu de formulation, configuré en chronotope, qu’est le papier sporadiquement noirci de signes, sous l’effet principal du retard de la main sur la pensée en cours, ne parvient-il que par illusion d’optique et de sensibilité à fixer le présent : d’où la dénonciation de son incidence rétroactive. Par un prompt retour sur soi, Du Bouchet amende d’ailleurs son propos (« souvenir de l’espace qui est en avant ») pour suggérer que le tracé abolit la blancheur qui le fonde, qui nourrit son élan et qui se perpétue à l’œil nu après lui, en sorte que la graphie, prise entre un espacement qu’elle annule sous elle et un autre qu’elle escompte atteindre, ne connaît jamais le repos d’une résidence définitivement acquise. L’intrication des phases temporelles au moment de l’écriture, faisant même qu’« un mouvement de la pensée – alors même qu’elle se tourne vers le révolu – n’est qu’anticipation [42] », interdit de séjour sur la page le sentiment du présent, à savoir la coïncidence entre le jaillissement de l’idée et le processus de verbalisation.
24Dès lors, l’aménagement mental du support en chronotope précarise l’identité du sujet parlant, en quête de lui-même et de sa relation au monde dans le cadre étroit de l’écrit. En articulant dans leur langage de mots et de blancs le sens et le sensible, Du Bouchet comme Reverdy entendent courir la chance de convertir, dans la mesure du possible, le monde conçu en monde perçu, et d’approcher au mieux cet autre doué de parole, méconnu et ondoyant, qu’est le moi écrivant. Ils doivent cependant composer avec l’expérience d’un espace-temps instable, incapable d’immédiateté et de transparence, en prise constante avec le souvenir ou avec l’anticipation. Aussi, dans un des textes de Matière de l’interlocuteur, Du Bouchet reprend-il à Reverdy ce vers de Sources du vent : « Je suis le plus près de celui qui parle [43] », qui énonce le sentiment d’une convergence entre le scripteur et l’énonciateur tout en suggérant par l’usage du superlatif la relativité de l’impression de plénitude et en annonçant d’emblée l’issue décevante de l’espoir nourri pour l’intériorité :
26Au surplus, d’un poème à l’autre, la formule de Reverdy connaît en apparence un milieu similaire, alternant vides et pleins. La proximité des recherches ontologiques entre Reverdy et Du Bouchet n’est pas pour autant garante d’une exacte coïncidence des valeurs qu’ils accordent au blanc. Si l’admirateur met plastiquement en montre son sentiment intermittent d’exister, en faisant porter à l’intervalle toute l’intensité de soi espérée, le récipiendaire de l’hommage ne pousse pas jusqu’à ce degré d’investissement symbolique son usage de l’espacement.
Lignes de faille
27En effet, les apparitions du support, pour prises qu’elles soient dans le train des interprétations imaginaires, fondent d’abord pour Reverdy un principe d’organisation formelle du poème. D’ailleurs, le statut de procédé délivré au blanc précède chronologiquement son herméneutique. A l’échelle des publications de livres, Le Voleur de Talan (1917) constitue le lieu de passage entre deux logiques, la première orientée vers la seule recherche d’une présentation nouvelle des vers sur la page, la seconde travaillée d’une tendance à sémantiser l’emploi des vides : à côté de poèmes-conversations, de poèmes en prose, de passages sur deux colonnes [45], le roman alterne textes carrés comme dans Quelques poèmes ou dans La Lucarne ovale (1916), et séquences à alinéas diversiformes comme dans Les Ardoises du toit (1918). Au moins depuis sa conversation avec Apollinaire, très probablement en octobre 1912, à l’occasion des épreuves déponctuées d’Alcools, Reverdy poursuit les moyens visuels d’échapper à la dentelure des vers libres et à la ponctuation normée [46]. De cette origine fonctionnelle, le poème en créneaux gardera ses facultés structurantes, délimitant des justifications variables à portée expressive [47], mais les doublera souvent de valeurs imageantes, comme nous l’avons vu. L’évolution des deux poètes révèle l’écart de degré dans leur appréciation des motifs métaphoriques des espacements. Alors que Du Bouchet mesura toujours plus, et jusqu’à ses derniers textes, les résistances de la parole aux sommations de vides lui intimant de rendre par défaut le sentiment d’être au monde, Reverdy abandonna l’écriture spatialisée avec son poème « Le cœur tournant », aux rythmes réguliers, publié en préoriginale en 1931, ainsi qu’avec le recueil Ferraille, qui le plaça significativement à sa tête en 1937. Déjà sa production visuelle jusqu’à Pierres blanches (1930), si elle inversait l’ordre des préséances entre le mètre et le blanc respecté dans les alexandrins à intervalles de Hugo, rappelait volontiers les harmoniques de l’ancienne versification. Voilà qui manifestait de la part de Reverdy un certain attachement à l’histoire du vers, observable aussi dans les tentatives de conciliation d’Apollinaire entre Modernes et Classiques (Calligrammes, 1918), mais surtout une confiance renouvelée dans les pouvoirs enchanteurs du poème et un besoin de souligner l’artificialité du langage des vers. Sa pensée esthétique, réunie dans Le Gant de crin (1927), Le Livre de mon bord (1948) et En vrac (1956), plaide du reste pour l’autonomie de la création au regard du dehors et pour l’élaboration d’un réalisme de conception [48]. Ses derniers ouvrages poétiques, tous calligraphiés de sa main, vérifieront l’obsolescence de l’imaginaire des blancs, dont ils sont concrètement dépourvus, au bénéfice d’une réaffirmation, celle-là corporelle, de la foi dans les mots écrits, plutôt qu’évidés. Le caractère très contrôlé de la graphie dans Le Chant des morts (1948) ou dans Au soleil du plafond (1955), l’absence de naturel scriptural dans La Liberté des mers (1960) exprimeront à l’œil nu, autant que la présence physique de l’auteur, la stricte humanité de son énonciation, le détachement volontaire du vieux protocole mimétique. Du Bouchet, quant à lui, précarise à ce point le langage qu’il le pousse dans ses retranchements en opposant des blancs à sa poursuite discursive. Suspendre la parole dans l’intervalle, c’est pour lui la placer devant ses insuffisances, mais encore relancer sa possibilité depuis la conscience de ses carences. L’échec avoué de l’expression la refonde en vérité, la remet en capacité de dire en mineur, mais sur une note plus juste, toujours recommencée, le lien avec l’extérieur. Aussi le support persiste-t-il chez lui à se révéler par endroits et à recevoir des projections imaginaires ; aussi son verbe, à la différence de celui de Reverdy, ne proteste-t-il pas hautement des pouvoirs créateurs de l’homme par le recours au mètre ou par le culte de la graphie, étant réduit à des segments accidentés et à l’impersonnalité de la typographie. Au surplus, si le blanc venait, évocateur et plurivoque, supplanter la ponctuation chez Reverdy [49], il n’est pas chez Du Bouchet préposé à cette unique fonction et s’harmonise volontiers avec une utilisation expressive des ponctèmes [50]. Preuve est ainsi faite qu’il loge d’abord un monde et une relation, seulement par corollaire les inflexions rythmiques du discours. Et s’il touche en ce cas précis à la syntaxe, comme le pensait Reverdy de ses propres espacements [51], s’il « marque » dans la page « un lien presque syntaxique qui se trouve enfoui [52] », il n’est pas principalement dévolu à souligner ou à remplacer les articulations des vers, mais à suggérer une part d’indicible supérieure au langage écrit, à indiquer par l’oblique la suture ontologique, plus que grammaticale, entre le dit et le tu. Au bout du compte, la fonction organisatrice du blanc précède chez Reverdy son réseau symbolique tandis qu’elle en procède chez Du Bouchet.
28La façon que chacun d’eux a de régler les engagements que la publication oblige à contracter avec le public hausse encore d’un cran le niveau des disparités entre nos deux poètes. Reverdy, attentif à préserver l’autonomie de l’œuvre et l’émotion qu’elle procure en tête-à-tête au solitaire, se crée l’impossibilité d’un contact direct en récusant l’opportunité des lectures publiques, qu’elles soient faites par un diseur professionnel ou par lui-même [53]. Tandis que Reverdy déclarait sa répugnance pour le transfert « du typographique à l’oral [54] », Du Bouchet, bien loin de rompre tout entretien avec l’auditoire, transportait volontiers ses textes dans les conditions plus vastes d’une diction en assemblée. Le paradoxe veut ici que la poésie visuelle à échos métriques (mais aussi les vers réglés ou les vers libres) soit interdite d’oralisation, et que la poésie la plus spatialisée soit autorisée à connaître une réalisation sonore. L’une et l’autre, transitant ensemble par l’image, remettent finalement en délibéré l’opposition entre écriture et parole. D’ailleurs, lorsque Reverdy et Du Bouchet se réunissent dans le désir d’exprimer au regard quelque chose du corps parlant, le premier c’est dans la calligraphie, le second dans l’intervalle. D’une lecture de Du Bouchet en colloque, Michel Collot écrivit :
Les blancs qui arrêtent le regard étaient traversés par la voix, leur silence […] intégré à un rythme qui épousait celui de la respiration, la pulsation même de la vie, l’élan d’une existence [55].
30De l’intelligence physique avec l’écriture accordée par la main à la coïncidence charnelle avec le monde atteinte par la voix, il y a là tout l’écart entre deux pratiques de la poésie dans l’espace qui se vécurent en relation, conflictuelle pour Reverdy, pacifiée pour Du Bouchet, avec la nature.
31Ni la similitude de certains dispositifs optiques, ni le recoupement des ambitions ontologiques, ni même l’admiration déclarée ne permettent d’identifier parfaitement entre elles les poésies de Pierre Reverdy et d’André Du Bouchet. L’une fait vœu de silence, l’autre don de parole, jusqu’à illustrer les deux grandes mouvances de l’écriture visuelle, qui, à la fourche des directions offertes à la réception, optent pour la lecture à voix muette ou haute, choisissent tantôt l’à-plat de l’écrit, tantôt le volume de l’oral. Pensons à la poésie concrète et à la poésie sonore nées, à peu de distance près, dans le second versant du xxe siècle. Là comme ici, c’est la double polarité du signifiant (graphème ou phonème) qui est interrogée, comme aussi le rapport rompu du langage avec le réel. Sans doute ce rapport est-il précisément le lieu d’où rayonnent les divergences entre Reverdy et Du Bouchet : le premier tourne tous ses moyens littéraires contre la nature, estimée hostile, qu’il s’agit de s’approprier et de refondre selon ses vues d’homme ; le second entend sur la surface de l’écrit se mettre au pair avec elle, marcher le pas qu’elle veut. On se prend même à imaginer que, à l’instar de la ligne dont Reverdy se félicitait qu’elle manquât à la nature et dont il saturait pour cette raison les thèmes [56] et les dehors de ses vers [57], il se voua à la page et à l’encre parce que leurs couleurs furent privées de réalité par le spectre. On veut aussi croire que Du Bouchet resta sous l’impression des espacements de Reverdy en omettant sa théorie de l’image discursive parce qu’il avait compris que le support, rapporté au corps et au monde, offrait l’occasion concrète d’une relation avec les éléments, mais que la métaphore, entendue comme écart et pratiquée sans frein, pouvait reconduire à parler de soi seul et des capacités de l’esprit humain. Deux chemins poétiques se séparent donc qui s’étaient croisés, et c’est au point de discussion sur le sens de l’être, de part et d’autre ardemment convoité.
32Université de Rouen
Notes
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[1]
Voir Stéphane Mallarmé, « Quant au livre », recueilli dans Divagations (1897), repris dans Œuvres complètes, Bertrand Marchal (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2003, p. 214-228.
-
[2]
Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897), repris dans Œuvres complètes, op. cit., t. I, 1998, p. 391.
-
[3]
Sur cette question, je me permets de renvoyer à mon article intitulé : « Après Mallarmé : l’héritage du Coup de dés dans l’avant-garde poétique française des années 10 », à paraître en 2010 dans la revue Word and Image.
-
[4]
Guillaume Apollinaire, lettre à André Billy datée du 29 juillet 1918, reproduite dans Œuvres poétiques, préface d’André Billy, Marcel Adéma et Michel Décaudin (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », rééd. 1983, p. 1078.
-
[5]
Pierre Reverdy, Cette émotion appelée poésie, écrits sur la poésie, 1932-1960, Paris, Flammarion, 1989, p. 246.
-
[6]
Hormis quelques effets de caractères, voire quelques calligrammes, vite délaissés. Voir notamment l’édition originale de La Lucarne ovale (Paris, Imprimerie Paul Birault, 1916), ou encore le poème « En plein ciel » (Au soleil du plafond et autres poèmes, Paris, Flammarion, 1980, p. 30).
-
[7]
André Du Bouchet, « Matière de papier », dans GLM, Montpellier, Fata Morgana, 1983, p. 91.
-
[8]
Stéphane Mallarmé, « Le livre, instrument spirituel », recueilli dans « Quant au livre », op. cit., p. 224.
-
[9]
André Du Bouchet, Carnet, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1994, p. 110.
-
[10]
Voir, pour plus de détails, Michel Pastoureau, Noir. Histoire d’une couleur, Paris, éd. du Seuil, 2008.
- [11]
-
[12]
Paul Valéry, « Le Coup de dés. Lettre au Directeur des Marges », paru initialement dans Les Marges, 17e année, t. XVIII, n° 70, 15 février 1920, repris dans Œuvres, t. I, op. cit., p. 627. Mallarmé lui-même évoque sa fascination pour l’iconicité de la presse dans « Le livre, instrument spirituel », p. 224-225.
-
[13]
Voir Catherine Méneux, « Les Salons en Noir et Blanc (1872-1892) », Histoire de l’art, n° 52, juin 2003, p. 29-44.
-
[14]
Cela n’interdit pas, du côté des critiques, les lectures d’inspiration psychanalytique, comme celles menées à propos des blancs de Reverdy par Eliane Formentelli (« Pierre Reverdy : présence du blanc, figures du moins », L’Espace et la lettre, Paris, UGE, « 10 / 18 », 1977, p. 257-294) ou Michel Collot (Horizon de Reverdy, Paris, Presses de l’ENS, 1981).
-
[15]
Voir Paul Ricœur, « L’imagination dans le discours et dans l’action » (1976), repris dans Du texte à l’action, Paris, éd. du Seuil, 1986, p. 213-236.
-
[16]
Pierre Reverdy, « Façade », « Orage », « Secret », « Soleil », Les Ardoises du toit (1918), repris dans Plupart du temps, I, 1915-1922, Paris, Gallimard, « Poésie », 1981, respectivement p. 164, 188, 191 et 200.
-
[17]
Ibid., p. 213.
-
[18]
Pour la « pensée de l’écran », voir Anne-Marie Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, « Idées et Recherches », 1995.
-
[19]
Les Ardoises du toit, op. cit., respectivement p. 211 et 237.
-
[20]
Pour Valéry, Mallarmé avait, dans le Coup de dés, « élev[é] enfin une page à la puissance du ciel étoilé » (op. cit., p. 626).
-
[21]
Stéphane Mallarmé, « L’action restreinte », texte recueilli dans « Quant au livre », op. cit., p. 215.
-
[22]
Pierre Reverdy, Le Voleur de Talan, roman, Maurice Saillet (éd.), Paris, Flammarion, 1967, p. 72-73.
-
[23]
Victor Hugo, « Le mendiant », Les Contemplations, Œuvres complètes, Poésie, t. II, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p. 440.
-
[24]
Voir le propos de Reverdy rapporté par Maurice Saillet dans son édition du Voleur de Talan, op. cit., p. 168.
-
[25]
Pierre Reverdy, « Sentier », Les Ardoises du toit, op. cit., p. 219.
-
[26]
André Du Bouchet, Peinture, Saint-Clément-la-Rivière, Fata Morgana, 1983, p. 131.
-
[27]
André Du Bouchet, Cendre tirant sur le bleu (1986), repris dans L’Emportement du muet, Paris, Mercure de France, 2000, p. 39-40.
-
[28]
Voir aussi André Du Bouchet, La Couleur, Paris, Le Collier de Buffle, 1975, non paginé : « J’écris devant une montagne. Elle est au loin – et vient, cependant, d’une ligne à l’autre, en travers. J’écris, puisque nous ne sommes pas face à face – ou à intervalles si rares, mais tout fuit avec fureur de côté … à intervalles si espacés, et sans que la blancheur au milieu de l’intervalle sur laquelle – les yeux fermés, parfois – je cours, entame d’aucune façon le compact, elle est aussi le compact. »
-
[29]
Michel Pastoureau (avec Dominique Simonnet), Le Petit Livre des couleurs (2005), Paris, éd. du Seuil, « Points / Histoire », 2007, p. 52.
-
[30]
André Du Bouchet, Air, suivi de Défets, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1986, p. 29.
-
[31]
Michel Pastoureau, Le Petit Livre des couleurs, op. cit., p. 18.
-
[32]
André Du Bouchet, « En hâte », entretien avec Denise Le Dantec pour L’Ane, le Magazine freudien, avril-juin 1992.
-
[33]
Peinture, op. cit., p. 20.
-
[34]
André Du Bouchet, Une tache, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1988, non paginé.
-
[35]
Pierre Reverdy, « Sur le seuil », Les Ardoises du toit, op. cit., p. 177.
-
[36]
Pierre Reverdy, « Peut-être personne », Sources du vent (1929), repris dans Main d’œuvre (1949), Paris, Gallimard, « Poésie », p. 203.
-
[37]
Pierre Reverdy, « Mémoire », Les Ardoises du toit, op. cit., p. 242.
-
[38]
Pierre Reverdy, « Bêtes », ibid., p. 193.
-
[39]
André Du Bouchet, Peinture, op. cit., p. 107.
-
[40]
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduction de Daria Olivier, préface de Michel Aucouturier, Paris, Gallimard, « t el », rééd. 1987, p. 237.
-
[41]
« Nous appellerons chronotope, ce qui se traduit, littéralement, par « espace-temps » : la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature. [ …] Ce qui compte pour nous, c’est qu’il exprime l’indissolubilité de l’espace et du temps (celui-ci comme quatrième dimension de l’espace). [ …] Ici, le temps se condense, devient compact, visible pour l’art, tandis que l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’Histoire. Les indices du temps se découvrent dans l’espace, celui-ci est perçu et mesuré d’après le temps. » (Ibid.)
-
[42]
André Du Bouchet, Peinture, op. cit., p. 25.
-
[43]
Pierre Reverdy, « Siècle », Sources du vent, op. cit., p. 128.
-
[44]
André Du Bouchet, « interstice élargi jusqu’au dehors toujours l’interstice », repris dans Matière de l’interlocuteur, Saint-Clément-la-Rivière, Fata Morgana, 1992, p. 24.
-
[45]
Voir notamment Le Voleur de Talan, op. cit, p. 17 (pour le poème-conversation « Bar »), p. 65-68 (pour les poèmes en prose), p. 64 (pour les textes sur deux colonnes).
-
[46]
Voir sur ce point « Après Mallarmé : l’héritage du Coup de dés dans l’avant-garde poétique française des années 10 », op. cit.
-
[47]
Nous renvoyons aux travaux les plus récents sur ce point : Isabelle Chol, Pierre Reverdy. Poésie plastique. Formes composées et dialogue des arts (1913-1960), Genève, Droz, 2006, et Michel Murat, Le Vers libre, Paris, Honoré Champion, 2008, chapitre 7, p. 199-212.
-
[48]
Pour plus de détails, je me permets de renvoyer à mon article intitulé : « Reverdy, “l’esthétique du dedans ” », Revue des sciences humaines, Jasmine Getz (dir.), n° 286, avril-juin 2007, p. 57-76.
-
[49]
Voir Nord-Sud, Self Defence et autres écrits sur l’art et la poésie, 1917-1926, Paris, Flammarion, 1975, p. 122-123.
-
[50]
Comme le prouve notamment un parcours de l’anthologie intitulée L’Ajour, publiée par André Du Bouchet en 1998 dans la collection Poésie / Gallimard.
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[51]
Pierre Reverdy, « Syntaxe », Nord-Sud, n° 14, avril 1918, repris dans Nord-Sud, Self Defence et autres écrits sur l’art et la poésie, 1917-1926, op. cit., p. 82.
-
[52]
André Du Bouchet, entretien avec Monique Pétillon, pour Le Monde des livres, 4 mai 1979.
-
[53]
Voir Pierre Reverdy, Cette émotion appelée poésie, écrits sur la poésie, 1932-1960, Paris, Flammarion, 1989, p. 248-249.
-
[54]
Ibid., p. 244.
-
[55]
Michel Collot, « Présentation », Autour d’André Du Bouchet, Paris, PENS Littérature, 1986, p. 8.
-
[56]
Voir Michel Collot, Horizon de Reverdy, op. cit.
-
[57]
« Il n’y a pas un seul trait dans la nature. Le trait est l’invention de l’homme, une de ces inventions qui le délivrent et lui servent à limiter, à enchaîner ses conceptions », déclare par exemple Pierre Reverdy dans En vrac, notes (suivi de « Un morceau de pain noir », Paris, Flammarion, 1989, p. 100).