Poétique 2009/2 n° 158

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Article de revue

Theatrum mundi : désenchantement et appropriation

Pages 173 à 199

Notes

  • [1]
    « Le dirai-je, mortels, qu’est-ce que la vie ? / C’est un songe qui dure un peu plus qu’une nuit » (Jacques Des Barreaux, « La vie est un songe », p. 99) ; « We are such stuff / As dreams are made on », déclare le Prospero de Shakespeare (The Tempest, IV, 1, v. 156-157) ; La vida es sueño, proclame l’intitulé de Calderón.
  • [2]
    Il semblerait que ce soit Edmund Chambers qui accréditât la chose en 1930 en mettant en exergue à sa biographie de Shakespeare une sentence en grec attribuée à Démocrite : « Le monde est un théâtre, la vie une comédie : tu entres, tu vois, tu sors. » Pour un panorama de la fortune du topos, voir Jean Jacquot, « Le théâtre du monde », et Lynda G. Christian, Theatrum mundi : The History of an Idea.
  • [3]
    Entré au répertoire de la Comédie-Française en 1988, inscrit au programme de littérature comparée de l’agrégation de lettres modernes de 1991, puis en 2008 au programme de littérature française des trois agrégations de lettres, le Saint-Genest de Rotrou fut créé à l’Hôtel de Bourgogne vers 1644, sans doute après celui de Desfontaines monté par L’Illustre Théâtre où Molière interpréta peut-être le rôle titre. Si cette tragédie passe aujourd’hui pour la pièce phare de Rotrou, sa création et sa publication en 1647 chez Toussaint Quinet connurent un médiocre succès.
  • [4]
    La vie est également assimilée à « un arbre, et les fruits sont les hommes » (I, 12, p. 4), à « un éclair, une fable, un mensonge, / Le souffle d’un enfant, une peinture en l’eau » (II, 7, p. 17), le monde à un Parlement, « où souvent l’équité succombe sous le tort » (I, 17, p. 4).
  • [5]
    Inhérente à la stratégie de réception adoptée davantage qu’au seul texte pictural, la « nature morte » résulte d’une lecture dénotative, le « tableau de vanité » d’une lecture connotative ; voir Jean-Claude Vuillemin, « Vanitas : herméneutique et paradoxes ».
  • [6]
    « Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte, et du branle public et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant » (Montaigne, Les Essais, « Du repentir », III, 2, p. 804-805).
  • [7]
    « Cependant tout est dans un branle perpétuel, et par conséquent tout change » (Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, « Sixième soir », p. 166).
  • [8]
    « Je peins le passage, précisait déjà Montaigne, non un passage d’âge en un autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute » (Les Essais, « Du repentir », III, 2, p. 805).
  • [9]
    « Mais toi, contiens ton zèle », conseille Adrian à sa femme Natalie, « Et songe que ton temps n’est pas encore venu ; / Que je te vais attendre à ce port désirable » (Saint Genest, III, 6, v. 993-995).
  • [10]
    « […] Toi, ce que tu sèmes ne prend vie qu’à condition de mourir. […] Il en est ainsi pour la résurrection des morts : semé corruptible, le corps ressuscite incorruptible ; semé méprisable, il ressuscite éclatant de gloire ; semé dans la faiblesse, il ressuscite plein de force, semé corps animal, il ressuscite corps spirituel » (Première épître aux Corinthiens, 15).
  • [11]
    Il est instructif de noter que c’est l’Intendant des Menus Plaisirs qui sera bientôt chargé de conserver dans un magasin des Tuileries les décors funéraires avec ceux des fêtes et des divertissements. A l’instar de la décoration théâtrale recyclable, les draperies, emblèmes et autres praticables utilisés lors des pompes funèbres resservaient d’une mort à l’autre.
  • [12]
    Je fais ici référence aux analyses de Georges Banu, Le Rideau ou la fêlure du monde, p. 43. De même que la représentation picturale d’un jeune prince s’accomplit généralement sur fond de rideau, ce signe de théâtralité de prestige réapparaît souvent au terme de l’aventure humaine.
  • [13]
    « Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage ; il est profond, impénétrable ; il dissimule […], déguise […], dément […] » (La Bruyère, « De la cour », in Les Caractères, p. 202).
  • [14]
    Voir à ce sujet l’article de Pierre Mignard, « Pascal ou la vanité de l’ego ».
  • [15]
    La critique rejoint sur ce point celle des moralistes baroques de la comédie du monde, convaincus avec La Rochefoucauld que « chacun affecte une mine et un extérieur, pour paraître ce qu’il veut qu’on le croie : ainsi on peut dire que le monde n’est composé que de mines » (Maxime 256, p. 104). Dénoncé par les moralistes comme une tare, il se pourrait fort que ce rapport à autrui constituât un aspect essentiel du processus d’humanisation de l’homo sapiens ; c’est en tout cas la thèse d’Axel Kahn (L’Homme, ce roseau pensant).
  • [16]
    Cité par Alexandre Calame dans l’introduction à son édition des Entretiens, Paris, Librairie Marcel Didier, « Société des textes français modernes », 1966, p. 8.
  • [17]
    Dans le « Sixième soir », à propos des hypothèses de mondes habités, le Philosophe déclare : « Contentons-nous d’être une petite troupe choisie qui les croyons, et ne divulguons pas nos mystères dans le peuple » (Entretiens, p. 160). Alors que pour Alain Niderst l’enjeu des Entretiens aurait été moins la vulgarisation d’une cosmologie que l’essai d’une littérature susceptible d’amuser en dépit du sérieux de son sujet (Fontenelle à la recherche de lui-même, p. 265), Marie-Françoise Mortureux considère ce texte comme « un authentique discours de vulgarisation, poursuivant la diffusion de l’astronomie auprès de lecteurs dont la culture est prioritairement “littéraire” » (« La querelle rhétorique dans les Entretiens », p. 11).
  • [18]
    « Ainsi on ne croit plus qu’un corps se remue, s’il n’est tiré, ou plutôt poussé par un autre corps ; on ne croit plus qu’il monte ou qu’il descende, si ce n’est par l’effet d’un contrepoids ou d’un ressort » (Entretiens, « Premier soir », p. 64).
  • [19]
    Le repérage d’organisations discursives définissant des espaces de pensée et de savoir s’opère d’abord dans Les Mots et les choses avec la mise au jour de la cohérence des épistémès, puis l’analyse des conditions de possibilité d’un discours se poursuit dans L’Archéologie du savoir qui sera une compréhension de cette mise au jour ; voir également « Sur les façons d’écrire l’histoire » et « Sur l’archéologie des sciences ».
  • [20]
    Voir Jean-Claude Vuillemin, « Baroque : le mot et la chose ».
  • [21]
    « Consolation à Monseigneur de Bellegarde », p. 211. On retrouve ici ce mépris de la terre que Malherbe, inspiré par Sénèque, attribue aux glorieux trépassés : « […] avec quel mépris regarderez-vous, ou ce morceau de terre dont les hommes font tant de régions, ou cette goutte d’eau qu’ils divisent en si grand nombre de mers ? » (« Consolation à Madame de Conti », p. 49).
  • [22]
    Certains historiens des sciences ont tâché de moduler une vision trop tranchée des choses ; voir Steven Shapin, The Scientific Revolution, en particulier son « Bibliographic Essay », p. 167-211.
  • [23]
    Avec le rejet de la théologie et de la métaphysique, les normes de la nouvelle scientificité accordent une place prépondérante à la simplicité. Ainsi, en tant que secrétaire de l’Académie des Sciences, Fontenelle rendra hommage à Nicolas Lémery qui « fut le premier qui dissipa les ténèbres naturelles ou affectées de la chimie, qui la réduisit à des idées nettes et simples, qui abolit la barbarie inutile de son langage […] » (cité par Simone Mazauric, Fontenelle et l’ invention de l’ histoire des sciences, p. 327).
  • [24]
    Ce n’est qu’en 1759, grâce à la volonté du pape Benoît XIV, que Copernic et Galilée seront retirés de l’Index. En 1979, Jean-Paul II charge une commission d’étudier la réhabilitation de Galilée. Le 31 octobre 1992, il se prononce en faveur de la réhabilitation devant l’Académie pontificale des Sciences en reconnaissant finalement, comme l’écrivait Galilée en 1615 à Christine de Lorraine, que « l’intention de l’Esprit saint est de nous enseigner comment on va au ciel, et non pas comment va le ciel » (p. 158-159). L’Eglise aura donc mis près de quatre siècles à admettre le principe de séparation du savoir scientifique et de la foi.
  • [25]
    De The Man in the Moon de Francis Godwin (1638, traduit en français en 1648) aux tribulations philosophiques du Dyrcona de Cyrano dans les Empires de la lune (1657), puis du soleil (1662), à l’Arlequin, empereur dans la lune de la comédie éponyme de Fatouville (1684), en passant par l’inénarrable Philaminte des Femmes savantes de Molière (1672) qui a vu « clairement des hommes dans la lune » (III, 2).
  • [26]
    « Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre […]. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour » (Pensées, fr. 681).
  • [27]
    Comme l’écrit encore M. Foucault, l’homme « est en proportion avec le ciel, comme avec les animaux et les plantes, comme avec la terre, comme avec les métaux, les stalactites ou les orages. Dressé entre les faces du monde, il a rapport au firmament (son visage est à son corps ce que la face du ciel est à l’éther ; son pouls bat dans ses veines, comme les astres circulent selon leurs voies propres ; les sept ouvertures forment dans son visage ce que sont les sept planètes du ciel) ; mais tous ces rapports il les fait basculer, et on les retrouve, similaires, dans l’analogie de l’animal humain avec la terre qu’il habite : sa chair est une glèbe, ses os des rochers, ses veines de grands fleuves, sa vessie, c’est la mer, et ses sept membres principaux, les sept métaux qui se cachent au fond des mines » (ibid., p. 37).
  • [28]
    « […] les esprits même médiocres, écrit Richelieu, reconnaissant qu’ainsi que la struction de l’homme est un raccourci de celle du grand monde, ainsi les familles particulières sont les vrais modèles des républiques et des Etats, et, chacun tenant pour chose très certaine que celui qui ne peut ou ne veut pas régler sa maison n’est pas capable d’apporter un grand ordre à l’Etat » (Testament politique, p. 203).
  • [29]
    « Les anciens ont assigné aux dieux le ciel et le lieu d’en haut, parce qu’ils le considéraient comme seul immortel. Le présent exposé atteste qu’il est incorruptible et inengendré, qu’il est en outre à l’abri de tous les ennuis liés à la condition mortelle et qu’en plus de tout cela, il n’est pas soumis à un effort pénible » (Aristote, Du Ciel, II, I, p. 55).
  • [30]
    Idée reprise dans une lettre à Fortunio Liceti en janvier 1641 : « […] les caractères de ce livre ne sont autres que triangles, carrés, cercles, sphères, cônes » (p. 430).
  • [31]
    « S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant ni parties ni bornes, il n’a nul rapport à nous. Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est » (ibid.).
  • [32]
    Dans le dernier quart du xviie siècle, les expériences extatiques se multiplient, et dans le même temps que l’on condamne le quiétisme, l’on béatifie les martyrs de l’Incendium amoris et l’on glorifie les fondateurs de la dévotion « expérimentale » moderne : sainte Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix, saint Ignace de Loyola, saint Francois Xavier, saint François de Sales, etc.
  • [33]
    Claude Morel, Les Rayons de la Divinité dans les créatures, Paris, 1654. Cité par Henri Busson, La Pensée religieuse française de Charron à Pascal, p. 31 et p. 633.
  • [34]
    Par exemple, celles du cistercien Eustache de Saint Paul, des jésuites Coste Alamanni et Martinon, du carme Philippe de la Sainte Trinité, des dominicains Coeffeteau et Mailhat.
  • [35]
    Voir Jean-Claude Vuillemin, « Jeux de théâtre et enjeu du regard ».
  • [36]
    Sur l’égalité de conditions entre la Terre, « étoile noble », et les autres corps célestes, voir en particulier le chapitre xii du deuxième livre intitulé « Les conditions de la Terre » (La Docte Ignorance, p. 165-172).
  • [37]
    « […] les choses qu’il peint, et plus encore les êtres, se refusent à signifier au-delà de leur figure immédiate pour témoigner d’une vérité en plus, d’une raison d’être, d’une espérance. Quand chez les Bolonais tout ce qui est semble fait pour manifester le divin, pour le retenir sur terre, chez Caravage tout crie qu’il n’y a que néant dans ce monde de l’âme en peine, laquelle n’a de recours qu’en la grâce, dont les voies sont énigmatiques » (Rome, p. 245-246). Alors qu’Yves Bonnefoy déchiffre ce clair-obscur comme la marque de « l’insuffisance ontologique d’un lieu terrestre à peine effleuré par la Grâce » (ibid., p. 257) et que Gérard-Julien Salvy, dernier biographe de Caravaggio, suppose chez celui-ci une angoisse religieuse « nourrie d’un affrontement entre foi et savoir » (Le Caravage, p. 297), Anne Surgers (Et que dit ce silence ?) décèle au contraire dans certaines de ses toiles l’équivalent de figures de rhétoriques attestant la présence, voire la proximité, d’un ordre transcendant.
  • [38]
    « Qui craindra peu les Rois s’il ne craint pas les Dieux », déclare à son tour Adrian dans Le Martyre de Saint Eustache de Desfontaines (V, 6, v. 1444).
  • [39]
    « Puis donc que le naturel de la plupart des princes est de traiter de la religion en charlatans, et de s’en servir comme d’une drogue, pour entretenir le crédit et la réputation de leur théâtre, on ne doit pas, ce me semble, blâmer un politique, si pour venir à bout de quelque affaire importante, il a recours à la même industrie, bien qu’il soit plus honnête de dire le contraire, et que pour en parler sainement, on ne doit point découvrir ni révéler de telles choses au menu peuple, vu que parmi les hommes il y en a tant de méchants et de scélérats (Palingène) » (Considérations, IV, p. 149).
  • [40]
    D’où le caractère passablement paradoxal d’une théorie se donnant pour tâche de rationaliser ce qui justement ne tire sa force qu’en échappant à toute logique et ne trouve sa légitimité que rétrospectivement ; voir J.-P. Cavaillé, Dis / Simulation, p. 262 sqq.
  • [41]
    Seul un confident sélectionné avec soin partage le secret des ressorts d’un mécanisme que le vulgaire attribue à la divinité. Divulguer les rouages du Pouvoir n’était pas sans danger : outre le fait que l’ouvrage fut écrit « du style de Montaigne et de Charron, dont [Naudé] sait bien que beaucoup de personnes se rebutent à cause du grand nombre de citations latines » (« Au Lecteur », p. 69), le premier tirage destiné au cardinal Bagni se limita à douze exemplaires.
  • [42]
    « Ô que l’ homme est une chose méprisable s’ il ne s’ élève au-dessus des choses humaines (Sénèque, Introduction aux Questions naturelles). C’est-à-dire, s’il n’envisage d’un œil ferme et assuré, et quasi comme étant sur le donjon de quelque haute tour, tout ce monde, se le présentant comme un théâtre assez mal ordonné, et rempli de beaucoup de confusion, où les uns jouent des comédies, les autres des tragédies, et où il lui est permis d’intervenir comme quelque divinité qui sort d’une machine, toutefois quand il en aura la volonté, ou que les diverses occasions lui pourront persuader de le faire » (Considérations, I, p. 80-81).
  • [43]
    « Je suis maître de moi, comme de l’univers ; déclare Auguste, Je le suis, je veux l’être. […] » (Cinna, V, 3, v. 1696-1697).
  • [44]
    « Il se plut à tyranniser la nature, à la dompter à force d’art et de trésors. […] La violence qui y a été faite partout à la nature repousse et dégoûte malgré soi. […] Tel fut le mauvais goût du Roi en toutes choses, et ce plaisir superbe de forcer la nature, que ni la guerre la plus pesante, ni la dévotion ne put émousser » (Saint-Simon, Mémoires, V, p. 532 et p. 535-536). Plusieurs années avant les travaux grandioses à Versailles et à Marly, Bossuet « confesse [qu’il ne peut] contempler sans admiration ces merveilleuses découvertes qu’a faites la science pour pénétrer la nature, ni tant de belles inventions que l’art a trouvées pour l’accommoder à notre usage » (Sermon sur la mort, p. 153).
  • [45]
    Une idée similaire se retrouve chez le Créon d’Antigone : « […] le Ciel laisse agir l’ordre de la nature, / Et n’a pas toujours l’œil sur une créature » (V, 5, v. 1621-1622).
  • [46]
    Pierre Pasquier, Introduction de Saint Genest, p. 215.
  • [47]
    Tout autant qu’une « comédie des comédiens », Saint Genest serait selon P. Pasquier « une tragédie de dévotion qui, conformément aux lois du genre, fait l’apologie de la foi catholique et propose un exemple à admirer et à imiter en représentant deux conversions miraculeuses et le martyre d’un comédien » (ibid., p. 243). L’argument s’appuie en grande partie sur l’hypothèse convenue mais néanmoins infondée d’un Rotrou « nouvellement converti » (p. 243-244).
  • [48]
    C’est sur le site de cette ville d’Asie mineure, capitale du royaume de Bithynie, que se trouve aujourd’hui en Turquie la ville d’Izmit, surtout connue pour le tremblement de terre de 1999.
  • [49]
    Dans sa contestation en règle de la conception matérialiste et mécaniste de la société, et outre la réhabilitation des mythes et des contes, les Romantiques ressuscitent l’idée de l’âme du monde, cette anima mundi des Anciens déclarée défunte par les Baroques, et inventent une science de la Nature, la « Naturphilosophie », qui se veut une alternative à la science moderne pour qui, on l’a dit, il n’existe qu’un seul niveau de réalité : celui que l’on peut observer et manipuler.
  • [50]
    « Nous troublons la vie par le soin de la mort, et la mort par le soin de la vie. L’une nous ennuie, l’autre nous effraie. […] Mais il m’est avis que [la mort] c’est bien le bout, non pourtant le but de la vie ; c’est sa fin, son extrémité, non pourtant son objet » (Les Essais, « De la physionomie », III, 12, p. 1051-1052).
  • [51]
    « Le charmant projet que Montaigne a eu de se peindre naïvement comme il a fait ! Car il a peint la nature humaine ; et le pauvre projet de Nicole, de Malebranche, de Pascal, de décrier Montaigne ! » (Voltaire, « Sur les Pensées de M. Pascal », in Lettres philosophiques, II, 25e Lettre, § XL, p. 216).
  • [52]
    Ainsi que le confirme ce propos attribué à Pascal : « La piété chrétienne anéantit le moi humain, et la civilité humaine le cache, et le supprime » (Pensées, éd. Lafuma, fr. 1006). D’où la supériorité postulée du christianisme, capable d’anéantir le moi, sur la politesse mondaine seulement capable de l’escamoter. Pour Pascal, comme pour « l’honnête homme », « Le moi est haïssable » (Pensées, fr. 494) car « il se fait centre de tout […] le tyran de tous » (ibid.). En revanche, Montaigne considère la condamnation du moi comme une « coutume » qui « ne regarde que la populaire défaillance » (Les Essais, « De l’exercitation », II, 6, p. 378) et ne saurait par conséquent le « brider » : « La coutume a fait le parler de soi vicieux, et le prohibe obstinément en haine de la ventance qui semble toujours être attachée aux propres témoignages. […] Ce sont brides à veaux, desquelles ni les Saints, que nous oyons si hautement parler d’eux, ni les philosophes, ni les théologiens ne se brident » (ibid.). « Il faut passer par-dessus ces règles populaires de la civilité en faveur de la vérité et de la liberté » (Les Essais, « De l’art de conférer », III, 8, p. 942).
  • [53]
    « L’ homme libre ne pense à rien moins qu’ à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. Démonstration : l’homme libre, c’est-à-dire celui qui vit selon le seul commandement de la Raison, n’est pas conduit par la crainte de la mort […], mais désire le bien directement (selon le corollaire de la même proposition), c’est-à-dire […] qu’il désire agir, vivre, conserver son être selon le principe qu’il faut chercher l’utile qui nous est propre. Et par conséquent il ne pense à rien moins qu’à la mort ; mais sa sagesse est une méditation de la vie. C.Q.F.D. » (Spinoza, L’Ethique, proposition 67, p. 331).
  • [54]
    « […] la technique baroque, par la maîtrise des jeux d’eau, de feu et de lumière, par la construction de sphères armillaires et d’automates, mime les premiers gestes de la création : seconde création, recréation, machination […] lourde de conséquences pour l’avenir de la modernité » ( J.-P. Cavaillé, Descartes, « La Fable du Monde », p. 49).
  • [55]
    Je remercie G. Declercq, C. Treilhou-Balaudé (Paris-3) et J.-F. Balaudé (Paris-10) de m’avoir convié à présenter certaines de ces hypothèses lors du colloque « Theatrum mundi, Théâtre et Philosophie » (INHA, 2007), ainsi que Luc Foisneau (CNRS / EHESS) pour son invitation à exposer mes conceptions de l’« Epistémè baroque et écriture de l’histoire (littéraire) : Michel Foucault et Michel de Certeau » (EHESS, 2008).
« Renonce à l’idée d’un autre monde, il n’y en a point, mais ne renonce pas au plaisir d’être heureux et d’en faire en celui-ci. Voilà la seule façon que la nature t’offre de doubler ton existence ou de l’étendre. »
Sade, Dialogue entre un prêtre et un moribond (p. 56).
« Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espérances supraterrestres ! Ce sont des empoisonneurs qu’ils le sachent ou non. »
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (Prologue, 3, p. 23).
« Il crut par la mort nous rendre serfs et nous vouer à son service. Or, ce fut à petites gorgées que nous nous accoutumâmes à la vie. »
Cioran, Bréviaire des vaincus (p. 10).

Theatrum mundi à l’âge baroque

1Dans l’Europe baroque, l’assimilation du monde à un théâtre et, dans la foulée, de la vie à un songe [1] – « un songe, un peu moins inconstant » dira Pascal (Pensées, fr. 653) – est un axiome qui, même s’il n’a pas été hérité de Démocrite comme on l’insinue parfois [2], relève en tout cas du lieu le plus commun. Même ce béotien de Sancho Pança ne peut s’empêcher d’objecter à Don Quichotte pontifiant sur la « comédie de ce monde » : « Fameuse comparaison ! quoique pas si nouvelle que je ne l’aie entendue faire bien des fois » (Don Quichotte, II, 12, p. 609). Emblématiques du cliché, l’on pourrait évidemment citer l’auto sacramental de Calderón, El gran teatro del mundo, composé vers 1635 ; la devise du Globe, théâtre londonien ouvert en 1599 : « Totus mundus agit histrionem » ; et, usé jusqu’à la trame, l’aphorisme shakespearien de As You Like It : « All the world’s stage. » En France, pour m’en tenir au seul exemple du Véritable Saint Genest de Rotrou, je rappellerai la proclamation de moins en moins ignorée – et c’est heureux [3] – de l’acteur éponyme finalement converti : « Ce monde périssable, et sa gloire frivole, / Est une Comédie où j’ignorais mon rôle » (IV, 7, v. 1303-1304). S’il n’échappe pas à la banalité, le constat a au moins le mérite chez Rotrou d’être formulé par un professionnel de la scène aspirant à mettre ses talents de comédien au service de Dieu.

2Le topos battu et rebattu dénonce la facticité de l’existence et, avec Genest, postule que le seul réel qui vaille se trouve en Dieu, auteur et metteur en scène de l’éphémère et navrante comédie humaine. Le poncif ne se limite pas au théâtre et, autant que les esprits, il contamine l’ensemble des genres littéraires. On le retrouve par exemple chez l’historiographe-poète Pierre Matthieu, dans ses sentencieuses Tablettes de la vie et de la mort, publiées pour la première fois vers 1605 et constamment rééditées tout au long du prétendu Grand Siècle, et même au cours du siècle suivant :

3

La vie que tu vois n’est qu’une Comédie,
Où l’un fait le César, et l’autre l’Arlequin :
Mais la mort la finit toujours en Tragédie,
Et ne distingue point l’Empereur du coquin.
(I, 14, p. 4.)

4Ici comme dans de nombreux autres textes didactiques, la référence à la Comédie, c’est-à-dire au théâtre, n’est pas exclusive et l’isotopie de la caducité des êtres et des choses est construite sur une série de métaphores sollicitant : le flambeau : « La vie est un flambeau, un peu d’air qui soupire, / La fait fondre et couler, la souffle et la détruit » (I, 10, p. 4) ; le jeu : « La vie est une table, où pour jouer ensemble / On voit quatre joueurs : le temps tient le haut bout, / Et dit passe : l’Amour fait de son reste, et tremble, / L’homme fait bonne mine, et la mort tire tout » (I, 13, p. 4) ; la mer : « Le monde est une mer, la galère est la vie, / […] / Et l’homme le forçat qui n’a port que la mort » (I, 16, p. 4) ; la toile : « La vie est une toile, aux uns elle est d’étoupe, / Aux autres de fin lin, et dure plus ou moins : / La mort quand il lui plaît sur le métier la coupe » (II, 13, p. 18) [4]. Cette dernière métaphore renoue avec la conception mythologique qui, à l’instar de la fortune matrimoniale de Marie de Médicis peinte par Rubens, met la vie humaine entre les mains des Parques : d’abord de Clotho, qui tient la quenouille et file la destinée au moment de la naissance, puis de Lachésis qui tourne le fuseau et enroule le fil de l’existence, et enfin d’Atropos qui, d’un coup de ciseaux, coupe la trame de la vie.

5Ces phores récurrents du texte linguistique font écho aux éléments iconiques qu’exhibent les tableaux dits « de vanité » : crâne, miroir, sablier, fleur, cristal, bulle, instrument de musique, livre, etc. Unités sémiotiques qui, dans la variation quasi infinie de leur syntaxe, illustrent le « Vanitas Vanitatum et omnia Vanitas » de L’Ecclésiaste et ressassent les lieux communs que l’époque octroie à une existence terrestre frappée de labilité et d’incertitude : Tempus fugit, Vita brevis, Homo bulla, Memento mori. Poncifs immarcescibles dont le but avoué est d’inciter l’observateur perspicace [5] non au Carpe diem latin chanté par la Renaissance mais de le convaincre de l’urgence d’une conversion qui, seule, pourra déboucher sur un éventuel Salut. Ces lieux communs traduisent une idée commune : tout se meut, tout se meurt, l’Homme et le Monde, les mots et les choses.

6Bien avant ce temps qui « va, tout s’en va », chanté par Léo Ferré (1971), l’épistémè baroque est profondément marquée par la conviction augustinienne que tout glisse, tout fuit, que rien ne demeure. Pascal prévient : « Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir il branle et nous quitte. Et si nous le suivons, il échappe à nos prises, il glisse et fuit d’une fuite éternelle » (Pensées, fr. 230). En congruence avec la ronde des passions variées et variables qui troublent continûment l’individu, tout se révèle en effet mobile, pris dans le dynamisme irrépressible héraclitéen d’une « branloire pérenne [6] », d’un « branle perpétuel [7] » qui interdit tout schéma fixe et sécurisant. Alors que dans le vitalisme humaniste de la Renaissance la perte d’une forme était souvent consubstantielle à la libération d’une force et que, comme le postulait Pic de la Mirandole dans son Oratio de hominis dignitate (1486), la dignité et la grandeur de l’individu résidaient dans son aptitude à revêtir toutes les identités possibles, le mouvement et la métamorphose baroques ne sont plus indicatifs d’une disponibilité ou liberté humaines. Ces marqueurs esthétiques du Baroque traduisent au contraire une carence ontologique, un défaut de l’être. Rien n’étant sûr et stable en ce bas monde, l’individu n’a d’autre option, semble-t-il, que de placer sa confiance en la permanence postulée de Dieu. C’est, après et avec beaucoup d’autres, ce qu’enseigne par exemple Malherbe dans une épître consolatoire adressée à la princesse de Conti : « L’Eternité n’est qu’au ciel. En la terre tout se change : tout s’altère : non d’année en année, de mois en mois, ni de semaine en semaine : mais de jour en jour, d’heure en heure, et de moment en moment » (p. 26) [8]. L’homme, « animado muerto », comme dit Sigismond, est un mort en sursis : un « squelette vivant, / vivant à l’agonie » (La vie est un songe, Ire Journée, sc. 2) ; la beauté, une simple apparence. Tapie au cœur des plus belles choses, du plus profond savoir et des honneurs les plus prestigieux, c’est désormais la mort qui, comme le proclament Matthieu ou le martyr Adrian représenté par Genest, est seule en mesure d’offrir à l’homo viator, ce pèlerin de l’existence, le plus « désirable [9] » des ports ; « la fin de [ses] desseins », dira Bossuet, « et le commencement de [ses] espérances ; […] la dissolution et le renouvellement de [son] être » (Sermon sur la Mort, p. 148). C’est une leçon identique que propose le miroir, « conseiller des grâces » des Précieuses autant que témoin impitoyable de la déliquescence des êtres, et à ce titre fréquemment mis en évidence dans les tableaux de vanités. Source de trompeuses illusions ou de pénibles révélations, ce « peintre brillant d’un art inimitable », comme l’appelle Epinay d’Etelan dans un sonnet qu’il lui consacre (« Sonnet du miroir », 1640), en dévoilant ou en préfigurant l’inévitable révèle à celle où à celui qui s’y contemple – comme d’ailleurs au véritable spectateur du tableau – l’image qu’il est, ou sera, quoi qu’il advienne. Pourquoi, par conséquent, s’arrêter au spectacle d’une existence fugitive remarquée dans le miroir et marquée par le sablier, ou encore se complaire dans des « grandeurs d’établissement », comme dirait Pascal (Discours sur la condition des grands), alors que la « vraie » vie est postulée ailleurs ? Dans une reprise du chiasme paulinien du « qui perd gagne », selon lequel la vie serait la mort et la mort la véritable vie [10], l’Eglise professera elle aussi un contemptus mundi légitimé par l’idée que l’existence terrestre n’est qu’une épreuve que seul peut dénouer l’attente ou l’espoir de la mort. Si la loi de ce monde est celle de l’éphémère et du changement, c’est folie sinon pécher par manque de sagesse que de s’attacher aux choses et aux êtres voués à l’impermanence. L’Eglise dissuadera ainsi le fidèle de miser sur le théâtre du monde en chérissant une existence donnée pourtant par Dieu, et l’encouragera au contraire à parier, à l’instar de Genest, sur l’existence d’une scène plus glorieuse. Une invitation à renoncer plutôt qu’un encouragement à jouir. Dans Le Véritable Saint Genest, la pièce céleste à laquelle Genest décide désormais de consacrer ses talents devrait ainsi perturber le bon déroulement de la pièce mondaine, considérée par opposition comme dérisoire et illusoire. L’existence supposée d’un arrière-monde suprasensible, d’une nouvelle scène sur laquelle Dieu se révèle et où sera assurée la pérennité de l’essence des êtres devrait théoriquement détacher l’individu d’un théâtre du monde apparaissant soudain dégradé et frappé d’artificialité. Nous verrons pourtant qu’il n’en sera rien. Et pour cause : ce présumé monde invisible de l’au-delà sur lequel il conviendrait de parier contre le monde visible et sensible de l’ici-bas s’avère de plus en plus hypothétique, et mal défendu par une Eglise chrétienne déchirée entre plusieurs factions rivales. « Et c’est un des malheurs de notre Vie, écrit Saint-Evremond, de ne pouvoir naturellement nous assurer s’il y en a une autre, ou s’il n’y en a point » (« L’homme qui veut connaître toutes choses », p. 134).

7Mais l’adéquation convenue du monde à un théâtre doit aussi se comprendre dans une perspective moins systématiquement apologétique que purement descriptive. Si la métaphore théocentrique dénonce une ontologie centrée sur l’individu, elle énonce également une réalité où le théâtre et la société échangent souvent leurs propriétés, confondent leur nature. Théâtre comme métaphore du monde, et monde comme métaphore du théâtre. Société en perpétuelle représentation où l’on n’existe que par le regard d’autrui, le monde baroque relève littéralement d’un véritable théâtre et la vie d’une comédie au cours de laquelle, depuis les fastes du baptême jusqu’aux bien nommées pompes funèbres à grand spectacle [11], du « rideau d’apparition » au « rideau de finitude [12] » en passant par le portrait d’apparat commandé à grands frais, l’apparence informe et cautionne l’être. Nul Baroque ne saurait en effet douter qu’être c’est voir, c’est faire voir, et que voir c’est souvent aussi être vu. « Ce qui ne se voit point, légifère Baltasar Gracián, est comme s’il n’était point » (Art de la prudence, § 130, p. 113). C’est aussi la conclusion à laquelle était parvenu Montaigne à la fin du siècle précédent : « Les biens mêmes de l’esprit et la sagesse nous semble sans fruit, si elle n’est jouie que de nous, si elle ne se produit à la vue et approbation étrangère » (Les Essais, « De la vanité », III, 9, p. 955). L’on a beau être parfaitement averti du caractère fallacieux et trompeur des apparences, aucune époque ne s’est jamais donné autant de mal pour les cultiver et les préserver. « Les choses ne passent point pour ce qu’elles sont », diagnostique encore Baltasar Gracián, « mais pour ce dont elles ont l’apparence » (Art de la prudence, § 99, p. 92). Connu et reconnu, ce principe permettra à Richelieu de reprendre Louis XIII pour son manque de discernement à propos de son mobilier :

8

L’opulence des meubles [en la maison des rois] est d’autant plus nécessaire que les étrangers ne conçoivent la grandeur des princes que par ce qui en paraît en l’extérieur. Et cependant, bien que V. M. en ait nombre de beaux et de riches qui se perdent au lieu où ils doivent être conservés, souvent on en a vu dans sa chambre de tels que ceux qui en doivent profiter quand elle les quittait n’ont pas voulu s’en servir après elle.
(Testament politique, p. 205.)

9Dans le même ordre d’idées, l’on sait en particulier l’importance de la sémiotique des comportements et des pratiques « dis / simulatoires », pour emprunter la formule de Jean-Pierre Cavaillé, parfaitement licites chez l’« honnête homme » qui en fait une vertu sociale de civilité bienséante, vilipendées au contraire chez le courtisan opportuniste qui, « sachant la cour [13] », les érige en stratégie politique pour s’avancer sur cette réduction du grand théâtre du monde qu’est la scène aulique. Contrairement à l’adage, personne alors ne doute que l’habit fait bel et bien le moine – d’où ces édits somptuaires à répétition et autres sermons moralisateurs dont la fréquence témoigne du peu d’efficacité à empêcher les brouillages sociaux et à enrayer les parasitages éthiques en tâchant de faire coïncider les paraîtres avec les êtres. Cachant et dévoilant quantité d’informations sur la personne ou, pour mieux dire, sur le personnage, l’habit permet d’usurper sur la scène du monde, comme sur celle du théâtre proprement dit, une identité nouvelle à travers une simple métamorphose vestimentaire. « Les Grands, pour la plupart, sont masques de théâtre », décrète La Fontaine dans sa fable du Renard et le Buste. Mais, ôtons le rôle, il n’est pas du tout certain que l’on trouve l’acteur. Il est en effet souvent difficile de savoir qui est l’habit, qui est le moine, et, comme l’avoue Montaigne, « Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise » (Les Essais, « De ménager sa volonté », III, 10, p. 1011). « Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres », constate à son tour La Rochefoucauld, « qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes » (Maxime 119, p. 52). L’habit fait d’autant plus le moine qu’il finit, tels les signes de la mondanité chez Proust analysés par Gilles Deleuze (Proust et les signes), par ne plus renvoyer à un quelconque référent mais à tenir lieu de pensée et d’action. Alors que chez Pascal l’inanité du « moi » sera révélateur de l’inconsistance du monde, il faudra à Descartes une dose non négligeable d’optimisme – ou de naïveté – pour faire de la certitude affirmée du « je » le paradigme de la connaissance du réel [14]. Au siècle suivant, « Dans la grande comédie, la comédie du monde », à laquelle prétend s’en remettre sans cesse Diderot (Paradoxe sur le comédien, p. 311), l’homme, déplorera Rousseau, « est tout entier dans son masque, ce qu’il est n’est rien, ce qu’il paraît est tout pour lui » (Emile, IV, p. 515) [15]. Devançant les philosophes des Lumières, même ce benêt de M. Jourdain savait pertinemment que son éventuel changement d’état devait inéluctablement passer par un changement de vêtement. Impérieuse nécessité qui, au prétexte irréfragable que « Toutes les personnes de qualité les portent de cette sorte » (Le Bourgeois gentilhomme, II, p. 5) avancé par un Maître Tailleur meilleur psychologue que couturier méticuleux, fait agréer au candidat à la promotion nobiliaire un habit ridicule orné de « fleurs en bas », c’est-à-dire la tige en l’air.

10Dans la comédie-ballet de Molière comme dans la comédie humaine observée par les moralistes et vilipendée par Rousseau, la course à la distinction est tributaire de la conquête des apparences. Une apparence qui non seulement abuse le « vulgaire idolâtre », comme dit La Fontaine dans la fable évoquée, mais en impose et s’impose absolument à tous et à toutes.

11Non content de sacrifier à la parure, à la théâtralisation des gestes et des corps, le monde baroque accueille aussi sur sa scène autoproclamée quantité de spectacles polymorphes qui transmuent volontiers la réalité en illusion et font parfois de l’illusion une vérité. L’on connaît en particulier la grande fortune de cette théâtralisation exacerbée inhérente à la catégorie métadramatique des « comédies des comédiens » qui, avant le motif de l’atelier de peinture chez les peintres, affirmeront moins que le monde est un théâtre qu’elles mettront directement en scène le monde du théâtre. La dénonciation de la supercherie théâtrale est prétexte à mise en scène, comme sera mise en toile la supercherie picturale. Que le monde soit un théâtre, métaphoriquement ou littéralement, ou que le théâtre soit un monde, on demeure en tout cas persuadé avec le Philosophe porte-parole de Fontenelle dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes que l’Univers est « un grand spectacle qui ressemble à celui de l’Opéra » (« Premier soir », p. 62).

Nouveau spectacle du monde

12Dans un ouvrage que Le Mercure Galant de janvier 1686 qualifie de « spectacle très pompeux et très magnifique [16] », Fontenelle – neveu de Thomas Corneille, rédacteur avec Donneau de Visé du Mercure et auteur vraisemblable du propos flatteur – offre à un public élargi de la fin du xviie siècle les rudiments de la nouvelle astronomie que le monde savant ne peut plus ignorer. En vulgarisant, si l’on peut user de cet anachronisme [17], les idées essentielles de Copernic et les principes de la physique mécanique cartésienne [18], et en particulier sa théorie des tourbillons que rendra bientôt obsolète la loi de la gravitation universelle de Newton, Fontenelle entérine la supériorité du système astronomique de Copernic sur ceux de Ptolémée et de Tycho Brahé.

13Ce n’est qu’au xviie siècle, et grâce en particulier à Galilée, que les hypothèses de Copernic seront définitivement admises par la science dite « nouvelle » et que celle-ci, par ses indéniables retombées hors du domaine proprement astronomique, informera dans une très large mesure l’épistémè baroque. Epistémè au sens foucaldien de champ de rationalité cohérent, d’a priori historique qui conditionne « l’instauration d’un ordre parmi les choses » (Préface des Mots et les choses, p. 11) et rend intelligible l’émergence de tout ce qui est pensable à une époque donnée. Pour Foucault, c’est dans l’organisation particulière d’un discours que l’on est en mesure de repérer ce qui lie ensemble les dispositifs institutionnels, la constitution des savoirs et la grammaire des pratiques [19]. L’épistémè qu’il me plaît de qualifier de « baroque » est sans doute marquée par un répertoire de traits formels spécifiques et présente une liste de critères stylistiques et thématiques récurrents, mais, contemporaine de l’émergence de la science moderne, elle se caractérise surtout par une façon nouvelle de concevoir le monde. Je prétends en effet que le Baroque trahit moins une certaine manière (formelle) qu’une manière certaine (philosophique) de penser non seulement le monde mais aussi ses rapports avec l’individu qui l’habite [20]. Davantage qu’esthétique, le Baroque – mon Baroque – est épistémologique. Il marque à la fois la prise de conscience d’une épistémè qui constate l’écroulement du monde,

14

Or tournons les yeux partout : tout croule autour de nous ; en tous les grands Etats, soit de Chrétienté, soit d’ailleurs, que nous connaissons, regardez-y : vous y trouverez une évidente menace de changement et de ruine […]. Les astrologues ont beau jeu à nous avertir, comme ils font, de grandes altérations et mutations prochaines : leurs devinations sont présentes et palpables, il ne faut pas aller au ciel pour cela
(Montaigne, Les Essais, « De la vanité », III, 9, p. 961.)

15et l’ensemble des réponses qu’elle apporte à la déliquescence de ses évidences et à la rupture des repères qui, jusqu’alors, avaient garanti les transcendantaux du Moyen Age et le savoir allégorique hermétique de la Renaissance. Pris entre des certitudes passées qui se délitent dans « un moment où tout est mis sens dessus dessous » (Gassendi, Dissertations, Préface, p. 16) et un avenir imprévisible, le Baroque caractérise aussi l’instauration de nouveaux cadres de références qui feront inéluctablement aller du théocentrisme à l’anthropocentrisme ; d’une organisation religieuse à une éthique politique. C’est au cours de cette époque « out of joint » (Hamlet, I, 5, v. 185) que le Soleil remplace la Terre au centre des mouvements planétaires, et que la Terre, « […] ce petit amas de poussière et de boue, / Dont notre vanité fait tant de régions », comme dit Racan [21], s’accommode de la condition de l’un de ces « wand’ring stars », ces astres vagabonds évoqués par Hamlet (Hamlet, V, 1, v. 237). Mais, alors que le galant Philosophe imaginé par Fontenelle « sait bon gré » à Copernic « d’avoir rabattu la vanité des hommes, qui s’étaient mis à la plus belle place de l’Univers, et [a] du plaisir à voir présentement la Terre dans la foule des planètes » (« Premier soir », p. 71), la narrataire des Entretiens ne saisit pas très bien en quoi l’adoption d’une nouvelle cosmographie peut contrarier son amour-propre : « Croyez-vous que la vanité des hommes s’étende jusqu’à l’Astronomie ? Croyez-vous m’avoir humiliée, pour m’avoir appris que la Terre tourne autour du Soleil ? Je vous jure que je ne m’en estime pas moins » (ibid.).

16L’événement, pourtant, à défaut d’humilier la blonde Marquise, et même s’il ne toucha que différemment et parcimonieusement, fut néanmoins un avènement [22]. Davantage qu’un nouvel arrangement théorique plus économique des cercles cosmiques, « d’une simplicité charmante […] plus uniforme et plus riant », comme dit Fontenelle (« Premier soir », p. 69 et p. 80), anticipant ainsi les critères d’une nouvelle scientificité privilégiant clarté et simplicité [23], l’astronomie copernicienne donne bel et bien « un nouveau sentiment de l’être » (Koyré, « Orientation et projets de recherches », p. 12). En effet, admettre que la terre bouge et accepter une conception inédite de l’univers, c’est non seulement l’avènement d’une nouvelle physique, c’est aussi et peut-être surtout une profonde transformation du Monde et de l’individu ; une idée radicalement autre de la Nature et de la place de l’Homme dans cette Nature. Voire, la question ultime de savoir si l’individu a une place dans un Monde qui n’a plus rien à voir avec celui qu’il était depuis l’Antiquité. Et de ce point de vue, peu importe finalement que Copernic ne mette pas en question la dualité du monde physique et le mouvement naturel. Peu importe qu’il faille encore attendre plusieurs décennies pour que la science moderne, par l’instauration de l’unité fondamentale du monde physique et de l’inertie, vienne définitivement ruiner ces deux postulats essentiels de la physique aristotélicienne épargnés par Copernic.

17Jusqu’alors sereinement enraciné au centre d’un cosmos harmonieux, immuablement ordonné et borné par la sphère des fixes, l’individu se retrouve expulsé dans une immensité à l’architecture aussi abyssale que mouvante. Ce décentrement drastique dans un univers insondable, indéfini sinon encore infini, que ne parviennent pas à maîtriser les condamnations de Copernic en 1616 et de Galilée en 1632 par l’Inquisition romaine [24] – et cela au nom du cosmos pourtant hérétique d’Aristote ! –, donne lieu, on s’en doute, à un formidable émoi. Lorsque le microscope de Leeuwenhoek révèle la présence indubitable d’organismes vivants dans une simple goutte d’eau ou d’« animalcules » dans le sperme, et que le télescope donne à voir du jamais-vu, pourquoi serait-il interdit d’imaginer des habitants dans les astres ? Tout simplement parce que cette hypothèse – contrairement aux postulats des écrits utopiques de l’époque pour qui la Terre n’est plus qu’un monde parmi bien d’autres [25] – cadre évidemment mal avec la foi chrétienne et l’enseignement de l’Eglise. Si « Le silence éternel de ces espaces infinis » (Pensées, fr. 233) effraie la foi de Pascal [26], quid de la présence inopinée d’une quantité potentiellement illimitée de mondes habités ?

18Exit à jamais la vision rassurante héritée de l’Antiquité et du Moyen Age d’un univers clos et hiérarchisé, unifié par un système d’analogies et de similitudes absolument réflexif qui, Michel Foucault l’a admirablement décrit, « s’enroulait sur lui-même » :

19

Jusqu’à la fin du xvie siècle, la ressemblance a joué un rôle bâtisseur dans le savoir et la culture occidentale. […] Le monde s’enroulait sur lui-même : la terre répétant le ciel, les visages se mirant dans les étoiles, et l’herbe enveloppant dans ses tiges les secrets qui servaient à l’homme. […] Dans la vaste syntaxe du monde, les êtres différents s’ajustent les uns aux autres ; la plante communique avec la bête, la terre avec la mer, l’homme avec tout ce qui l’entoure. La ressemblance impose des voisinages qui assurent à leur tour des ressemblances.
(Les Mots et les choses, p. 32 et p. 33.)

20Au cœur de cet « espace des analogies » (ibid., p. 38), de ce système sémiotique de rayonnement dont il assurait l’impeccable fonctionnement dans le même temps qu’il en recevait l’assurance de sa propre centralité, l’individu, ce « grand foyer des proportions, – le centre où les rapports viennent s’appuyer et d’où ils sont réfléchis à nouveau » (ibid.), ne pouvait douter de son élection divine. Point indispensable de rencontre entre le Ciel et la Terre [27], l’Homme-microcosme, « ou petit portrait du grand monde accourci » comme disait Ambroise Paré (Œuvres, III, 16, p. 33), passait en effet pour l’émanation et le reflet de l’ordre cosmique d’un Monde-macrocosme qui se donnait lui-même pour l’image et le reflet de Dieu [28]. Désormais seul et dépourvu de repères assurés, l’individu devra réinventer le Monde et en assumer l’entière responsabilité.

21Opérant une désacralisation radicale du Monde en consacrant définitivement la mort du grand Pan, la science nouvelle ne permettra plus de considérer le monde physique comme une image de Dieu, même pas comme une manifestation tangible du divin. Le télescope ou, pour mieux dire, la lunette astronomique que Galilée pointe vers les étoiles en 1609 et en 1610 ruine la dichotomie proclamée par la tradition entre un Ciel « incorruptible et inengendré » (Aristoteles dixit[29]) où tous les mouvements seraient circulaires et éternels, et un Monde sublunaire gouverné par la génération et la corruption, selon les transmutations des quatre éléments mus vers le haut ou vers le bas. Par la magie des pouvoirs de la lunette galiléenne, l’opposition prophylactique entre le monde intelligible et le monde sensible se désagrège : la beauté des Idées se trouve contaminée par la laideur des instincts, l’esprit par la matière, l’âme par le corps. Alors que cette similitude entre deux domaines jusqu’alors strictement séparés fait indéniablement progresser la science, la corruptibilité avérée des sphères célestes entraîne, dans le domaine de la spiritualité, un éloignement irrémédiable de Dieu. N’en déplaise à Sénèque et aux Stoïciens, la Nature ne saurait plus se confondre avec Dieu et, décrète entre autres Bacon, elle ne saurait même pas être source de connaissance du divin : « Car si quelqu’un pense vraiment atteindre, par une inspection et une investigation des choses sensibles et matérielles, à quelque lumière apte à révéler la nature ou la bonté de Dieu, il risque de s’abuser dangereusement » (Valerius Terminus, p. 24). Si le Ciel est semblable à la Terre, voici fermé à jamais le plus superbe chemin par lequel l’exercice des sens, à l’instar de la flèche gothique, pouvait s’élancer à la rencontre de Dieu. A la voûte gothique favorisant l’ascension se substituera d’ailleurs la lourde pesanteur d’une coupole baroque que le trompe-l’œil et les fausses perspectives se devront d’annuler afin de faire croire à un espace ouvert permettant la prolifération d’assomptions et d’apothéoses vers un au-delà sinon illusoire, à tout le moins tributaire d’une magnifique illusion.

22Après Galilée, la Nature ne se dévoilera plus jamais à travers l’aléatoire d’une herméneutique de « signatures » prétendument déposées à la surface d’un mondelivre, mais sera désormais conçue comme une espèce de monde-machine régi par une suite d’énoncés géométriques : « ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques » (Galilée, L’Essayeur, § 6, p. 141) [30] dont il appartiendra à l’individu de découvrir les règles. Obéissant à des lois vérifiables par l’expérimentation et traduisible en langage mathématique, la nature ne relèvera plus de vagues principes métaphysiques donnés mais dépendra de l’agencement activement construit par l’esprit humain des phénomènes observés. Comme la pensée philosophique moderne instaurée par Descartes, la pensée scientifique cesse d’être fondée sur un système que l’on apprend et que l’on répète pour devenir le fruit d’un travail aléatoire de découverte jamais abouti. Ainsi que l’a maintes fois explicité Alexandre Koyré, Galilée a l’audace de substituer au monde « réel » de l’expérience quotidienne un monde géométrique hypostasié et, en faisant pénétrer l’infini mathématique dans le fini du concret, d’expliquer le « réel » par la pensée plutôt que par l’apparente évidence. « Avec Galilée, et après Galilée, écrit Koyré, nous avons une rupture entre le monde donné aux sens et le monde réel, celui de la science. Ce monde réel c’est de la géométrie faite corps, de la géométrie réalisée » (« Apport scientifique de la Renaissance », p. 60). Au contraire de la démarche positiviste héritée – et toujours enseignée – d’Aristote, l’on ne se contentera plus de contempler les données de la simple expérience du monde par les sens, l’on s’efforcera de mettre en lumière la structure invisible qui sous-tend ces données. L’invisible devra ainsi expliquer le visible. L’on comprend que Pascal, comme Bacon, ne puisse plus par conséquent se servir de la Nature, de cet « univers muet » (Pensées, fr. 229), pour prouver Dieu et qu’il rejette catégoriquement l’hypothèse d’un symbolisme universel fondé sur le réseau maintenant obsolète des ressemblances. D’accord sur ce point avec Pascal, Descartes affirme lui aussi à plusieurs reprises que Dieu ne s’exprime pas dans le monde, et que le seul signe de la divinité que peut révéler la Création c’est, paradoxalement, son immutabilité. A la seule exception de notre pensée, capable de saisir l’idée de Dieu, il ne saurait y avoir d’analogie entre le Monde et son Créateur. D’ailleurs, prévient Pascal, qui chercherait à prouver Dieu par la Nature tomberait « dans l’athéisme ou dans le déisme, qui sont deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également » (Pensées, fr. 690). Et c’est précisément parce que le signe de la réalité divine échappe à l’appréhension sensorielle et qu’elle relève d’un ordre supérieur des choses, que Dieu, affirme Pascal, se fait « sensible au cœur, non à la raison » (Pensées, fr. 680) [31]. Galilée a beau affirmer à plusieurs reprises que les nouvelles données scientifiques, qui ne concernent que l’ordre de la nature, n’affectent pas la Bible, il n’empêche que la pensée en général et la religion en particulier ne peuvent pas n’en pas subir les retombées. Transcendance pure, Dieu ne peut être maintenant appréhendé que dans une problématique expérience intérieure risquant de conduire au ravissement extatique des élans mystiques, reconnus par la tradition mais diversement appréciés par l’Eglise [32], ou à une expérience quiétiste controversée dans laquelle la volonté passive le dispute à l’anéantissement actif. La spiritualité chrétienne n’a d’ailleurs jamais facilité la découverte des Rayons de la Divinité dans les créatures, pour reprendre l’intitulé d’un ouvrage apologétique de Claude Morel [33]. Si l’on se remémore les cours de Foucault consacrés à L’Herméneutique du sujet, il appert en effet qu’au lieu de conduire à une prise de conscience de la présence intérieure du divin, selon une démarche néo-platonicienne, la pastorale chrétienne a toujours nourri cette vieille suspicion stoïcienne à l’encontre de l’individu en favorisant la découverte en soi, « non pas de Dieu, mais de l’Autre, du Diable […] la marque du mal » (p. 403).

23L’intimité avec Dieu, à laquelle s’accrochent encore quelques rares théodicées thomistes [34], est quasiment révolue et, janséniste ou pas, l’épistémè baroque est aussi l’ère du Deus absconditus, selon la formule augustinienne connue de Pascal qui postule que Dieu se révèle d’autant plus qu’il demeure inaccessible. Si Dieu est, il est ailleurs. Idée terrifiante, mais aussi libératrice. Si, au niveau théologique, la Nature se retrouve privée de toute espèce d’animation signifiante ou normative et si, sur le plan théorique, elle s’avère calculable et prévisible, elle devient, sur le plan pratique, éminemment appropriable. La Nature et l’Univers se trouvent désormais en totalité posés devant l’individu : radicalement extérieurs, certes, mais du même coup sujets à une mise en scène intégrale. Au lieu qu’on le contemple afin de s’en inspirer, le Monde devient objet d’explication, de transformation, de manipulation. Ainsi, peut-être ai-je été trop prompt à augurer de l’intellect de la Marquise de Fontenelle à l’aune de sa blonde chevelure…

Privilège épistémologique et mise en scène du monde

24A commencer par Copernic, personne à ma connaissance n’a jamais exprimé la moindre humiliation liée à la perte d’une position centrale consécutive au décentrement de la Terre. Kepler dira même que ce décentrement dote l’Homme, cette « créature contemplatrice » par excellence, comme le répète souvent l’auteur de L’Harmonie du monde, d’un indéniable avantage perceptif : « Ce globe semble donc avoir été attribué à l’homme avec une sagesse suprême, afin qu’il puisse contempler toutes les planètes » (cité par F. Hallyn, Structure poétique, p. 259). Alors qu’un habitant du Soleil, « dépourvu de l’assistance du mouvement et des stations différentes de son lieu d’habitation d’où il pourrait nouer les raisonnements et les discours nécessaires pour mesurer les intervalles des planètes » (ibid., p. 260), ne pourrait avoir, au mieux, qu’une connaissance innée de l’organisation de l’univers, l’individu, depuis la Terre, est quant à lui en mesure de comprendre l’univers – au double sens du terme – par l’observation corrigée par le raisonnement.

25Ce privilège épistémologique se trouve reflété sur la scène baroque, et tout particulièrement dans le théâtre de Rotrou, où ce n’est qu’après avoir échangé une position centrale contre une position latérale que le personnage initialement victime des apparences et du « rapport [des] yeux » (Les Sosies, II, 2, v. 582), réputés « équitables arbitres » (Bélisaire, II, 7, v. 547), sera finalement en mesure de porter un jugement correct sur la nature de ce qu’il voit. Coïncidant de la sorte avec le regard du véritable spectateur de la pièce, l’efficacité de l’œil décentré prévaut sur la perception erronée de l’œil ébloui du personnage central [35]. Cela dit, un personnage décentré ne maîtrisant pas toutes les données de ce qu’il observe sera lui aussi trompé par ce qu’il voit. Ainsi dans Célie ou le vice-roi de Naples, Lucinde, « cachée » (didascalie, II, 6), ne sachant pas que D. Alvare prétend aimer Elise pour désamorcer le stratagème de son frère D. Flaminie, croit qu’il a véritablement délaissé Célie. D’où sa réaction dépitée : « Ô fourbe ! ô trahison […] ! / Vous m’abusez mes yeux, vous mentez mes oreilles » (II, 6, v. 605-606). Mais telle n’est certainement pas la réaction du spectateur de la comédie, davantage décentré, et dont l’interprétation correcte de l’épisode ne présente aucune ambiguïté. Cette réception se trouve d’ailleurs relayée par les propos d’Argante, lui aussi amplement décentré par rapport à l’échange entre les deux frères : « Il feint avec esprit, et d’une adresse extrême, / Le trompeur pourrait bien se voir trompé lui-même » (v. 621-622).

26D’autre part, paradoxe apparent, l’abandon d’une position centrale relevait moins d’une dégradation que d’une libération. En effet, jusqu’à Copernic, la Terre se trouvait prise dans la symbolique verticale d’un géostatisme qui, loin d’avantager le centre, valorisait au contraire le sommet. Fondée sur le dogme d’une dualité irréductible entre la physique céleste et la physique terrestre, cette conception favorisait une opposition spatiale entre un haut immuable valorisé et un bas voué à l’altération et à la corruption. Désormais, dans un espace devenu radicalement neutre et indifférent sur le plan moral, tous les lieux se valent et ne sont plus à même d’incarner une quelconque hiérarchie naturelle. Koyré précise d’ailleurs que c’est avec satisfaction que Nicolas de Cues (1401-1464) affirma dans La Docte Ignorance (1440) la promotion de la Terre au rang des étoiles nobles [36], et que Giordano Bruno se félicita de l’éclatement des sphères qui la tenaient jusque-là séparée des espaces de l’univers éternel. La joie du dominicain sera néanmoins de courte durée puisque, après avoir été emprisonné et torturé tout au long des sept années que dura son procès, il fut brûlé le 17 février 1600, sur le Campo de’ Fiori de la Ville éternelle. Devant ses juges ses dernières paroles auraient été : « Vous portez contre moi une sentence avec peut-être plus de crainte que moi qui la reçois. »

27Si non è vero, è ben trovato. En effet, car si la nouvelle cosmographie apporte une indéniable libération, celle-ci va indubitablement donner lieu à une phase de grande perplexité, pour ne pas dire de profonde angoisse. Bien qu’Alexandre Koyré estime que ce n’est que plus tard que « nous trouvons le nihilisme et le désespoir » inhérent au monde dépourvu de sens de la philosophie scientifique moderne (Monde clos, p. 65), il ne fait aucun doute que devant la ruine de l’immense organisation métaphysique qui, aux deux sens du terme, le comprenait, l’individu ne peut que se poser déjà de bien douloureuses questions sur le sens d’une existence qui ne va désormais plus du tout de soi. Ainsi, selon Yves Bonnefoy, la peinture de Caravaggio, davantage que simple naturalisme, traduirait ce désarroi inhérent à la disparition de toute transcendance [37]. « La nature, écrit de son côté Pascal, ne m’offre rien qui ne soit matière de doute et d’inquiétude » (Pensées, fr. 682).

28A l’instar peut-être des toiles du Caravage, ou en tout cas de cette conscience désorientée à qui Pascal prête ce constat, les structures politico-religieuses, ou tout simplement familiales, ne peuvent plus maintenant prétendre un quelconque alignement sur une hiérarchie naturelle incontestable. Comme le Père, paterfamilias, à qui il conférait une autorité certaine, le Roi ne peut que sombrer dans l’hypothétique lorsque Dieu, sa divine justification, verse lentement dans la catégorie de l’hypothèse. Au lieu de refléter un ordre divin – ordre au double sens d’ordonnance et de commandement –, les paradigmes légitimant les principes autoritaires vont progressivement apparaître, et surtout à de plus en plus de monde, comme n’étant rien d’autre que de simples constructions d’un Pouvoir qui, comme l’avait déjà souligné Machiavel dans le Discours sur la première décade de Tite-Live, utilise les idoles de la religion en guise de caution et de justification :

29

Ainsi donc, il est du devoir des princes et des chefs d’une république que de maintenir sur ses fondements la religion qu’on y professe ; car, alors rien de plus facile que de conserver son peuple religieux, et par conséquent bon et uni.
(I, 12, p. 415.)

30La même idée se retrouvera exprimée avec force au milieu du xviie siècle dans La Mort d’Agrippine de Cyrano. Sejanus, le favori de Tibère, déclare en effet que les dieux :

31

Ces enfants de l’effroi,
Ces beaux riens qu’on adore, et sans savoir pourquoi,
Ces altérés de sang des bêtes qu’on assomme,
Ces Dieux que l’homme a faits, et qui n’ont point fait l’homme
Des plus fermes Etats ce fantasque soutien,
Va, va, Terentius, qui les craint ne craint rien.
(II, 4, v. 635-640.)

32Ainsi que chez Machiavel et Naudé, il appert chez Rotrou comme chez Cyrano que la religion est un stratagème efficace dont l’individu se sert pour appuyer sa politique et justifier ses actions. Dioclétian a beau être fier de ne devoir son sceptre qu’à lui-même « et rien à la Nature » (Saint Genest, I, 3, v. 178), force lui est pourtant d’admettre que ce sont les Dieux « Qui dedans nos Etats, nous font ce que nous sommes » (V, 5, v. 1636). Aucun doute que les dieux sont indispensables au monarque. Sans l’appui de la religion qui contraint les consciences, le Pouvoir ne pourrait contraindre les corps. « Ainsi, déclare Richelieu à Louis XIII, il faudrait être ou méchant ou aveugle pour ne voir et n’avouer pas que les religions sont non seulement utiles, mais même nécessaires » (Testament politique, p. 134). C’est aussi ce qu’a parfaitement compris le Dioclétian mis en scène par Desfontaines. A Aquillin qui minimise le danger d’une secte chrétienne qui « Ne s’attaque qu’aux Dieux et non à [son] Empire » (L’Illustre comédien, I, 1, v. 18), l’avisé politique rétorque :

33

Ils n’en veulent qu’aux Dieux ; quel mal peut être pire ?
Et pourquoi penses-tu que ces audacieux,
Considèrent les Rois s’ils méprisent les Dieux ?
(I, 1, v. 30-3238.)

34Comme celui de Desfontaines, le Dioclétian de Rotrou sait que toute déviation religieuse est néfaste à l’harmonie politique. En mettant en question les valeurs établies, la dissidence religieuse revêt par conséquent l’apparence d’une véritable révolte. La mise en cause de Dieu, comme d’ailleurs la mise en cause du Père, est toujours contestation de l’ordre imposé par le Roi [38]. Ainsi, les chrétiens ne sont pas seulement une secte religieuse mutine, ils représentent une conspiration politique de très grave envergure puisqu’ils ruinent les fondations mêmes du pouvoir impérial.

35Mais, si les hiérarchies ne sont que d’habiles mises en scène, elles sont susceptibles d’être mises en cause. Gabriel Naudé, après Machiavel, Bodin, et avant Hobbes, révèle à son tour le mécanisme du Pouvoir et, corollaire de cette démystification [39], dévoile une conception de la politique entièrement livrée à la toute-puissance de l’individu. La mise en scène du monde reviendra à produire un ordre, c’est-à-dire de l’inégalité et de la subordination à partir d’une situation que l’on sait pertinemment être à l’origine indifférenciée, totalement neutre. La souveraineté qui s’exercera ainsi d’un être sur un autre sera de moins en moins admise comme résultant d’une hiérarchie naturelle et apparaîtra de plus en plus tributaire de la volonté ou de la force du Maître. Les privilèges et les disparités perdurent, mais ils ne sont plus légitimés par une hiérarchie d’essence. L’on comprend que dans ces conditions l’absolutisme monarchique ne pourra subsister qu’en versant dans la tyrannie ou disparaître sous le coup d’une révolution.

36Relevant du « secret d’Etat » et se distinguant de la « raison d’Etat », le « coup d’Etat », comme l’appelle Naudé, ressortit à un coup du maître par lequel celui-ci s’assure d’autant plus sa maîtrise que ceux qui en sont les sujets en admirent les heureux effets « sans pourtant rien connaître de leurs causes et divers ressorts » (Considérations, II, p. 91) [40]. Ou, pour mieux dire, la cible du « coup d’Etat », cette « populace […] inférieure aux bêtes, pire que les bêtes, et plus sotte cent fois que les bêtes mêmes » (Considérations, IV, p. 139), est généralement convaincue que le pouvoir émane d’une instance supérieure dont le Prince n’est que le dépositaire [41]. Avec la caution politico-éthique de Sénèque pour qui « l’ homme est une chose misérable s’ il ne s’ élève au-dessus des choses humaines[42] », Naudé évoque un theatrum mundi où l’individu déterminé, lorsque l’occasion se présentera, pourra littéralement se substituer à Dieu. Contrairement à Montaigne qui, en conclusion de son « Apologie de Raimond Sebond », cite lui aussi l’injonction sénéquienne mais pour en souligner la démesure,

37

Voilà un bon mot et un utile désir, mais pareillement absurde. Car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras […] cela est impossible et monstrueux. […] C’est à notre foi Chrétienne, non à sa vertu Stoïque, de prétendre à cette divine et miraculeuse transformation,
(Les Essais, II, 12, p. 604.)

38Naudé présente son héros comme le fruit de « cette divine et miraculeuse transformation » à laquelle refuse de croire Montaigne. Depuis « le donjon de quelque haute tour », qui rappelle le point de vue en surplomb des dieux d’Homère se riant, depuis leur Olympe haut perché, du spectacle que leur donnent à leur insu les mortels, l’audacieux de Naudé observe « un théâtre rempli de beaucoup de confusion » avant d’« intervenir comme quelque divinité qui sort d’une machine ». De simple acteur agi sur un theatrum mundi, doué jusqu’alors de forces cachées et de qualités occultes, l’individu désormais « maître de lui, comme de l’Univers », pour paraphraser une réplique connue de Corneille [43], s’arroge la mise en scène d’un théâtre réduit maintenant à un simple jeu de forces mécaniques théoriquement transparent à la raison et soumis à la volonté.

39Si, comme le postule Foucault, l’épistémè moderne des xixe et xxe siècles invente « l’homme » comme objet de connaissance, il ne fait selon moi aucun doute que l’épistémè baroque – que Foucault a malheureusement tout à fait méconnue – invente l’individu comme sujet. Ne pouvant plus être ce simple « habitant du monde » comme l’entendaient les Anciens, c’est-à-dire une partie d’un Grand Tout holistique harmonieux, le sujet baroque se targuera de devenir, ainsi que l’affirme Descartes (Discours, VI, p. 99), « comme maître et possesseur » d’un Monde privé désormais de toute idée d’intentionnalité et de finalité. Délivré des évidences héritées des traditions cosmologiques et dubitatif quant aux traditions religieuses, l’homo barrochus s’ingéniera, pour reprendre l’opinion partiale de Saint-Simon à propos des travaux gigantesques de Louis XIV à Versailles et à Marly, à « forcer la nature [44] ». Le Baroque ouvre pour ainsi dire la voie à ce dénommé « Grenelle de l’environnement » (octobre 2007) qui, après les premières signatures du « Protocole de Kyoto » en 1997, souhaitera sauver le monde et demain peut-être le cloner. Cette maîtrise de soi – maîtrise de ses passions, de ses émotions comme de ses idées – que la vulgate attribue généreusement à un prétendu « classicisme » franco-français n’est que propédeutique à l’appropriation du theatrum mundi baroque.

40La dramaturgie rotrouesque offre une illustration en acte de cette volonté de maîtrise du monde dont Naudé propose la théorie politique. Partageant sa distribution entre personnages-acteurs, jouant abondamment du déguisement et de la feinte, et personnages-spectateurs fascinés, Rotrou accorde aux premiers la possibilité de dresser sur ce théâtre du monde qui, selon Bossuet, serait « le théâtre des changements et l’empire de la mort » (Sermon sur la mort, p. 153), un théâtre second sur lequel va s’exercer la parfaite maîtrise d’un individu-metteur en scène. Au lieu que l’inconstance et la mutabilité des choses ne le conduisent au désespoir ou à la résignation, le fassent verser dans le scepticisme ou le nihilisme, elles paraissent inviter le héros de Rotrou à s’en accommoder afin de les surmonter. Moins personne que personnage, celui-ci négocie sans cesse avec l’illusion pour de victime en devenir le maître. En fait, le thème sans cesse ressassé de l’inconstance universelle et celui non moins fréquent des métamorphoses de la scène du monde peuvent aisément s’interpréter comme de formidables incitations à l’action. N’est-ce pas ce que suggère par exemple cette réflexion de Naudé extraite de son Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie ?

41

[…] ce siècle est le plus propre à polir et aiguiser le jugement, que n’ont été tous les autres ensemble, à cause des changements notables qu’il nous a fait voir, par la découverte d’un nouveau monde, les troubles survenus en la Religion, l’instauration des Lettres, la décadence des sectes et vieilles opinions et l’invention de tant d’ouvrages et d’artifice.
(Cité par J.-P. Cavaillé, Dis / Simulation, p. 256.)

42Les « changements notables » que le siècle manifeste peuvent sans doute « polir et aiguiser le jugement », ils ont aussi la capacité de susciter des vocations. Comme le remarque Jean-Pierre Cavaillé à propos de ce texte, « pour l’intellectuel audacieux, exactement comme pour l’esprit fort politique, les temps sont mûrs pour intervenir sur le théâtre du monde » (ibid., p. 256). Le constat de Naudé peut certainement inspirer cet individu d’exception dont parlera Nietzsche, artiste génial ou penseur profond, voire grand politique qui ne servirait l’Etat qu’afin d’accomplir quelque dessein supérieur. Contrairement au présupposé démocratique qui fait de la condition d’individu le lot commun, Nietzsche en fera une destinée rare et dangereuse qui n’est offerte qu’à quelques-uns. Telle me paraît également être une caractéristique essentielle de l’individu baroque.

43Pour en revenir à Rotrou, à la différence de personnages résignés qui, tel le Céliante de La Pèlerine amoureuse, acceptent comme inévitables les mouvements insondables du « Ciel » qui « doit seul disposer du destin des humains » (I, 1, v. 2 et 4), ces individus d’exception – « artisans de l’illusion », pour reprendre l’heureuse formule de Jacques Morel (Rotrou dramaturge de l’ambiguïté, p. 214) – manifestent cette grande détermination qu’encourage Naudé et refusent d’être les jouets d’une aléatoire destinée. Comme l’affirme clairement le rival de Céliante, l’épicurien déiste Lucidor, les dieux sont trop occupés à « Faire mouvoir les Cieux et soutenir la terre, / Entretenir la guerre entre les Eléments, / […] / C’est le noble exercice où leur pouvoir s’applique » (I, 1, v. 22-25), pour s’immiscer dans les affaires humaines et s’intéresser à ce qu’ils ont commis à « l’appétit des hommes » :

44

Ils donnent aux mortels avec ques la clarté
Un pouvoir absolu dessus leur volonté :
Tout ce qu’ils ont créé sur la terre où nous sommes
Tout ce qu’ils ont soumis à l’appétit des hommes,
N’est plus considéré de leurs divinités ;
C’est à nous de pourvoir à nos nécessités [45].
(I, 1, v. 15-20.)

45La suite de la pièce confirmera la pertinence de l’analyse de ce lucide Lucidor puisque, sans l’aide des dieux, le déguisement et la feinte permettront à trois personnages de mener à bien leur projet amoureux. Sous un habit de peintre, Lucidor-Léandre aura tout loisir pour courtiser Célie ; se faisant passer pour une pèlerine, Angélique récupérera son amant et, surtout, la folie feinte de Célie la débarrassera des prétendants que voudrait lui imposer l’autorité paternelle.

46Plusieurs tragi-comédies ont beau s’achever sur une apparente victoire de la Providence, il n’en demeure pas moins que ce triomphe inextrémiste du Ciel s’apparente fort, comme dans le Dom Juan de Molière, à un simple effet théâtral, un simulacre : un deus ex machina au sens premier de l’expression. L’au-delà se porte in fine garant de l’ordre de l’ici-bas, mais si cette garantie ne se montre que sur scène, qu’est-ce donc que cet au-delà sinon un faux-semblant de plus, qui fait obstacle au regard que l’on peut – et que l’on doit – porter sur le théâtre du monde. Si, comme dans l’optique épicurienne inspirée de Leucippe et de Démocrite, et relayée par Lucrèce, les dieux n’ont aucun souci du monde et de ses habitants, c’est le principe même de la religion qui se délite, le lien fondateur qui se rompt.

47Envisagé sous cet angle, le Véritable Saint Genest, trop rapidement étiqueté « tragédie de la grâce [46] » ou « tragédie de dévotion [47] », est peut-être moins franchement apologétique que subrepticement machiavélique. Hommage aux jeux de l’illusion et aux expédients inépuisables de la théâtralité, la pièce phare de Rotrou dénonce à la fois l’incompétence d’un acteur pourtant convaincu que son art exige « d’imiter, et non de devenir » (II, 4, v. 420), et montre à travers les personnages-empereurs de Dioclétian et de Maximin que la mise en scène du monde – un monde que Rotrou situe dans la ville de Nicomédie qu’il fait opportunément rimer avec Comédie (I, 5, v. 305-306) [48] – passe par l’art consommé du théâtre. Par l’intermédiaire d’un acteur « Du Théâtre Romain, la splendeur et la gloire » (V, 7, v. 1719), choisi pour ses dons avérés de l’imitation, Dioclétian espère éprouver « de vrais ressentiments » (I, 5, v. 236) et se rendre « Maître de mille Rois » (I, 5, v. 244) dans le même temps que Maximin aura tout loisir de transmuer en geste héroïque la vulgaire punition d’un dissident et d’octroyer à celle-ci une place d’honneur dans les annales de l’Histoire :

48

Oui, crois qu’avec plaisir je serai spectateur
En la même action dont je serai l’Acteur.
Va, prépare un effort digne de la journée
Où le Ciel m’honorant d’un si juste hyménée,
Met (par une aventure incroyable aux Neveux)
Mon bonheur et ma gloire au-dessus de mes vœux.
(I, 5, v. 307-312.)

49A la différence du Genest de Desfontaines, de celui de Lope de Vega, ou du Polyeucte de Corneille qui tirent à eux les êtres et convertissent les âmes, le Genest de Rotrou, contrairement aussi au personnage d’Adrian qu’il doit interpréter, ne fera pas d’émules. Son bourreau ne sombre pas dans la folie, ses amis comédiens se contentent de déplorer la perte de l’acteur-vedette qui hypothèque maintenant l’avenir de la troupe (V, 6, v. 1695), Dioclétian légifère : « Ainsi reçoive un prompt et sévère supplice / Quiconque ose des Dieux irriter la Justice » (V, 7, v. 1743-1744) et, avant de convoler en justes noces avec la princesse Valérie, Maximin profite de la situation pour faire de l’esprit : « [Genest] a bien voulu, par son impiété, / D’une feinte, en mourant, faire une vérité » (V, 7, v. 1749-1750). Il est vrai que, passant d’un théâtre à l’autre, Genest a été pris à la mise en scène de Dieu comme il s’était laissé prendre à celle de Dioclétian. Une différence cependant : si les contraintes impériales font accéder à la gloire immédiate, celles de « l’Empereur des Cieux » (IV, 7, v. 1366) donnent « la mort pour récompense » (V, 2, v. 1496). Si Dieu n’est pas fanatique, Genest apporte en tout cas la preuve qu’il peut aisément fanatiser.

50A une époque où le théâtre, « Art peu glorieux » (IV, 7, v. 1341), est en passe d’entrer dans sa période de gloire mais où l’acteur est toujours méprisé pour, comme s’excuse Genest en entrant en scène, une « abjecte fortune » (I, 5, v. 209), et dont le « métier », déclare l’actrice Marcele, « […] quoique tant admiré, / Est l’Art où le mérite est moins considéré » (V, 2, v. 1529-1530), les personnages-metteurs en scèneacteurs de Rotrou suggèrent que le travail du comédien, régi par une technique méritant reconnaissance et respect, permet de s’assurer le contrôle du monde. En étroite complémentarité avec le travail du dramaturge, voire en mesure parfois d’en estomper les imperfections, le travail scénique du comédien relève à part entière d’une véritable création artistique qui, loin d’asservir l’acteur, le rend au contraire non seulement maître de sa propre activité mais aussi Maître du Monde. Si le monde est un théâtre, celui-ci peut incontestablement devenir un outil d’assujettissement de celui-là, et l’acquisition des techniques théâtrales – la maîtrise du corps, de la voix et du geste – s’avérer une excellente propédeutique à la mise en scène du monde ou, pour mieux dire, à sa mise en ordre. Les jésuites ne seront pas les derniers à tirer toutes les conséquences de cette évidence.

51De la même manière que les héros rotrouesques, ceux du moins qui sont passés maîtres dans la manipulation de l’illusion et qui semblent avoir accepté que leur éternité soit de ce monde – ou qui sans doute aiment trop la vie pour se satisfaire de l’éternité –, c’est à partir des vérités éternelles qu’assure la présence éloignée de Dieu que Descartes, Malebranche et Spinoza pourront avoir confiance en l’Homme et en sa raison. Pour d’autres, et Genest fait incontestablement partie de ceux-là, l’intuition de cette présence divine induira un profond malaise en ce sens qu’elle soulignera sans cesse l’illusoire de la comédie humaine.

52Une intense mélancolie s’étend sur le monde baroque. Mais une mélancolie qui sait faire l’économie des gémissements et de la tristesse. Ce désenchantement qui prive le théâtre du monde de toute signification assurée n’interdit pas, au contraire, tout arrangement avec la vie. Non seulement le désenchantement n’effraie pas l’individu baroque, il sera pour ainsi dire la condition de sa liberté. Du constat d’un monde désenchanté ou, pour mieux dire, désensorcelé, naîtra une illusion enchantée. Refusant le pari nihiliste – dans l’acception nietzschéenne de négation du réel et de dépréciation de l’existence au nom d’un idéal supposé supérieur – pouvant résulter du bilan d’un monde désespéré et désespérant, l’homo barrochus va se nourrir de ce qu’il n’a plus. Non en suppléant à ce manque par un rêve d’idéal – ce qui sera pour une bonne part la stratégie romantique de réenchantement du monde avec laquelle on a tord de confondre parfois le Baroque [49] –, mais en puisant au cœur même de cette absence l’énergie capable d’en pallier le manque.

53De la solitude et de l’angoisse occasionnées par la rupture des médiations entre le Ciel et la Terre, émergera un Sujet qui, refusant la tristesse et les gémissements, se fera metteur en scène du monde et de sa propre existence.

Montaigne : un pari sur le monde

54Emblématique de ce bouleversement capital, il me plairait de terminer cet article sur le renversement non moins capital opéré par Montaigne à l’égard de la mort. Alors que l’on connaît en général la position initiale de Montaigne affichée dans l’intitulé d’un essai de 1572 demeuré célèbre : « Que philosopher c’est apprendre à mourir » (I, 20) et sa critique connexe de « la nonchalance bestiale » (ibid., p. 86) du vulgaire qui se défait du « pensement de la mort » (ibid., p. 85), on néglige trop souvent la palinodie de 1588 où il appert maintenant que, pour Montaigne qui se flattait de n’avoir rien de « toujours plus entretenu que des imaginations de la mort : voire en la saison la plus licencieuse de [s]on âge » (I, 20, p. 87), la mort est devenue « le bout, non […] le but de la vie » (Les Essais, « De la physionomie », III, 12, p. 1051 [50]). Comme l’atteste le jeu de mots, l’intérêt porte désormais sur l’ici et le maintenant ; sur le voyage et non plus sur le point de passage vers un aléatoire au-delà. D’où, peut-être, la véritable raison d’être de la critique souvent citée de Pascal à l’encontre de Montaigne : « Le sot projet qu’il a de se peindre ! » (Pensées, fr. 644) ; reproche qui, comme on le sait, a choqué Voltaire [51]. Même si l’égocentrisme revendiqué par Montaigne – « J’ose non seulement parler de moi, mais parler seulement de moi » (Les Essais, « De l’art de conférer », III, 8, p. 942) – contrevenait à la fois à l’éthique chrétienne et à l’esthétique de l’« honnêteté », c’est-à-dire aux règles de la civilité mondaine [52], en faisant, comme le souligne Pascal, « trop d’histoires, et […] parl[ant] trop de soi » (Pensées, fr. 534), Les Essais pouvaient être également interprétés comme un véritable péché de désespoir. « Les défauts de Montaigne sont grands, renchérit Pascal, il inspire une nonchalance du salut, sans crainte et sans repentir […] il ne pense qu’à mourir lâchement et mollement par tout son livre » (Pensées, fr. 559). Et en effet, nonobstant une tentation stoïque, que néglige Pascal, et une inflation du « moi » qui est le mal du siècle – et du nôtre –, au lieu de répondre à la mort et donc au passage inéluctable du temps par un acte de foi en la promesse divine, Montaigne accorde sa confiance à une philosophie consistant à « ramener la sagesse humaine » du ciel, où déjà selon Socrate « elle perdait son temps », pour la « rendre à l’homme où est sa plus juste et laborieuse besogne, et plus utile » (Les Essais, « De la physionomie », III, 12, p. 1038). Montaigne est ainsi logiquement conduit à parier sur le monde : « A mon avis c’est le vivre heureusement, non, comme disait Antisthène, le mourir heureusement qui fait l’humaine félicité » (Les Essais, « Du repentir », III, 2, p. 816).

55Contredisant celui que fera Pascal, le pari de Montaigne rejoint celui que feront, entre autres, Spinoza : « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie [53] », et l’épicurien Saint-Evremond pour qui la méditation de la mort est fâcheuse et dont il ne peut « en approuver l’étude particulière ; c’est une occupation trop contraire à l’usage de la Vie » (« Sur les plaisirs », p. 16). « Du reste, remarque Saint-Evremond, il faut aller insensiblement où tant d’honnêtes gens sont allés devant nous, et où nous serons suivis de tant d’autres » (ibid., p. 15). C’est cette espèce de nonchalance que reproche le père François Garasse aux « beaux esprits prétendus », c’est-à-dire aux libertins et autres athées, qui estiment « Qu’il faut laisser faire le Destin sans nous mettre en peine de notre salut ; car il fera bien sans nous, ce qu’il a résolu de faire de nous » (Doctrine curieuse, IV, section 13, p. 414). Nul doute que pour eux le Ciel peut attendre, il a en principe pour lui toute l’éternité ; l’urgence, c’est la Terre : « Il faut jouir des plaisirs présents écrit encore Saint-Evremond, sans intéresser les voluptés à venir » (« Sur les plaisirs », p. 17). Pour Montaigne, l’affirmation de la vie n’est d’ailleurs pas incompatible avec l’immortalité si l’on considère que l’artifice littéraire, donc humain, permet de s’assurer une pérennité que le Ciel ne garantit plus. Si Les Essais ont pour nous – comme pour les parents et amis de l’auteur à qui prétend les destiner l’adresse « Au lecteur » – valeur de document mémorable, il est toutefois indéniable que Montaigne les érige aussi en monument perdurable de soi. C’est en tout cas ce que semblerait indiquer ce que Montaigne écrit à M. de Mesmes à propos de La Boétie : « J’estime que ce soit une grande consolation à la faiblesse et brièveté de cette vie, de croire qu’elle se puisse fermir et allonger par la réputation et par la renommée » (p. 1361). Comme l’action glorieuse perpétuée par Maximin et mise en scène par Genest, la trace écrite des « fantaisies » d’une présumée médiocre existence mise en page pourra d’une certaine façon vaincre l’éphémère du temps : « Je ne puis tenir registre de ma vie par mes actions : fortune les met trop bas ; je le tiens par mes fantaisies » (Les Essais, « De la vanité », III, 9, p. 945-946).

56Si les esprits vulgaires ou timorés trouvent dans l’espoir d’un au-delà fertile en béatitudes une avantageuse compensation à la fugace facticité d’un ici-bas que l’on ne reconnaît plus, le topos convenu du theatrum mundi sera au contraire pour l’homo barrochus, individu prométhéen s’il en est [54], un formidable vecteur de mise en cause et de mise en scène des choses et des êtres dont il sait qu’il est, en fin de compte, l’ultime responsable [55].

57The Pennsylvania State University

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Date de mise en ligne : 01/02/2012

https://doi.org/10.3917/poeti.158.0173

Notes

  • [1]
    « Le dirai-je, mortels, qu’est-ce que la vie ? / C’est un songe qui dure un peu plus qu’une nuit » (Jacques Des Barreaux, « La vie est un songe », p. 99) ; « We are such stuff / As dreams are made on », déclare le Prospero de Shakespeare (The Tempest, IV, 1, v. 156-157) ; La vida es sueño, proclame l’intitulé de Calderón.
  • [2]
    Il semblerait que ce soit Edmund Chambers qui accréditât la chose en 1930 en mettant en exergue à sa biographie de Shakespeare une sentence en grec attribuée à Démocrite : « Le monde est un théâtre, la vie une comédie : tu entres, tu vois, tu sors. » Pour un panorama de la fortune du topos, voir Jean Jacquot, « Le théâtre du monde », et Lynda G. Christian, Theatrum mundi : The History of an Idea.
  • [3]
    Entré au répertoire de la Comédie-Française en 1988, inscrit au programme de littérature comparée de l’agrégation de lettres modernes de 1991, puis en 2008 au programme de littérature française des trois agrégations de lettres, le Saint-Genest de Rotrou fut créé à l’Hôtel de Bourgogne vers 1644, sans doute après celui de Desfontaines monté par L’Illustre Théâtre où Molière interpréta peut-être le rôle titre. Si cette tragédie passe aujourd’hui pour la pièce phare de Rotrou, sa création et sa publication en 1647 chez Toussaint Quinet connurent un médiocre succès.
  • [4]
    La vie est également assimilée à « un arbre, et les fruits sont les hommes » (I, 12, p. 4), à « un éclair, une fable, un mensonge, / Le souffle d’un enfant, une peinture en l’eau » (II, 7, p. 17), le monde à un Parlement, « où souvent l’équité succombe sous le tort » (I, 17, p. 4).
  • [5]
    Inhérente à la stratégie de réception adoptée davantage qu’au seul texte pictural, la « nature morte » résulte d’une lecture dénotative, le « tableau de vanité » d’une lecture connotative ; voir Jean-Claude Vuillemin, « Vanitas : herméneutique et paradoxes ».
  • [6]
    « Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte, et du branle public et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant » (Montaigne, Les Essais, « Du repentir », III, 2, p. 804-805).
  • [7]
    « Cependant tout est dans un branle perpétuel, et par conséquent tout change » (Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, « Sixième soir », p. 166).
  • [8]
    « Je peins le passage, précisait déjà Montaigne, non un passage d’âge en un autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute » (Les Essais, « Du repentir », III, 2, p. 805).
  • [9]
    « Mais toi, contiens ton zèle », conseille Adrian à sa femme Natalie, « Et songe que ton temps n’est pas encore venu ; / Que je te vais attendre à ce port désirable » (Saint Genest, III, 6, v. 993-995).
  • [10]
    « […] Toi, ce que tu sèmes ne prend vie qu’à condition de mourir. […] Il en est ainsi pour la résurrection des morts : semé corruptible, le corps ressuscite incorruptible ; semé méprisable, il ressuscite éclatant de gloire ; semé dans la faiblesse, il ressuscite plein de force, semé corps animal, il ressuscite corps spirituel » (Première épître aux Corinthiens, 15).
  • [11]
    Il est instructif de noter que c’est l’Intendant des Menus Plaisirs qui sera bientôt chargé de conserver dans un magasin des Tuileries les décors funéraires avec ceux des fêtes et des divertissements. A l’instar de la décoration théâtrale recyclable, les draperies, emblèmes et autres praticables utilisés lors des pompes funèbres resservaient d’une mort à l’autre.
  • [12]
    Je fais ici référence aux analyses de Georges Banu, Le Rideau ou la fêlure du monde, p. 43. De même que la représentation picturale d’un jeune prince s’accomplit généralement sur fond de rideau, ce signe de théâtralité de prestige réapparaît souvent au terme de l’aventure humaine.
  • [13]
    « Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage ; il est profond, impénétrable ; il dissimule […], déguise […], dément […] » (La Bruyère, « De la cour », in Les Caractères, p. 202).
  • [14]
    Voir à ce sujet l’article de Pierre Mignard, « Pascal ou la vanité de l’ego ».
  • [15]
    La critique rejoint sur ce point celle des moralistes baroques de la comédie du monde, convaincus avec La Rochefoucauld que « chacun affecte une mine et un extérieur, pour paraître ce qu’il veut qu’on le croie : ainsi on peut dire que le monde n’est composé que de mines » (Maxime 256, p. 104). Dénoncé par les moralistes comme une tare, il se pourrait fort que ce rapport à autrui constituât un aspect essentiel du processus d’humanisation de l’homo sapiens ; c’est en tout cas la thèse d’Axel Kahn (L’Homme, ce roseau pensant).
  • [16]
    Cité par Alexandre Calame dans l’introduction à son édition des Entretiens, Paris, Librairie Marcel Didier, « Société des textes français modernes », 1966, p. 8.
  • [17]
    Dans le « Sixième soir », à propos des hypothèses de mondes habités, le Philosophe déclare : « Contentons-nous d’être une petite troupe choisie qui les croyons, et ne divulguons pas nos mystères dans le peuple » (Entretiens, p. 160). Alors que pour Alain Niderst l’enjeu des Entretiens aurait été moins la vulgarisation d’une cosmologie que l’essai d’une littérature susceptible d’amuser en dépit du sérieux de son sujet (Fontenelle à la recherche de lui-même, p. 265), Marie-Françoise Mortureux considère ce texte comme « un authentique discours de vulgarisation, poursuivant la diffusion de l’astronomie auprès de lecteurs dont la culture est prioritairement “littéraire” » (« La querelle rhétorique dans les Entretiens », p. 11).
  • [18]
    « Ainsi on ne croit plus qu’un corps se remue, s’il n’est tiré, ou plutôt poussé par un autre corps ; on ne croit plus qu’il monte ou qu’il descende, si ce n’est par l’effet d’un contrepoids ou d’un ressort » (Entretiens, « Premier soir », p. 64).
  • [19]
    Le repérage d’organisations discursives définissant des espaces de pensée et de savoir s’opère d’abord dans Les Mots et les choses avec la mise au jour de la cohérence des épistémès, puis l’analyse des conditions de possibilité d’un discours se poursuit dans L’Archéologie du savoir qui sera une compréhension de cette mise au jour ; voir également « Sur les façons d’écrire l’histoire » et « Sur l’archéologie des sciences ».
  • [20]
    Voir Jean-Claude Vuillemin, « Baroque : le mot et la chose ».
  • [21]
    « Consolation à Monseigneur de Bellegarde », p. 211. On retrouve ici ce mépris de la terre que Malherbe, inspiré par Sénèque, attribue aux glorieux trépassés : « […] avec quel mépris regarderez-vous, ou ce morceau de terre dont les hommes font tant de régions, ou cette goutte d’eau qu’ils divisent en si grand nombre de mers ? » (« Consolation à Madame de Conti », p. 49).
  • [22]
    Certains historiens des sciences ont tâché de moduler une vision trop tranchée des choses ; voir Steven Shapin, The Scientific Revolution, en particulier son « Bibliographic Essay », p. 167-211.
  • [23]
    Avec le rejet de la théologie et de la métaphysique, les normes de la nouvelle scientificité accordent une place prépondérante à la simplicité. Ainsi, en tant que secrétaire de l’Académie des Sciences, Fontenelle rendra hommage à Nicolas Lémery qui « fut le premier qui dissipa les ténèbres naturelles ou affectées de la chimie, qui la réduisit à des idées nettes et simples, qui abolit la barbarie inutile de son langage […] » (cité par Simone Mazauric, Fontenelle et l’ invention de l’ histoire des sciences, p. 327).
  • [24]
    Ce n’est qu’en 1759, grâce à la volonté du pape Benoît XIV, que Copernic et Galilée seront retirés de l’Index. En 1979, Jean-Paul II charge une commission d’étudier la réhabilitation de Galilée. Le 31 octobre 1992, il se prononce en faveur de la réhabilitation devant l’Académie pontificale des Sciences en reconnaissant finalement, comme l’écrivait Galilée en 1615 à Christine de Lorraine, que « l’intention de l’Esprit saint est de nous enseigner comment on va au ciel, et non pas comment va le ciel » (p. 158-159). L’Eglise aura donc mis près de quatre siècles à admettre le principe de séparation du savoir scientifique et de la foi.
  • [25]
    De The Man in the Moon de Francis Godwin (1638, traduit en français en 1648) aux tribulations philosophiques du Dyrcona de Cyrano dans les Empires de la lune (1657), puis du soleil (1662), à l’Arlequin, empereur dans la lune de la comédie éponyme de Fatouville (1684), en passant par l’inénarrable Philaminte des Femmes savantes de Molière (1672) qui a vu « clairement des hommes dans la lune » (III, 2).
  • [26]
    « Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre […]. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour » (Pensées, fr. 681).
  • [27]
    Comme l’écrit encore M. Foucault, l’homme « est en proportion avec le ciel, comme avec les animaux et les plantes, comme avec la terre, comme avec les métaux, les stalactites ou les orages. Dressé entre les faces du monde, il a rapport au firmament (son visage est à son corps ce que la face du ciel est à l’éther ; son pouls bat dans ses veines, comme les astres circulent selon leurs voies propres ; les sept ouvertures forment dans son visage ce que sont les sept planètes du ciel) ; mais tous ces rapports il les fait basculer, et on les retrouve, similaires, dans l’analogie de l’animal humain avec la terre qu’il habite : sa chair est une glèbe, ses os des rochers, ses veines de grands fleuves, sa vessie, c’est la mer, et ses sept membres principaux, les sept métaux qui se cachent au fond des mines » (ibid., p. 37).
  • [28]
    « […] les esprits même médiocres, écrit Richelieu, reconnaissant qu’ainsi que la struction de l’homme est un raccourci de celle du grand monde, ainsi les familles particulières sont les vrais modèles des républiques et des Etats, et, chacun tenant pour chose très certaine que celui qui ne peut ou ne veut pas régler sa maison n’est pas capable d’apporter un grand ordre à l’Etat » (Testament politique, p. 203).
  • [29]
    « Les anciens ont assigné aux dieux le ciel et le lieu d’en haut, parce qu’ils le considéraient comme seul immortel. Le présent exposé atteste qu’il est incorruptible et inengendré, qu’il est en outre à l’abri de tous les ennuis liés à la condition mortelle et qu’en plus de tout cela, il n’est pas soumis à un effort pénible » (Aristote, Du Ciel, II, I, p. 55).
  • [30]
    Idée reprise dans une lettre à Fortunio Liceti en janvier 1641 : « […] les caractères de ce livre ne sont autres que triangles, carrés, cercles, sphères, cônes » (p. 430).
  • [31]
    « S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant ni parties ni bornes, il n’a nul rapport à nous. Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est » (ibid.).
  • [32]
    Dans le dernier quart du xviie siècle, les expériences extatiques se multiplient, et dans le même temps que l’on condamne le quiétisme, l’on béatifie les martyrs de l’Incendium amoris et l’on glorifie les fondateurs de la dévotion « expérimentale » moderne : sainte Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix, saint Ignace de Loyola, saint Francois Xavier, saint François de Sales, etc.
  • [33]
    Claude Morel, Les Rayons de la Divinité dans les créatures, Paris, 1654. Cité par Henri Busson, La Pensée religieuse française de Charron à Pascal, p. 31 et p. 633.
  • [34]
    Par exemple, celles du cistercien Eustache de Saint Paul, des jésuites Coste Alamanni et Martinon, du carme Philippe de la Sainte Trinité, des dominicains Coeffeteau et Mailhat.
  • [35]
    Voir Jean-Claude Vuillemin, « Jeux de théâtre et enjeu du regard ».
  • [36]
    Sur l’égalité de conditions entre la Terre, « étoile noble », et les autres corps célestes, voir en particulier le chapitre xii du deuxième livre intitulé « Les conditions de la Terre » (La Docte Ignorance, p. 165-172).
  • [37]
    « […] les choses qu’il peint, et plus encore les êtres, se refusent à signifier au-delà de leur figure immédiate pour témoigner d’une vérité en plus, d’une raison d’être, d’une espérance. Quand chez les Bolonais tout ce qui est semble fait pour manifester le divin, pour le retenir sur terre, chez Caravage tout crie qu’il n’y a que néant dans ce monde de l’âme en peine, laquelle n’a de recours qu’en la grâce, dont les voies sont énigmatiques » (Rome, p. 245-246). Alors qu’Yves Bonnefoy déchiffre ce clair-obscur comme la marque de « l’insuffisance ontologique d’un lieu terrestre à peine effleuré par la Grâce » (ibid., p. 257) et que Gérard-Julien Salvy, dernier biographe de Caravaggio, suppose chez celui-ci une angoisse religieuse « nourrie d’un affrontement entre foi et savoir » (Le Caravage, p. 297), Anne Surgers (Et que dit ce silence ?) décèle au contraire dans certaines de ses toiles l’équivalent de figures de rhétoriques attestant la présence, voire la proximité, d’un ordre transcendant.
  • [38]
    « Qui craindra peu les Rois s’il ne craint pas les Dieux », déclare à son tour Adrian dans Le Martyre de Saint Eustache de Desfontaines (V, 6, v. 1444).
  • [39]
    « Puis donc que le naturel de la plupart des princes est de traiter de la religion en charlatans, et de s’en servir comme d’une drogue, pour entretenir le crédit et la réputation de leur théâtre, on ne doit pas, ce me semble, blâmer un politique, si pour venir à bout de quelque affaire importante, il a recours à la même industrie, bien qu’il soit plus honnête de dire le contraire, et que pour en parler sainement, on ne doit point découvrir ni révéler de telles choses au menu peuple, vu que parmi les hommes il y en a tant de méchants et de scélérats (Palingène) » (Considérations, IV, p. 149).
  • [40]
    D’où le caractère passablement paradoxal d’une théorie se donnant pour tâche de rationaliser ce qui justement ne tire sa force qu’en échappant à toute logique et ne trouve sa légitimité que rétrospectivement ; voir J.-P. Cavaillé, Dis / Simulation, p. 262 sqq.
  • [41]
    Seul un confident sélectionné avec soin partage le secret des ressorts d’un mécanisme que le vulgaire attribue à la divinité. Divulguer les rouages du Pouvoir n’était pas sans danger : outre le fait que l’ouvrage fut écrit « du style de Montaigne et de Charron, dont [Naudé] sait bien que beaucoup de personnes se rebutent à cause du grand nombre de citations latines » (« Au Lecteur », p. 69), le premier tirage destiné au cardinal Bagni se limita à douze exemplaires.
  • [42]
    « Ô que l’ homme est une chose méprisable s’ il ne s’ élève au-dessus des choses humaines (Sénèque, Introduction aux Questions naturelles). C’est-à-dire, s’il n’envisage d’un œil ferme et assuré, et quasi comme étant sur le donjon de quelque haute tour, tout ce monde, se le présentant comme un théâtre assez mal ordonné, et rempli de beaucoup de confusion, où les uns jouent des comédies, les autres des tragédies, et où il lui est permis d’intervenir comme quelque divinité qui sort d’une machine, toutefois quand il en aura la volonté, ou que les diverses occasions lui pourront persuader de le faire » (Considérations, I, p. 80-81).
  • [43]
    « Je suis maître de moi, comme de l’univers ; déclare Auguste, Je le suis, je veux l’être. […] » (Cinna, V, 3, v. 1696-1697).
  • [44]
    « Il se plut à tyranniser la nature, à la dompter à force d’art et de trésors. […] La violence qui y a été faite partout à la nature repousse et dégoûte malgré soi. […] Tel fut le mauvais goût du Roi en toutes choses, et ce plaisir superbe de forcer la nature, que ni la guerre la plus pesante, ni la dévotion ne put émousser » (Saint-Simon, Mémoires, V, p. 532 et p. 535-536). Plusieurs années avant les travaux grandioses à Versailles et à Marly, Bossuet « confesse [qu’il ne peut] contempler sans admiration ces merveilleuses découvertes qu’a faites la science pour pénétrer la nature, ni tant de belles inventions que l’art a trouvées pour l’accommoder à notre usage » (Sermon sur la mort, p. 153).
  • [45]
    Une idée similaire se retrouve chez le Créon d’Antigone : « […] le Ciel laisse agir l’ordre de la nature, / Et n’a pas toujours l’œil sur une créature » (V, 5, v. 1621-1622).
  • [46]
    Pierre Pasquier, Introduction de Saint Genest, p. 215.
  • [47]
    Tout autant qu’une « comédie des comédiens », Saint Genest serait selon P. Pasquier « une tragédie de dévotion qui, conformément aux lois du genre, fait l’apologie de la foi catholique et propose un exemple à admirer et à imiter en représentant deux conversions miraculeuses et le martyre d’un comédien » (ibid., p. 243). L’argument s’appuie en grande partie sur l’hypothèse convenue mais néanmoins infondée d’un Rotrou « nouvellement converti » (p. 243-244).
  • [48]
    C’est sur le site de cette ville d’Asie mineure, capitale du royaume de Bithynie, que se trouve aujourd’hui en Turquie la ville d’Izmit, surtout connue pour le tremblement de terre de 1999.
  • [49]
    Dans sa contestation en règle de la conception matérialiste et mécaniste de la société, et outre la réhabilitation des mythes et des contes, les Romantiques ressuscitent l’idée de l’âme du monde, cette anima mundi des Anciens déclarée défunte par les Baroques, et inventent une science de la Nature, la « Naturphilosophie », qui se veut une alternative à la science moderne pour qui, on l’a dit, il n’existe qu’un seul niveau de réalité : celui que l’on peut observer et manipuler.
  • [50]
    « Nous troublons la vie par le soin de la mort, et la mort par le soin de la vie. L’une nous ennuie, l’autre nous effraie. […] Mais il m’est avis que [la mort] c’est bien le bout, non pourtant le but de la vie ; c’est sa fin, son extrémité, non pourtant son objet » (Les Essais, « De la physionomie », III, 12, p. 1051-1052).
  • [51]
    « Le charmant projet que Montaigne a eu de se peindre naïvement comme il a fait ! Car il a peint la nature humaine ; et le pauvre projet de Nicole, de Malebranche, de Pascal, de décrier Montaigne ! » (Voltaire, « Sur les Pensées de M. Pascal », in Lettres philosophiques, II, 25e Lettre, § XL, p. 216).
  • [52]
    Ainsi que le confirme ce propos attribué à Pascal : « La piété chrétienne anéantit le moi humain, et la civilité humaine le cache, et le supprime » (Pensées, éd. Lafuma, fr. 1006). D’où la supériorité postulée du christianisme, capable d’anéantir le moi, sur la politesse mondaine seulement capable de l’escamoter. Pour Pascal, comme pour « l’honnête homme », « Le moi est haïssable » (Pensées, fr. 494) car « il se fait centre de tout […] le tyran de tous » (ibid.). En revanche, Montaigne considère la condamnation du moi comme une « coutume » qui « ne regarde que la populaire défaillance » (Les Essais, « De l’exercitation », II, 6, p. 378) et ne saurait par conséquent le « brider » : « La coutume a fait le parler de soi vicieux, et le prohibe obstinément en haine de la ventance qui semble toujours être attachée aux propres témoignages. […] Ce sont brides à veaux, desquelles ni les Saints, que nous oyons si hautement parler d’eux, ni les philosophes, ni les théologiens ne se brident » (ibid.). « Il faut passer par-dessus ces règles populaires de la civilité en faveur de la vérité et de la liberté » (Les Essais, « De l’art de conférer », III, 8, p. 942).
  • [53]
    « L’ homme libre ne pense à rien moins qu’ à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. Démonstration : l’homme libre, c’est-à-dire celui qui vit selon le seul commandement de la Raison, n’est pas conduit par la crainte de la mort […], mais désire le bien directement (selon le corollaire de la même proposition), c’est-à-dire […] qu’il désire agir, vivre, conserver son être selon le principe qu’il faut chercher l’utile qui nous est propre. Et par conséquent il ne pense à rien moins qu’à la mort ; mais sa sagesse est une méditation de la vie. C.Q.F.D. » (Spinoza, L’Ethique, proposition 67, p. 331).
  • [54]
    « […] la technique baroque, par la maîtrise des jeux d’eau, de feu et de lumière, par la construction de sphères armillaires et d’automates, mime les premiers gestes de la création : seconde création, recréation, machination […] lourde de conséquences pour l’avenir de la modernité » ( J.-P. Cavaillé, Descartes, « La Fable du Monde », p. 49).
  • [55]
    Je remercie G. Declercq, C. Treilhou-Balaudé (Paris-3) et J.-F. Balaudé (Paris-10) de m’avoir convié à présenter certaines de ces hypothèses lors du colloque « Theatrum mundi, Théâtre et Philosophie » (INHA, 2007), ainsi que Luc Foisneau (CNRS / EHESS) pour son invitation à exposer mes conceptions de l’« Epistémè baroque et écriture de l’histoire (littéraire) : Michel Foucault et Michel de Certeau » (EHESS, 2008).

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