Notes
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[1]
Julien Gracq, « Pourquoi la littérature respire mal », dans Préférences, Paris, José Corti, 1961, p. 73-104
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[2]
Julien Gracq, Au château d’Argol, Paris, José Corti, 1938.
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[3]
Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951.
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[4]
« Pourquoi la littérature respire mal », art. cit., p. 101.
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[5]
J’emprunte cette notion, infiniment préférable en l’occurrence à celles de groupe, d’école ou de courant, à Roger-Michel Allemand, Le Nouveau Roman, Paris, Ellipses, collection « Thèmes et études », 1996.
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[6]
Gérard Genette, Seuils, Paris, éd. du Seuil, « Poétique », 1987, p. 375.
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[7]
Gérard Genette, ibidem.
-
[8]
Julien Gracq, En lisant en écrivant, Paris, José Corti, 1980.
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[9]
Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon « Introduction » au volume intitulé Lectures de Gracq, Presses universitaires de Rennes, 2007. Voir en particulier les pages 11-12.
-
[10]
Pour un panorama des dites interrelations, on se reportera avec profit à Vincent Jouve, Poétique des valeurs, Paris, PUF, « Ecriture », 2001 (voir en particulier l’introduction).
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[11]
Voir Frank Wagner, « “Nouveau Roman” / anciennes théories », dans Le « Nouveau Roman » en questions, n° 3, 1999, p. 155 sq.
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[12]
Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, éd. de Minuit, 1979, p. 7 et passim.
-
[13]
Nathalie Sarraute, L’Ere du soupçon, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1956.
-
[14]
Claude Simon, Discours de Stockholm, Paris, éd. de Minuit, 1986.
-
[15]
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, éd. de Minuit, 1963.
-
[16]
Je ne fais ici que me réapproprier le point de vue de Marc Gontard, « Postmodernisme et littérature », dans Le Postmodernisme en France, Œuvres & Critiques, XXIII, 1, 1998, p. 28-48.
-
[17]
« Pourquoi la littérature respire mal », dans Préférences, op. cit., p. 175-176.
-
[18]
Pour une nécessaire correction de cette vision schématique et réductrice, voir de nouveau Roger-Michel Allemand, Le Nouveau Roman, op. cit.
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[19]
En particulier celles d’Alain Robbe-Grillet, Le Voyageur, Paris, Christian Bourgois, 2001, ou encore Préface à une vie d’écrivain, Paris, éd. du Seuil / France Culture, 2005.
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[20]
« Pourquoi la littérature respire mal », art. cit., p. 86.
-
[21]
Ibidem.
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[22]
J’emprunte cette notion, fondamentale pour la compréhension des analyses empiriques qui vont suivre, aux travaux de Bernard Magné, en particulier « Le métatextuel », TEM, n° 5, 1986, p. 83-90, « Le métatextuel (2) : le métatextuel connotatif », TEM, n° 6, 1986, p. 67-70, « Métatextuel et lisibilité », Protée, vol. XIV, n° 1-2, 1986, p. 77-88. Rappelons que ces procédés métatextuels, par lesquels un texte littéraire désigne depuis son sein même tout ou partie de ses mécanismes constitutifs, peuvent mobiliser, alternativement ou simultanément, des ressources langagières dénotatives et connotatives.
-
[23]
« Pourquoi la littérature respire mal », art. cit., p. 93. C’est en fait dans l’existentialisme que Gracq identifie cette tendance, mais il estime que le « Nouveau Roman » est précisément un « sous-produit » de la littérature existentialiste.
-
[24]
« Pourquoi la littérature respire mal », art. cit., p. 82.
-
[25]
Alain Robbe-Grillet, Le Voyeur, Paris, éd. de Minuit, 1955.
-
[26]
Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, Paris, éd. de Minuit, 1957.
-
[27]
Claude Simon, La Bataille de Pharsale, Paris, éd. de Minuit, 1969.
-
[28]
Alain Robbe-Grillet, La Reprise, Paris, éd. de Minuit, 2001.
-
[29]
Dominique Viart, « La poétique des signes dans Un balcon en forêt », Roman 20-50, 16, décembre 1993, p. 17-37. Voir en particulier les pages 17 et 19.
-
[30]
Julien Gracq, La Presqu’île, Paris, José Corti, 1970.
-
[31]
Ces guillemets de précaution ou de protestation – pour parler comme Gérard Genette – s’expliquent par l’absence de l’indication générique dans le péritexte du volume. Néanmoins, faute d’un terme plus approprié, j’emploierai moi-même la désignation de « nouvelle » dans les pages qui suivent.
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[32]
Julien Gracq, « La Presqu’île », dans La Presqu’île, op. cit., p. 35-179.
-
[33]
Michel Murat, Julien Gracq. L’enchanteur réticent, Paris, Belfond, « Les dossiers Belfond », 1991.
- [34]
-
[35]
Ibidem.
-
[36]
Idem.
-
[37]
Alain Robbe-Grillet, Instantanés, Paris, éd. de Minuit, 1962.
-
[38]
Dans Instantanés, op. cit., p. 33-47. Ce texte a fait l’objet d’une prépublication en 1954.
-
[39]
Julien Gracq, « Le Roi Cophetua », dans La Presqu’île, op. cit., 1970, p. 183-251.
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[40]
Ibid, p. 223.
-
[41]
Pour une introduction à cette notion, voir le très stimulant article de Stéphanie Orace, « Eléments pour une autostéréotypie », Poétique, n° 125, février 2001, p. 17-32.
-
[42]
Voir Michèle Monballin, « Argol et Cophetua : trios en miroir », Roman 20-50, op. cit., p. 81-103.
-
[43]
Voir notamment « La syllepse intertextuelle », Poétique, n° 40, 1979, p. 496-501, et Sémiotique de la poésie, Paris, éd. du Seuil, « Poétique », 1982.
-
[44]
Julien Gracq, « La littérature à l’estomac », dans Œuvres complètes (Bernhild Boie éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. L.
-
[45]
Sur ce point, voir les analyses de Michel Murat, op. cit., p. 224.
-
[46]
« Le portrait ovale » (« Life and death », première publication en avril 1842 dans The Graham’s Magazine), dans Nouvelles Histoires extraordinaires, Paris, Le Livre de poche, 1963, p. 269-273 pour l’édition française utilisée.
-
[47]
Je me rallie ici à la définition de la notion élaborée par Gérard Genette, dans Figures III, Paris, éd. du Seuil, 1972, Nouveau Discours du récit, Paris, éd. du Seuil, 1983, et Métalepse (De la figure à la fiction), Paris, éd. du Seuil, 2003. Je me permets en outre de renvoyer à mon propre article, « Glissements et déphasages (Note sur la métalepse narrative) », Poétique, n° 130, avril 2002, p. 235-253 ; ainsi qu’à John Pier et Jean-Marie Schaeffer (éd.), Métalepses. Entorses au pacte de la représentation, Paris, éd. de l’EHESS, « Recherches d’histoire et de sciences sociales », 2005.
-
[48]
Randa Sabry, « Quand le texte parle de son paratexte », Poétique, n° 69, février 1987, p. 83-99.
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[49]
Pour ces deux brèves citations, « Le Roi Cophetua », op. cit., p. 222.
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[50]
Notons que dans ce « sillage tendre et brûlant, lent à s’effacer », il peut être tentant de lire une métaphorisation de l’impact du récit sur la conscience du lecteur. Précisons en outre que le récit ne s’achève pas avec la fermeture de la parenthèse ici évoquée : plusieurs lignes suivent, qui peuvent poser divers problèmes d’interprétation. Telle est la raison pour laquelle j’ai antérieurement qualifié cette fin d’entrouverte.
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[51]
Sur ce point, voir Sylvie Vignes, « Rêveries et dérives du conducteur solitaire », dans Lectures de Gracq, op. cit., p. 145-156.
-
[52]
Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet (Le dialogue de sourds), Paris, éd. de Minuit « Paradoxe », 2002.
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[53]
Enquête sur Hamlet, op. cit., p. 143 et passim.
-
[54]
Voir le premier volume de la Série Julien Gracq (Patrick Marot éd.), Une écriture en abyme, Paris, Minard / Editorat des lettres modernes, 1991.
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[55]
Pour un autre exemple de lecture « hétérodoxe » de l’œuvre de Gracq, voir le remarquable article – centré sur la notion d’intrigue – de Raphaël Baroni, « Presque une île… », dans Lectures de Gracq, op. cit., p. 157-177.
1L’hypothèse d’une proximité de l’œuvre de Julien Gracq et des recherches des « nouveaux romanciers » pourrait, à plus d’un titre, passer de prime abord pour un aimable paradoxe, voire pour une provocation gratuite. Tout d’abord parce que les préférences de l’auteur, affirmées à la faveur de maints épitextes autographes, vont au roman du xixe siècle, qui constitue précisément le « pôle-repoussoir » de prédilection d’écrivains tels qu’Alain Robbe-Grillet et Claude Simon, par exemple. La seule influence moderniste assumée et revendiquée par Gracq est celle d’André Breton et des surréalistes, qui est loin de constituer une référence commune aux auteurs qui composent la mouvance néo-romanesque. Ensuite parce que, dans le texte d’une conférence présentée à l’Ecole normale supérieure, et intitulée « Pourquoi la littérature respire mal [1] », l’auteur d’Au Château d’Argol [2] et du Rivage des Syrtes [3] a dit le peu de cas qu’il faisait des productions de Robbe-Grillet et des autres « nouveaux romanciers », assimilées à une littérature mécanique et sans « âme », comme telle appelée à se démoder à court ou moyen terme. Enfin parce que si l’apôtre de la « plante humaine [4] » s’inscrit clairement dans la perspective d’une continuation de la tradition humaniste, nombre de « nouveaux romanciers » sont au contraire fréquemment, à tort ou à raison, considérés comme anti-humanistes. En apparence, autant de bonnes raisons de ne pas rapprocher l’œuvre de Gracq d’une mouvance [5] à quoi tout ou presque paraît l’opposer – le « Nouveau Roman » prenant graduellement, mutatis mutandis, dans le discours gracquien, la place de contre-modèle originellement dévolue à l’existentialisme sartrien.
2Pourtant, à y regarder de plus près, les critères sur lesquels se fonde cette dichotomie fréquemment entérinée par la critique gracquienne ont tôt fait de révéler pour le moins quelque fragilité sur le plan théorique. Au premier chef, c’est la « force d’intimidation herméneutique [6] » des « discours d’escorte [7] » émanant de l’auctor-garant qui constitue la pierre de touche de ce pan de la vulgate critique. Or, on convient généralement de nos jours, sans qu’il s’agisse pour autant de dénier tout crédit au « sens d’auteur », que celui-ci est très loin d’épuiser les significations de l’œuvre. Pour le dire autrement, une parole périphérique, quand bien même au(c)torisée, peut être considérée comme une nouvelle strate (péri-)textuelle, à son tour offerte à l’interprétation du lecteur. A rebours de certaines idées reçues, confites dans la vénération sclérosante prétendument due a priori au « grand écrivain », il est même loisible d’estimer que la confrontation de l’œuvre et des discours de l’auteur à son propos – en vue d’en déterminer la pertinence – constitue pour le critique littéraire une forme d’exigence déontologique. Rien là qui doive heurter l’auteur d’En lisant en écrivant [8], où sont affirmées à plusieurs reprises liberté et responsabilité du lecteur.
3De plus, l’hypothèse d’une absence totale de relations entre l’œuvre gracquienne et la modernité néo-romanesque, nonobstant leur contemporanéité, tient pour une assez large part à une conception singulière de la figure de l’auteur – il est vrai amplement façonnée par Gracq lui-même [9]. Comme si l’écrivain d’exception ne pouvait, de façon ou d’autre, avoir commerce avec son siècle et ses contemporains. Reposant pour partie sur des présupposés romantiques, cette idée d’une irréductibilité de l’écrivain de génie à son époque d’émergence est aujourd’hui pour le moins sujette à caution : qui donc se piquerait de défendre la thèse d’une totale anhistoricité de l’œuvre littéraire, au mépris des si riches interactions du texte et du contexte [10] ? Dès lors qu’élaborées à la même époque, baignant dans la même noosphère esthétique et idéologique, certaines des créations de Gracq et des « nouveaux romanciers » possèdent pour le moins quelques éléments de similitude n’aurait guère de quoi surprendre. Du moins l’hypothèse mériterait-elle d’être prise au sérieux, et prolongée par un examen attentif des textes.
4Ensuite, le discours usuel sur « Gracq et le “Nouveau Roman” » témoigne d’un défaut, certes difficile à éviter, dans le choix de l’échelle critique, puisque une œuvre unique est ainsi « confrontée » à une pluralité d’œuvres, schématiquement réduites à leur présumé dénominateur commun. Autrement dit, « le » « Nouveau Roman » est dans une assez large mesure un mythe commode, construit par le regard rétrospectif en fonction de ses objectifs contingents [11]. Mais si l’on accepte d’atomiser cette entité problématique, restaurant alors sa diversité originelle, l’échelle nécessaire à l’adoption d’une perspective authentiquement comparatiste est rétablie ; et l’œuvre de Gracq, qui n’avait que peu d’éléments communs avec l’ectoplasmique « Nouveau Roman », semble en posséder davantage avec l’œuvre de Claude Simon, par exemple – qu’il s’agisse de l’intérêt partagé pour l’appréhension du monde par une conscience subjective travaillée par le manque, ou pour la perception du flux temporel, la vision singulière se trouvant dans les deux cas à l’origine d’une expansion cosmique.
5Enfin, reste à préciser que l’opposition d’un Julien Gracq humaniste à un ensemble de « nouveaux romanciers » anti-humanistes procède elle aussi d’un raccourci hâtif : à la lumière des travaux sur la notion de postmodernisme, et par contraste avec les présupposés qui informent nombre de textes de l’extrême contemporain, il est aisé de démontrer que les œuvres de Claude Simon, Nathalie Sarraute, et même Alain Robbe-Grillet manifestent une forme de croyance persistante dans les « méta-récits de légitimation [12] ». Des textes-« manifestes » comme L’Ere du soupçon [13], Discours de Stockholm [14] ou Pour un nouveau roman [15] révèlent avec clarté que l’opposition à l’humanisme classique n’est nullement synonyme d’anti-humanisme – ne fût-ce que, parce que, en tant qu’avant-garde, la mouvance néo-romanesque présuppose la croyance en la notion de progrès. Ce modernisme plonge ses racines dans la philosophie des Lumières, et promeut l’espoir d’un progrès continu de l’humanité, qui associerait essor infini des connaissances et émancipation des peuples. Mouvement de rupture esthétique, le « Nouveau Roman » n’en repose pas moins sur la reconduction d’un « pacte » déjà ancien entre art, philosophie et promesses de la communauté politique [16]. Si l’on en convient, le soi-disant clivage idéologique avec l’humanisme gracquien doit être relativisé.
6Les considérations qui précèdent visaient principalement à légitimer, sur le plan théorique, la possibilité même d’une confrontation de l’œuvre de Gracq à celle de plusieurs « nouveaux romanciers », ce qui ne suffit bien sûr pas à asseoir la pertinence critique d’un tel parallélisme. Pour ce faire, il est nécessaire d’examiner avec attention les propriétés des textes.
Le « Nouveau Roman » selon Julien Gracq
7Toutefois, avant d’en arriver là, il peut être utile, en manière de transition entre préambule théorique et analyses empiriques, de revenir brièvement sur certaines des affirmations antérieures, ce qui permettra de quelque peu les nuancer. Ainsi, il n’est pas indifférent de tenter de cerner la conception gracquienne du « Nouveau Roman », telle qu’on peut l’induire de la lecture de « Pourquoi la littérature respire mal » :
Quoi d’étonnant à ce qu’elle [la critique moderne intelligente] découvre maintenant, sous le nom de nouveau roman, ces curieux romans en zinc, qui semblent voués à je ne sais quelle assomption du réverbère, de la lampe Pigeon et du bouton de guêtre […]. Une littérature d’où l’homme est enfin exclu au profit de l’objet, et qui le claironne, c’est précisément une découverte que la critique moderne était préparée à faire maintenant, c’est, si je puis dire, une découverte dans la ligne, une découverte prévisible, ce qui ne va pas du même coup sans nous la rendre vaguement suspecte [17].
9A la relecture d’un tel passage, parmi d’autres similaires, on s’avise de ce que Julien Gracq stigmatise ici l’image fortement stéréotypée qu’ont pu donner du « premier » « Nouveau Roman » à la fois ses thuriféraires (Robbe-Grillet en tête), à des fins stratégiques, et la critique hostile. A travers les expressions employées affleure en effet la vision commode et datée d’une littérature « chosiste » et « objectale » dont, avec le recul du temps, il est aisé de constater le peu de pertinence. Ainsi Julien Gracq manifeste-t-il, volens nolens, l’inscription très claire de sa condamnation du « Nouveau Roman » dans la noosphère des années où il écrivit le texte de cette conférence. Entendons-nous : il ne s’agit nullement de lui faire grief d’avoir été, comme tout un chacun, partie prenante des débats esthétiques et idéologiques de l’époque, simplement de constater que cette image du « Nouveau Roman » n’est plus la nôtre [18]. De sorte que, à la lumière des publications et des prises de position ultérieures des « nouveaux romanciers [19] », il nous est désormais possible de repérer avec l’œuvre de Gracq des similitudes qui, alors, avaient de fortes chances de passer inaperçues.
10En revanche, et dans le souci de ne pas verser à notre tour dans la caricature, il importe de reconnaître que, dans le même texte, d’autres observations de Gracq sont de plus de poids. Ainsi par exemple de la mise au jour de la dimension intensément métatextuelle des productions des « nouveaux romanciers » :
[…] avec le nouveau roman la vulgarisation de la technique coïncide exactement avec la publication des œuvres, tout comme un jeu de construction est vendu avec sa notice explicative [20].
12Le diagnostic est juste, ce qui implique de scruter les motifs qui poussent Gracq à dénoncer cette tendance : la condamnation procède de la crainte que le primat accordé à la dimension technique n’occulte le « libre jeu de la voix de l’écrivain [21] ». Crainte qui, avec le recul du temps, paraît de nouveau peu fondée : sur fond de communes ressources métatextuelles [22], l’« accent » (dirait peut-être Gracq) d’un Robbe-Grillet ne saurait être confondu avec celui d’un Simon, d’un Beckett, d’une Duras, etc. Quant à la dénonciation de la « négativité » prétendument consubstantielle au « Nouveau Roman » (littérature où triompherait « le sentiment du non [23] »), on a vu qu’en regard de l’évolution récente de la création romanesque elle méritait d’être notablement relativisée, dans la mesure où cet apparent « mouvement » de rupture faisait fond sur la réappropriation de présupposés anciens, que ses auteurs, en dépit d’apparences trompeuses, étaient bien loin de répudier.
13Une fois encore, mon propos n’est nullement de reprocher à Julien Gracq la dimension profondément conjoncturelle de sa vision du « Nouveau Roman », mais simplement de signaler le caractère daté de telles conceptions, car c’est précisément le décalage ainsi mis au jour entre sa et notre conception de la mouvance qui peut permettre le repérage de similitudes entre son œuvre et celle des « nouveaux romanciers ». A titre d’exemple de cette démarche, citons un dernier extrait de « Pourquoi la littérature respire mal » :
Tout livre […] se nourrit, comme on sait, non seulement des matériaux que lui fournit la vie, mais aussi et peut-être surtout de l’épais terreau de la littérature qui l’a précédé. Tout livre pousse sur d’autres livres […] [24].
15A l’époque des polémiques suscitées par la publication du Voyeur [25] et de La Jalousie [26], le « Nouveau Roman », abusivement assimilé à une hypothétique « Ecole du regard », n’avait pas encore affirmé avec force l’importance primordiale que revêtaient pour ses auteurs les notions d’inter- et d’hypertextualité. Mais pour les lecteurs actuels, forts de leur connaissance de, disons, La Bataille de Pharsale [27] et La Reprise [28], l’affirmation de Gracq émet une autre résonance, et autorise un rapprochement qui, antérieurement, aurait pu paraître incongru.
16D’ailleurs, même à l’heure actuelle, les accusations d’incongruité sont susceptibles de perdurer, tant il semble à certains difficile d’enfreindre les diktats de la parole autorisée. Pour autant, il n’a pas manqué d’observateurs pour esquisser un parallélisme mesuré entre l’œuvre de Gracq et celles de divers « nouveaux romanciers ». Ainsi, en particulier, de Dominique Viart, qui dans un important article [29] consacré à « La poétique des signes dans Un balcon en forêt » signalait que, dans ce récit, le traitement déceptif des personnages et de l’intrigue pouvait inciter à un rapprochement du texte de Gracq avec les œuvres de Nathalie Sarraute, Claude Simon et Michel Butor. Le choix du texte analysé a ici son importance, tant la critique gracquienne s’accorde à repérer dans ce récit une évolution marquante de l’œuvre, qui connaîtra un « tour d’écrou » supplémentaire lors de la parution des trois récits qui composent La Presqu’île [30].
17C’est précisément à propos de la deuxième « nouvelle [31] » de ce recueil, « La Presqu’île [32] », que Michel Murat [33] convoque également la référence que constitue le « Nouveau Roman », mais dans une perspective différente. Prenant appui sur sa connaissance des positions assumées par Gracq dans « Pourquoi la littérature respire mal », il estime que :
Par son minimalisme, mais aussi par sa linéarité rigoureuse, par la mise en œuvre très souple des perspectives et des voix dans une structure narrative dont les postulats de base sont maintenus, le récit s’inscrit en faux contre les romans éclatés et asservis à une technique artificielle – ceux notamment de Robbe-Grillet : en proposant d’autres voies au roman, il récuse implicitement la « nouveauté » de ce courant [34].
19D’où la tentation de lire dans le « pictorialisme ostentatoire [35] » de l’incipit l’indice d’un pastiche, ce qui conférerait aux premières pages la valeur d’un « manifeste à demi-mot [36] ». Cette interprétation, fondée sur une prise en compte rigoureuse des particularités formelles du texte, paraît convaincante. On peut toutefois se demander si, sur la base des mêmes propriétés textuelles, une interprétation inverse ne pourrait être envisagée : que le lecteur, ignorant ou oublieux des positions de Gracq, soit surtout sensible à la réduction du personnel actantiel à la portion congrue (Simon, l’actant non anthropomorphe qu’est sa voiture, quelques « figurants », la présence en creux d’Irmgard), à la ténuité du « contenu » narratif (un homme parcourt une presqu’île en attendant une femme), à la difficulté de « recomposer » les déplacements dans le temps et dans l’espace du protagoniste et principal foyer perceptif (Simon), et en termes d’effets les éléments qui incitent à rapprocher la nouvelle de l’esthétique néo-romanesque paraîtront peut-être plus nombreux que ceux qui l’en séparent. Dans cette perspective, il pourrait être instructif de se livrer à une lecture « croisée » du texte de Gracq et de certains des Instantanés [37] robbe-grilletiens, en particulier « Le chemin du retour [38] ». Mais le parallélisme aurait sans doute tôt fait de révéler ainsi ses limites, qui tiennent notamment à l’importance des souvenirs d’enfance (par surcroît, autant de biographèmes) dans « La Presqu’île », ainsi qu’aux particularités stylistiques de cette nouvelle, aux antipodes du dépouillement caractéristique des premiers textes de Robbe-Grillet.
20Quoi qu’il en soit, si l’on se rallie à la lecture de Michel Murat, force est de constater que le « modèle » néo-romanesque, fût-il révoqué, n’en est pas moins, dans ce dessein, convoqué – ce qui contribue à ancrer l’écriture de « La Presqu’île » dans les débats esthétiques qui agitent la fin des années 60 et le début des années 70. Quand bien même avec rang de contre-modèle, l’esthétique néo-romanesque (ou sa caricature) informe l’écriture des derniers récits fictionnels de Gracq.
21Même si la critique, à ma connaissance, n’y a guère insisté à ce jour, le phénomène me semble plus frappant encore dans le dernier texte du recueil, « Le Roi Cophetua [39] ». A cette différence près que la nouvelle de Gracq manifeste des similitudes perceptibles non pas tant avec la vulgate caricaturale et réductrice du « Nouveau Roman » telle qu’elle s’était momentanément figée à la fin des années 60 qu’avec les propriétés esthétiques des textes issus de cette mouvance telles que le regard rétrospectif s’accorde à les identifier aujourd’hui. Ce qui est donc en jeu dans la lecture qui va suivre est la question de la modernité du dernier texte fictionnel de Gracq, ou plutôt celle des relations ambiguës qu’il entretient avec ladite modernité.
« Le Roi Cophetua » ou le chant du cygne / signe
22Pour mémoire, et afin de faciliter la bonne intelligence des analyses à venir, précisons que « Le Roi Cophetua » revêt la forme d’un récit conduit en relation homodiégétique. L’action, pour le moins ténue, se déroule à la Toussaint de 1917. Le narrateur-personnage anonyme, journaliste parlementaire réformé à la suite d’une blessure, répond à l’invitation de son ami Jacques Nueil, aviateur et dandy. Ces informations sont délivrées à la faveur de l’évocation liminaire du trajet ferroviaire qui conduit le narrateur-personnage à la résidence de campagne de Nueil, La Fougeraie, sise à Braye-la-Forêt, au nord de Paris. Le récit tourne alors au huis clos : en l’absence de l’hôte, dont le texte laissera entendre qu’il est probablement tombé au combat, le narrateur-personnage est reçu par sa servante, qu’il soupçonne rapidement d’être en outre sa maîtresse. Dans cette demeure isolée, entre les deux figures en présence va dès lors se nouer un inquiétant et énigmatique rituel érotique, qui culminera lors de leur brève union nocturne, avant que, au matin du jour des Morts, le narrateur-personnage ne quitte la scène du récit, en proie à un intense sentiment de soulagement.
23Dans la notice qu’il a consacrée à la troisième et dernière nouvelle de La Presqu’île, Michel Murat estime que :
24Le Roi Cophetua […] regarde vers le passé plutôt que vers l’avenir. C’est un texte étrange, dans lequel Gracq semble souvent près de se pasticher lui-même […]. On a […] le sentiment que cette nouvelle met au jour les secrets sur lesquels s’était édifiée l’œuvre romanesque […] [40].
25Texte étrange en effet que celui-ci, dont l’atypisme semble paradoxalement provenir d’une tendance prononcée à l’autostéréotypie [41]. Ce phénomène, certes fréquent dès lors qu’un écrivain a plusieurs volumes derrière lui, paraît en l’occurrence porté à un degré d’exténuation – ce qui incite à accorder quelque crédit à l’hypothèse d’une activité d’écriture (auto)pastichielle. A l’actif de cette interprétation, on peut, avec Michel Murat, relever : les références intertextuelles au Graal, et plus généralement à la « matière de Bretagne », l’histoire ici contée pouvant jusqu’à un certain point être lue comme une variante de celle de Perceval ; la reprise d’une structure actantielle triadique, déjà actualisée dans Au château d’Argol [42] ; la systématisation de l’esthétique de l’attente, propice à l’introduction d’un érotisme d’ailleurs lui-même très fortement stéréotypé. Sans parler de certaines constantes thématiques (l’arrière-plan guerrier exemplifié par la basse continue de la canonnade, fond sonore sur lequel se déploie l’histoire racontée), stylistiques (la multiplication des métaphores et des comparaisons marines pour dire un univers sylvestre) et structurelles (la fin « entrouverte », fonctionnant simultanément comme une incitation et un – relatif – défi à l’interprétation). On pourrait y ajouter la tension entre un réalisme de façade (dû notamment à l’effet de cadre liminaire) et un imaginaire prégnant. Bref, le lecteur familier de l’œuvre de Gracq se trouve ici en terrain de connaissance, au point qu’il peut finir par éprouver une impression de déjà lu. Au risque de l’illusion finaliste et rétrospective, certains critiques, sachant que cette nouvelle est le dernier texte fictionnel de Gracq, pourront éprouver la tentation d’y lire une manière de « testament » – ce qui expliquerait jusqu’à un certain point cette « condensation » des caractéristiques esthétiques repérables dans les textes antérieurs.
26Mais, pour qui s’intéresse non plus tant à la dynamique évolutive interne de l’œuvre gracquienne qu’à sa mise en relation avec certaines des productions marquantes de la fin des années 60 – celles des « nouveaux romanciers » et de leurs compagnons de route –, l’essentiel est ailleurs. La caractéristique majeure du « Roi Cophetua » tient en effet sans doute à la place prépondérante et surtout au rôle déterminant de l’intertextualité. Certes, il s’agit là d’une composante notoire de l’œuvre de Gracq, abondamment glosée par l’auteur lui-même ; et il n’a pas manqué d’analyses stimulantes de ses enjeux esthétiques. Ainsi, par exemple, dans l’article déjà cité, Dominique Viart a démontré de façon très convaincante que, dans Un balcon en forêt, sur fond d’une plus générale poétique des signes, les référents intertextuels assuraient le maintien d’une culture romanesque au sein d’un texte qui dans le même temps épuisait sa propre matière romanesque.
27Cependant, dans « Le Roi Cophetua », la fonction de l’intertextualité est radicalement autre, dans la mesure où ce rapport d’interlocution de texte à textes est directement placé au service de l’intrigue, de sa progression, et de son interprétation par le lecteur. Avant de le démontrer, précisons que ce phénomène confère à la nouvelle une dimension hyperlittéraire, dans la mesure où le texte ne semble faire pleinement sens qu’au sein du « tout livresque » – évoqué, sur le plan théorique, par Michael Riffaterre [43]. Appliquée à Gracq, cette notion foncièrement moderniste pourrait de prime abord paraître déplacée. Pourtant, on le verra, dans « Le Roi Cophetua », au « tissu d’une page [44] » s’ajoute le « tissu des textes » ; d’où un fonctionnement « en circuit fermé » au sein de la sphère du littéraire, ou plutôt de l’artistique. La tentation d’une telle lecture est encore renforcée par l’adjonction aux mécanismes intertextuels de procédés métatextuels : la nouvelle de Gracq contient en effet son propre « mode d’emploi », sous la forme d’un guide de lecture intégré à l’univers diégétique. Etablissement d’un réseau intertextuel, saturation métatextuelle, dénudation subséquente du medium littéraire : pour les lecteurs d’aujourd’hui, bien plus qu’une prétendue « Ecole du regard », ces caractéristiques représentent le commun dénominateur des récits rassemblés sous l’appellation de « Nouveau Roman », et plus largement des récits modernistes des années 60-70. Commençons donc par établir la présence de ces mécanismes dans « Le Roi Cophetua », avant de tenter de les interpréter – car cette convergence inattendue de l’écriture de Gracq avec une esthétique qu’il a fermement désavouée ne laisse pas de surprendre.
Intertextualité / Intermédialité / métatextuel
28Par commodité, dans les lignes qui précèdent il a été question d’« intertextualité », mais cette catégorie poétologique doit dès à présent être complétée par la notion corollaire d’« intermédialité ». En effet si, comme le narrateur-personnage, qui remplit une fonction de vicariance, le lecteur éprouve la sensation croissante que s’exerce sur l’univers du texte – dans l’acception polysémique de l’expression – un déterminisme contraignant, c’est que l’histoire racontée convoque nombre de références littéraires et plus largement culturelles. Il a déjà été question de Perceval ; à cette première référence il convient d’ajouter le mythe d’Orphée, ici relu ou plutôt réécrit avec inversion des rôles (masculin et féminin [45]). Cet intertexte spécifique favorise d’ailleurs un phénomène de surdétermination sémantique, parfois présent chez Gracq, mais en l’occurrence exacerbé : ce récit-piège aux accents morbides, dont l’enjeu est la survie (au moins symbolique) du narrateur-personnage, et indirectement du lecteur, se dénoue… au matin du jour des morts. Difficile, également, à la lecture du « Roi Cophetua », de ne pas penser à une autre référence chère à Julien Gracq : l’œuvre d’Edgar Allan Poe. Si, dans l’incipit d’Un balcon en forêt, « Le Domaine d’Arnhem » était explicitement mentionné, il s’agit plutôt cette fois d’une influence implicite et diffuse du « Portrait ovale [46] » – histoire (en abyme) d’un peintre épris d’absolu qui, au fur et à mesure qu’il donne vie au portrait qu’il réalise de sa maîtresse, l’ôte à son modèle, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ce n’est pas tant « l’argument » proprement dit qui témoignerait d’une similitude que le paradigme (commun) des liens entre la vie et l’art. Ainsi, la nouvelle de Poe peut être appréhendée comme une brillante variation sur ce que les poéticiens ont depuis lors nommé la « métalepse narrative [47] », c’est-à-dire un procédé, foncièrement irréaliste, de transgression de la frontière de la représentation et / ou de quelque autre seuil d’enchâssement narratif. Toutes proportions gardées, dans « Le Roi Cophetua », un mécanisme similaire est à l’œuvre :
30Si l’on se focalise momentanément sur la seule expression « entrer dans un tableau », force est de convenir qu’elle correspond bien, littéralement, à la définition d’un phénomène d’ordre métaleptique, en l’occurrence à un « passage » du niveau intradiégétique à un niveau métadiégétique. Certes, la formule doit ici être lue sur le mode métaphorique, puisqu’elle participe d’une simple impression exprimée par le narrateur-personnage, mais la transgression par voie de métalepse de la frontière entre monde de « la vie » et monde « de l’art » n’en est pas moins, en cette occasion, dialectisée. Et, plus généralement, c’est tout au long de la diachronie de la nouvelle qu’est décliné ce même paradigme des relations « vie (= diégèse) / artifice (= art) », en particulier à la faveur de références récurrentes à l’univers du théâtre :
[…] d’un geste à la fois gracieux et imperceptiblement théâtral […] (p. 205).
[…] la lueur changeante y plantait une scène de lumières et d’ombres, un théâtre irréel (p. 217).
[…] elles semblaient se mettre à vivre de la vie alertée d’un rideau de scène, que la rampe commence à éclairer par en-dessous […] (p. 236).
[…] hiératique, vaguement solennel, avec ce rien de souligné à plaisir, d’imperceptiblement théâtral, qui rendait si intriguant son accoutrement de servante […] (p. 239).
32Sans doute s’agit-il avant tout d’affirmer ainsi la part de rituel qui préside aux relations du narrateur-personnage et de la servante-maîtresse, mais l’établissement d’un tel parallélisme insistant avec l’univers théâtral, domaine par excellence de l’artifice, revêt – au moins potentiellement – une valeur de suggestion de fictionnalité. D’autant que certaines expressions – « rituel sans paroles » (p. 240), « exigence singulière » (p. 246), « scénario étrange » (p. 247) – établissent en outre un lien entre artifice et déterminisme, de sorte que c’est alors la contrainte « culturelle » pesant sur le développement de l’intrigue qui se trouve métatextualisée. Par la place qu’y occupe la reprise d’expressions clés, l’écriture gracquienne participe souvent à quelque degré – quelle que soit par ailleurs sa subtilité – d’une esthétique du ressassement ; mais jamais au point atteint dans « Le Roi Cophetua », où histoire, récit et narration font l’objet d’une authentique surdétermination. Que l’on songe par exemple à la dialectisation par Gracq de sa topique de prédilection, qui a en quelque sorte fini par constituer sa « marque de fabrique » : « […] en cet instant d’attente et de tension pure » (p. 239) ; ou encore à la notation clairement et multiplement autoréférentielle de la dernière page : « […] une parenthèse s’était refermée […] » (p. 251) ; ladite parenthèse pouvant être interprétée comme celle de l’histoire qui prend fin, mais aussi comme celle du récit qui s’achève, comme celle du recueil qui se clôt, ou encore, à l’échelle supérieure de l’œuvre, comme celle de l’activité d’écriture fictionnelle atteignant son terme – nous y reviendrons.
33Bref, au vu de l’importance qu’y revêtent ces divers mécanismes, il semble que la composition et l’écriture du « Roi Cophetua » présentent plus d’un point de tangence avec l’entreprise de saturation autoreprésentative chère aux « nouveaux romanciers ». Encore n’ai-je donné jusqu’ici qu’une faible idée de l’insistance avec laquelle le texte du « Roi Cophetua » manifeste son essence écrite, construite et fictionnelle. C’est en fait tout un réseau, particulièrement dense, de ressources variées mais aux effets convergents qui y semble mis en place dans un dessein « dénudant ». En participe au premier chef la dialectisation déjà évoquée du déterminisme pesant à la fois sur l’économie du récit et sur le rôle qui y est dévolu à son principal agent. On l’a vu, le texte précise en son sein même, sur un mode modérément ambigu en raison de la dimension subjective du système énonciatif élu, que la place du protagoniste a été au préalable fixée par une « exigence singulière ». Or, cet aveu tardif (p. 246) ne revêt en fait pour le lecteur attentif qu’une valeur de confirmation, voire de surenchère superflue, puisque l’origine intertextuelle du déterminisme ici à l’œuvre a fait l’objet d’une spécification explicite dès la page 224, à la faveur de la citation d’un vers de Shakespeare :
Non. Pas Othello. Mais pourtant Shakespeare… Le Roi Cophetua ! Le roi Cophetua amoureux d’une mendiante…
When King Cophetua loved the beggar maid.
35Dans un très stimulant article intitulé « Quand le texte parle de son paratexte [48] », Randa Sabry a analysé ces phénomènes métaleptiques, très répandus dans la littérature moderniste, en en soulignant la dimension intrinsèquement dénudante et déréalisante. Ses observations sont aisément applicables à l’extrait cité. Tout d’abord, la « citation » du titre (« Le Roi Cophetua ! ») éclaire le contenu diégétique de la nouvelle, qu’elle contribue d’autant plus à expliciter qu’elle fait système avec l’indication précoce du stéréotype recyclé en parfaite connaissance de cause : « L’idée convenue de la servante-maîtresse flotta dans mon imagination […] » (p. 213). Ensuite, elle participe de la révélation de l’origine du « scénario étrange » dont le narrateur-personnage découvre progressivement qu’il est le jouet : un vers de Shakespeare (Roméo et Juliette), qu’il peut dès lors être tentant de considérer rétrospectivement comme la « matrice » du texte de Gracq. Enfin, le procédé déréalise le texte où il survient : dans la bouche du narrateur-personnage apparaît – en italiques et sous une forme exclamative, ce qui occasionne un double effet d’insistance – le titre de la nouvelle au sein de laquelle il évolue. Il s’ensuit donc un télescopage particulièrement spectaculaire de l’intradiégétique (le propos du personnage) et de l’extradiégétique (l’indication titulaire péritextuelle), à valeur de métalepse.
36Or, l’effet dénudant d’un tel procédé est encore accru, dans la mesure où le vers de Shakespeare se trouve à son tour pris dans un réseau beaucoup plus vaste, cette nouvelle surdétermination advenant à la faveur de la représentation « en abyme » de tableaux – ce qui confirme l’hypothèse précédente de l’adjonction, aux ressources de l’intertextualité, de celles de l’intermédialité. Sur quoi vient brocher un nouvel effet de surenchère, car les tableaux sont commentés par le narrateurpersonnage, de sorte que leur signification est ainsi décryptée au bénéfice du lecteur – qui devrait dès lors être aveugle pour n’en pas percevoir la dimension autoreprésentative.
Peinture / écriture / lecture
37Cette entreprise de suturation / saturation herméneutique épouse un fonctionnement en deux temps, qui favorise la production d’un effet de redoublement. Le dénominateur commun de ces deux étapes successives et complémentaires est la pratique de l’ekphrasis, procédé dont les analystes ont fréquemment souligné la valeur (auto)commentative. Cette dimension est d’autant plus accentuée dans « Le Roi Cophetua » qu’il y a récurrence du procédé à quelques pages d’intervalle ; que la « mise en abyme » (des tableaux dans le récit) favorise une duplication spéculaire de certains éléments fondamentaux de l’histoire racontée ; que cette relation d’analogie, par essence implicite, est au moins pour partie explicitement dialectisée par le narrateur-personnage – ce qui correspond à la conjonction de ressources métatextuelles connotatives et dénotatives, les secondes jouant le rôle de facteur de lisibilité des premières.
38La première étape de cette saturation autoreprésentative survient à la faveur d’une évocation indirecte d’une gravure de Goya (p. 214-215). Sur le plan des propriétés textuelles, ce premier élément du réseau intermédial fait l’objet d’une forme de motivation, puisque son apparition est légitimée par un phénomène de réminiscence affectant le narrateur-personnage. Dans sa psyché, filtre subjectif qui médiatise l’accès des lecteurs à l’univers de la fiction, une particularité de la diégèse (le déchaînement de la tempête nocturne) provoque une association d’idées : de « la mauvaise nuit » à « La Mala Noche » ; de l’expression à sa traduction, convoquant le souvenir de la gravure de Goya, dont l’évocation suit. Mais motivation n’est pas nécessairement naturalisation : ici, les liens de la séquence « en abyme » et du récit-cadre contribuent au contraire à dévoiler la commune essence artistique de la gravure et de la nouvelle. Ce dévoilement découle notamment de la situation narrative en vigueur dans le récit : le choix d’une narration homodiégétique en focalisation interne va en l’occurrence entraîner une accentuation des liens – inhérents à la pratique de l’ekphrasis – du descriptif et du commentatif ; car l’évocation de la gravure se trouve ainsi médiatisée par la parole du narrateur-personnage, qui de plus ne se contente pas d’une banale remémoration, mais y ajoute une tentative d’interprétation (« Que se passe-t-il sur cette lande perdue, au fond de cette nuit sans lune – sabbat – enlèvement – infanticide ? » (p. 214)). La subjectivité inhérente à un tel dispositif narratif va de la sorte provoquer une remontée d’affects ou plutôt de pulsions, qui entrent en résonance avec le cadre diégétique, plus précisément avec le système actantiel qui régit les interrelations des deux principaux personnages. Que l’évocation s’effectue in absentia, dans l’esprit / la parole du narrateur-personnage et foyer perceptif, favorise ainsi un effet d’insistance sur la très forte charge érotique de la gravure, qui ne fait pleinement sens que rapportée au récit-cadre. Par exemple, des expressions telles que « le côté clandestin, litigieux du rendez-vous de nuit » (p. 214), « l’anonymat sauvage du désir » (p. 215), « quelque tentation pire [lisible] dans cette silhouette troussée et flagellée, où triomphe on ne sait quelle élégance perdue » (ibidem) renvoient, par un phénomène de duplication spéculaire, à l’attirance équivoque que le narrateur-personnage éprouve pour la servante-maîtresse. A l’appui de cette hypothèse, on fera observer que le personnage féminin constitue une figure syncrétique, dans la mesure où les ornements rituels du service qu’il arbore accomplissent en lui la synthèse de la « femme noire » et de la « femme blanche » de la gravure de Goya. Aussi la servante-maîtresse, comme le suggérait déjà l’ambivalence de cette dénomination, apparaît-elle à la fois comme l’ordonnatrice de l’inquiétant rituel érotique en cours et comme sa victime consentante. Bref, spécification de l’intensité érotique jusqu’alors certes sensible mais relativement diffuse dans le monde de la diégèse, effet d’annonce à demi-mot puisque s’ébauche une probable concrétisation de la trouble potentialité ainsi révélée : le narrateur-personnage commence à prendre conscience du jeu et des enjeux de l’intrigue dont il est en quelque sorte à son corps défendant partie prenante, et permet par là même au lecteur de partager cette prise de conscience. Là réside sans doute l’essentiel : le commentaire subjectif du souvenir de la gravure par le narrateurpersonnage favorise, du sein de la diégèse, un décryptage de la fiction – sur le double plan de l’axiologie et de l’évolution de l’intrigue – dont le bénéficiaire ultime est, hors diégèse, le lecteur. On voit donc que l’intermédialité est en l’occurrence pourvue d’une déterminante fonction métatextuelle.
39Que « Le Roi Cophetua » intègre en son sein même son mode d’emploi, sous la forme d’une propédeutique à sa propre lecture, me semble déjà établi. Quiconque en douterait devrait se rallier à cette hypothèse, à la lecture, à quelques pages d’intervalle (p. 222-224), de la description de « l’unique tableau » qui « rompt la nudité des murs [49] » de la demeure de Nueil. Cette seconde occurrence du phénomène de l’ekphrasis revêt non seulement valeur de confirmation mais aussi d’amplification des phénomènes qui viennent d’être analysés. Le mécanisme d’intensification est tout d’abord lisible dans le degré de présence accrue dont jouit la référence picturale, puisqu’il ne s’agit plus d’un souvenir immatériel mais de la description d’un tableau « réel » – du moins posé comme tel dans l’espace diégétique. D’ailleurs, en termes d’économie narrative et d’effets de lecture, peu importe à la rigueur le référent pictural exact auquel songe Gracq – il s’agirait d’une toile du préraphaélite Burne-Jones. Ce qui est une nouvelle fois en jeu est l’avancée tâtonnante du narrateur-personnage sur la voie d’une prise de conscience décisive : celle du rôle qui lui revient dans l’intrigue dont il est un pion. Comme dans la séquence précédente, l’évocation du tableau est indissociable du commentaire, et plus encore de l’interprétation ; mais, cette fois, l’activité herméneutique fait elle-même l’objet d’une représentation métatextuelle connotative : « Je dus approcher le flambeau tout près pour le [le tableau] déchiffrer » (p. 223, je souligne). S’il renvoie certes aux particularités de la diégèse (l’obscurité où baigne la pièce), le verbe employé, qui peut d’ailleurs alerter le lecteur par son caractère relativement inapproprié, est polysémique : il s’agit, pour le narrateur-personnage, non seulement de voir le tableau, mais aussi et surtout d’en mettre au jour la signification – signification en quelque sorte privée : celle que le tableau revêt pour lui, dans sa situation présente. L’examen du tableau est en fait une lecture, qui redouble en même temps qu’elle oriente celle à laquelle se livrent simultanément les récepteurs réels. L’ekphrasis est bien ici progression tâtonnante – assortie d’une dialectisation de ces difficultés herméneutiques : « […] conscient qu’une accommodation nécessaire se faisait mal […] » (p. 224) – vers la lumière, déchiffrement graduel du sens. Jusqu’à la révélation finale, dont la survenue est sursignifiée par l’adoption d’un tour exclamatif (« Le Roi Cophetua ! »), puis les résonances désignées par le recours à un autre type de ponctuation affective (« Le roi Cophetua amoureux d’une mendiante… »). C’est bien sûr au lecteur qu’il appartient de combler ou de saturer cette aposiopèse, avec l’aide notable du cotexte. En amont tout d’abord : le silence des personnages du tableau (« Il semblait difficile de se taire au point où se taisaient ces deux silhouettes paralysées », p. 224) duplique et par là même éclaire rétroactivement celui qui préside aux relations des deux personnages depuis le début de la nouvelle. De même pour l’atmosphère de tension difficile à localiser (p. 224), repérable à la fois dans le tableau et l’histoire-cadre. Mais la caractérisation de l’atmosphère du tableau se situe à la croisée des dimensions rétroactive et prospective : « honte et confusion brûlante » (p. 224), « reddition ignoble et bienheureuse – acceptation stupéfiée de l’inconcevable » (ibidem). De telles expressions convoquent l’écho de celles qui ont été employées à propos de la gravure de Goya, de sorte qu’en raison de leurs atmosphères pour partie similaires ces deux référents artistiques composent une manière de diptyque. Mais simultanément, ces formules peuvent être appliquées aux relations futures des personnages de la nouvelle (au moment du climax érotique), de sorte qu’elles revêtent également une dimension programmatique – puisqu’elles semblent préfigurer le dénouement de l’intrigue. Plus que d’un tableau, c’est en quelque sorte d’un miroir qu’il s’agit ici : miroir présenté au narrateur-personnage pour qu’il s’y reconnaisse dans la figure de son double métaphorique, et comprenne que la place qu’il est censé occuper dans le rituel actuellement en cours est celle du roi.
40De même, en aval de la description du tableau, divers éléments revêtent une valeur de surenchère, qui corroborent et amplifient cette lecture métatextuelle. A commencer par la structure même de l’extrait :
Le roi Cophetua amoureux d’une mendiante…
When King Cophetua loved the beggar maid.
Elle était revenue plus tôt que je ne l’attendais […] (p. 224).
42La valeur anaphorique du pronom de la troisième personne, ajoutée à l’absence de transition, induit une forme momentanée de flottement du sens, propice à l’assimilation par le lecteur de la servante-maîtresse à la « beggar maid / mendiante » de Shakespeare, et par ricochet au personnage féminin du tableau. Assimilation amplement confirmée, si besoin était, par le comportement des deux personnages de la nouvelle : surpris par l’irruption de la servante-maîtresse, le narrateur-personnage s’empresse de s’éloigner du tableau, comme pour lui dissimuler sa récente prise de conscience ; quant au personnage féminin, après être resté interdit un bref instant, il paraît accepter la situation, ce dont témoigne son attitude. Les places des deux personnages de la nouvelle, dupliquées par celles de leurs analogons picturaux en abyme, semblent désormais fixées : les jeux sont faits, leurs enjeux clairement établis. Mais il demeure du jeu, au sens mécanique du terme, sous forme de la latitude offerte au narrateur-personnage de jouer ou non jusqu’au bout le rôle du roi. De cette marge de manœuvre procède un décalage, une dissonance entre la représentation picturale en abyme et le cadre diégétique où elle s’insère : si le roi est figé à sa place, qui lui est prescrite une fois pour toutes, en revanche, après être « entré dans le tableau », métaphoriquement parlant, au moment de son union morganatique avec la servante-maîtresse, le narrateur-personnage peut quant à lui en ressortir. Ce qu’il accomplira avec un sentiment de liberté et d’exaltation, laissant la parenthèse du récit se refermer derrière lui.
43Sans doute est-ce sous la pression du réseau intertextuel (Perceval, Orphée et Eurydice, Roméo et Juliette), intermédial (Goya, Burne-Jones) et métatextuel (duplication au sein de la diégèse du parcours lectoral extradiégétique) que la critique se sent fondée à produire une interprétation elle-même autoreprésentative de la dernière page du récit, ou plutôt d’un de ses fragments :
Je me rappelai que c’était le Jour des Morts. Mais l’angoisse qui avait pesé sur moi toute la soirée s’était envolée ; j’entrai pour prendre un café dans un débit minuscule qui avait sa porte au creux des arbres sous sa pomme de pin. Une parenthèse s’était refermée, mais elle laissait après elle je ne sais quel sillage tendre et brûlant, lent à s’effacer [50] (p. 251, je souligne).
45La détection d’un procédé métatextuel de premier niveau n’est guère problématique : la « parenthèse refermée » désigne à la fois la fin de l’aventure qui a uni le narrateur-personnage et l’énigmatique servante-maîtresse (niveau intradiégétique) et celle du récit lui-même (niveau extradiégétique), dont les toutes dernières lignes feraient dès lors office de bref épilogue. En outre, puisque « Le Roi Cophetua » est le dernier texte de La Presqu’île, on peut estimer, à un deuxième niveau d’autoreprésentativité, que c’est l’achèvement du recueil qui est ainsi métaphorisé. Mais sur ces deux premières strates peut paraître se greffer un phénomène métatextuel de troisième niveau : les connaisseurs de l’œuvre de Gracq le savent, « Le Roi Cophetua » constitue le dernier texte proprement fictionnel de l’écrivain, auquel succéderont les futurs « textes-îlots », qui relèvent d’un autre régime. Forte est donc la tentation de lire dans la parenthèse qui se referme à la dernière page de la nouvelle une métaphorisation de la fin de l’activité d’écriture fictionnelle elle-même. Dans cette perspective interprétative, le soulagement du narrateur-personnage dupliquerait celui de l’écrivain, parvenu à un tournant de sa création, et signifiant son congé à la fiction. Plus encore que « La Presqu’île », où le phénomène pouvait sembler dialectisé par l’ambivalence (exaltation vs appréhension) des sentiments de Simon face au spectre de la rupture amoureuse qui hante les pages de la nouvelle [51], « Le Roi Cophetua » serait donc le lieu d’un spectaculaire « adieu à la fiction ». Peut-être une telle interprétation risque-t-elle de tomber sous le coup de critiques stigmatisant son conditionnement par l’illusion finaliste et rétrospective, mais la densité même du réseau autoréférentiel établi à l’échelle du récit contribue, me semble-t-il, à accroître le crédit dont elle peut jouir.
Modernité de Julien Gracq ?
46Au terme de ce parcours essentiellement descriptif vient le temps des hypothèses interprétatives. Peut-être me reprochera-t-on, en mettant comme je l’ai fait l’accent sur les phénomènes intertextuels, intermédiaux et métatextuels, d’avoir donné de la dernière nouvelle de Gracq une image à la fois tronquée et biaisée. En effet, Pierre Bayard [52] a démontré de façon très convaincante que, dans le domaine de la critique littéraire, les opérations de sélection et de combinaison, fondées sur les idiosyncrasies (le « paradigme intérieur [53] ») du lecteur, finissent par élaborer, du texte, une vision partielle, partiale, et pour tout dire irréductible à celle qu’autrui est à même de construire – de sorte que l’incommunicabilité, ou si l’on préfère le « dialogue de sourds », constitue le régime courant des échanges à propos de littérature. En l’occurrence, un lecteur prioritairement attentif à la prolifération des métaphores marines, à la tension indécidable entre modes narratif et poétique, à l’esthétique de l’attente, à l’arrière-plan guerrier du récit, à sa forte teneur érotique, à sa dimension phénoménologique, etc., aurait pu donner du « Roi Cophetua » une image radicalement autre, qu’il eût été aisé d’inscrire dans une continuité harmonieuse avec les productions antérieures de l’auteur. Or, sans doute ces deux lectures sont-elles non seulement recevables, mais aussi, en dépit des apparences, conciliables. En effet, on l’a vu, même les plus éminents spécialistes de l’œuvre de Julien Gracq émettent, à propos du « Roi Cophetua », l’hypothèse d’un autopastiche – tant la manière habituelle de l’écrivain y semble exacerbée, pour ne pas dire caricaturée. Tout s’y passe comme si, au moment de prendre congé de l’écriture de fiction, Gracq faisait de ce Tombeau qu’est sa dernière nouvelle un spectaculaire condensé des propriétés majeures de ses romans et récits antérieurs. Et c’est précisément ce qui explique selon moi pour partie la très forte teneur métatextuelle du récit, dans la mesure où le chant du cygne est également, simultanément, chant du signe. Sans doute, malgré l’existence de certains travaux sur la question [54], n’y at-on pas suffisamment insisté à ce jour, mais l’écriture fictionnelle de Julien Gracq est très fréquemment dotée d’une dimension autoréférentielle. Il semble donc logique, à partir du moment où l’auteur synthétise dans un bref récit les traits saillants de son écriture, que les phénomènes métatextuels, d’ordinaire présents mais relativement discrets, en deviennent beaucoup plus visibles – au point, comme dans la lecture qui précède, de finir par retenir l’essentiel de l’attention critique. Qui lit « Le Roi Cophetua » comme une manière d’art poétique « en acte » ne s’étonnera donc pas que ce texte joue le rôle de miroir grossissant, entraînant dès lors une promotion au premier plan des phénomènes intertextuels, intermédiaux et métatextuels.
47Une autre hypothèse consisterait à identifier dans la nouvelle non plus un autopastiche mais un pastiche tout court, qui prendrait pour cible certains des mécanismes emblématiques des récits modernistes de la fin des années 60, à commencer par les productions des « nouveaux romanciers ». Le congé donné à la fiction revêtirait alors la forme d’un salut fort ironique adressé à l’esthétique majeure de la période, ainsi brocardée. Cette position interprétative semble plus difficilement tenable que la précédente, notamment en raison de la pérennité des particularismes thématiques et stylistiques gracquiens : seul un renoncement à ces éléments valant signature aurait conféré sans ambiguïté à la nouvelle une valeur de charge contre la mouvance néo-romanesque.
48On le constate, les tentatives d’interprétation sont malaisées, dans la mesure où elles font nécessairement fond sur les intentions de l’auteur, qui en l’occurrence nous sont inconnues et très probablement appelées à le demeurer. Dès lors, pour échapper à ce tourniquet interprétatif, et sortir de ce qui ressemble d’assez près à une impasse, il est possible d’en revenir au texte, et au constat qu’il autorise : dans « Le Roi Cophetua », l’importance quantitative et qualitative (c’est-à-dire fonctionnelle) des mécanismes intertextuels, intermédiaux et métatextuels, de surcroît conjoints en un réseau remarquablement dense et déterminant pour la mise au jour par le lecteur de la signification du récit, est indéniable. En cela, la nouvelle de Julien Gracq – son dernier texte de fiction stricto sensu – manifeste une forte similitude, non pas avec l’image schématique [55] et datée d’un « Nouveau Roman » « chosiste », généralement subsumée par commodité sous l’appellation contestable d’« Ecole du regard », mais avec les propriétés textuelles de maints « nouveaux romans », et plus généralement avec celles des fictions modernistes de la fin des années 60 et du début des années 70. Et que Julien Gracq ne fasse notoirement que fort peu de cas dudit modernisme n’invalide pas l’existence dudit faisceau de similitudes. Je ne prétends pas pour autant que ce qui vaut pour « Le Roi Cophetua » vaille au même degré pour les récits et romans antérieurs, mais les postulations contradictoires (rejet déclaratif du modernisme scriptural vs mise en œuvre textuelle de procédés modernistes) ainsi révélées mériteraient selon moi d’être réexaminées dans le reste de l’œuvre. On constaterait alors qu’en dépit d’un classicisme de façade, et d’une posture auctoriale sise aux antipodes de la figure de l’« écrivain-casseur » en vogue durant la modernité, l’œuvre de Julien Gracq est plus moderne, plus subtilement – et non sans ambiguïtés – moderne qu’on ne l’estime d’ordinaire.
49Université Rennes 2
Notes
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[1]
Julien Gracq, « Pourquoi la littérature respire mal », dans Préférences, Paris, José Corti, 1961, p. 73-104
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[2]
Julien Gracq, Au château d’Argol, Paris, José Corti, 1938.
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[3]
Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951.
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[4]
« Pourquoi la littérature respire mal », art. cit., p. 101.
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[5]
J’emprunte cette notion, infiniment préférable en l’occurrence à celles de groupe, d’école ou de courant, à Roger-Michel Allemand, Le Nouveau Roman, Paris, Ellipses, collection « Thèmes et études », 1996.
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[6]
Gérard Genette, Seuils, Paris, éd. du Seuil, « Poétique », 1987, p. 375.
-
[7]
Gérard Genette, ibidem.
-
[8]
Julien Gracq, En lisant en écrivant, Paris, José Corti, 1980.
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[9]
Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon « Introduction » au volume intitulé Lectures de Gracq, Presses universitaires de Rennes, 2007. Voir en particulier les pages 11-12.
-
[10]
Pour un panorama des dites interrelations, on se reportera avec profit à Vincent Jouve, Poétique des valeurs, Paris, PUF, « Ecriture », 2001 (voir en particulier l’introduction).
-
[11]
Voir Frank Wagner, « “Nouveau Roman” / anciennes théories », dans Le « Nouveau Roman » en questions, n° 3, 1999, p. 155 sq.
-
[12]
Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, éd. de Minuit, 1979, p. 7 et passim.
-
[13]
Nathalie Sarraute, L’Ere du soupçon, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1956.
-
[14]
Claude Simon, Discours de Stockholm, Paris, éd. de Minuit, 1986.
-
[15]
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, éd. de Minuit, 1963.
-
[16]
Je ne fais ici que me réapproprier le point de vue de Marc Gontard, « Postmodernisme et littérature », dans Le Postmodernisme en France, Œuvres & Critiques, XXIII, 1, 1998, p. 28-48.
-
[17]
« Pourquoi la littérature respire mal », dans Préférences, op. cit., p. 175-176.
-
[18]
Pour une nécessaire correction de cette vision schématique et réductrice, voir de nouveau Roger-Michel Allemand, Le Nouveau Roman, op. cit.
-
[19]
En particulier celles d’Alain Robbe-Grillet, Le Voyageur, Paris, Christian Bourgois, 2001, ou encore Préface à une vie d’écrivain, Paris, éd. du Seuil / France Culture, 2005.
-
[20]
« Pourquoi la littérature respire mal », art. cit., p. 86.
-
[21]
Ibidem.
-
[22]
J’emprunte cette notion, fondamentale pour la compréhension des analyses empiriques qui vont suivre, aux travaux de Bernard Magné, en particulier « Le métatextuel », TEM, n° 5, 1986, p. 83-90, « Le métatextuel (2) : le métatextuel connotatif », TEM, n° 6, 1986, p. 67-70, « Métatextuel et lisibilité », Protée, vol. XIV, n° 1-2, 1986, p. 77-88. Rappelons que ces procédés métatextuels, par lesquels un texte littéraire désigne depuis son sein même tout ou partie de ses mécanismes constitutifs, peuvent mobiliser, alternativement ou simultanément, des ressources langagières dénotatives et connotatives.
-
[23]
« Pourquoi la littérature respire mal », art. cit., p. 93. C’est en fait dans l’existentialisme que Gracq identifie cette tendance, mais il estime que le « Nouveau Roman » est précisément un « sous-produit » de la littérature existentialiste.
-
[24]
« Pourquoi la littérature respire mal », art. cit., p. 82.
-
[25]
Alain Robbe-Grillet, Le Voyeur, Paris, éd. de Minuit, 1955.
-
[26]
Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, Paris, éd. de Minuit, 1957.
-
[27]
Claude Simon, La Bataille de Pharsale, Paris, éd. de Minuit, 1969.
-
[28]
Alain Robbe-Grillet, La Reprise, Paris, éd. de Minuit, 2001.
-
[29]
Dominique Viart, « La poétique des signes dans Un balcon en forêt », Roman 20-50, 16, décembre 1993, p. 17-37. Voir en particulier les pages 17 et 19.
-
[30]
Julien Gracq, La Presqu’île, Paris, José Corti, 1970.
-
[31]
Ces guillemets de précaution ou de protestation – pour parler comme Gérard Genette – s’expliquent par l’absence de l’indication générique dans le péritexte du volume. Néanmoins, faute d’un terme plus approprié, j’emploierai moi-même la désignation de « nouvelle » dans les pages qui suivent.
-
[32]
Julien Gracq, « La Presqu’île », dans La Presqu’île, op. cit., p. 35-179.
-
[33]
Michel Murat, Julien Gracq. L’enchanteur réticent, Paris, Belfond, « Les dossiers Belfond », 1991.
- [34]
-
[35]
Ibidem.
-
[36]
Idem.
-
[37]
Alain Robbe-Grillet, Instantanés, Paris, éd. de Minuit, 1962.
-
[38]
Dans Instantanés, op. cit., p. 33-47. Ce texte a fait l’objet d’une prépublication en 1954.
-
[39]
Julien Gracq, « Le Roi Cophetua », dans La Presqu’île, op. cit., 1970, p. 183-251.
-
[40]
Ibid, p. 223.
-
[41]
Pour une introduction à cette notion, voir le très stimulant article de Stéphanie Orace, « Eléments pour une autostéréotypie », Poétique, n° 125, février 2001, p. 17-32.
-
[42]
Voir Michèle Monballin, « Argol et Cophetua : trios en miroir », Roman 20-50, op. cit., p. 81-103.
-
[43]
Voir notamment « La syllepse intertextuelle », Poétique, n° 40, 1979, p. 496-501, et Sémiotique de la poésie, Paris, éd. du Seuil, « Poétique », 1982.
-
[44]
Julien Gracq, « La littérature à l’estomac », dans Œuvres complètes (Bernhild Boie éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. L.
-
[45]
Sur ce point, voir les analyses de Michel Murat, op. cit., p. 224.
-
[46]
« Le portrait ovale » (« Life and death », première publication en avril 1842 dans The Graham’s Magazine), dans Nouvelles Histoires extraordinaires, Paris, Le Livre de poche, 1963, p. 269-273 pour l’édition française utilisée.
-
[47]
Je me rallie ici à la définition de la notion élaborée par Gérard Genette, dans Figures III, Paris, éd. du Seuil, 1972, Nouveau Discours du récit, Paris, éd. du Seuil, 1983, et Métalepse (De la figure à la fiction), Paris, éd. du Seuil, 2003. Je me permets en outre de renvoyer à mon propre article, « Glissements et déphasages (Note sur la métalepse narrative) », Poétique, n° 130, avril 2002, p. 235-253 ; ainsi qu’à John Pier et Jean-Marie Schaeffer (éd.), Métalepses. Entorses au pacte de la représentation, Paris, éd. de l’EHESS, « Recherches d’histoire et de sciences sociales », 2005.
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[48]
Randa Sabry, « Quand le texte parle de son paratexte », Poétique, n° 69, février 1987, p. 83-99.
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[49]
Pour ces deux brèves citations, « Le Roi Cophetua », op. cit., p. 222.
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[50]
Notons que dans ce « sillage tendre et brûlant, lent à s’effacer », il peut être tentant de lire une métaphorisation de l’impact du récit sur la conscience du lecteur. Précisons en outre que le récit ne s’achève pas avec la fermeture de la parenthèse ici évoquée : plusieurs lignes suivent, qui peuvent poser divers problèmes d’interprétation. Telle est la raison pour laquelle j’ai antérieurement qualifié cette fin d’entrouverte.
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[51]
Sur ce point, voir Sylvie Vignes, « Rêveries et dérives du conducteur solitaire », dans Lectures de Gracq, op. cit., p. 145-156.
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[52]
Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet (Le dialogue de sourds), Paris, éd. de Minuit « Paradoxe », 2002.
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[53]
Enquête sur Hamlet, op. cit., p. 143 et passim.
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[54]
Voir le premier volume de la Série Julien Gracq (Patrick Marot éd.), Une écriture en abyme, Paris, Minard / Editorat des lettres modernes, 1991.
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[55]
Pour un autre exemple de lecture « hétérodoxe » de l’œuvre de Gracq, voir le remarquable article – centré sur la notion d’intrigue – de Raphaël Baroni, « Presque une île… », dans Lectures de Gracq, op. cit., p. 157-177.