Notes
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[1]
« Spezialismus ohne Universalismus ist blind. Universalismus ohne Spezialismus ist eine Seifenblase » (Ernst Robert Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittelter, Bern, Francke, 1947, p. 10 ; trad. française de Jean Bréjoux, Paris, PUF, 1956, « Agora », t. I, p. 21).
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[2]
Alain Finkielkraut, Le Mécontemporain Péguy lecteur du monde moderne, Paris, Gallimard, 1991.
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[3]
Antoine Compagnon, Les Antimodernes, Paris, Gallimard, 2005, p. 14.
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[4]
Voir Jean de Joinville, Vie de Saint Louis, éd. par Jacques Monfrin, Paris, Garnier, 1998.
-
[5]
Ch. Péguy, Le Mystère des saints Innocents, in Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 797.
-
[6]
Voir Jérôme Meizoz, L’Age du roman parlant 1919-1939, préface de Pierre Bourdieu, Genève, Droz, 2001.
-
[7]
Dante Alighieri, Epître XIII, in Œuvres complètes, trad. du latin par André Pézard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 794-795.
-
[8]
Ch. Péguy, op. cit., p. 713.
-
[9]
Le Génie du Christianisme de Chateaubriand (1802) réhabilite d’abord le Moyen Age en le naturalisant, et en montrant à quel point ses réalisations artistiques correspondent à des aspirations profondes de l’humanité, mais le renflouage de sa littérature n’entre guère dans son propos.
-
[10]
Elle semble au demeurant retrouver un nouveau souffle aujourd’hui, mais sur un mode plus intimiste, penchant tantôt vers le gnosticisme, avec un Christian Bobin, tantôt vers un humanitarisme consensuel avec un Eric-Emmanuel Schmitt.
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[11]
Léon Bloy, Le Révélateur du Globe, Paris, A. Sauton, 1884 et Christophe Colomb devant les taureaux, Paris, Albert Savine, 1890.
-
[12]
L. Bloy, La Chevalière de la mort, éd. déf., Paris, Mercure de France, 1896, Le Fils de Louis XVI, Paris, Mercure de France, 1900 et Jeanne d’Arc et l’Allemagne, Paris, Crès, 1915.
-
[13]
L. Bloy, L’Ame de Napoléon, Paris, Mercure de France, 1912 ; rééd. : Paris, Gallimard, « l’Imaginaire »,1983 Mais Bloy dépasse ici d’un coup d’aile le cadre mesquin de l’histoire de France, Napoléon étant en effet pour lui « avant tout et surtout, le Préfigurant de CELUI qui doit venir et qui n’est peut-être plus bien loin, un préfigurant et un précurseur tout près de nous, signifié lui-même par tous les hommes extraordinaires qui l’ont précédé dans tous les temps » (éd. 1983, p. 13).
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[14]
Paul Claudel, Jeanne d’Arc au bûcher, Paris, Gallimard, 1939.
-
[15]
Voir en particulier Ursula Bähler, Gaston Paris et la philologie romane, Genève, Droz, 2004, Charles Ridoux, Evolution des études médiévales, en France de 1860 à 1914, Paris, Champion, 2001, et Alain Corbellari, Joseph Bédier écrivain et philologue, Genève, Droz, 1997.
-
[16]
La Chanson de Roland, éd. par Cesare Segre, trad. de l’italien par Madeleine Tyssens, Genève, Droz, « Textes littéraires français », 1989 (2 vol.), v. 2458-2459 ; trad. de Joseph Bédier, La Chanson de Roland, Paris, Piazza, 1922.
-
[17]
Josué, 10, 13-14 (texte de la Vulgate, traduction synodale).
-
[18]
Jean Bodel, La Chanson des Saisnes, éd. par Annette Brasseur, Genève, Droz, « Textes littéraires français », 1989 (2 vol.), v. 6-11 (notre traduction).
-
[19]
C’était le propos d’Alexandre Leupin dans une conférence lue au colloque de Cerisy des 23-30 juillet 1994 sur Gaston Paris et la naissance des études médiévales, et qui n’a, à notre connaissance, jamais été publiée.
-
[20]
Voir, à ce sujet, notre article « Traduire ou ne pas traduire : le dilemme de Bédier. A propos de la traduction de la Chanson de Roland », Vox Romanica, n° 56 (1997), p. 63-82.
-
[21]
Le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople, éd. par Paul Aebischer, Genève, Droz, « Textes littéraires français », 1965, v. 113-140.
-
[22]
Le Couronnement de Louis, chanson de geste du xiie siècle, éd. par Ernest Langlois, Paris, Champion, « Classiques français du Moyen Age », 1984, v. 12-13 (notre traduction).
-
[23]
Voir David W. Robertson (Jr.), A Preface to Chaucer. Studies in Medieval perspectives, Princeton : Princeton University Press et Londres, Oxford University Press, 1963 ; et Jacques Ribard, Le Philtre et le Graal, Paris, Champion, 1980.
-
[24]
L’exemplum de Césaire de Heisterbach est cité et traduit par Michel Zink dans Poésie et conversion au Moyen Age, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 2003, p. 203-204.
-
[25]
Voir J. Ribard, Chrétien de Troyes Le Chevalier de la Charrette. Essai d’interprétation symbolique, Paris, Nizet, 1972.
-
[26]
Voir Philippe Walter, Canicule, Essai de mythologie sur Yvain de Chrétien de Troyes, Paris, SEDES, 1988, où la symbolique chrétienne est mise en balance avec la symbolique païenne.
-
[27]
Voir Colette Beaune, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1985
-
[28]
Le Mystère du siège d’Orléans, éd. par Gérard Gros, Paris, Le Livre de Poche, « Lettres gothiques »,2002>
-
[29]
Alain Chartier, Lettre sur Jeanne d’Arc, in Les Œuvres latines d’Alain Chartier, éd. par Pascale Bourgain-Hemeryck, Paris, éditions du CNRS, 1977, p. 326-329. L’éditrice le précise bien (p. 54) : « Chartier n’insiste pas sur le caractère surnaturel qu’il attribue à la Pucelle et qui apparaît cependant prudemment. »
-
[30]
« Et Jehanne la bonne Lorraine / Qu’Engloys brulerent a Rouen » (François Villon, « Ballade des Dames du temps jadis », in Le Testament, éd. par Jean Rychner et Albert Henry, Genève, Droz, 1974, « Textes littéraires français », v. 349-350).
-
[31]
Christine de Pizan, Ditié de Jeanne d’Arc, éd. par Angus J. Kennedy et K. Varty, Oxford, Medium Aevum Monographs, 1977, v. 179-184 (notre traduction).
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[32]
Jean Chapelain, La Pucelle, Leyden, 1656 (première partie : la deuxième ne sera éditée que deux siècles plus tard).
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[33]
Jean Chapelain, De la lecture des vieux romans, in Opuscules critiques, éd. par Alfred C. Hunter, introduction, révision des textes et notes par Anne Duprat, Genève, Droz, « Textes littéraires français », 2007, p. 317-349.
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[34]
Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle, in Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 657-1027.
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[35]
Sur la réception de Jeanne d’Arc, voir Gerd Krumeich, Jeanne d’Arc in der Geschichte : Historiographie, Politik, Kultur, Sigmaringen, J. Thorbecke, 1989.
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[36]
E. R. Curtius s’est vu reprocher, non sans pertinence, par le médiéviste français Jean Frappier, de se représenter « un humanisme non seulement continu, mais à peu près immobile durant des siècles » (J. Frappier, « E. R. Curtius et la littérature européenne », Revue de Paris, septembre 1957, p. 148-152 ; repris in Histoire, mythes et symboles, Genève, Droz, 1976, p. 111-115, ici p. 114).
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[37]
Voir, à ce sujet, Jean Rychner, La Chanson de geste. Essai sur l’art épique des jongleurs, Genève, Droz, 1955
1Si la mise en rapport des littératures a fait l’objet, depuis bientôt deux siècles, d’un débat qui a donné naissance à la littérature comparée, il n’en a pas été de même de la comparaison des œuvres différentes au sein d’une même littérature. Cette optique, que l’on pourrait appeler « littérature intra-comparée » se heurte encore aujourd’hui (en France surtout) à la spécialisation et à la compartimentation des corpus. Un « dix-septiémiste » ne parle pas à un « vingtiémiste », et naguère encore, un « seiziémiste » ne croyait rien avoir à apprendre d’un « médiéviste », alors que les domaines de ces spécialistes sont chronologiquement et pragmatiquement si proches...
2Bien que le veto formaliste mis sur une large prise en compte historique des phénomènes littéraires soit maintenant levé, l’institution universitaire continue d’encourager la spécialisation au point que nous sommes menacés d’être toujours de moins en moins nombreux à nous donner les moyens de pouvoir réellement remplir conséquemment le programme d’une authentique « littérature intra-comparée ». Ernst Robert Curtius le disait cependant fortement :
la spécialisation sans l’universalisme est aveugle, l’universalisme sans la spécialisation n’est qu’une vaine bulle de savon [1].
4En d’autres termes, si nous voulons éviter que spécialisation et universalisme deviennent la Charybde et la Scylla contre lesquelles se brisera nécessairement une nef interprétative mal dirigée, nous devons sans cesse entretenir de l’une à l’autre ce dialogue que Spitzer et Starobinski ont, à la suite de Schleiermacher, appelé le « cercle herméneutique ». On tentera ici, à titre d’exemple, de débrouiller un cas où le binôme spécialisation-universalisme s’incarne dans les catégories elles-mêmes doubles du temps et de l’espace. Du temps puisque l’on mettra en relation deux phénomènes littéraires distants de huit siècles ; de l’espace, textuel tout au moins, car ce que l’on pourrait prendre pour des détails d’expression met en réalité en jeu l’ensemble des textes où ils s’incarnent, voire la totalité des faits liés, à l’intérieur d’une certaine idéologie, aux pratiques littéraires qui leur donnent sens.
5Nous partirons d’un passage du Mystère des saints Innocents de Charles Péguy. Situons rapidement le texte. Ecrit en 1912, au cœur de la période la plus riche et la plus dense de l’activité littéraire de Péguy, celle qui suit sa conversion de 1908 et voit s’épanouir les grands recueils poétiques, Le Mystère des saints Innocents est, après Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc et Le Porche du mystère de la deuxième vertu, le dernier de la série des mystères, immenses poèmes en vers libres, que les critiques exaltent généralement comme une poésie à la fois sans modèle et sans postérité. Péguy a alors trente-neuf ans : il mourra deux ans plus tard, dans les premières contre-attaques de la bataille de la Marne, incarnation du poète combattant, tel qu’il l’avait lui-même chanté, icône du nationalisme français, alimentant toujours le débat de savoir s’il faut considérer comme une dérive ou comme la suite logique de sa pensée un bellicisme que nous avons de bonnes raisons de juger aujourd’hui intolérable. Socialiste et catholique, contempteur des lâchetés de son temps et thuriféraire des valeurs paysannes, profondément unzeitgemäss comme eût dit Nietzsche, Péguy, le « mécontemporain » (Finkielkraut [2]), est par excellence l’un de ces « antimodernes », dont Antoine Compagnon a récemment dressé le portrait ; non des réactionnaires, mais, pour reprendre l’heureuse formule de Compagnon, des « modernes en liberté [3] ».
6Le passage que nous allons lire est-il caractéristique de cet « antimodernisme »? Rien n’est moins sûr. Toutefois, sans cacher l’évident aspect de propagande qu’il peut revêtir, il convient de resituer celle-ci dans un cadre plus vaste qui permettra peut-être de la relativiser.
7Procédant par grandes vagues lyriques, les vastes compositions poétiques de Péguy s’articulent toutes autour de quelques thèmes majeurs qu’il convient de saisir tout d’abord par une vision englobante du mouvement général du texte. Ce n’est qu’une fois cette structure d’ensemble dégagée que l’on peut s’aventurer dans le détail de l’expression, lequel paraît souvent lourd et redondant à qui ne s’est pas tout d’abord laissé emporter par cette extraordinaire respiration. Ainsi l’un des grands thèmes récurrents du Mystère des saints Innocents est-il celui de la vaillance et de l’héroïsme français, incarné en particulier dans le personnage de Saint Louis dont les croisades malheureuses sont rappelées avec force images empruntées à la biographie du roi saint écrite au début du xive siècle par son fidèle compagnon Joinville [4]. Ce n’est cependant que vers la fin (vers les cinq sixièmes) du poème que, dans un nouveau rappel de la croisade égyptienne de Saint Louis, Péguy ose une analogie qui, telle qu’elle se présente soudain au lecteur, même catholique – et je dirais surtout catholique – provoque un véritable choc :
9Stylistiquement, rien n’est plus typique de Péguy. Cette familiarité avec Dieu, d’abord, que l’on n’hésite pas à faire parler un langage rude et direct, d’une bonhomie presque paysanne, serions-nous tenté de dire.
10C’est ensuite ce langage même, que Péguy qualifie lui-même de « terrien » et qu’il prétend directement hérité de ses ancêtres. Evidemment, cette justification est elle-même figure de style : par cette éloquence qui tourne le dos aux exigences du « beau langage » à la française, par leurs anaphores, leurs impropriétés (« une fois c’est »), leur piétinement, de telles phrases annoncent directement le « style oralisé » qui s’épanouira après guerre chez un Ramuz ou chez un Céline [6].
11Mais il y a plus que ces effets déjà spectaculaires. Il y a l’énormité du propos. A l’évidence, Péguy se livre ici à ce que l’on appelle, dans la langue de l’exégèse biblique, une lecture typologique. Les deux premiers termes en sont parfaitement traditionnels. On connaît bien l’histoire, exemplairement retracée par le père Henri de Lubac, de la fin de l’Antiquité au cœur du Moyen Age, de la constitution de la doctrine des « quatre sens de l’Ecriture » qui, déjà explicite chez saint Jérôme et Grégoire le Grand, trouve l’une de ses expressions les plus claires et les plus célèbres dans l’épître XIII, à Can Grande, de Dante. Plus exactement, dit le poète italien, qui en propose le modèle à propos de l’une de ses propres chansons, il y a deux sens, le sens littéral et un sens second, ou « mystique », qui se décline lui-même de trois manières : allégorique, morale et anagogique. Le sens littéral est lié à l’histoire du peuple d’Israël, donc à l’Ancien Testament, le sens allégorique projette ce sens premier sur les épisodes de la trajectoire terrestre du Christ, le sens moral sur notre vie chrétienne de tous les jours, et le sens anagogique sur la perspective eschatologique. L’exemple canonique est celui de la sortie d’Egypte des enfants d’Israël, épisode de l’histoire juive qui symbolise tour à tour la résurrection du Christ, la conversion chrétienne et le salut des Justes lors de la parousie :
Ainsi, pour la clarté de ce que j’ai à dire, il faut savoir que le sens de cet ouvrage n’est point simple, et qu’on peut le dire au contraire polysème, c’est-à-dire doué de plusieurs signifiances ; car autre est le sens fourni par la lettre, et autre est le sens qu’on tire des choses signifiées par la lettre. Et le premier est dit littéral, mais le second allégorique, ou moral, ou anagogique. Cette façon de traiter les choses contées se peut considérer, pour plus de clarté, dans un verset comme celui-ci : « Quand Israël sortit de l’Egypte, et la maison de Jacob du sein d’un peuple barbare, la Judée fut faite sanctification du Seigneur, Israël sa puissance. » Car si nous regardons à la lettre seule, nous voyons signifiée la sortie d’Egypte des fils d’Israël au temps de Moïse ; si c’est à l’allégorie, nous voyons signifié notre rachat, par l’œuvre du Christ ; si c’est au sens moral, le verset signifie la conversion de l’âme quittant le deuil et la misère du péché pour un état de grâce ; si c’est au sens anagogique, il signifie la sortie de l’âme sainte hors de la servitude d’un monde corrompu, et la liberté de la gloire éternelle. Et bien que ces sens mystiques soient appelés de noms divers, tous en général peuvent être dits allégoriques, étant différents du sens littéral ou historial. Car allégorie est un mot venant du grec alleon, qui se dit en latin alienus, à savoir : différent [7].
13Cela est bien connu, et nous ne nous poserons pas la question de savoir comment Péguy a pu en avoir connaissance, car l’hypothèse que celle-ci ait pu être uniquement livresque n’a que peu de vraisemblance.
14Or, que constate-t-on? Les deux premières déclarations de Péguy juxtaposent sans aucune surprise le sens littéral et le sens allégorique d’un même fait : le Christ (sens allégorique), comme les enfants d’Israël (sens littéral), a séjourné en Egypte. Notons en passant, ce qui est parfaitement licite, que l’analogie se fait par le plus petit dénominateur commun : on passe sous silence le fait que, si les Israélites étaient captifs en Egypte, le Christ y fut simplement, lors de sa toute petite enfance, ce que l’on appelle aujourd’hui un « réfugié » ; et ce, précisément pour éviter la colère d’Hérode, ce qui nous ramène au titre du poème (Le Mystère des saints Innocents), allusion aux enfants massacrés par le cruel monarque juif.
15La troisième branche de l’analogie produite par Péguy n’est, en revanche, guère canonique ; et ici la précision du parallèle avec les Hébreux est frappante, puisque, après la défaite de la Mansourah (1249), saint Louis fut bel et bien prisonnier en Egypte. En prêtant à Dieu la voix pronominale impersonnelle (« On a été trois fois en Egypte »), Péguy affirme l’équivalence, donc l’égale dignité des trois événements : la captivité de Saint Louis s’inscrit ainsi dans une lecture cohérente de la lettre biblique, lecture qui constitue ce que l’on pourrait appeler un « cinquième sens de l’Ecriture ». Quel serait ce sens? Rien de moins que l’élévation de l’histoire de France au rang d’histoire sainte ! De fait, nanti de cette clé, on peut relire Le Mystère des saints Innocents d’un tout autre œil ; bien des expressions incongrues y acquièrent une nouvelle lumière, en particulier cette déclaration de Dieu sur les Français :
Et moi qu’est-ce que je serais sans mes vieilles paroisses françaises.
Qu’est-ce que je deviendrais. C’est là que mon nom monte éternellement.
Depuis quand le général décime-t-il ses meilleurs soldats. Ce sont mes meilleures troupes [8].
17A l’évidence, la France est le nouveau peuple élu, dont la gloire militaire est censée prendre le relais de celle des anciens Hébreux. On se doute bien qu’un tel discours n’est pas passé inaperçu à la veille de la Première Guerre mondiale ! Mais à ce stade de notre réflexion, une question se pose : sommes-nous face à un délire personnel de Péguy ou peut-on replacer cette assomption de la dignité française au sein d’un mouvement plus large? Ici la réponse est facile : Péguy n’est que l’un des grands écrivains catholiques de son temps. Depuis Chateaubriand et son Génie du christianisme [9], la littérature catholique montait en puissance en France, parallèlement à l’athéisme progressiste républicain. On sait que l’antagonisme des deux mouvements atteindra son point culminant en 1904 avec l’explosive séparation de l’Eglise et de l’Etat. A cette date, cela fait une bonne génération que les écrivains catholiques incarnent l’une des tendances les plus fortes de la littérature française, situation qui durera encore près d’un demi-siècle, la Seconde Guerre mondiale ayant été à la fois l’occasion d’un dernier flamboiement (avec Patrice de La Tour du Pin, Pierre Emmanuel, Albert Béguin [10]) et le signe d’un certain épuisement de la littérature catholique en France. Or, parmi les contemporains de Péguy, deux au moins partagent complètement sa vision nationaliste : Léon Bloy et Paul Claudel ; tous trois sont, si l’on ose dire, des « catholiques républicains », car, quand bien même le système parlementaire les hérisse (Bloy particulièrement), ils partagent l’idée d’une grandeur politique et spirituelle de la France que la Troisième République a largement promue. Une grande partie, mais certes non la plus connue, de l’œuvre de Léon Bloy se donne une mission exégétique. Et, en l’occurrence, l’auteur du Désespéré développe des constructions dignes des plus grands mystiques médiévaux. Son premier livre est une apologie de Christophe Colomb dont certains illuminés réclamaient, à quelques années du 500e anniversaire de la découverte de l’Amérique, la canonisation : il tente de montrer que Christophe Colomb a toujours été guidé par Dieu et qu’il est innocent des massacres commis après lui par les conquistadores [11]. Puis Bloy s’intéressera plus spécifiquement à l’histoire de France, avec des livres sur Marie-Antoinette, Louis XVII et bien sûr Jeanne d’Arc, l’un de ses derniers livres, explicitement dirigé, en pleine Première Guerre mondiale, contre les déprédations commises par les armées allemandes envers les églises du nord de la France [12]. Le plus étonnant des livres exégétiques de Bloy reste cependant son Ame de Napoléon (1912), où la vie entière du grand empereur est lue en clé biblique, sa gloire et sa chute illustrant successivement la grandeur de Dieu et les étapes d’une nouvelle Passion [13] !
18Chez Claudel, l’exégèse est plus discrète, mais on n’a aucune peine à voir dans Jeanne au bûcher un commentaire, ici encore, de la Passion [14].
19Rappelons en outre que depuis le xiiie siècle la France est traditionnellement appelée par le pape « la fille aînée de l’Eglise » et qu’un tel honneur n’est pas sans avoir nourri l’apologie que les écrivains catholiques de France ont toujours faite de leur pays.
20Mais suffit-il de dire que Péguy, Bloy et Claudel ne font qu’illustrer une tradition remontant au Moyen Age? Ce serait profondément inexact : si, d’une part, nos auteurs sont suffisamment bons catholiques pour n’avoir pas besoin d’une caution autre que celle de la théologie pour appliquer à la Bible un « cinquième sens » lié à l’histoire de France, on ne peut, d’autre part, que constater que la conjonction de leurs visions reflète un état d’esprit qui s’est développé après une longue éclipse et qui, même au Moyen Age, était loin d’être universellement répandu. De fait, l’avènement de la Troisième République coïncide avec le vrai départ des études médiévales en France (avec Gaston Paris, Paul Meyer, Léon Gautier et, un peu plus tard, Joseph Bédier [15]) et, conséquemment, avec une revalorisation de tout un pan de la littérature médiévale, et en particulier de La Chanson de Roland, récit d’une défaite vengée, très consciemment proposé comme un remède à l’humiliation de la bataille de Sedan. On en vient ainsi à se dire qu’il n’y a peut-être pas un hasard total dans la conjonction du renouveau de la littérature catholique et de ce retour du Moyen Age.
21Or, La Chanson de Roland n’est pas seulement la plus belle des chansons de geste françaises, elle propose elle aussi un exemple d’application de ce « cinquième sens de l’Ecriture ».
22Au moment où Charlemagne arrive, trop tard, au col de Roncevaux où son arrière-garde vient de se faire massacrer, il pare au plus pressé et, remettant à plus tard l’ensevelissement des héros qui se sont sacrifiés, se met à la poursuite des Sarrasins ; il les rattrape et, à la faveur d’un miracle de Dieu, qui arrête le soleil le temps que la bataille puisse se livrer, il remporte une première victoire sur les Sarrasins avant la fin de la journée. L’origine divine du miracle est explicitement affirmée :
Pur Karlemagne fist Deus vertuz mult granz,
Car li soleilz est remés en estant.
(Pour Charlemagne Dieu fit un grand miracle, car le soleil s’arrête, immobile [16].)
25On a reconnu là depuis longtemps la reprise d’un miracle fameux de l’Ancien Testament : Dieu arrêtant le soleil et la lune afin que Josué pût vaincre les Gabaonites. Mais une lecture précise du texte biblique appelle une constatation que les exégètes n’ont, à ma connaissance, jamais faite. Relisons le texte :
steteruntque sol et luna donec ulcisceretur se gens de inimicis suis
nonne scriptum est hoc in libro Iustorum
stetit itaque sol in medio caeli
et non festinavit occumbere saptio unius diei
non fuit ante et postea tum longa dies
obediente Domino voci hominis et pugnante pro Israhel
(Et le soleil s’arrêta, et la lune suspendit sa course jusqu’à ce que la nation se fût vengée de ses ennemis. N’est-ce pas écrit dans le Livre du Juste? Le soleil s’arrêta au milieu du ciel et ne se hâta point de se coucher presque un jour entier. Ni auparavant ni depuis lors il n’y a eu de jour comme celui-là, où l’Eternel n’ait obéi à la voix d’un homme ; car l’Eternel combattait pour Israël [17].)
28C’est surtout la précision selon laquelle ce miracle n’arriva qu’une fois dans l’Histoire qui doit nous retenir. On imagine mal que l’auteur de La Chanson de Roland ait pu oublier ce détail ; c’est donc sciemment qu’il a transgressé l’interdit biblique, car il ne faut pas oublier que pour les hommes du Moyen Age la chanson de geste est l’Histoire même. Or, la seule façon d’éviter une lecture blasphématoire de l’épisode épique me semble d’y voir une volonté parfaitement consciente d’élever l’histoire nationale au niveau de la vérité théologique. Certes, nous dirat-on, mais il ne s’agit pas encore à proprement parler d’histoire « de France ». Pourtant, cette objection est-elle elle-même si sûre? On sait tout d’abord que les chansons de geste, taxées de « matière de France » dès Jean Bodel, donc dès 1200, servirent très tôt à la propagande de la monarchie capétienne, dans une classification orientée (elle se trouve dans le prologue d’une chanson de geste !) que tous les médiévistes connaissent :
(Il n’y a que trois matières littéraires pour quiconque a un peu de bon sens : de France, de Bretagne et de la grande Rome ; et ces trois matières n’ont rien en commun. Les contes de Bretagne sont agréables et vides, ceux de Rome pleins de sagesse et riches d’enseignements, ceux de France sont vrais, comme on peut s’en rendre compte chaque jour [18].)
31Charlemagne est ainsi implicitement opposé au roi Arthur, figure centrale de la « matière de Bretagne », que les monarques anglais avaient pris, de leur côté, comme ancêtre tutélaire. On connaît par ailleurs la fameuse expression « douce France » qui parcourt La Chanson de Roland et dont la signification a divisé les exégètes : apparemment, comme on le répète souvent, le mot « France » ne désigne alors (xiie siècle) rien d’autre que l’Ile-de-France, c’est-à-dire la région parisienne, mais comment expliquer dans ce cas que le mot « Français » ne soit jamais utilisé en opposition avec les noms de « Normands », « Bretons », « Poitevins », voire « Saxons » ou « Bavarois », mais toujours comme un terme englobant, en fait synonyme de « Franc »? On a pu reprocher [19]à Joseph Bédier d’avoir parfois remplacé « Francs » par « Français » dans sa fameuse traduction de La Chanson de Roland ; en réalité, en bon artisan de la langue qu’il était, il en a usé avec la même liberté que l’auteur médiéval, évitant simplement, en parlant de « 20 000 Français », un peu euphonique « 20 000 [20] francs » qui donne fâcheusement l’impression que Charlemagne a vidé son compte en banque avant de partir en guerre ! Il faut donc se rendre à l’évidence : La Chanson de Roland développe bel et bien une mystique néo-biblique de la nation élue et cette nation, même si on peut discuter de son extension géographique exacte, est bel et bien appelée la « France ».
32On se dit qu’une illustration si claire de l’élection de la nation française aurait logiquement dû préluder à une amplification formidable dans les chansons de geste plus tardives. Or, il n’en est rien. Certes, une scène ambiguë de la chanson de geste humoristique du Pèlerinage ou, pour mieux dire, du Voyage de Charlemagne pourrait prêter à une telle lecture : arrivé à Jérusalem, Charlemagne et ses douze pairs s’assoient en effet tranquillement à la table de la sainte Cène. Un Juif passant par là tombe sur ce spectacle et, se figurant que le Christ et ses disciples sont revenus, court, effrayé, chez le patriarche, lui annonçant qu’il veut se convertir [21]. Il est vrai que l’ensemble de la chanson est suffisamment parodique pour que l’on puisse douter du sérieux de l’épisode, mais en fait rien dans le texte ne nous oblige à ne pas le prendre au sérieux ; ne dira-t-on pas que tous les moyens sont bons pour convertir un Juif ?
33Il n’en reste pas moins que le sens typologique de l’épisode, même s’il est possible, n’a pas le caractère évident et massif que nous avons constaté dans La Chanson de Roland ; lui manque en particulier l’explicite caution divine. D’autre part, le Voyage de Charlemagne est, comme le Roland, l’un des textes épiques les plus anciens de la France médiévale, et l’on ne saurait guère parler d’une évolution de l’un à l’autre.
34Certes, on trouve sporadiquement des allusions au topos de la France nation élue, en particulier la célèbre exclamation du Couronnement de Louis :
Quant Deus eslit nonante et nuef reiames
Tot le meillor torna en dolce France.
(Lorsque Dieu eut doté quatre-vingt-dix-neuf royaumes, tout ce qu’il y a de meilleur alla [au centième :] la douce France [22].)
37Mais une telle déclaration ne saurait suffire à informer un système ; nous avons plutôt affaire ici à une variation sentimentale sur le thème « France fille aînée de l’Eglise », même si, par un curieux renversement, elle semble présentée ici comme la cadette. Mais, on le sait : « les derniers seront les premiers » !
38Tout se passe donc en fait comme si le caractère en principe blasphématoire de l’ajout d’un « cinquième sens » à la lecture biblique, dans La Chanson de Roland, avait été reconnu et avait incité les auteurs à plus de discrétion. Il est vrai que nous n’avons aucun témoignage explicite d’une telle censure, mais les textes sont là : aucun auteur ne s’est aventuré à reprendre le flambeau de l’audace interprétative dont a fait preuve l’auteur de la plus ancienne version de La Chanson de Roland. Bien qu’une telle querelle ne soit pas documentée, on peut en effet supposer que le xiie siècle a, comme le xviie, débattu de l’opportunité de faire intervenir le « merveilleux chrétien » en littérature et a semblablement (au vu de l’absence de tout phénomène de ce genre dans les récits qui ont suivi La Chanson de Roland) répondu à la question par la négative. Un tel fait n’est pas sans portée, car il doit nous mettre en garde contre un type de lecture de la littérature profane du Moyen Age qui a jadis trouvé des thuriféraires zélés (je pense en particulier à l’Américain Robertson et au Français Jacques Ribard [23]), type de lecture caractérisé par le placage immodéré de seconds sens chrétiens sur les récits en particulier arthuriens. Outre que le cistercien Césaire de Heisterbach, au début du xiiie siècle, se plaignait de ce que seul le nom du roi Arthur parvenait à réveiller les auditeurs endormis des prédicateurs du temps [24], outre que Jean Bodel, à la même époque, opposait explicitement, on l’a vu, la vacuité des romans arthuriens (« vains et plaisants ») à la haute valeur historique des chansons de geste, l’exemple que nous avons analysé montre que, même au sein du genre le plus valorisé de la littérature profane vernaculaire, la lecture en clé chrétienne n’allait pas de soi et rencontrait une certaine résistance. Que la littérature arthurienne soit parcourue d’allusions chrétiennes, on l’admettra aisément : pour en rester à des exemples fournis par Chrétien de Troyes, la dimension christique de Lancelot au moment où il se déchire les mains en ôtant les barreaux de la prison de Guenièvre dans Le Chevalier à la charrette [25], l’aspect rédempteur d’un personnage comme Yvain dans Le Chevalier au lion, héros dont l’animal emblématique n’est lui-même pas sans rapport avec le Christ [26], tout cela, et d’autres éléments encore, génère des effets de sens qu’il serait difficile de nier dans une société aussi imprégnée par les dogmes chrétiens, mais, aussi nombreuses qu’elles puissent être, ces allusions ne constituent pas une lecture. Dans toutes ces occurrences, l’imaginaire symbolique fonctionne sui generis et ne saurait en aucun cas s’ériger en grille interprétative contraignante. Il en va autrement dans La Chanson de Roland, car l’allusion y est explicite et l’enjeu politique qui la sous-tend est suffisamment fort pour que soit, exceptionnellement, transgressée la règle de non-immixtion du sacré dans le profane.
39Il ne faudra pas moins que l’arrivée de Jeanne d’Arc, moment où se cristallise véritablement le sentiment national français [27], pour que les auteurs médiévaux soient à nouveau tentés d’interpréter l’histoire de France en clé biblique. Et encore, ce réflexe est loin d’être la règle : Le Mystère du siège d’Orléans se situe sur un terrain avant tout événementiel (il s’agit, selon toute vraisemblance, de remettre en mémoire des péripéties vécues par ceux-là mêmes qui participent à la représentation [28]) ; Alain Chartier tient sur les événements de son temps un discours politique d’un pragmatisme tout moderne où le religieux n’a pratiquement aucune place [29] ; Villon (dont certes on n’attend pas de grandes envolées mystiques) range Jeanne parmi les bonnes « dames du temps jadis [30] ». Il n’est en fin de compte que Christine de Pizan pour oser franchement, dans son Ditié de Jeanne d’Arc, premier monument littéraire dédié, en 1429 déjà, à la libératrice d’Orléans, faire intervenir la lecture typologique. Le premier exemple qu’elle choisit l’est même sans doute à dessein, car l’histoire de la sortie des enfants d’Israël d’Egypte était, on l’a vu, l’exemple canonique de la lecture typologique :
Moÿses, en qui Dieu afflus
Mist graces et vertuz assez,
Il tira, sans estre lassez,
Le pueple de Dieu hors d’Egipte
Par miracle. Ainsi repassez
Nous as de mal, Pucelle eslite !
(Moïse, à qui Dieu accorda des grâces à foison et qu’il combla de vertus, tira miraculeusement, sans se décourager, le peuple de Dieu hors d’Egypte. De la même manière, tu nous as délivrés du mal, pucelle élue [31] !)
42Remarquons en outre que la dernière apostrophe pourrait tout aussi bien s’appliquer à la Vierge, mais ce n’est là qu’un effet de sens secondaire face à l’évidence massive de la lecture typologique, encore poursuivie dans les strophes suivantes du poème par l’évocation de Josué, de Gédéon, d’Esther, de Judith et de Deborah.
43Mais la tentative de Christine de Pizan semble rester sans lendemain. Doit-on d’ailleurs s’étonner de ce que durant la période la plus hostile à la culture médiévale qu’ait connue la civilisation française, à savoir le xviie siècle, la « querelle du merveilleux », aboutissant à la condamnation du « merveilleux chrétien », se soit focalisée sur une épopée mettant en scène Jeanne d’Arc, la laborieuse Pucelle de Jean Chapelain [32], auteur qui fut par ailleurs l’un des seuls esprits de son temps à vanter la « lecture des vieux romans [33] »? Mais il faudrait plus de place que nous n’en avons ici pour traiter des paradoxes de ce « Grand Siècle » si peu ouvert à la richesse symbolique des temps qui l’ont précédé, et qui se termine précisément par un livre où le rôle messianique de la France dans l’évolution de l’humanité est constamment sous-entendu mais, significativement, jamais exploité ouvertement : le Discours sur l’Histoire universelle de Bossuet [34].
44Nul hasard, en revanche, à ce que Jeanne d’Arc ait été l’héroïne phare de la Troisième République : canonisée en 1920, dans la foulée de la reconquête de l’AlsaceLorraine [35], elle a été chantée avec une égale ferveur par Bloy, Péguy et Claudel qui ne se sont pas fait faute de lire son aventure selon le principe que nous avons appelé du « cinquième sens ». Il serait ainsi trop réducteur de dire que ces auteurs n’ont fait que perpétuer un mode de pensée courant dans certains milieux ; ils ont renouvelé, autant que réinventé, un type de lecture dont le Moyen Age a finalement usé avec parcimonie et ont su l’adapter aux besoins littéraires de leur temps.
45Le rapide voyage que nous venons d’effectuer à travers huit siècles de littérature française semble susceptible d’inspirer quelques remarques à la fois historiques et méthodologiques. Constatons tout d’abord qu’il faut se méfier des hypothèses continuistes, vision trop simpliste qui doit le céder devant une histoire beaucoup plus complexe et nuancée, faite d’éclipses et de réappropriations, des pratiques littéraires : qu’un phénomène se constate à deux moments très éloignés de l’histoire d’une même littérature ne signifie pas forcément que l’une de ses occurrences a directement influencé l’autre, et encore moins que le phénomène a informé la pratique littéraire dans l’intervalle séparant les deux textes. S’il y a eu rencontre entre l’ethos de La Chanson de Roland et l’idéologie des « catholiques républicains », il s’agit bien davantage de reconnaissance que d’influence directe. Par ailleurs, les analogies, aussi frappantes qu’elles puissent être, ne doivent jamais nous faire oublier les différences. Si le procédé utilisé par Péguy n’apparaît pas totalement original, les effets stylistiques par lesquels il l’appuie sont en revanche tout à fait neufs, et cela suffit à changer la portée de son texte. Relevons à ce sujet que la littérature médiévale nous livre plus souvent des cas inverses, où les procédés stylistiques sont récurrents d’un auteur à l’autre et où l’originalité se remarque plutôt à de minuscules décalages de contenu. Mais l’habitude de repérer les topoï ne doit pas se transformer en oreiller de paresse ; le grand exemple de Curtius [36] se révèle en l’occurrence à double tranchant : obnubilés par l’omniprésence des lieux communs, nous finirions par reconduire une vision de la littérature médiévale aussi morne et déprimante que celle des positivistes du xixe siècle et fortement dommageable à la reconnaissance de la réelle originalité et des non moins réelles beautés de cette littérature. La Chanson de Roland n’est pas seulement une somme de formules stéréotypées attestant l’origine orale du genre épique [37], elle offre aussi l’exemple d’une pratique exégétique, que ne partagent finalement, nous l’avons vu, que peu d’autres chansons de geste, ainsi que de finesses stylistiques qui témoignent d’un authentique art d’écrire, profondément médité. Reconnaître ces beautés, traquer l’autre dans le même, la différence qui fait sens au cœur de la topique : telle paraît l’une des tâches essentielles, aujourd’hui, de l’exégète de la littérature médiévale. Enfin, il importe que cet exégète ne se limite pas à sa spécialité ; la littérature française est une, et elle n’est elle-même pas séparable des autres littératures d’Europe, qu’elle a d’ailleurs puissamment aidées à s’épanouir. Comprendre la littérature des temps modernes, c’est aussi être capable d’en reconnaître les racines, sans pour autant considérer d’avance que celles-ci en livrent toutes les clés.
46Université de Lausanne
Notes
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[1]
« Spezialismus ohne Universalismus ist blind. Universalismus ohne Spezialismus ist eine Seifenblase » (Ernst Robert Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittelter, Bern, Francke, 1947, p. 10 ; trad. française de Jean Bréjoux, Paris, PUF, 1956, « Agora », t. I, p. 21).
-
[2]
Alain Finkielkraut, Le Mécontemporain Péguy lecteur du monde moderne, Paris, Gallimard, 1991.
-
[3]
Antoine Compagnon, Les Antimodernes, Paris, Gallimard, 2005, p. 14.
-
[4]
Voir Jean de Joinville, Vie de Saint Louis, éd. par Jacques Monfrin, Paris, Garnier, 1998.
-
[5]
Ch. Péguy, Le Mystère des saints Innocents, in Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 797.
-
[6]
Voir Jérôme Meizoz, L’Age du roman parlant 1919-1939, préface de Pierre Bourdieu, Genève, Droz, 2001.
-
[7]
Dante Alighieri, Epître XIII, in Œuvres complètes, trad. du latin par André Pézard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 794-795.
-
[8]
Ch. Péguy, op. cit., p. 713.
-
[9]
Le Génie du Christianisme de Chateaubriand (1802) réhabilite d’abord le Moyen Age en le naturalisant, et en montrant à quel point ses réalisations artistiques correspondent à des aspirations profondes de l’humanité, mais le renflouage de sa littérature n’entre guère dans son propos.
-
[10]
Elle semble au demeurant retrouver un nouveau souffle aujourd’hui, mais sur un mode plus intimiste, penchant tantôt vers le gnosticisme, avec un Christian Bobin, tantôt vers un humanitarisme consensuel avec un Eric-Emmanuel Schmitt.
-
[11]
Léon Bloy, Le Révélateur du Globe, Paris, A. Sauton, 1884 et Christophe Colomb devant les taureaux, Paris, Albert Savine, 1890.
-
[12]
L. Bloy, La Chevalière de la mort, éd. déf., Paris, Mercure de France, 1896, Le Fils de Louis XVI, Paris, Mercure de France, 1900 et Jeanne d’Arc et l’Allemagne, Paris, Crès, 1915.
-
[13]
L. Bloy, L’Ame de Napoléon, Paris, Mercure de France, 1912 ; rééd. : Paris, Gallimard, « l’Imaginaire »,1983 Mais Bloy dépasse ici d’un coup d’aile le cadre mesquin de l’histoire de France, Napoléon étant en effet pour lui « avant tout et surtout, le Préfigurant de CELUI qui doit venir et qui n’est peut-être plus bien loin, un préfigurant et un précurseur tout près de nous, signifié lui-même par tous les hommes extraordinaires qui l’ont précédé dans tous les temps » (éd. 1983, p. 13).
-
[14]
Paul Claudel, Jeanne d’Arc au bûcher, Paris, Gallimard, 1939.
-
[15]
Voir en particulier Ursula Bähler, Gaston Paris et la philologie romane, Genève, Droz, 2004, Charles Ridoux, Evolution des études médiévales, en France de 1860 à 1914, Paris, Champion, 2001, et Alain Corbellari, Joseph Bédier écrivain et philologue, Genève, Droz, 1997.
-
[16]
La Chanson de Roland, éd. par Cesare Segre, trad. de l’italien par Madeleine Tyssens, Genève, Droz, « Textes littéraires français », 1989 (2 vol.), v. 2458-2459 ; trad. de Joseph Bédier, La Chanson de Roland, Paris, Piazza, 1922.
-
[17]
Josué, 10, 13-14 (texte de la Vulgate, traduction synodale).
-
[18]
Jean Bodel, La Chanson des Saisnes, éd. par Annette Brasseur, Genève, Droz, « Textes littéraires français », 1989 (2 vol.), v. 6-11 (notre traduction).
-
[19]
C’était le propos d’Alexandre Leupin dans une conférence lue au colloque de Cerisy des 23-30 juillet 1994 sur Gaston Paris et la naissance des études médiévales, et qui n’a, à notre connaissance, jamais été publiée.
-
[20]
Voir, à ce sujet, notre article « Traduire ou ne pas traduire : le dilemme de Bédier. A propos de la traduction de la Chanson de Roland », Vox Romanica, n° 56 (1997), p. 63-82.
-
[21]
Le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople, éd. par Paul Aebischer, Genève, Droz, « Textes littéraires français », 1965, v. 113-140.
-
[22]
Le Couronnement de Louis, chanson de geste du xiie siècle, éd. par Ernest Langlois, Paris, Champion, « Classiques français du Moyen Age », 1984, v. 12-13 (notre traduction).
-
[23]
Voir David W. Robertson (Jr.), A Preface to Chaucer. Studies in Medieval perspectives, Princeton : Princeton University Press et Londres, Oxford University Press, 1963 ; et Jacques Ribard, Le Philtre et le Graal, Paris, Champion, 1980.
-
[24]
L’exemplum de Césaire de Heisterbach est cité et traduit par Michel Zink dans Poésie et conversion au Moyen Age, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 2003, p. 203-204.
-
[25]
Voir J. Ribard, Chrétien de Troyes Le Chevalier de la Charrette. Essai d’interprétation symbolique, Paris, Nizet, 1972.
-
[26]
Voir Philippe Walter, Canicule, Essai de mythologie sur Yvain de Chrétien de Troyes, Paris, SEDES, 1988, où la symbolique chrétienne est mise en balance avec la symbolique païenne.
-
[27]
Voir Colette Beaune, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1985
-
[28]
Le Mystère du siège d’Orléans, éd. par Gérard Gros, Paris, Le Livre de Poche, « Lettres gothiques »,2002>
-
[29]
Alain Chartier, Lettre sur Jeanne d’Arc, in Les Œuvres latines d’Alain Chartier, éd. par Pascale Bourgain-Hemeryck, Paris, éditions du CNRS, 1977, p. 326-329. L’éditrice le précise bien (p. 54) : « Chartier n’insiste pas sur le caractère surnaturel qu’il attribue à la Pucelle et qui apparaît cependant prudemment. »
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[30]
« Et Jehanne la bonne Lorraine / Qu’Engloys brulerent a Rouen » (François Villon, « Ballade des Dames du temps jadis », in Le Testament, éd. par Jean Rychner et Albert Henry, Genève, Droz, 1974, « Textes littéraires français », v. 349-350).
-
[31]
Christine de Pizan, Ditié de Jeanne d’Arc, éd. par Angus J. Kennedy et K. Varty, Oxford, Medium Aevum Monographs, 1977, v. 179-184 (notre traduction).
-
[32]
Jean Chapelain, La Pucelle, Leyden, 1656 (première partie : la deuxième ne sera éditée que deux siècles plus tard).
-
[33]
Jean Chapelain, De la lecture des vieux romans, in Opuscules critiques, éd. par Alfred C. Hunter, introduction, révision des textes et notes par Anne Duprat, Genève, Droz, « Textes littéraires français », 2007, p. 317-349.
-
[34]
Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle, in Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 657-1027.
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[35]
Sur la réception de Jeanne d’Arc, voir Gerd Krumeich, Jeanne d’Arc in der Geschichte : Historiographie, Politik, Kultur, Sigmaringen, J. Thorbecke, 1989.
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[36]
E. R. Curtius s’est vu reprocher, non sans pertinence, par le médiéviste français Jean Frappier, de se représenter « un humanisme non seulement continu, mais à peu près immobile durant des siècles » (J. Frappier, « E. R. Curtius et la littérature européenne », Revue de Paris, septembre 1957, p. 148-152 ; repris in Histoire, mythes et symboles, Genève, Droz, 1976, p. 111-115, ici p. 114).
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[37]
Voir, à ce sujet, Jean Rychner, La Chanson de geste. Essai sur l’art épique des jongleurs, Genève, Droz, 1955