Poétique 2008/1 n° 153

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Article de revue

La chambre et le bouge

Sur deux dispositifs topographiques chez Hugo et Zola

Pages 3 à 15

Notes

  • [1]
    Je renvoie à Jean-François Richer, « L’économie matérielle d’un territoire de la vie privée dans La Comédie humaine : l’exemple des boudoirs », p. 193-210, in Balzac géographe Territoires, études réunies par Philippe Dufour et Nicole Mozet, Christian Pirot, 2004.
  • [2]
    Lettre à Albert Lacroix du 7 février 1862, publiée par Bernard Leuilliot in Victor Hugo publie Les Misérables, Klincksieck, 1970, p. 156.
  • [3]
    Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, PUF [1957], « Quadrige », 1983, p. 32.
  • [4]
    Voir en particulier le chapitre « Le lieu et le sens : l’espace parisien dans Ferragus, de Balzac » in Le Discours du roman, PUF, « écriture », 1980.
  • [5]
    Denis Bertrand, L’Espace et le sens « Germinal » d’Emile Zola, Paris-Amsterdam, éd. Hadès-Benjamins, 1985.
  • [6]
    Françoise Chenet-Faugeras, Les Misérables ou « L’espace sans fond », Nizet, 1995.
  • [7]
    Voir Bertrand Westphal, La Géocritique. Réel, fiction, espace, éd. de Minuit, 2007.
  • [8]
    De Zola, on peut lire ce jugement dans La Revue dramatique et littéraire, à l’occasion de la représentation en avril 1878 des Misérables au théâtre de la Porte-Saint-Martin : « Cet interminable roman, si inégal, obstrué de digressions excessives, s’ouvrant parfois sur des épisodes adorables ou superbes, offre ce prodige littéraire d’être bâti dans le rêve et d’arriver à la vie par l’intensité du lyrisme. Victor Hugo n’a jamais regardé à ses pieds. Quand il baisse les yeux, il voit les fleurettes du chemin s’épanouir comme des soleils et les simples cailloux briller comme des diamants » (in Œuvres complètes, Cercle du Livre précieux, 1969, t. 12, p. 147-148).
  • [9]
    Henri Mitterand, Le Regard et le signe, PUF, « écriture », 1987. Je reprends l’analyse faite au chapitre « Le roman et ses territoires : l’espace privé dans Germinal ».
  • [10]
    Françoise Chenet-Faugeras, op. cit., p. 146.
  • [11]
    Hugo, Les Misérables, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1995, p. 590-591.
  • [12]
    Ibid., p. 593.
  • [13]
    Myriam Roman, Victor Hugo et le roman philosophique, Honoré Champion, 1999, en particulier p. 697-705.
  • [14]
    Jacques Fontanille, Sémiotique et littérature. Essais de méthode, PUF, « Formes sémiotiques », 1999, p. 41-61.
  • [15]
    A ce propos, on renvoie à l’ouvrage classique de Jean Gaudon, Le Temps de la contemplation, Flammarion, 1969.
  • [16]
    Michel de Certeau, L’Invention du quotidien 1. Arts de faire [1980], Folio-essais, 1990, p. 173.
  • [17]
    Hugo, op. cit., p. 592.
  • [18]
    Ibid., p. 592.
  • [19]
    Ibid., p. 593.
  • [20]
    Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 2 Les Relations en public, éd. de Minuit, 1973, p. 52.
  • [21]
    Hugo, op. cit., p. 590.
  • [22]
    Ibid., p. 590.
  • [23]
    Henri Mitterand, art. cit., p. 155.
  • [24]
    Hugo, op. cit., p. 593.
  • [25]
    Ibid., p. 592.
  • [26]
    On renvoie à ses analyses dans Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978, pour la trad. fr., et à Esthétique de la création verbale, Gallimard, 1984, pour la trad. fr. Pour le chronotope le plus connu de Bakhtine, celui de la rencontre, je l’ai abordé dans « Chronotopie hugolienne dans Les Misérables », Champs du signe, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995, p. 77-88.
  • [27]
    Hugo, op. cit., p. 593.
  • [28]
    Jacques Rancière, La Politique du roman, Galilée, 2007.

1On éprouve quelque scrupule et même un sentiment d’arbitraire en abordant l’étude d’un lieu particulier, quel qu’il soit, dans une œuvre littéraire, en particulier fictionnelle. Non pas tant en raison des dimensions de l’espace référentiel concerné (après tout, un lieu privé aussi réduit que le boudoir [1] remplit une fonction socio-narrative essentielle dans le roman bourgeois) qu’en raison de l’opération effectuée qui consiste à prélever telle portion sur un continuum dont on peut poser en principe que tout s’y tient, même si les lois d’agencement n’apparaissent pas nécessairement à la simple lecture du livre. C’est sans doute plus vrai encore des grandes compositions romanesques dans lesquelles la matière spatiale s’organise de manière complexe et où cette complexité vaut par elle-même comme interprétation d’une réalité historique donnée. Ce serait exemplairement le cas pour la ville de Paris telle que la figure Hugo dans Les Misérables ou pour le pays minier tel qu’il apparaît dans Germinal, pour citer les deux œuvres que nous allons solliciter, mais précisément en y délimitant une petite portion d’espace, en l’occurrence un lieu particulier d’habitation ou un territoire de la vie privée. Le commentaire local risque donc de commettre une erreur d’appréciation, peut-être une de ces « erreurs d’optique » contre lesquelles Hugo mettait en garde son lecteur en affirmant à propos des Misérables : « Ce livre est une montagne ; on ne peut le mesurer, ni même le bien voir qu’à distance [2]. » Cet utile avertissement n’empêche pas de varier l’approche et de braquer le regard sur telle partie qui le retient et qui a des chances de s’inscrire dans la mémoire (plus ou moins lettrée) du lecteur.

2A ce premier scrupule il conviendrait d’associer une interrogation. De quels outils disposons-nous quand il s’agit d’étudier l’espace dans une œuvre ? Il n’existe pas véritablement une théorie de la spatialité narrative comparable à celle qui existe pour l’étude du temps, de l’action ou des personnages. L’expression même de « poétique de l’espace » est d’une grande souplesse. En simplifiant, on pourrait dire qu’une première poétique, en France du moins, est attachée au nom de Gaston Bachelard. Il n’est pas douteux que son exploration des valeurs affectives et psychanalytiques (mais pas au sens de Freud) que recèle l’espace demeure précieuse, notamment pour l’étude des lieux d’habitation, par exemple de cette maison à laquelle il a consacré une belle étude dans un chapitre de La Poétique de l’espace. Il y cherche à déterminer « la réalité profonde de chacune des nuances de notre attachement à un lieu d’élection ». Puisque je vais m’intéresser à des lieux d’habitation, j’observe que Bachelard, lorsqu’il aborde le cas de la chambre, use de prétérition, non qu’elle manque à ses yeux d’intérêt ou de profondeur mais, au contraire, parce qu’elle en offre trop. A la lecture de certains écrivains, les grands « rêveurs de maisons », il se produit un étrange phénomène :

3

Ainsi, bien rapidement, dès les premiers mots, à la première ouverture poétique, le lecteur qui « lit une chambre » suspend sa lecture et commence à penser à quelque ancien séjour. Vous voudriez tout dire sur votre chambre : il revoit la sienne. Vous voudriez intéresser le lecteur à vous-même alors que vous avez entr’ouvert une porte de la rêverie. Les valeurs d’intimité sont si abondantes que le lecteur ne lit plus votre chambre : il revoit la sienne [3].

4Il y a là, incontestablement, un mode de lecture et peut-être le plus satisfaisant, mais il n’est évidemment pas approprié à toute notre expérience littéraire. D’une part, on va le voir, certains habitats, comme les chambres dont il va être question ici, n’induisent guère cette « lecture suspendue » quoique, à leur manière, elles ouvrent aussi une porte à la rêverie. D’autre part, la topo-analyse subtile et même géniale de Bachelard est très éloignée d’une autre poétique de l’espace qui veut œuvrer dans un esprit différent. Cette autre poétique n’est pas tant sensible au retentissement affectif du lieu qu’à la manière dont il se constitue dans un texte, aux corrélations nouées avec les autres composantes du récit et aux implications qu’on peut lui trouver. Son programme, tel que le traçait Henri Mitterand il y a plus de vingt-cinq ans déjà, conserve son actualité [4]. Il s’agirait, d’abord, de fournir une description des formes spatiales, une typologie des lieux et des façons d’habiter; ensuite, proposer une syntaxe qui s’attacherait aux parcours des personnages et au système des lieux, saisis non seulement dans leur organisation de surface mais aussi selon la règle profonde de leur agencement ainsi que de leur transformation. Enfin, il conviendrait d’élucider ce qui se joue là au plan symbolique et idéologique, de formuler le propos qui se tient dans cette composante figurative du roman, à laquelle précisément nous n’avons pas l’habitude de prêter une attention suffisante (et si elle tenait lieu de quasi-personnage comme induisent à le penser certaines œuvres ?). Nul doute que ce vaste programme puisse être diversement compris, selon le génie des œuvres auxquelles il s’applique aussi bien qu’en fonction des préférences critiques. Une analyse attentive aux configurations discursives de la spatialité peut lui donner un tour résolument sémiotique – à l’instar de celle que Denis Bertrand a consacrée à Germinal[5]. Mais à travers le jeu complexe des formes spatiales (incluant lieux dénotés, trajectoires des personnages, motifs récurrents aussi bien que l’espace du livre et même de la lettre), on peut viser ce qui se formule dans le langage particulier du roman comme pensée de l’espace, fût-il « l’espace sans fond » de Hugo. Tel est le propos du bel essai que Françoise Chenet-Faugeras [6] a consacré aux Misérables, dans lequel elle montre que le roman de Hugo est à l’exacte intersection du fini et de l’infini, qu’il donne corps à cette « espèce d’essai sur l’infini » qu’ambitionnait l’auteur et qui, du fait de la nature géographique de sa vision, se trouve parfaitement amalgamé au matériau de la fiction.

5Relativement à ces études exemplaires ou à l’ambition plus vaste d’une « géocritique [7] » (cette dernière étant plus volontiers requise par les œuvres contemporaines), mon propos est très limité. L’étude de cas consiste en une lecture comparative, ou contrastive, de deux descriptions tirées des chefs-d’œuvre de Hugo et de Zola : celle du bouge Jondrette dans Les Misérables et celle de la chambre des Maheu dans Germinal. En plus de l’avantage qu’on peut escompter d’une étude à petite échelle des formes spatiales, ces textes me semblent constituer un bon test pour la poétique de l’espace esquissée plus haut, laquelle ne serait pas véritablement étude éclectique ou élective d’un lieu, mais étude intégrée de l’espace dans la fiction.

Emplacements descriptifs

6Dans le cas d’œuvres de grandes dimensions, il faut évidemment tenir compte des règles de la disposition romanesque et par conséquent de l’emplacement des topographies, puisque c’est de cela qu’il s’agit. On se rappelle peut-être que la chambre des Maheu apparaît assez rapidement dans Germinal, précisément au tout début du deuxième chapitre de la première partie. Le réveil des Maheu complète l’ouverture nocturne du roman (l’arrivée d’Etienne Lantier dans le pays minier). A cette place, quasi incipielle donc, cette description est encore libre de tout investissement dramatique, mais elle n’est pas sans intention compositionnelle. Plus loin en effet, au chapitre 1 de la deuxième partie, on va assister au réveil des Grégoire et visiter l’habitat des rentiers. C’est l’occasion pour le romancier, à quelques chapitres d’intervalle, d’opposer deux habitats et deux habitus : d’une part l’habitus populaire, saisi au stade précoce d’une journée ouvrière (quatre heures du matin), d’autre part, l’habitus des Grégoire repliés sur leur confort douillet et couvant de leurs regards leur fille unique endormie.

7La description du bouge Jondrette intervient, elle, au beau milieu des Misérables : dans la troisième partie (« Marius »), au livre huitième (« Le mauvais pauvre »), occupant le chapitre 6 intitulé « L’homme fauve au gîte ». Nous rappelant qu’un principe démarcatif est toujours à l’œuvre quand il s’agit de décrire, ces emboîtements successifs désignent l’architectonique spéciale du roman de Victor Hugo, qu’il ne faudrait pas perdre de vue en nous concentrant, comme nous le faisons, sur telle de ses parties.

8A ce stade évidemment, il y a une vitesse acquise du roman, un grand nombre de données accumulées et d’intrigues nouées. Il suffit peut-être de rappeler que dans les pages précédentes Eponine a rendu visite à Marius qui est le voisin des Jondrette (alias Thénardier) dans la masure Gorbeau. Belle occasion de proposer un portrait émouvant de la jeune fille du peuple, qui est « rose dans la misère ». Eponine partie, Marius se livre à toutes sortes de réflexions morales qui le conduisent à vouloir voir ce qui se passe chez les Jondrette, à connaître un peu de l’étrange existence qu’ils mènent dans leur gîte. En aval du chapitre qui nous occupe, par une coïncidence extraordinaire (de celles que Zola ne goûte guère dans les Misérables[8]), on revient à la ligne de l’aventure. En effet, perché sur sa commode, l’œil rivé au judas providentiel, Marius, sidéré, assiste à l’apparition dans le bouge d’un couple de philanthropes qui n’est autre que celui que forment Jean Valjean et Cosette, depuis longtemps perdus de vue et qui surgissent là, miraculeusement. Ainsi, cette topographie prend exactement place entre le portrait d’Eponine et une péripétie, occupant donc une place intermédiaire entre deux temps forts du récit, deux effractions dans la durée ordinaire. Par là elle est tout opposée à la description du logis des Maheu qui se présente comme une simple intervention dans le continuum de l’existence ordinaire, conformément à l’esthétique naturaliste de « la tranche de vie ».

9Je ne suis pas le premier à m’intéresser à la chambre des Maheu. Henri Mitterand lui a consacré dans Le Regard et le signe une analyse dans laquelle il souligne la rigueur de cette topographie et l’attention précise accordée par l’auteur de Germinal à l’usage du lieu [9]. Entre autres usages remarquables, il y a celui des lits ; ils sont au nombre de trois, recevant leurs occupants respectifs (les six enfants Maheu), auxquels il faut ajouter un quatrième lit situé dans le couloir du palier, où prend place le couple Maheu, flanqué du dernier-né dans son berceau. Tout ce début dit l’espace compté et la promiscuité, insiste sur l’occupation réglée des lieux. Comme il y a plus de dormeurs que de lits, une règle d’économie veut que celui qui travaille la nuit (le vieux Bonnemort) vienne prendre la place laissée chaude par les deux aînés.

10Le coron tout entier, et pas seulement le logement des Maheu, se présente comme un espace de servitude. Et pourtant, ce dispositif ne se lit pas à sens unique. Entre les habitants de cet espace suroccupé, qui sont les rouages d’un système sur lequel ils n’ont aucune prise, il existe des complicités, des affinités et des points de contact charnel. Les corps se touchent, échangent leur chaleur, s’exposent au moment de la toilette. A l’encontre d’un certain puritanisme l’auteur veut sans doute faire flotter une odeur de « bétail humain » ; il n’empêche, cette promiscuité comporte une dimension sensorielle et presque libidinale, laquelle se retrouvera bientôt au rez-de-chaussée lorsque sera évoqué l’acte d’amour des parents combiné au rituel de la toilette, car lui aussi fait l’objet d’une contrainte de temps et de lieu. Allusion rapide à une libido de classe qui émoustille sans doute mais qui entre cependant dans une vision « machinique » du corps et de ses fonctions, pour reprendre l’expression de Henri Mitterand qui associe fort justement les fonctions d’entretien et les fonctions de reproduction, les unes et les autres strictement encadrées.

11Revenons à la lecture comparative. Evidemment, on pourrait examiner la chambre des Maheu et le bouge des Jondrette sous le rapport du « réalisme ». On ne s’attardera pas à la question de l’authenticité et du degré de conformité de ces descriptions à des données vérifiables de l’habitat populaire pour les périodes concernées : le galetas d’un bas quartier périphérique vers 1830 d’une part, le coron du nord de la France sous le Second Empire d’autre part. Il y a néanmoins une différence notable entre les deux. Propriété de la compagnie, l’habitat des Maheu est donné comme typique: dans le coron des Deux-cent-quarante, il est au numéro 16, qui ressemble en tous points à ses voisins. La masure Gorbeau, elle, se singularise et est sans équivalent dans tout le livre : étrangement numérotée (au 50-52), elle ne répond à aucun plan, à aucune norme architecturale, on ne sait même pas qui est son propriétaire. Située dans le faubourg Saint-Marceau, elle est en voie de disparition au moment de sa description, ce qui veut dire qu’il serait impossible au lecteur de 1862 de vérifier son existence. Elle est également paradoxale, comme l’observe Françoise Chenet-Faugeras : dans le Paris éclaté des Misérables, elle est à la fois périphérique et centrale, se prêtant aux rencontres les plus romanesques comme aux guets-apens. Malgré son improbabilité, elle apparaît comme « la plaque tournante, le pivot du récit [10] ». A ce titre, elle tomberait évidemment sous le coup de l’accusation d’invraisemblance. Mais celle-ci, malgré le jugement sévère de Zola, est loin d’être la règle car, en matière de représentation de l’espace du moins, c’est un grand souci d’exactitude topographique qui préside à la construction de l’espace parisien : choix des quartiers, des itinéraires, des axes géographiques, tout y est juste et soigneusement calculé.

12Relativement à un certain code de l’écriture post-romantique ou « naturaliste » si l’on veut, on pourrait considérer comme infractions deux phénomènes. Le premier, évidemment, consiste en ce judas si ouvertement désigné par le titre du chapitre « Le judas de la providence », au point qu’il y a presque mauvais esprit à le dénoncer. Ce subterfuge qui autorise la suite, c’est-à-dire la vue de l’autre côté, ressortit à l’ancien esprit du roman, auquel se rattache Hugo qui, par là, est plus proche de Dumas et d’Eugène Sue que des naturalistes qui, après eux, s’acharnent à réduire le romanesque dans toutes les composantes de leurs œuvres, et notamment dans les descriptions. La seconde infraction consiste en l’intervention d’une voix qui n’est pas que narrative. Au tout début du chapitre, le décrit (par opposition au descripteur) est précédé d’un parallèle entre la forêt et la ville. Un discours accompagne la description proprement dite qui est à mettre au compte du narrateur dont certains commentaires reprennent des développements antérieurs, notamment ceux des chapitres « Les mines et les mineurs » et « Les bas-fonds » dans lesquels a été développée une vision allégorique de la société comme immense édifice travaillé en tous sens, dans ses parties supérieures comme dans ses parties inférieures, auxquelles se rattache évidemment le bouge Jondrette. On se contentera de citer le début de cette longue description qui court sur trois pages :

13

Les villes, comme les forêts, ont leurs antres où se cachent tout ce qu’elles ont de plus méchant et de plus redoutable. Seulement, dans les villes, ce qui se cache ainsi est féroce, immonde et petit, c’est-à-dire laid ; dans les forêts, ce qui se cache est féroce, sauvage et grand, c’est-à-dire beau. Repaires pour repaires, ceux des bêtes sont préférables à ceux des hommes. Les cavernes valent mieux que les bouges. Ce que Marius voyait était un bouge.
Marius était pauvre et sa chambre était indigente ; mais, de même que sa pauvreté était noble, son grenier était propre. Le taudis où son regard plongeait en ce moment était abject, sale, fétide, infect, ténébreux, sordide. Pour tous meubles, une chaise de paille, une table infirme, quelques vieux tessons, et dans les deux coins deux grabats indescriptibles ; pour toute clarté, une fenêtre-mansarde à quatre carreaux, drapée de toiles d’araignée. Il venait par cette lucarne juste assez de jour pour qu’une face d’homme parût une face de fantôme. Les murs avaient un aspect lépreux, et étaient couverts de coutures et de cicatrices comme un visage défiguré par quelque horrible maladie. Une humidité chassieuse y suintait. On y distinguait des dessins obscènes grossièrement charbonnés.
La chambre que Marius occupait avait un pavage de briques délabré ; celle-ci n’était ni carrelée, ni planchéiée ; on y marchait à cru sur l’antique plâtre de la masure devenu noir sous les pieds. Sur ce sol inégal, où la poussière était comme incrustée et qui n’avait qu’une virginité, celle du balai, se groupaient capricieusement des constellations de vieux chaussons, de savates et de chiffons affreux ; du reste cette chambre avait une cheminée ; aussi la louait-on quarante francs par an. Il y avait de tout dans cette cheminée, un réchaud, une marmite, des planches cassées, des loques pendues à des clous, une cage d’oiseau, de la cendre, et même un peu de feu. Deux tisons y fumaient tristement.
Une chose qui ajoutait encore à l’horreur de ce galetas, c’est que c’était grand. Cela avait des saillies, des angles, des trous noirs, des dessous de toits, des baies et des promontoires. De là d’affreux coins insondables où il semblait que devaient se blottir des araignées grosses comme le poing, des cloportes larges comme le pied, et peut-être même on ne sait quels êtres humains monstrueux [11].

14C’est en connaissance de cause qu’on accède à l’horrible séjour des Jondrette, et suffisamment accompagné. La disposition même du texte fait voir un étagement : le discours auctorial venant en premier suivi du point de vue situé du personnage. Néanmoins, ne nous arrêtons pas trop à cette prise en main du lecteur ni à l’affleurement de la voix énonciative. Cette dernière n’est infraction qu’au regard d’un « cahier des charges » (Philippe Hamon) auquel Hugo ne souscrit pas ; il n’est pas certain d’ailleurs qu’elle affecte la croyance à l’univers représenté. Quoi qu’il en soit, la fonction dénotative s’exerce bien ici cependant qu’un espace possible prend forme sous nos yeux. Un volume en trois dimensions se dessine à mesure qu’y surgissent des formes, des corps et des objets : une chaise de paille, la table infirme, la fenêtre-mansarde, la cheminée centrale flanquée de deux grabats, le sol « d’antique plâtre ». Ensuite vont apparaître une gravure accrochée au mur, un châssis retourné, un coin de table, enfin les occupants de ce logis (Jondrette, sa femme et sa fille). Le regard du descripteur qui va d’objet en objet, de place en place en marquant des temps d’arrêt, donne à la description cette allure métonymique caractéristique, selon Jakobson, de la prose réaliste.

15On a évoqué la présence de l’instance énonciative qui mêle un dire à un voir. Il y a également lieu d’associer au personnage focal un autre regard – de narrateur-témoin relayant le premier ou fondu en lui, grâce au pronom « on » notamment. De ce dernier Hugo fait un usage remarquable dans toute son œuvre, l’employant comme figure d’énallage de la personne. A ce titre il s’applique à quiconque : personnages, narrateur, auteur, lecteur et il autorise tous les glissements. On le vérifierait dans tout ce chapitre et même à l’échelle de telle phrase (« Marius considéra quelque temps cet intérieur funèbre plus effrayant que l’intérieur d’une tombe, car on y sentait remuer l’âme humaine et palpiter la vie [12] ») où la contemplation arrache le sujet à sa position singulière pour ouvrir à un sens plus général, ce qui fait dire à Myriam Roman que, chez Hugo, le « on » n’est pas un indéfini mais plutôt un « infini [13] ». Observons encore un cas net de dissociation du sujet en observateur et informateur lorsque, pour les besoins du portrait de Jondrette, sera convoquée la science de Lavater : « Lavater, s’il eût considéré ce visage, y eût trouvé le vautour mêlé au procureur… »

16L’approche sémiotique du point de vue trouverait facilement à s’exercer ici qui le définit comme une orientation, entre deux positions : une source et une cible, dans la terminologie de Jacques Fontanille [14]. Le point de vue consiste en un réglage qui, comme en photographie, joue à la fois sur l’intensité et l’étendue. Il en découle deux stratégies : l’une peut être dite quantitative, qui vise à embrasser du regard ou à additionner, l’autre qualitative, qui choisit tels éléments représentatifs ou qui détaille. On observe dans la description de Hugo le passage d’une stratégie cumulative (le regard de Marius parcourant l’intérieur de place en place) à une stratégie qualitative : le regard alors s’arrête à tels éléments, comme la gravure colorée accrochée au mur ou la personne même de Jondrette. Il y a par ailleurs un moment symptomatique dans le passage. A partir de « Une chose qui ajoutait encore à l’horreur de ce galetas, c’est que c’était grand », le point de vue se dérègle. La stratégie qui prévalait jusque-là cesse et, avec elle, la mise en ordre et le déploiement des items, une perte qui affecte le style et la nomination.

17L’espace cesse là d’être mesurable, se dérobe à l’observateur dans ses parties reculées, dans ses bordures extérieures non identifiables, d’où le mot « chose » et le neutre « cela ». Le texte bascule dans un autre registre, incline sur une autre pente, celle de la contemplation [15] ou du songe (titre de la gravure qui va être décrite plus loin). C’est comme si ce galetas ouvrait soudain sur les Contemplations ou Les Travailleurs de la mer – on aura relevé l’incongruité des « baies et des promontoires » dans ce contexte, celui de la masure Gorbeau. On peut mettre ce décrochement au compte du génie visionnaire de l’auteur, mais on peut aussi y voir l’effet d’une impossibilité de voir, d’aller littéralement au fond du galetas et de la misère, chose insondable au regard, fût-il le plus attentif ou le plus charitable. Par comparaison, on a le sentiment que dans Germinal, malgré l’obscurité dans laquelle est saisi l’habitat des Maheu, rien n’est laissé en dehors de l’activité perceptive et qu’il n’y a pas d’unité perdue dans une topographie où tout fait sens.

De l’éthologie à la politique du roman

18Poursuivons la comparaison, sous l’angle éthologique cette fois. Chez Zola, la chambre des Maheu est saisie dans le cours d’une action. C’est Catherine, l’ordonnatrice, qui met en mouvement et concrètement en lumière cet intérieur. Elle va de lit en lit, réveille ses frères et sœurs, supervise le rituel du lever. Ce passage illustre parfaitement non seulement la différence, mais aussi le passage du lieu à l’espace. Tandis que le premier se réduit à une topographie (c’est une configuration instantanée de positions stables), le second fait intervenir des mouvements, des vecteurs, une variabilité de temps. Différence que Michel de Certeau a résumée ainsi : « L’espace est un lieu pratiqué[16]. »

19Cette pratique et cette actantialisation manquent évidemment au bouge Jondrette qui semble inanimé, inerte alors qu’il contient des humains. Il faut être attentif à sa désignation. Hugo n’en fixe véritablement ni le nom ni le sens. Il est, tout au long du chapitre qui lui est consacré, « gîte », « repaire », « antre », « bouge », « taudis, « galetas », etc. Trois individus l’habitent mais qui tardent à apparaître dans le texte, comme s’ils se perdaient dans la masse du lieu. Sauf à supposer un cadrage très serré qui isolerait parfaitement « la cible » (en l’occurrence la table) de son entourage immédiat, on s’attend à ce que le témoin mentionne l’homme assis à « la table infirme » lorsque celle-ci entre dans son champ de vision. Or, « l’homme » (on ignore d’abord qu’il s’agit de Jondrette) est omis et son portrait retardé. Le portrait de Jondrette est suivi de celui d’une femme sans visage, son épouse vue probablement de dos (« Une grosse femme qui pouvait avoir quarante ans ou cent ans était accroupie près de la cheminée sur ses talons nus [17] »), puis de la mention « sur un des grabats » d’une forme douteuse, « espèce de longue petite fille blême, assise, presque nue et les pieds pendants [18] », que Marius identifie comme la sœur cadette d’Eponine. Le système des personnages est bancal ou « infirme », à l’image de la table mentionnée précédemment. A cet intérieur il manque en effet la sœur aînée, qui a été longuement décrite au chapitre précédent. Celle-ci pourrait être l’alter ego de Catherine, d’autant que l’une et l’autre participent à un même type, celui de la jeune fille du peuple marquée par certains traits physiques (maigreur et pâleur notamment) ; du reste, elles ont le même âge, quinze ans. Mais tandis que la fille aînée des Maheu figure l’âme de la famille et qu’elle est destinée à un rôle décisif dans la combinatoire actantielle du roman, Eponine reste « une rose dans la misère », ici absente du tableau.

20Une place vide donc et des espaces béants entre les trois occupants du bouge. La table, la cheminée et le grabat dessinent trois places d’un espace domestique entre lesquelles ne s’établit aucune communication, qu’elle soit visuelle ou autre. Jondrette va certes parler ou, du moins, récriminer en solitaire, mais son soliloque ne trouve, en guise d’écho tardif en fin de chapitre, que quelques mots consolateurs (« – Petit ami, calme-toi, dit-elle. Ne te fais pas de mal, chéri. Tu es trop bon d’écrire à tous ces gens-là, mon homme [19] »). Pour qu’on ne s’y trompe pas, le narrateur marque bien l’automatisme de cette repartie de femme du peuple comme il souligne que les sentiments d’affection s’éteignent au foyer des misérables. On est loin de la promiscuité et des brusques désirs, somme toute rassurants, surpris chez les Maheu.

21En passant de la chambre au bouge, ce ne sont pas seulement les coordonnées qui ont changé, c’est l’usage même d’un espace qu’on pourrait analyser comme territoire. C’est l’occasion de rappeler que cette dernière notion croise deux ordres de données : celles de l’éthologie et celles du droit. Comme on le sait, l’éthologie observe les conduites animales et en particulier la manière dont les différentes espèces se rapportent à leur environnement physique. Interviennent ici des notions de marquage, de violation, d’offense (territoriale donc) qui se posent de façon étonnamment proche pour les humains : ainsi, par exemple, nous ne nous aventurons pas sans précaution dans le territoire privé d’autrui, c’est-à-dire dans la place qu’il occupe (soit temporairement, soit définitivement). L’individu étant lui-même territoire, la relation à la personne obéit également à des règles et à des normes précises. Goffman dit du corps qu’il représente « le type le plus pur de territorialité égocentrique [20] ». Et c’est aussi en vertu d’un droit que nous tenons notre vie privée à l’abri d’autrui.

22Hugo, dans ces pages, éprouve les deux significations, l’éthologique et la juridique. N’oublions pas que la description que nous lisons n’est rendue possible qu’à la faveur d’une indiscrétion de Marius, d’une violation d’intimité. C’est pourquoi il faut invoquer une légalité plus haute, comme l’a proclamé plus haut le narrateur : « La commisération a et doit avoir sa curiosité [21]. » Un droit d’ingérence, en quelque sorte. A l’intérieur du bouge, c’est différent. Le premier sens, éthologique, paraît suffire, ce qui est d’ailleurs suggéré par le titre du chapitre : « L’homme fauve au gîte ». Le sème animal va réapparaître plus loin, au moment du portrait, mais curieusement le fauve devient « vautour », « oiseau de proie » et encore ce vautour est-il mêlé au « procureur » :

23

L’oiseau de proie et l’homme de chicane s’enlaidissant et se complétant l’un par l’autre, l’homme de chicane faisant l’homme de proie ignoble, l’oiseau de proie faisant l’homme de chicane horrible [22].

24Au-delà de l’explication savante et du jeu rhétorique, voyons inscrite dans le chiasme la perte des différences : celles qui existent entre l’homme et l’animal comme celles qui existent entre les différentes espèces. Ces désignations bizarres, cette indistinction, dont les misères sont responsables, sont au plan du portrait l’exact équivalent de la perte des contours constatée plus haut à propos des bords du galetas.

25Etrange territorialité donc que celle du bouge Jondrette, faite de vides, de places autarciques que dessinent des êtres sans nom : « l’homme », « la femme », « un enfant ». Degré zéro éthologique en quelque sorte, et l’on comprend pourquoi. Si la notion de territoire repose sur l’individu, ce qui touche en profondeur l’individu et qui le dénature, comme la misère, retentit nécessairement sur le choix d’un lieu et sur la manière de l’habiter.

26Nous n’en avons pas fini avec ces tristes séjours. La différence qui est apparue au plan du dispositif topographique et de l’espace vécu peut être encore précisée au plan du discours et de l’idéologie. Bien sûr, on aura beau jeu d’opposer deux modalités du discours romanesque : l’interventionnisme hugolien, l’impersonnalité naturaliste. Il est clair que la description du bouge est traversée par un propos explicite avec de nombreux termes évaluatifs et une forte axiologisation. Cependant, la description zolienne est loin d’être neutre. Et puisqu’on rencontre ici la catégorie thymique des sémioticiens, ce serait sans doute l’occasion de revenir sur cette opposition binaire instituée entre euphorie et dysphorie. Pour caractériser le texte de Zola et la perception spatiale qui s’y exerce, il faudrait inventer une catégorie spéciale qui dirait l’euphorie dans la dysphorie. Zola éprouve en tout cas cette possibilité du corps capable de jouir au milieu de la misère. On pourrait ici songer à l’espèce de béatitude que ressent Gervaise dans sa boutique encombrée de linge sale. Ajoutons que cette saisie du personnage dans son espace propre est inédite à son heure et elle nous apparaît comme une des inventions du roman naturaliste.

27Néanmoins, le revers de cette saisie est une forme d’indiscrétion, sinon de voyeurisme. Sous couvert d’objectivité, un regard étranger s’introduit dans une intimité et surprend des corps dénudés. Il conviendrait ici de se poser des questions de déontologie qui furent explicitement posées à l’époque, et de distinguer des types de regard possibles : regard de l’hygiéniste, regard du romancier médecin, regard empli de charité. C’est précisément cette dernière qui aurait fait défaut à L’Assommoir si l’on en croit Hugo. A quoi Zola a déjà répondu dans sa préface en protestant du fait que lui a voulu montrer des plaies qu’il appartient à d’autres de guérir. Observons seulement que dans le cas qui nous occupe l’implicite de la description gît dans cela même qui est l’objet d’une curiosité suspecte, à savoir ces corps-machines des Maheu. En effet, malgré les apparences, il y a une promesse contenue dans ce logis, dans cette chaleur vivante et même, si on ose dire, dans cette coordination de réveils où une jeune fille donne le la à tous les autres. « Cette turbulence tiède, ensommeillée mais déjà chargée d’énergie, annonce la vision symboliquement épique des dernières lignes [23] », c’est-à-dire l’armée vengeresse de la fin.

28Rien de tel dans le bouge Jondrette : ni tiédeur annonciatrice de réveils futurs ni héros en gestation. Le bouge ne se relie à aucun espace social connu. « Du reste, il ne se révélait dans ce logis la présence d’aucun travail ; pas un métier, pas un rouet, pas un outil [24]. » En fait d’activité, Jondrette se livre à d’étranges travaux d’écriture. Sous des noms d’emprunt il adresse à des philanthropes des lettres qui en appellent à leur pitié, et à cette triste besogne il associe ses filles. Jondrette le faussaire illustre le second sens des misères : l’avilissement qui s’ajoute à la pauvreté. Néanmoins, sa protestation contre l’ordre social et sur la boue du cimetière n’est pas fausse, elle.

29

– Dire qu’il n’y a pas d’égalité, même quand on est mort ! Voyez un peu le Père-Lachaise ! Les grands, ceux qui sont riches, sont en haut, dans l’allée des acacias, qui est pavée. Ils peuvent y arriver en voiture. Les petits, les pauvres gens, les malheureux, quoi ! on les met dans le bas, où il y a de la boue jusqu’aux genoux, dans les trous, dans l’humidité [25].

30Du coup, son propos sur la mort des pauvres rejoint ce qu’affirme le narrateur de la place des indigents « au plus bas de l’édifice social ». Etrange consonance donc entre la parole du « gredin » et celle de l’observateur charitable.

31Le bouge se trouve également soustrait au devenir historique. Il y a certes le point de tangence que crée le regard de Marius mais les occupants, eux, restent là avec peu de chances de se retrouver en avant de la scène historique. Pour cela, il leur faudrait la conscience (celle de Marius précisément) ou bien une agilité qui permette de franchir les distances ou de parcourir poétiquement la réalité, ce qui est donné à Gavroche. Hors jeu, atopique, le bouge semble l’être encore par le fait qu’il est également éloigné de deux mythes. Le premier, antérieur, est opportunément rappelé dans la description, et c’est le mythe napoléonien. Il est ici réduit à un élément décoratif dans une gravure à l’usage des pauvres, en outre défiguré dans l’orthographe. Intitulée « LE SONGE », cette gravure consiste en la représentation idéale d’une femme et d’un enfant (dérision du vrai tableau familial) avec à l’arrière-plan « Napoléon dans une gloire » qui s’appuie sur une colonne ornée du nom de ses victoires, mais c’est « MARINGO », « AUSTERLITS », etc. Thénardier autrefois a pris part à cette histoire, mais honteusement, en dépouillant les soldats tués sur le champ de bataille de Waterloo. Il n’est pas davantage digne de prendre part au mythe actuel, celui du peuple en marche qui va mener bientôt l’insurrection. Il ne sera pas de la barricade, cette construction imprévue mais qui obéit à une profonde nécessité historique. Topographiquement, symboliquement, elle semble à l’opposé du bouge. Faisant saillie sur l’espace parisien, concentrant une énergie démesurée, elle constitue un chronotope au sens de Bakhtine [26]. Le bouge appartient au monde d’en bas, non sans paradoxe, puisqu’il est galetas, sous les toits donc. « Le galetas, la cave, la basse fosse où de certains indigents rampent au plus bas de l’édifice social, n’est pas tout à fait le sépulcre, c’en est l’antichambre [27]. » Le bouge est la basse fosse selon une logique imaginaire qui le tire vers le bas, l’enfonce sous la surface sociale et historique.

32Suivant cette voie imaginaire, le bouge se rattache à une série, celle du lieu souterrain dont il faudrait suivre l’étonnant destin narratif dans l’ensemble des Misérables : depuis le bagne initial, en passant par l’accident du chemin creux d’Ohain dans l’épisode de Waterloo, celui du couvent de Petit-Picpus, jusqu’à l’intestin de Leviathan où disparaît Jean Valjean tout au long d’une marche obscure. Il y a là une véritable exploration de la substance historique, suivant une topologie singulière qui fait passer d’un point haut à un point bas : par exemple, de la barricade où Marius est laissé pour mort et d’où vient le retirer un étrange sauveur (Jean Valjean lui-même) à l’égout de Paris où les deux s’enfoncent à la rencontre de couches historiques oubliées. Ce schème chrono-spatial que Les Misérables ne cessent de parcourir allie inséparablement idéologie et imaginaire, et il vaut comme interprétation de l’histoire. A ce schème, la maison Gorbeau se relie, fût-ce négativement. Elle est lieu caché, « repaire », sans être pour autant hors circuit. L’intrigue s’y ressource périodiquement et Gavroche lui-même y passe épisodiquement voir la Thénardier, dont on oublierait presque qu’elle est sa mère. Dans l’autre sens, rappelons-nous que Thénardier va lui aussi se trouver dans l’égout et y rencontrer Jean Valjean au cours d’une scène décisive pour l’issue du roman. Pour autant, ne cherchons pas à intégrer la masure Gorbeau à une série puisque précisément son destin est de rester dépareillée et de ne s’accorder à rien : ni au reste de l’espace parisien, ni à notre capacité de reconnaissance, ni à un patron générique donné puisqu’elle s’écrit tour à tour dans le registre du réalisme social et même du feuilleton, dans celui de la fable, mais aussi dans celui la contemplation la plus grave, comme c’est le cas ici. On pourrait se demander si elle n’a pas pour rôle (c’est en tout cas son effet) de décadrer constamment la représentation, dans tous les sens du terme. La force des Misérables provient notamment de cette révision troublante des repères, à commencer comme on le voit ici par la topologie admise, à savoir l’opposition du haut et du bas. La pensée de l’espace, urbain en particulier, se trouve déplacée vers le bas, suivant un mouvement profondément contestataire à l’égard de la surface et de ce qui s’y édifie (comme les monuments) et s’y voit en pleine lumière.

33Jacques Rancière relevait récemment dans Les Misérables ce même mouvement qui nous a arrêtés (de la barricade à l’égout) pour le mettre au compte de ce qu’il nomme « la politique du roman [28] ». On en pourrait dire autant de Germinal, sauf que le mouvement y est inverse, du bas vers le haut, poussant les mineurs du Voreux vers la surface. Cette politique donc, dit Rancière, ne se confond pas avec les idées de l’auteur ou de quelqu’un de ses représentants dans la fiction, car elle est inséparable des structures littéraires et se trouve même incorporée à l’espace de la fiction. Cela aussi s’applique pleinement à Germinal. A cette pensée propre il n’est, somme toute, pas étonnant que l’on accède par de multiples passages et par les lieux les moins recommandables comme les chambres et les taudis. Misérabilisme mis à part, il est entendu que de pareils territoires pourraient donner lieu à de piètres résultats littéraires chez des écrivains doués des meilleurs sentiments. Il va sans dire aussi qu’ils pourraient tomber sous l’accusation de nullité que prononçait Breton à l’encontre des descriptions (le Manifeste de 1924 incrimine précisément une description de chambre) s’ils n’étaient saisis par le génie chronotopique d’écrivains comme Hugo et Zola qui possèdent cette étonnante faculté de saisir le temps dans l’espace ainsi que le présent en marche.

Notes

  • [1]
    Je renvoie à Jean-François Richer, « L’économie matérielle d’un territoire de la vie privée dans La Comédie humaine : l’exemple des boudoirs », p. 193-210, in Balzac géographe Territoires, études réunies par Philippe Dufour et Nicole Mozet, Christian Pirot, 2004.
  • [2]
    Lettre à Albert Lacroix du 7 février 1862, publiée par Bernard Leuilliot in Victor Hugo publie Les Misérables, Klincksieck, 1970, p. 156.
  • [3]
    Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, PUF [1957], « Quadrige », 1983, p. 32.
  • [4]
    Voir en particulier le chapitre « Le lieu et le sens : l’espace parisien dans Ferragus, de Balzac » in Le Discours du roman, PUF, « écriture », 1980.
  • [5]
    Denis Bertrand, L’Espace et le sens « Germinal » d’Emile Zola, Paris-Amsterdam, éd. Hadès-Benjamins, 1985.
  • [6]
    Françoise Chenet-Faugeras, Les Misérables ou « L’espace sans fond », Nizet, 1995.
  • [7]
    Voir Bertrand Westphal, La Géocritique. Réel, fiction, espace, éd. de Minuit, 2007.
  • [8]
    De Zola, on peut lire ce jugement dans La Revue dramatique et littéraire, à l’occasion de la représentation en avril 1878 des Misérables au théâtre de la Porte-Saint-Martin : « Cet interminable roman, si inégal, obstrué de digressions excessives, s’ouvrant parfois sur des épisodes adorables ou superbes, offre ce prodige littéraire d’être bâti dans le rêve et d’arriver à la vie par l’intensité du lyrisme. Victor Hugo n’a jamais regardé à ses pieds. Quand il baisse les yeux, il voit les fleurettes du chemin s’épanouir comme des soleils et les simples cailloux briller comme des diamants » (in Œuvres complètes, Cercle du Livre précieux, 1969, t. 12, p. 147-148).
  • [9]
    Henri Mitterand, Le Regard et le signe, PUF, « écriture », 1987. Je reprends l’analyse faite au chapitre « Le roman et ses territoires : l’espace privé dans Germinal ».
  • [10]
    Françoise Chenet-Faugeras, op. cit., p. 146.
  • [11]
    Hugo, Les Misérables, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1995, p. 590-591.
  • [12]
    Ibid., p. 593.
  • [13]
    Myriam Roman, Victor Hugo et le roman philosophique, Honoré Champion, 1999, en particulier p. 697-705.
  • [14]
    Jacques Fontanille, Sémiotique et littérature. Essais de méthode, PUF, « Formes sémiotiques », 1999, p. 41-61.
  • [15]
    A ce propos, on renvoie à l’ouvrage classique de Jean Gaudon, Le Temps de la contemplation, Flammarion, 1969.
  • [16]
    Michel de Certeau, L’Invention du quotidien 1. Arts de faire [1980], Folio-essais, 1990, p. 173.
  • [17]
    Hugo, op. cit., p. 592.
  • [18]
    Ibid., p. 592.
  • [19]
    Ibid., p. 593.
  • [20]
    Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 2 Les Relations en public, éd. de Minuit, 1973, p. 52.
  • [21]
    Hugo, op. cit., p. 590.
  • [22]
    Ibid., p. 590.
  • [23]
    Henri Mitterand, art. cit., p. 155.
  • [24]
    Hugo, op. cit., p. 593.
  • [25]
    Ibid., p. 592.
  • [26]
    On renvoie à ses analyses dans Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978, pour la trad. fr., et à Esthétique de la création verbale, Gallimard, 1984, pour la trad. fr. Pour le chronotope le plus connu de Bakhtine, celui de la rencontre, je l’ai abordé dans « Chronotopie hugolienne dans Les Misérables », Champs du signe, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995, p. 77-88.
  • [27]
    Hugo, op. cit., p. 593.
  • [28]
    Jacques Rancière, La Politique du roman, Galilée, 2007.
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