Notes
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[1]
Pour des raisons liées aux contraintes de longueur qui sont celles d’un article, notre analyse se bornera aux œuvres littéraires du cycle. Nous ne parlerons des films (et du théâtre) qu’en passant, mais sans les analyser en tant que tels.
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[2]
Richard Saint-Gelais, « La fiction à travers l’intertexte », in Alexandre Gefen et René Audet (éd.), Frontières de la fiction, Éditions Nota Bene (Québec) /Presses universitaires de Bordeaux, 2001, p. 45.
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[3]
L’intertextualité peut elle-même avoir le statut d’une simple relation discursive de fait: l’existence de relations syntagmatiques – répétitions mais aussi transformations – entre différents textes. Mais elle peut aussi être un programme littéraire utilisant ces procédés pour obtenir certains effets. Il existe ainsi des faits d’intertextualité – par exemple des répétitions – qui n’ont aucune signification propre, alors que d’autres demandent à être lus et interprétés comme mise en œuvre d’une intention littéraire spécifique. Par exemple, le fait que chez de nombreux poètes on trouve des réemplois multiples de certains vers est souvent dépourvu de toute signification propre; dans certains cas, en revanche, le même fait doit être lu comme faisant partie de la structure intentionnelle de l’œuvre. Dans le cas de la transfictionnalité, la situation est encore différente: l’intertextualité y est un effet parmi d’autres du fait que les œuvres où l’on découvre cette relation intertextuelle partagent un même univers fictionnel.
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[4]
D. Noguez, « Les India Songs de Marguerite Duras », Cahiers du xxe siècle, n° 9, 1978, p. 31.
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[5]
Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 28: « Les journaux avaient annoncé la vente de tous les biens du riche Michael Richardson et son départ pour Calcutta. »
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[6]
Le Vice-Consul, p. 137: « On dit: Tiens, le voilà, voilà Michael Richard… vous ne savez pas? Michael Richard a dans les trente ans. Son élégance dès qu’il entre attire l’attention. Il cherche des yeux Anne-Marie Stretter, la trouve, lui sourit. On dit: Vous ne savez pas que depuis deux ans…tout Calcutta est au courant. » Ici, il est suggéré que sa relation avec Anne-Marie Stretter dure depuis deux ans, alors que dans Le Ravissement il était indiqué qu’elle n’avait duré que quelques mois.
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[7]
Ibid., p. 199.
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[8]
Ibid., p. 200.
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[9]
India Song, p. 17: Voix 2: « APRES SA MORT, il est parti des Indes… », Voix 2: « Sa tombe est au cimetière anglais… », Voix 1 « …morte là-bas? » Voix 2: « Aux îles. (Hésitation.) Trouvée morte. Une nuit », et p. 145: Voix 4: « Elle a dû rester là longtemps, jusqu’au jour – et puis elle a dû prendre l’allée… (Arrêt.) C’est sur la plage qu’on a retrouvé le peignoir. »
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[10]
Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 46. Voir aussi p. 47: « Elle se voit, et c’est là sa pensée véritable, à la même place, dans cette fin, toujours, au centre d’une triangulation dont l’aurore et eux deux sont les termes éternels. »
- [11]
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[12]
Voir aussi Les Lieux, p. 77, où Marguerite Duras déclare à propos d’India Song: « Je pense que c’est la fin du monde, oui, je pense qu’India Song est aussi un film sur la fin du monde. » « Ce n’est pas seulement la mort de l’histoire qui est écrite dans India Song, qui est dite dans India Song, c’est la mort de notre histoire. »
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[13]
Voir Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 46: « Le bal reprend un peu de vie, frémit, s’accroche à Lol. Elle le réchauffe, le protège, le nourrit, il grandit, sort de ses plis, s’étire, un jour il est prêt. Elle y entre. Elle y entre chaque jour. La lumière des après-midi de cet été-là Lol ne la voit pas. Elle, elle pénètre dans la lumière artificielle, prestigieuse du bal de T. Beach. »
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[14]
Ibid., p. 133: « Elle aime, elle aime celui qui doit aimer Tatiana. Personne n’aime Tatiana en moi. Je fais partie d’une perspective qu’elle est en train de construire avec une obstination impressionnante. »
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[15]
Ibid., p. 113: « Je suis devenu maladroit. Au moment où mes mains se posent sur Lol le souvenir d’un mort inconnu me revient: il va servir l’éternel Richardson, l’homme de T. Beach, on se mélangera à lui, pêle-mêle tout ça ne va faire qu’un […]. »
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[16]
Voir Les Parleuses, p. 130: « M. D. – Tu vois, quand je parle d’accident de mémoire, je pourrais parler aussi bien d’indécision dans la vision, une vision qui n’est pas tout à fait déterminée. Le bal mort de S. Thala, je le vois aussi bien dans le hall de l’hôtel, l’hôtel des Roches noires de Trouville, cette espèce de blockhaus, que dans le Casino municipal. »
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[17]
L’Amour, p. 125: « Et plus loin, au bout d’un couloir, la musique des fêtes sanglantes, celle de l’hymne de S. Thala, lointaine, très lointaine. » Selon les œuvres, le nom de la ville s’écrit « Tahla » ou « Thala ». Nous avons opté pour la deuxième variante.
-
[18]
La Femme du Gange, p. 147.
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[19]
L’Amour, p. 66. Le même épisode est évoqué dans La Femme du Gange, p. 148: « Le Fou, la forme creuse du Fou est traversée par la mémoire de tous. La tête-passoire traversée par la mémoire du tout, ici incorporée aux murs. /Le corps d’animal se met à danser à la première mesure de Blue Moon. /La tête chante, avance dans le chant. Le corps danse, suit la tête qui chante. Le Fou tient dans ses bras une femme imaginaire. »
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[20]
La Femme du Gange, p. 144: « Voix 2: “Comme je vous aime… / Comme je vous désire…” ».
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[21]
Ibid., p. 184.
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[22]
India Song, p. 15-16: « Voix 1: Michael Richardson était fiancé à une jeune fille de S. Thala. Lola Valérie Stein. Le mariage devait avoir lieu à l’automne. /Puis il y a eu ce bal. /Le bal de S. Thala. / Voix 2: Elle était arrivée tard à ce bal… au milieu de la nuit… /Voix 1: Oui… habillée de noir… /Que d’amour, ce bal… / Que de désir… »
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[23]
Voir L’Amour, p. 37: « C’est une marche lente aux solennels accents. Une danse lente, de bals morts, de fêtes sanglantes. /Elle ne bouge pas. Elle écoute l’hymne lointain. »
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[24]
La Femme du Gange, p. 126.
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[25]
Sur la démarche de Marguerite Duras dans La Femme du Gange, voir Parleuses, p. 118-119: « M. D. – Au départ, il y a une dislocation du tout, quand même. De trois livres. [Silence] Toujours, ça se défait et puis ça se refait comme…, comme ça peut…, c’est-à-dire, je fais des erreurs mais je les garde »; p. 119: M. D.: « … Il y a des choses pas dites dans Le Vice-Consul, et ce serait le sujet de…, d’un…truc à venir. »
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[26]
India Song, p. 11.
-
[27]
Voir à ce propos Sharon Willis, Marguerite Duras. Writing on the Body, Urbana, Chicago, University of Illinois Press, 1995.
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[28]
L’Amour, p. 37.
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[29]
Ibid., p. 115.
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[30]
Ibid., p. 114.
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[31]
La Femme du Gange, p. 140.
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[32]
Ibid., p. 141.
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[33]
L’Amour, p. 114-115: c’est Michael Richardson qui verse du sable sur le corps endormi de Lol.
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[34]
Voir ibid., p. 37: « C’est un chant lointain. Les populations de S. Thala chantent. – Vous entendez? – elle s’arrête – c’est cette musique-là. C’est une marche lente aux solennels accents. Une danse lente, de bals morts, de fêtes sanglantes. » P. 39: « La musique de S. Thala fait pleurer. » P. 66: « On chante. Il chante. C’est la musique des fêtes mortes de S. Thala, les lourds accents de sa marche. » P. 115: « L’entrée du bâtiment est vide. On entend des rumeurs. Et plus loin, au bout d’un couloir, la musique des fêtes sanglantes, celle de l’hymne de S. Thala, lointaine, très lointaine. »
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[35]
India Song, p. 12: « Au piano, ralenti, un air d’entre les deux guerres, nommé India Song. / Encore India Song. Encore. Voilà, India Song se termine. Reprend. De plus “loin” que la première fois, comme s’il était joué loin du lieu présent. « India Song joué cette fois, à son rythme habituel, de blues. » P. 18: « India Song de nouveau, lent, loin. » P. 20: « India Song s’éloigne. » P. 21: « India Song revient de très loin. Lentement, le couple se descelle, prend vie. »
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[36]
Ibid., p. 32: « Les voix sont un chant très bas qui ne réveille pas sa mort. » P. 40: « Les voix entrelacées, d’une douceur culminante, vont chanter la légende d’Anne-Marie Stretter. Récit très lent, mélopée faite de débris de mémoire, et au cours de laquelle, parfois, une phrase émergera, intacte, de l’oubli. »
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[37]
Voir ibid., p. 10, où Duras souligne la fictivité (provisoire) de cet air: « L’air intitulé India Song, à notre connaissance, n’existe pas encore. Lorsqu’il sera composé, il vaudra pour toutes les représentations d’India Song, en France et ailleurs. Il sera communiqué par l’auteur. »
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[38]
« Blue Moon » est une chanson célèbre qui a été interprétée entre autres par Billie Hollyday et Ella Fitzgerald. Voir La Femme du Gange, p. 115: « Blue Moon …you saw me standing alone /Without a dream in my heart,/Without a love of my own. »
-
[39]
India Song, p. 9.
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[40]
L’Amour, p. 10. Voir aussi p. 11: « Le triangle se défait, se résorbe. Il vient de se défaire: en effet, l’homme passe, on le voit, on l’entend. »
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[41]
Ibid., p. 17-18: « Ses yeux sont bleus, d’une transparence frappante. » « Le regard bleu est d’une fixité engloutissante. »
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[42]
Les Lieux, p. 98.
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[43]
L’Amour, p. 15: « La lumière change. » P. 17: « La lumière change encore. » P. 18: « La lumière s’est arrêtée. Lumière arrêtée, illuminante. » P. 21: « Nuit. » P. 22: « Nuit toujours. » P. 23: « Jour. » P. 25: « La lumière commence à baisser. » P. 32: « Soleil. Soir. […] Ils sortent de trois jours d’obscurité, de nouveau. » P. 41: « Nuit. » P. 52: « Nuit. » P. 53: « Jour. » P. 63: « C’est le début de l’après-midi. » P. 68: « Dimanche », « Une nuit. Un jour », « Une nuit noire ». P. 69: « Lendemain jour de soleil », « Soleil toujours ». P. 97: « Le quadrilatère de lumière pluviale a disparu. D’autres orages éclatent. Rideaux de pluie ensoleillée, partout au-dessus de la mer. La pluie. » P. 98: « Nuit. » P. 99: « Soir. Lumière d’or. » P. 101: « Trois jours. Lumière d’or. » P. 125: « Le ciel noircit. » P. 127: « La plage. La nuit. » P. 129: « La lumière monte, ouvre, montre l’espace qui grandit. L’incendie à son tour se décolore comme le ciel, la mer. »
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[44]
Ibid., p. 50: « Il fixe la direction de la digue, il continue: – C’est un pays de sables. /Le voyageur répète: / – De sables./ – De vent. »
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[45]
Ibid., p. 124: « – Oui. On voit aussi la porte /par laquelle nous sommes sortis / – il ajoute – séparés. »
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[46]
Ibid., p. 131.
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[47]
La Femme du Gange, p. 142.
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[48]
Les Parleuses, p. 69. Voici comment Marguerite Duras explique ce changement: « M. D. — Il y avait quelque chose dans cette femme qui continuellement attendait des enfants, des enfants qu’elle laissait derrière la digue, je me souviens – c’est ça? – et puis la société venait et les prenait, c’était très clair comme image et la terre en était peuplée. Si vous voulez, elle était trop fonctionnelle, alors, pour La Femme du Gange. Je devais retrouver Lol V. Stein, dans sa situation au bal de S. Thala, nue. Les enfants auraient troublé ça. X. G. — Oui, c’était encore trop encombrant. M. D. — Donc, ce n’est pas la femme de L’Amour, pas tout à fait. Vous le regrettez? X. G. — Non. Non, non. M. D. — Je pense que ça a été remplacé: elle a enfanté les voix. Je crois que l’une des voix, c’est elle. »
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[49]
Voir La Femme du Gange, p. 145: Voix 2: Nuit noire à Lahore.
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[50]
Les Lieux, p. 91.
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[51]
Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 74.
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[52]
Le Vice-Consul, p. 29: « Peter Morgan. Il s’arrête d’écrire. /Il sort de sa chambre, traverse le parc de l’ambassade et va sur le boulevard qui longe le Gange. /Elle est là, devant la résidence de l’ex-Vice-Consul de France à Lahore. »
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[53]
Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 14.
-
[54]
Ibid., p. 52: « Dès que Lol le vit, elle le reconnut. C’était celui qui était passé devant chez elle il y avait quelques semaines. […] Il sortait d’un cinéma du centre. »
-
[55]
Le Vice-Consul, p. 22.
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[56]
Ibid.
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[57]
India Song, p. 10.
-
[58]
Les Parleuses, p. 89: « M. D. – C’est ça. C’est le contraire d’un commentaire, oui, parce que le commentaire bouche les trous, tandis que là elles traversent le film. Elles font des trous en plus, dans le film. »
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[60]
Voir Les Parleuses, p. 190-191.
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[61]
Les Lieux, p. 102: « M. D. — Oui, mais c’est moi partout, je crois, c’est… les deux femmes. Je ne peux pas être partout à la fois, voyez, quand j’écris mais pourtant j’ai envie de tout investir, je ne suis pas plurielle, et les voix, ça me parle partout, et j’essaye de… de, quand même, de rendre compte un petit peu de ce débordement, et longtemps j’ai cru que c’étaient des voix extérieures, mais maintenant je ne crois pas, je crois que c’est moi si je n’écrivais pas, moi si je comprenais mieux, moi si j’aimais les femmes, ou si j’aimais une femme, moi si j’étais morte, moi si je comprenais, etc., c’est une sorte de multiplicité qu’on porte en soi. »
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[62]
Les Parleuses, p. 191: « X. G. — Oui, peut-être que, tant qu’il y a, comme tu dis, la scène d’un côté et les spectateurs en face, les spectateurs peuvent penser que c’est pas eux, de toute façon, puisque c’est en face, sur la scène. M. D. — Oui, ça, c’est très juste. X. G. — Si ça vient pas de sur la scène, d’où est-ce que ça peut venir? Ça peut venir d’eux. M. D. — C’est en eux. »
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[63]
India Song, p. 57.
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[64]
Sur les didascalies et sur la différence entre le texte India Song, le théâtre et le film, voir Susan D. Cohen, Women and Discourse in the Fiction of Marguerite Duras: Love, Language, Legends, Houndmills, Macmillan, 1993, p. 64-66.
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[65]
Les Lieux, p. 90: « […] Je crois qu’India Song était, dans La Femme du Gange, en puissance d’être trouvé. C’est-à-dire, c’était dans La Femme du Gange, mais il fallait le désensabler, justement, le sortir des sables. Mais c’était là. »
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[66]
India Song, p. 10.
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[67]
Ibid., p. 17: « Les trois personnes sont comme atteintes d’une immobilité mortelle », « La femme habillée de noir, qui est devant nous, est donc morte. » P. 32: « Immobile, toujours devant nous la morte du Gange. »
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[68]
Ibid., p. 18.
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[69]
C’est pourquoi, dans le film, le son devient plus important que l’image, surtout dans Son nom de Venise dans Calcutta désert, où la présence corporelle est réduite au minimum, alors qu’on entend la bande-son d’India Song.
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[70]
Voir India Song, p. 9: « Les personnages évoqués dans cette histoire ont été délogés du livre intitulé Le Vice-Consul et projetés dans de nouvelles régions narratives. Il n’est donc plus possible de les faire revenir au livre et de lire, avec India Song, une adaptation cinématographique ou théâtrale du Vice-Consul. Même si un épisode de ce livre est ici repris dans sa quasi-totalité, son enchaînement au nouveau récit en change la lecture, la vision. »
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[71]
Dans India Song, par exemple, le Vice-Consul suit Anne-Marie Stretter au bord de la mer et il la regarde jusqu’au matin. Anne-Marie Stretter s’étend sur le sable dans la même pose que dans Le Vice-Consul, mais cette fois-ci, le Vice-Consul la regarde toujours à distance et sans empêcher sa mort.
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[72]
Voir Les Lieux, p. 98.
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[73]
Ibid., p. 99.
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[74]
Les Lieux, p. 102: « On n’écrit pas du tout au même endroit que les hommes. Et quand les femmes n’écrivent pas dans le lieu du désir, elles n’écrivent pas, elles sont dans le plagiat. »
1A l’intérieur de l’œuvre multiforme de Marguerite Duras, il existe un sous-ensemble d’ouvrages fortement liés qu’on désigne en général par l’expression le « cycle indien ». Le récit inaugural – ou plutôt, la matrice du « cycle » – est Le Ravissement de Lol V. Stein (1964). Viennent ensuite Le Vice-Consul (1965), L’Amour (1971), La Femme du Gange (1973), India Song (1973) et Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976). Mais la situation est plus compliquée que ne le laisse supposer l’énumération des ouvrages: aux six titres correspondent en fait dix œuvres. La Femme du Gange est ainsi le titre d’un livre et d’un film, tandis qu’India Song existe comme livre, comme pièce de théâtre et comme film. Or, il est impossible de réduire le livre La Femme du Gange au statut de simple scénario du film qui porte le même nom: il s’agit d’une œuvre littéraire autonome – et lue comme telle –, même si, par ailleurs, on peut y voir aussi un scénario. La même irréductibilité caractérise les trois « incarnations » d’India Song. Le livre qui porte ce titre sort en 1973 avec le sous-titre générique « texte, théâtre, film ». Le film, tourné en 1974, sort en 1975. Ici non plus, le texte de 1973 ne saurait être réduit au statut de scénario du film, non seulement parce qu’il est aussi la version imprimée de la pièce de théâtre du même nom, mais surtout parce que, comme La Femme du Gange, il comporte des passages qui sont fonctionnellement irréductibles à des éléments de scénario ou de version imprimée d’une pièce de théâtre. Pour compliquer encore les choses, Son nom de Venise dans Calcutta désert, l’œuvre filmique qui « clôt » le cycle, reprend intégralement la bande-son d’India Song, cette bande-son se superposant à un matériau visuel inédit, ce qui donne naissance à une œuvre composite. Le cycle indien constitue donc un ensemble d’œuvres qui, déjà du simple point de vue des éléments individuels qui le composent, déstabilise fortement la notion même d’identité opérale [1].
2Mais la véritable particularité du cycle se situe à un niveau plus profond: thématiquement et diégétiquement, les ouvrages qui le constituent forment un ensemble inséparable. Récurrences de thèmes (l’abandon comme catastrophe originelle), de motifs (la mer, l’Asie…), de structures actantielles (par exemple, les relations triangulaires entre personnages, en général deux actants et un observateur « participant »), répétitions des mêmes cellules diégétiques, échos de toutes sortes, etc.: les relations textuelles entre les différents ouvrages du cycle sont d’une prégnance extrême. D’une certaine manière, cela semble faire du cycle une exemplification parmi d’autres d’un des traits les plus stables de l’œuvre de Duras: l’importance de la dynamique intertextuelle. Ce fait, associé à la vogue de la critique intertextuelle à partir des années 1970, explique sans doute pourquoi le cycle indien a été réduit souvent à cette dimension. Une telle lecture nous semble non pas fausse (les relations intertextuelles entre les ouvrages qui composent le cycle sont omniprésentes), mais peu satisfaisante parce qu’elle ne va pas au fond des choses. En effet, dans le cas du cycle indien, ces relations ne sauraient être réduites à une volonté d’intertextualité comme but créateur propre: elles s’expliquent, pour l’essentiel, par le fait que toutes les œuvres qui font partie du cycle se réfèrent à un seul et même univers fictionnel. C’est cette particularité qui constitue la clef de l’intertextualité tout à fait spécifique du cycle indien: les figures qu’elle prend en font un cas extrêmement intéressant, parce que « contre-standard » (Kendall Walton), de ce qu’on appelle parfois la « transfictionnalité ».
3On tentera donc de montrer ici comment, dans le cas du cycle indien, les faits d’intertextualité sont la traduction, ou mieux l’incarnation, du caractère transopéral de l’univers fictionnel des ouvrages qui le composent. Ce faisant, on suivra Richard Saint-Gelais qui insiste à juste raison sur la nécessité de distinguer entre l’intertextualité et la transfictionnalité, la première reposant sur des relations de texte à texte alors que la seconde s’établit « sur la base d’une communauté fictionnelle [2] ». Que l’on considère la transfictionnalité comme un « cas particulier » (Saint-Gelais) d’intertextualité ou, ainsi que nous aurions tendance à le faire, comme une relation se situant à un autre niveau que cette dernière et comme devant donc être définie en des termes autres que textuels [3] importe peu ici, puisque en l’occurrence le mode de transfictionnalité pratiqué par Duras est véhiculé pour l’essentiel par des faits d’intertextualité. L’importance des relations proprement intertextuelles est plus précisément pour nous un des indices du caractère très particulier du mode de transfictionnalité exemplifié par le cycle indien. Ce caractère très particulier se manifeste sous plusieurs formes, dont la plus spectaculaire est la forme autophage: le cycle indien est une fiction (transopérale) qui se dévore elle-même à travers ses actualisations successives.
4Le terme de « cycle » pose d’ailleurs problème. Cette notion suggère en effet l’idée d’un univers fictionnel se développant à partir d’une origine et, qui, après avoir parcouru un certain nombre d’étapes correspondant à autant d’expansions ou de développements, se clôt sur lui-même, formant un univers fictionnel complet et « un », même s’il transcende les limites d’une œuvre individuelle. Or, la situation du corpus « indien » est fort différente. D’une part, le mouvement général du cycle indien n’est pas celui d’une expansion ou d’un développement d’un univers qui se complexifierait et s’enrichirait au fur et à mesure: on verra que, tout au contraire, le mouvement dominant est celui d’un délitement progressif. D’autre part, comme Dominique Noguez l’a noté [4], l’ensemble est fondé sur la répétition, qui n’est pas un principe de complétude. Le dernier ouvrage de la série, Son nom de Venise dans Calcutta désert, ne clôt ni n’achève rien: il se borne à mettre fin à un processus de production textuelle et filmique transopérale qui aurait pu tout aussi bien se continuer indéfiniment, du simple fait que la façon dont cette production se rapportait à l’univers fictionnel qu’elle mettait en scène n’avait pas la forme d’un développement ni celle d’un mouvement téléologique vers un point d’achèvement narratif. Contrairement au cycle au vrai sens du terme, qui est lié par une téléologie interne forte, les œuvres de Duras ici en cause forment une série ouverte, fondée sur la répétition et l’écart. Comme déjà indiqué, ceci n’implique pas qu’on puisse rendre compte de leur fonctionnement uniquement en termes d’intertextualité rhizomatique. Ce qui est en jeu, ce n’est pas la textualité, mais bien la fictionnalité. En fait, l’image la plus juste pour décrire les relations qui se tissent entre les œuvres du cycle serait celle de variations musicales – donc syntagmatiques – autour d’un thème (sémantique), à condition d’ajouter qu’au fil des variations la structure thématique de départ ne cesse de se déliter et donc (du point de vue du lecteur) de se décomposer, cette décomposition résultant d’une dynamique interne à la constitution même du cycle.
Une histoire transfictionnelle
5En disant que le mouvement général du cycle indien n’est pas celui d’une expansion ou d’un développement d’un univers qui se complexifierait et s’enrichirait au fur et à mesure des ouvrages, nous ne voulons pas dire que la diégèse est donnée d’un coup, dans sa totalité, dès le premier volume. Entre certains des volumes de la série, il y a bien des liens de consécution narrative, et l’histoire qui se dégage de l’ensemble n’est pas entièrement réductible à une simple variation du récit donné dans Le Ravissement de Lol V. Stein. Dans un premier temps, nous allons donc montrer qu’on peut reconstituer l’univers narratif du cycle indien comme tel et que cet univers est transopéral. Les histoires racontées dans certains des ouvrages consécutifs au récit matriciel sont bien des continuations, puisque l’on y retrouve les mêmes personnages à une autre époque de leur vie. Mais on verra que cette relation transfictionnelle de type diégétique n’est qu’un des traits prégnants du cycle indien et qu’il entre en collision avec d’autres dynamiques transopérales.
6Le roman-matrice du cycle, Le Ravissement de Lol V. Stein, s’ouvre avec la célèbre nuit du bal de S. Thala qui revient comme un leitmotiv dans tous les autres livres. Pendant cette nuit, Lol V. Stein, qui a dix-neuf ans, est quittée par son fiancé Michael Richardson pour Anne-Marie Stretter, la femme de l’ambassadeur de Calcutta. Pendant toute la nuit, Lol, cachée derrière les plantes vertes du bar avec son amie Tatiana Karl, observe le nouveau couple. C’est cet épisode qui, aux yeux du narrateur Jacques Hold (qui deviendra plus tard l’amant de Lol), déclenche la folie de la jeune fille. C’est aussi, on le verra plus loin, la scène primitive à laquelle ne cesseront de revenir tous les ouvrages du cycle.
7Après la nuit du bal et après un premier épisode de folie, Lol V. Stein se marie avec un musicien, Jean Bedford. Elle quitte S. Thala pendant dix ans et vit avec son mari et ses deux enfants à U. Bridge. Quant à Michael Richardson et Anne-Marie Stretter, après l’épisode du bal, ils n’apparaissent plus directement dans Le Ravissement de Lol V. Stein. Le lecteur apprend de manière indirecte que Michael Richardson a vendu toutes ses propriétés [5], qu’il a suivi Anne-Marie Stretter à Calcutta et qu’il n’est plus jamais revenu des Indes. Plus tard, au moment où Lol, de retour à S. Thala, renoue avec Tatiana Karl et qu’elles évoquent ensemble l’épisode du bal, Lol et le lecteur apprennent par cette dernière que la relation entre Michael Richardson et Anne-Marie Stretter n’a duré que très peu de temps, Anne-Marie Stretter n’ayant jamais voulu quitter son mari. Tatiana Karl dit l’avoir rencontrée, devenue vieille entre-temps, à T. Beach où elle vient de temps en temps passer quelques jours.
8Lorsque le lecteur apprend cela, dix ans se sont passés, et Lol s’est réinstallée dans la maison où elle avait habité pendant son enfance. Durant ses promenades, elle revit chaque jour l’épisode du bal et commence à suivre Jacques Hold, l’amant de Tatiana Karl (et le narrateur du récit). Cette fois-ci, c’est elle qui ravit Jacques Hold à Tatiana, mais elle ne le fait que pour s’exclure de nouveau et pour revivre la scène traumatique primitive. Afin de voir ce qu’elle avait voulu voir (comment Michael Richardson déshabille Anne-Marie Stretter), elle observe, couchée dans un champ de seigle, Jacques Hold, à qui elle a enjoint de ne pas abandonner Tatiana, faire l’amour avec celle-ci. A la fin du livre, Lol retourne avec Jacques Hold dans la salle du bal où s’était passé l’épisode traumatique du début et rechute dans sa folie.
9Le Vice-Consul, publié un an après Le Ravissement de Lol V. Stein, reprend l’histoire de Michael Richardson et d’Anne-Marie Stretter à Calcutta, deux ans après le bal [6], à un moment où leur relation a perdu le caractère exalté de leur rencontre: Anne-Marie Stretter continue à vivre avec son mari et Richardson n’est qu’un des nombreux hommes qui gravitent autour d’elle. D’ailleurs, le nom de l’amant du Ravissement a subi une transformation: il ne s’appelle plus Richardson mais Richard. Ainsi, si la relation entre Anne-Marie Stretter et Michael Richard(son) continue, elle n’est pas au centre du livre. En fait, Michael Richard(son) ne fait son apparition que tard dans le livre, lors de la réception de l’ambassade. Le véritable centre du livre est l’histoire du Vice-Consul – personnage absent du Ravissement – et d’Anne-Marie Stretter. Il apparaît qu’ils sont liés par un désespoir commun devant l’horreur, la famine, la lèpre qui règnent en Inde. En effet, un des traits narratifs singuliers du Vice-Consul réside dans le fait que leur histoire se déroule en parallèle avec une autre, celle de la mendiante, racontée et écrite par Peter Morgan, lui-même un des personnages du roman. Cette histoire de souffrance, de pauvreté, d’errance et de colonialisme, dont le statut mi-factuel, mi-fictif n’est jamais clairement établi, forme un contraste saisissant avec le monde fermé des ambassades. A la fin du livre, Anne-Marie Stretter se rend aux îles, à l’hôtel Prince of Wales, accompagnée par Michael Richard(son) et d’autres amis, dont Peter Morgan. Le soir, restée seule, elle « s’allonge dans l’allée, la tête sur la paume de sa main, accoudée sur le sol, dans la pose d’une liseuse [7] » puis, après avoir jeté du gravier, « elle déplie son bras, elle pose son visage sur ce bras allongé et telle reste là [8] ». Cette scène ultime précède en fait immédiatement la mort par suicide d’Anne-Marie Stretter, mais cette mort n’est que vaguement suggérée ici et elle ne sera confirmée que dans India Song [9].
10Dans les œuvres suivantes, ordre de parution et ordre diégétique ne se correspondent plus. C’est dans India Song, paru après L’Amour, qu’on nous raconte, entre autres, la mort d’Anne-Marie Stretter, alors que L’Amour, paru avant India Song, nous raconte des événements narrativement postérieurs, à savoir la vie de Richardson après la mort de Stretter. Cette non-coïncidence entre ordre de parution des ouvrages et chronologie du récit est un des multiples éléments qui montrent que dans le cycle indien le caractère transopéral de l’univers fictionnel ne saurait être étudié uniquement en termes diégétiques.
11India Song, l’élément suivant du point de vue du développement de l’histoire, se présente comme la rencontre entre la remémoration d’une vieille histoire d’amour, celle de Michael Richardson et d’Anne-Marie Stretter, immobilisée dans la culminance de la passion, et d’une histoire d’horreur, celle de la mendiante, racontée déjà, on le sait, par Peter Morgan dans Le Vice-Consul. Du point de vue narratif, India Song coïncide en fait largement avec l’histoire racontée par Le Vice-Consul. Le titre lui-même résulte d’ailleurs d’une transformation du titre d’une chanson omniprésente dans le Le Vice-Consul: « Indiana Song », devenue ici « India Song ». Les seules informations inédites concernent le sort d’Anne-Marie Stretter, de Michael Richardson (qui retrouve ici son nom d’origine) et du Vice-Consul: nous apprenons que Mme Stretter est morte et qu’elle est enterrée au cimetière de Calcutta, qu’après sa mort Michael Richardson a quitté les Indes, que le Vice-Consul a abandonné son poste de Bombay et que, depuis, on a perdu sa trace.
12La relation qui lie India Song au Vice-Consul nous montre encore une fois que le niveau du développement de l’histoire ne suffit pas pour rendre compte de la transfictionnalité chez Duras. En effet, même si, du point de vue diégétique, India Song n’apporte guère d’éléments nouveaux par rapport au Vice-Consul, l’ouvrage nous transporte dans un ordre de réalité foncièrement différent de celui du livre précédent. Ce qui y était une histoire encore toute proche, presque contemporaine de la narration, s’est entre-temps transformé en une légende dans laquelle les éléments narratifs ont déjà perdu beaucoup de leur précision et où leur statut est souvent incertain.
13Dans L’Amour – paru, rappelons-le, avant India Song – et La Femme du Gange, on apprend le destin de Michael Richardson après la mort d’Anne-Marie Stretter: il s’est marié et il a eu deux enfants. Le lecteur peut induire cette dernière information notamment du fait qu’une femme avec deux enfants à laquelle Richardson avait écrit une lettre d’adieu vient le chercher à S. Thala et que celui-ci lui dit qu’il ne retournera plus auprès d’elle, qu’il est venu à S. Thala pour se tuer. En termes diégétiques, L’Amour et La Femme du Gange terminent l’histoire du cycle indien: l’univers de fiction se retourne sur lui-même, puisque l’histoire finit avec le retour de Michael Richardson au lieu de la scène primitive. On pourrait être tenté d’en conclure que le terme controversé de « cycle » possède malgré tout une certaine justification. Cependant, cette « fin », on l’a déjà dit, n’a rien d’une clôture herméneutique: en fait, elle ne clôt rien. Le retour de Richardson ne fait qu’exemplifier à sa façon l’impossibilité du récit de s’éloigner de la catastrophe initiale, d’aller vers un ailleurs – donc de se déployer selon une téléologie menant à une résolution finale. Les différents ouvrages forment ainsi, plutôt qu’un cycle, une suite ouverte, au sens où on peut en abstraire une diégèse unique mais non téléologique.
14Mais, surtout, ces relations diégétiques, donc syntagmatiques, sont en permanence concurrencées, voire déconstruites, par des relations paradigmatiques, qui sont de l’ordre de la récurrence, de la variation, de l’écho, de l’affaiblissement progressif, etc., d’un même noyau thématico-narratif. Ce sont ces faits de transfictionnalité relevant de l’axe paradigmatique qui font la singularité du cycle indien: autant que d’une suite au sens narratif, il s’agit, nous le verrons, d’une suite au sens musical, d’une suite de variations. Leur « thème », objet de diffractions infinies, est l’élément même qui fait aussi fonction d’origine narrative: l’histoire du bal, histoire qui est dite et redite dans tous les livres, et qui fait fonction à la fois de narration matricielle et de trauma qui ne cesse de relancer l’univers fictionnel dans un geste répétitif compulsionnel.
Le bal de S. Thala comme paradigme du manque et de l’absence
15Pour mieux comprendre le caractère singulier de la construction de la « suite indienne » de Duras, on peut partir d’un constat paradoxal. D’un côté, lorsque l’on prend les livres un à un, rien n’indique qu’il s’agit d’éléments de la même histoire. Le non-accord entre ordre de parution et ordre diégétique renforce cette impression. Il s’agit bien d’ouvrages qui se présentent comme autant d’œuvres autonomes. Et pourtant, cela ne signifie pas que chacun des livres pris individuellement puisse être compris adéquatement. Ainsi, si le lecteur peut lire Le Ravissement de Lol V. Stein et Le Vice-Consul comme deux livres indépendants sans rencontrer trop de difficultés de compréhension, il n’en va pas de même pour L’Amour et La Femme du Gange: si on n’a pas lu Le Ravissement de Lol V. Stein, on n’arrive pas à reconstituer l’histoire racontée. De même, pour comprendre India Song, il faut être familiarisé aussi bien avec Le Ravissement de Lol V. Stein qu’avec Le Vice-Consul.
16Ces difficultés de compréhension ont une raison précise qui n’est pas tant l’incomplétude narrative de chacun des ouvrages pris isolément que le fait que tous reviennent en arrière vers l’histoire du bal qui fonctionne comme matrice d’engendrement par récurrence. On peut en retrouver la marque même dans Le Vice-Consul, le seul des livres où il n’est pas directement question du bal de S. Thala et de Lol V. Stein. Le bal y est présent comme écho intertextuel thématique, notamment à travers le motif de la danse, le schéma triangulaire du bal et sa charge symbolique, à savoir le trauma originel de la séparation absolue tel qu’il est exposé par Jacques Hold dans Le Ravissement:
[…] je suis arrivé à croire ceci: dans les multiples aspects du bal de T. Beach, c’est la fin qui retient Lol. C’est l’instant précis de sa fin, quand l’aurore arrive avec une brutalité inouïe et la sépare du couple que formaient Michael Richardson et Anne-Marie Stretter, pour toujours, toujours [10].
18Ici, c’est le Vice-Consul qui est le tiers exclu du triangle, lui dont l’amour ne se réalise pas et qui aime Anne-Marie Stretter « dans l’amour de Michael Richardson [11] ». De même, son cri répète et varie celui de Lol: c’est un cri de fin du monde. Si chez Lol il traduit l’impossibilité de l’amour et l’absence de l’être aimé, chez le Vice-Consul, il traduit à la fois cela et le désespoir de l’Inde, de la faim et de la misère [12].
19C’est le retour incessant, obsessionnel, vers cette mémoire originelle, vers ce trauma initial, qui ne cesse de miner l’histoire de l’intérieur, l’empêchant d’atteindre sa complétude. Épisode sans cesse repris, le bal est ainsi le moteur même d’une construction fictionnelle transopérale, toujours englobée dans des contextes différents.
20Ainsi, dans Le Ravissement de Lol V. Stein, c’est avec le retour de Lol à S. Thala qu’il reprend vie [13]. Jacques Hold, qui accompagne Lol dans son voyage à S. Thala, pense que celle-ci revisite sa mémoire du bal une dernière fois afin de l’enterrer et qu’à l’avenir elle sera remplacée par une autre mémoire: celle du voyage entrepris avec lui. Certes, en se faisant accompagner de Hold, Lol crée une autre perspective sur le bal, mais cette perspective n’est qu’une répétition du bal tel qu’elle l’a vécu, puisqu’elle s’exclut de nouveau, réitérant ainsi la même histoire: Jacques Hold doit aimer Tatiana et non pas Lol, cela afin que cette dernière puisse revivre l’histoire du bal. Hold se rend compte petit à petit qu’il n’est qu’un pion dans cette compulsion à la répétition de l’épisode du bal, dans laquelle il joue un rôle de tenant-lieu fictif [14]. Qu’il s’agit bien d’un tenant-lieu fictif, c’est ce que nous montre L’Amour. Cette fois-ci, Lol revisite S. Thala avec le Voyageur, qui est en fait Michael Richardson, donc celui-là même qui a été un des acteurs du trauma originel. On comprend du même coup que Jacques Hold n’était qu’un substitut [15]. On peut noter en passant que dans L’Amour et La Femme du Gange, l’épisode du bal est situé en deux endroits différents [16] : au casino municipal (endroit où il a eu lieu dans Le Ravissement de Lol V. Stein) et dans le hall de l’hôtel où habite le Voyageur. Enfin, si, dans ces deux ouvrages, Lol est de nouveau avec Richardson (sans le reconnaître) à S. Thala, c’est désormais ce dernier seul qui revisite le lieu du trauma. Ainsi il se rend au casino municipal pour revoir la salle du bal, qui est maintenant vide, avec des glaces ternies, les fauteuils rangés face aux glaces, le long des murs blancs, les socles des plantes vertes vides. Lorsqu’il entre dans le bâtiment, on entend de nouveau la musique du bal, comme un chant funèbre [17]. Mais le souvenir du bal est aussi réactivé dans le hall de l’hôtel où habite le Voyageur (Richardson), hôtel qui est qualifié de « blockhaus de la mémoire [18] ». Ici, c’est le Fou (dans La Femme du Gange) ou l’homme aux yeux bleus (dans L’Amour), qui danse tout seul sur la musique de S. Thala, danse solitaire qui marque le manque, l’absence de l’être aimé. Alors que le Voyageur (Richardson) le regarde, comme s’il était pris dans un rêve, l’homme aux yeux bleus décrit l’espace de la piste de danse, et c’est en dansant qu’il retrouve la mémoire et réitère l’épisode du bal, revivant ainsi ce que Lol avait vécu:
Le corps s’emporte, se souvient, il danse sous la dictée de la musique, il dévore, il brûle, il est fou de bonheur, il danse, il brûle, une brûlure traverse la nuit de S. Thala.
Quelques secondes. Il s’arrête.
Il est arrêté. Il ne bouge plus. Il ne chante plus, il cherche autour de lui l’événement extérieur qui a interrompu la danse, le chant, il cherche ce qui est arrivé, saisi par un vertige que seulement il subit [19].
22La danse a donc une fonction de réactivation de la mémoire, mais cette mémoire elle-même se réfracte peu à peu entre des personnages multiples: une fois la danse finie, l’homme aux yeux bleus (dans L’Amour) ou le Fou (dans La Femme du Gange) reconnaît que c’est le Voyageur qui a été le protagoniste de cette nuit qui ne cesse de revenir, de remonter du passé et de dévorer le présent. Ces deux personnages sont ainsi envahis par la mémoire du Voyageur. Ce qui est décrit dans L’Amour et La Femme du Gange, ce n’est donc pas tant le bal que la « ruine du bal ». C’est, explicitement, « le bal mort de S. Thala », que les voix de La Femme du Gange essaient de reconstruire. Chaque fois, quand elles se souviennent du bal, elles l’évoquent à travers le refrain « Que d’amour…/ Ce bal…/ Que de désir… ». Mais ce désir, qui lie Lol aux amants du Gange, s’avère être un « désir mortel »: il contamine tout le monde, jusqu’aux voix de femmes dans La Femme du Gange [20] dont une brûle au contact de l’histoire de Lol. Selon Duras, c’est cette « brûlure » qui marque la mort du bal:
En lieu et place de L. V. S. répudiée, avant, La Voix brûlée est morte.
Avec elle meurt le bal en forme d’étoile fixe, le bal de S. Thala. La séparation, fixe, entre les termes du désir, est détruite: un terme disparaît: L. V. S. meurt en la Voix brûlée. Il fallait que cela cessât [21].
24Pourtant, dans India Song, l’événement matriciel revient. Les voix qui évoquent l’histoire d’amour entre Anne-Marie Stretter et Michael Richardson reviennent elles aussi à l’origine de leur histoire, qui est marquée par le trauma initial: l’abandon de Lol V. Stein, événement qui renvoie à l’épisode du bal [22]. Ainsi L. V. S. ne cesse-t-elle de revenir, même après la mort de la Voix brûlée.
25La suite indienne n’obéit donc pas à un principe d’extension progressive comme le voudrait la vision canonique de la transfictionnalité: sa logique est plus proche de celle de la répétition, mais d’une répétition qui affaiblit la trace de ce qu’elle répète. Ainsi, selon les ouvrages, le même noyau thématique traumatique est focalisé de loin ou de près. Si, dans Le Ravissement de Lol V. Stein, il apparaît comme proche, trop proche même pour Lol, dans L’Amour où le chant de S. Thala a la résonance d’un chant funèbre [23], il est enfoui dans un passé mort, alors que, dans India Song, son statut n’est plus que celui d’un écho confus. La structure répétitive n’est donc pas une reproduction à l’identique. En effet, un des éléments les plus singuliers de la suite est celui d’un affaiblissement progressif de l’univers fictif couplé à un dépérissement des personnages: la fiction se retourne contre elle-même dans un geste d’autodévoration. Là encore, Duras va à l’encontre de la logique « normale » de la transfictionnalité qui tend plutôt à un renforcement de l’univers et à une concrétisation de plus en plus forte des personnages.
26Le dépérissement est d’abord celui de Lol bien sûr, puis celui de Stretter et celui du Vice-Consul, et enfin celui de Richardson. Ainsi, bien que ce dernier retourne à S. Thala, lui et Lol ne se retrouvent pas puisque, devenue folle, « gouffre nu, pur de toute mémoire [24] », elle ne le reconnaît plus. N’étant plus reconnu dans son identité par elle, il perd du même coup la sienne propre: il devient à son tour un homme de S. Thala, son propre fantôme. Seul le Fou semble encore garder la mémoire du passé, mais elle est enfermée dans son esprit clos sur lui-même, à jamais inaccessible. La suite indienne est ainsi la mise en place progressive d’une perte d’identité généralisée. A cette décomposition des personnages correspond une décomposition de la substance narrative elle-même: d’un livre à l’autre, l’histoire semble se perdre, s’affaiblir, s’effilocher. Au lieu de s’approcher de la complétude au fil des œuvres, la mémoire narrative se troue à travers les tentatives renouvelées de la reconstituer [25]. Dans India Song et La Femme du Gange, les voix anonymes elles-mêmes – pourtant en principe extra-diégétiques, comme les voix du chœur antique – sont atteintes à leur tour par la folie, et leur souvenir se transforme en délire, devient « illogique, anarchique [26] ». Aucune des actualisations successives n’accède à la plénitude de l’histoire, qui non seulement reste en manque de sa propre complétude, mais se défait progressivement [27].
27On a souvent noté que l’écriture de Duras joue beaucoup sur le blanc, le silence, le vide, l’absence, le suspense. C’est cette technique qui explique pour une grande part le caractère paradoxal du cycle du point de vue transfictionnel: le développement est un appauvrissement progressif. Ce qui, dans Le Ravissement de Lol V. Stein, était une microcellule thématique, l’épisode du bal comme paradigme du manque et de l’absence, envahit dans L’Amour et La Femme du Gange la structure même du livre et jusqu’au style, qui se mue en un style de la négation, de l’appauvrissement, de la perte.
28L’Amour ne cesse ainsi de jouer sur l’absence, sur la dématérialisation, la perte, la folie qui se traduisent d’une façon très prégnante par la mise en page et la syntaxe: dialogues en retrait, phrases en suspens, verbes à la forme négative, phrases hachées. Autrement dit, le thème du bal comme trauma destructeur contamine peu à peu la forme et la matière des récits qui sont censés le mettre en scène. Dans L’Amour, tout est funeste comme si l’univers entier se trouvait dans l’ombre du bal: le chant de S. Thala, « une danse lente, de bals morts, de fêtes sanglantes [28] », « musique des fêtes sanglantes [29] », le cri qui lacère l’air, les sirènes qui hurlent, la ville qui brûle, Lol qui dort sur le sable au soleil, « pourrissante, chien mort de l’idée [30] », le Voyageur qui quitte sa femme et ses enfants – une atmosphère qu’on retrouvera ensuite dans La Femme du Gange où le bal mort est évoqué par la litanie des voix. Les personnages sont dépossédés de leur affection, de leur mémoire: Lol suit l’homme aux yeux bleus qui est comme une extériorisation de sa douleur. Sa mémoire se trouve désormais en dehors d’elle, incrustée dans les lieux. Cette mémoire objectivée au sens le plus littéral du terme est inscrite physiquement dans la salle du bal: entre le paravent japonais et la table, il y a « la place vide de la jeune fille de S. Thala, statufiée [31] », les plantes sont renversées, elles « ont reçu le corps évanoui du désir [32] ». Par terre, il y a un poudrier blanc d’adolescente et des morceaux de la robe noire d’Anne-Marie Stretter. Mais, au-delà de la salle du bal, cette mémoire finit par gangrener toute la ville: la « brûlure » psychique du bal finit par se matérialiser dans la ville qui brûle. Ainsi l’histoire du bal est évacuée au sens le plus littéral de ce verbe. L’Amour devient du sable qui s’écoule entre les doigts, et son mot devient un mot-trou:
Il prend du sable, il le verse sur son corps. Elle respire, le sable bouge, il s’écoule d’elle. Il en reprend, il recommence. Le sable s’écoule encore. Il en reprend encore, le verse encore. Il s’arrête. – Amour.
Les yeux s’ouvrent, ils regardent sans voir, sans reconnaître rien, puis ils se referment, ils retournent au noir [33].
Variations musicales
30On vient de voir que le mouvement progressif de la suite indienne est en grande partie celui d’un évidement, celui d’une fiction qui dévore peu à peu sa propre substance. Mais cet évidement est combiné à un autre principe, auquel nous avons fait référence au début: celui de la variation, au sens musical de ce terme. Chaque livre devient ainsi une chambre d’écho des autres, et, à la limite, l’ordre de lecture peut prendre n’importe quel élément de la série comme point de départ. La « suite » au sens narratif du terme se donne ainsi aussi à lire comme une suite au sens musical du terme. C’est cet aspect-là du cycle indien qu’il s’agit maintenant de voir d’un peu plus près.
31Par l’importance qu’elle accorde aux motifs musicaux dans la thématique même du cycle indien, Duras semble vouloir attirer l’attention du lecteur sur la pertinence du modèle de la variation musicale comme principe générateur de la série. Le lien entre les livres est ainsi assuré par des intermèdes musicaux qui rythment plusieurs des ouvrages, des sortes d’intermezzi: le cri de Lol V. Stein et celui du Vice-Consul; le chant de S. Thala qui, multiplié à l’infini, est entendu comme une plainte dans L’Amour [34], et qu’on réentend dans La Femme du Gange comme un écho prolongé du cri de Lol; « Indiana Song », qui dans Le Vice-Consul désigne la partition que jouait le Vice-Consul lorsqu’il était jeune, revient, rebaptisé « India Song », comme titre et leitmotiv de India Song [35]; le chant de la mendiante, dit chant de Savannakhet dans Le Vice-Consul, est lui aussi repris dans India Song. On se rappellera aussi que Les Variations Diabelli rythment India Song, et qu’Anne-Marie Stretter y joue une pièce de Schubert au piano.
32Plus fondamentalement, l’histoire narrée elle-même se transforme parfois en chant: ainsi dans India Song, les voix, au lieu de narrer l’histoire, la chantent et la récitent [36]. L’histoire de Lol V. Stein se transforme donc elle-même en un chant légendaire et résonne comme un écho de toutes les passions insensées. D’où le titre India Song, qui évoque un air du passé mais qui est toujours à la mode, qu’on réécoute sans cesse [37], tout comme la chanson Blue Moon dans La Femme du Gange [38]. Ici encore, on constate un de ces glissements onomastiques dont la suite indienne fourmille et qu’il faudrait analyser en eux-mêmes: dans Le Vice-Consul, « Blue Moon » avait été le nom du bordel ou du bar fréquenté par Anne-Marie Stretter avec ses amants anglais.
33Cette présence thématique obsédante de la musique a été explicitement identifiée par Duras comme renvoyant à un principe formel à la base de la série, y compris du point de vue thématique: « les noms des villes, des fleuves, des États, des mers de l’Inde ont avant tout […] un sens musical [39]. » En fait, on peut dire sans exagérer que c’est la structure même de la série qui est musicale. Ainsi, si certains livres continuent l’histoire racontée dans un livre antérieur, on constate que chaque fois cette histoire est réactualisée dans un registre, ou un « mode », différent, exactement comme une variation musicale change de mode d’une exemplification à l’autre de son thème de base. L’Amour est certes une suite du Ravissement de Lol V. Stein, mais l’histoire s’y présente sous une forme totalement abstraite, et le lecteur a donc l’impression – justifiée – de lire un livre qui est autre chose qu’une suite au sens diégétique du terme: un ouvrage autonome ayant son principe de construction propre. La Femme du Gange semble à première vue être une simple répétition de l’histoire de L’Amour, agrémentée de quelques rares éléments nouveaux ou repris du Vice-Consul, mais, en même temps, cette histoire y est présentée dans une perspective différente. De même, si India Song est une suite du Vice-Consul, on se trouve dans un autre registre: l’histoire est remémorée par des voix, longtemps après la mort d’Anne-Marie Stretter. Et encore ne tenons-nous pas compte ici des variations introduites par le passage du récit au théâtre ou au film, véritable orchestration transsémiotique.
34Pour montrer concrètement comment fonctionne ce principe de la variation transfictionnelle, nous nous bornerons à deux exemples: les relations entre Le Ravissement de Lol V. Stein et L’Amour, ainsi que celles entre ce dernier ouvrage et La Femme du Gange.
35L’Amour, nous le savons déjà, est la continuation de l’histoire de Lol V. Stein. En fait, la manière dont Duras reprend l’histoire la rend presque méconnaissable. Elle la continue en effet dans un registre tout à fait différent: elle semble appauvrie, dépouillée, réduite à une essence abstraite. Ainsi la relation triangulaire amoureuse et charnelle du Ravissement de Lol V. Stein est figurée ici abstraitement par le mouvement des trois personnages à travers l’espace physique:
Le triangle se ferme avec la femme aux yeux fermés. Elle est assise contre un mur qui délimite la plage vers sa fin, la ville. L’homme qui regarde se trouve entre cette femme et l’homme qui marche au bord de la mer. Du fait de l’homme qui marche, constamment avec une lenteur égale, le triangle se déforme, se reforme, sans se briser jamais [40].
37La relation amoureuse triangulaire devient une figure géométrique abstraite. D’ailleurs, les personnages n’ont pas (plus) de noms: il y a un homme qui regarde la mer, une femme, les yeux fermés (qu’on devine être Lol), et un autre homme qui marche sans cesse sur la plage. Un des hommes est nommé « le Voyageur » (c’est, nous le savons si nous avons lu les autres ouvrages du cycle, Richardson) et l’autre qui se promène sans cesse au bord de la mer est identifié uniquement par ses yeux d’un bleu étincelant [41]. Sa déambulation fait écho à celle de Lol V. Stein dans la deuxième partie du Ravissement, où elle se promène dans la ville, Lol qui elle-même revient sous une forme anonyme: celle de la femme pour laquelle la plage est comme un ultime point d’ancrage. De cette manière s’ouvre un espace entre la mémoire et l’oubli, où tout est répété et revécu, mais sous une forme de pur mouvement corporel dans l’espace. C’est comme si les sentiments s’étaient tous extériorisés en termes de repos et de mouvement corporels:
Nous sommes là dans un monde totalement corporel. C’est en marchant qu’une autre mémoire lui vient, et qu’une mémoire la quitte, que le transfert s’opère [42].
39Lorsque tout est oublié, seul le corps se souvient: le corps du fou qui danse, le corps des personnages qui marchent. Mémoire muette, indéchiffrable mais toujours agissante. A la fin du livre, même si Lol ne reconnaît plus S. Thala, ses « jambes d’enfant » qui la guident vers la mer, vers les plages, elles, s’en souviennent. Les actions finissent ainsi par se réduire à des gestes mécaniques qui n’ont plus de signification, mais qui gardent la trace matérielle de ce qui a été.
40Le manque d’action est compensé par le rythme musical créé par la marche incessante des personnages au bord de la mer, par le changement du jour en nuit, par le bruit régulier des vagues. Tout est épuré, l’action, les personnages semblent dissous dans le rythme. Certes, cette épure est due peut-être en partie au fait que ce livre est en même temps une préfiguration du film, puisque Duras écrit comme si elle filmait la lumière qui change, le ciel, la marche des personnages au bord de la mer, etc. Mais ces indications ont des effets de lecture propres qui ne sont pas réductibles à ceux d’indications de scénario: il s’agit de notations qui, au-delà de leur fonction d’indication temporelle, construisent des variations atmosphériques [43] – au sens d’ « atmosphère musicale ».
41Puisque les personnages n’ont pas de nom, au départ, seul le nom du lieu, S. Thala, indique au lecteur le lien avec Le Ravissement de Lol V. Stein. Mais ce lieu lui-même a changé: Lol ne le reconnaît pas ou bien elle constate que les choses ne sont plus comme avant, il est dématérialisé, c’est un « pays de sables et de vents [44] ». Les plages, la mer évoquent T. Beach, mais ces plages sont désormais dépeuplées. Seuls demeurent les cris des mouettes, le rythme du vent, les modulations de la lumière qui colorent le ciel et la mer.
42On voit de nouveau que le niveau de la compréhension du lecteur dépend largement de la connaissance qu’il a ou qu’il n’a pas du livre-matrice, Le Ravissement de Lol V. Stein, puisqu’il est de nouveau question du fameux bal. Il ne peut pas ne pas se demander à un moment ou à un autre qui est ce Voyageur, qui est l’autre homme, puisqu’il est sans cesse fait allusion à des faits et à des événements absents du texte qu’il lit. S’il a lu Le Ravissement, il devine plus ou moins vite que la femme est Lol, devenue folle, que le Voyageur est Michael Richardson, revenu à S. Thala, parce que le Voyageur retourne dans la salle du bal et se rappelle que lui et Lol en sont sortis séparés [45]. De la fenêtre de la salle du bal, il observe Lol endormie sur la plage. Il la rejoint au moment où le jour se lève. Ainsi avec l’éclatement de la lumière, l’histoire semble-t-elle recommencer:
Pendant un instant elle sera aveuglée. Puis elle recommencera à me voir. A distinguer le sable de la mer, puis, la mer de la lumière, puis son corps de mon corps. Après elle séparera le froid de la nuit et elle me le donnera. Après seulement elle entendra le bruit vous savez?… de Dieu?… ce truc [46]?
44Mais le lecteur qui a lu l’ensemble de la suite sait que ce recommencement est un faux recommencement: en ayant pris la place de Lol, celle de celui qui observe, Richardson la rejoint du même coup dans son destin, sans pourtant jamais pouvoir la rejoindre comme personne, puisque Lol est désormais absente à elle-même.
45Si L’Amour est une continuation, dans un registre abstrait, du Ravissement, La Femme du Gange est quant à elle une sorte de réduplication concrétisante de L’Amour. En effet, ce qui était abstrait dans L’Amour se concrétise dans La Femme du Gange, qui confirme en l’explicitant ce que L’Amour nous avait laissé deviner, à savoir que le Voyageur est Michael Richardson, que la femme s’appelle L. V. S., abréviation de Lol V. Stein, et que le troisième personnage est un fou, dont la fonction est de garder les autres, c’est-à-dire en fait de garder leur mémoire. En ce sens, il convient de nuancer l’idée d’un évidement progressif: La Femme du Gange introduit un moment de réamorçage de la fiction. D’ailleurs, elle introduit aussi de nouveaux personnages, qui forment autant de motifs inédits: par exemple, un Jeune Homme et puis La Femme en noir, qui est une réincarnation de Tatiana Karl.
46Comme dans L’Amour, Michael Richardson est retourné à S. Thala et comme dans L’Amour, une femme avec deux enfants vient le chercher. Il les repousse, mais ici on apprend de manière explicite qu’il a quitté les Indes après la mort d’Anne-Marie Stretter, qu’il s’est marié et a eu deux enfants et qu’il est retourné à S. Thala pour se tuer. Dans L’Amour, le lecteur devait deviner toutes ces informations. De même, nous apprenons ici ce qui s’est passé avec Lol: après sa deuxième crise de folie, une ambulance est venue la chercher dans le champ de seigle et on l’a internée. Ce qui était seulement suggéré dans L’Amour à travers la référence répétée à la prison est dit ici de manière explicite. Et si dans L’Amour le lecteur n’apprenait pas autour de quelle maison tournait le Voyageur, dans La Femme du Gange nous apprenons qu’ « en une seule elle est toutes les demeures de L. V. S. après qu’elle se soit mariée et qu’elle ait eu des enfants [47] ».
47Mais, même si La Femme du Gange est à certains égards une « reprise » de L’Amour, si elle apporte des éléments qui nous permettent de (re)donner des noms aux personnages et de comprendre le lien avec Le Ravissement de Lol V. Stein, elle n’est pas une pure répétition par concrétisation: les épisodes sont déplacés; les mêmes paroles sont prononcées par d’autres personnages; la femme aux yeux fermés de L’Amour, qui fonctionnellement a le statut de Lol, attend un enfant, alors que L. V. S. de La Femme du Gange n’a pas d’enfant [48]; la fin des deux livres ne coïncide pas tout à fait (à la fin, Michael Richardson va revoir la salle du bal du casino comme dans L’Amour et il observe à travers la fenêtre Lol V. Stein; mais cette fois-ci, celle-ci le regarde, alors que dans L’Amour elle est endormie sur le sable comme dans Le Ravissement). Par ailleurs La Femme du Gange reprend également des motifs du Vice-Consul comme les tennis déserts [49], symbole du vide, ou même des personnages du Vice-Consul, comme la mendiante. Enfin les moyens sémiotiques ne sont pas les mêmes, car il ne faut pas oublier que La Femme du Gange – comme India Song – existe sous deux formes: un film et un texte. Or, le film, l’image, est pour Marguerite Duras encore une manière d’écrire, donc de s’exprimer, d’exprimer des choses et plus précisément celles qu’on ne peut pas exprimer à travers le langage.
On est toujours débordé par l’écrit, par le langage, quand on traduit en écrit, n’estce pas; ce n’est pas possible de tout rendre, de rendre compte du tout. Alors que dans l’image vous écrivez tout à fait, tout l’espace filmé est écrit, c’est au centuple l’espace du livre. Mais je n’ai découvert ça qu’avec La Femme du Gange, pas avec les autres films [50].
49Si le film doit prendre en charge ce que le langage ne peut exprimer, alors le film La Femme du Gange ne saurait évidemment être réduit au livre éponyme: il constitue une variation spécifique, irréductible, de la suite et à ce titre il devrait être étudié à part (la même chose vaut pour le film India Song). C’est aussi en ce sens-là que la notion de transfictionnalité nous semble plus appropriée que celle d’intertextualité pour parler des liens entre les différentes œuvres de la suite indienne. En effet, la démarche de Duras consiste à faire transiter un même univers de fiction, non seulement entre des modèles formels et des genres différents, mais aussi entre des médias différents, les passages entre genres et médias livrant un des principes de la variation.
La question des voix
50Un dernier aspect important du caractère singulier transopéral de l’univers fictionnel du cycle indien se situe au niveau de la narration, qui est déstabilisée au fil du développement de la suite. La déstabilisation de l’identité narrative est un trait récurrent dans l’œuvre de Duras. Mais elle est particulièrement intéressante dans le cycle indien puisque l’on peut y observer une évolution non aléatoire à partir d’un type de narration encore relativement « canonique » vers un éclatement et une désidentification des voix, qui accompagne l’appauvrissement progressif de la substance narrative.
51Déjà dans Le Ravissement de Lol V. Stein, tout comme dans Le Vice-Consul, il y a une déstabilisation de la narration, une séparation du sujet en narrateur et personnage, due au fait qu’on n’apprend que tard dans le livre qui raconte l’histoire (dont le lecteur vient de lire déjà à peu près la moitié). Dans la première partie du Ravissement de Lol V. Stein, c’est en effet une voix anonyme qui raconte l’histoire de Lol, jusqu’à ce qu’on apprenne qu’en fait c’est Jacques Hold qui raconte, le narrateur se révélant ainsi être un des personnages de l’histoire. Le passage est opéré par un moyen minimaliste, la transition abrupte de la troisième personne à la première à la fin d’une phrase:
Enlacées, elles montent les marches du perron. Tatiana présente à Lol Pierre Beugner, son mari, et Jacques Hold, un de leurs amis, la distance est couverte, moi [51].
53De même, dans Le Vice-Consul on n’apprend qu’assez tard que c’est Peter Morgan qui raconte l’histoire de la mendiante [52]. Lui-même devient ensuite un personnage dans l’histoire de la réception de l’ambassade. Quant à la mendiante, présentée par lui comme sa création fictive, elle accède au statut de réalité, puisqu’il semblerait qu’il se soit inspiré d’une mendiante réelle rôdant autour du quartier des ambassades.
54Ainsi, dès ces deux premiers ouvrages de la série, la voix du narrateur n’est pas une voix omnisciente, mais elle est en quelque sorte déconstruite par d’autres voix qui, elles aussi, sont plus ou moins ignorantes. Jacques Hold, par exemple, donne la perspective de Tatiana, celle de Lol et la sienne sur les choses, tout en avouant qu’il invente les chaînons manquants:
Voici, tout au long, mêlés, à la fois, ce faux-semblant que raconte Tatiana Karl et ce que j’invente sur la nuit du casino de T. Beach. A partir de quoi je raconterai mon histoire de Lol V. Stein [53].
56Parfois la déstabilisation est plus grande: le « Je » qui raconte se transforme en « il », et tout d’un coup l’histoire semble racontée du point de vue de Lol, par exemple lorsqu’elle suit Hold à la sortie du cinéma [54].
57De même dans Le Vice-Consul, Peter Morgan écrivant l’histoire de la mendiante imagine cette histoire, afin de reconstruire une mémoire qu’elle n’a plus de son propre passé:
Peter Morgan voudrait maintenant substituer à la mémoire abolie de la mendiante le bric-à-brac de la sienne. Peter Morgan se trouverait, sans cela, à court de paroles pour rendre compte de la folie de la mendiante de Calcutta [55].
59C’est ainsi que, tout en l’observant, il invente ce qui lui reste inconnu du passé de la mendiante: l’épisode de la vente de l’enfant lui a été raconté par Anne-Marie Stretter et il l’intègre à son histoire, bien qu’il constate que « la mendiante est trop jeune pour être celle qu’a vue Anne-Marie Stretter [56] ».
60La réception à l’ambassade de France, scène centrale du Vice-Consul, est présentée à travers une pluralité de points de vue, des femmes et des hommes qui parlent d’Anne-Marie Stretter ou du Vice-Consul. Par l’utilisation du pronom « on » (on dit, on ne sait pas, on demande), ces voix de personnes anonymes, qui ne sont pas décrites mais identifiées seulement à travers ce pronom collectif, préfigurent déjà les voix désincarnées d’India Song.
61Le congé donné au narrateur omniscient que Duras avait expérimenté à travers ces deux romans est en effet développé par la découverte des voix anonymes, qui ultérieurement vont prendre sa place:
Cette découverte [celle des voix extérieures au récit] a permis de faire basculer le récit dans l’oubli pour le laisser à la disposition d’autres mémoires que celle de l’auteur: mémoires qui se souviendraient pareillement de n’importe quelle autre histoire d’amour. Mémoires déformantes, créatives [57].
63Selon Duras, c’est La Femme du Gange qui lui a permis cette découverte des voix extérieures au récit: deux voix de femmes, qui se trouvent dans une région intermédiaire. Ces voix qui ignorent la présence du spectateur ne sont pas des voix off, elles ne commentent pas l’action [58], « elles ne facilitent pas le déroulement du film, au contraire, elles l’entravent, le troublent [59] ». Elles font en fait partie de l’univers de la fiction sans qu’on sache où les situer ni les identifier: voix réelles ou voix intérieures?
64S’y ajoute un décalage entre son et image: le film des images et celui des voix sont séparés, c’est-à-dire que les voix ne cessent d’évoquer l’histoire de Lol et leurs propres sentiments (leur désir l’une pour l’autre, le fait qu’elles ont froid, leur peur), sans que leurs paroles soient en concordance avec les images. Le spectateur voit telle chose, mais les voix parlent souvent d’autre chose. Entre le spectateur et la scène s’instaure ainsi un niveau médian, celui des voix. La scène devient une « chambre d’écho », une « antichambre », puisque sur la scène rien n’arrive, alors que dans cet espace tout arrive [60]. Dans cet espace, le spectateur et le créateur se rencontrent en quelque sorte derrière le dos des personnages, car cette « chambre noire » fonctionne comme une chambre de résonance. D’un côté, la voix de l’auteur, du créateur déborde dans cet espace [61]. De l’autre côté, le spectateur sort de son rôle passif, tout se passe en lui et non pas en dehors de lui [62]:
L’image ou la scène, du point de vue sonore, jouera le rôle d’une chambre d’écho. Les voix, passant par cet espace, devraient arriver au spectateur avec la même portée que sa voix « de lecture intérieure » [63].
66De même, les didascalies de La Femme du Gange ne ressemblent pas aux didascalies d’une pièce de théâtre: elles sont très détaillées comme de courtes narrations et contiennent aussi des dialogues. Elles font ainsi partie de l’histoire et s’adressent au lecteur tout comme le film des voix. Le personnage de la mendiante, par exemple, qui apparaît dans une didascalie descriptive, est présent dans le film India Song seulement à travers son cri, donc sa voix [64]. Les deux œuvres sont donc irréductibles l’une à l’autre.
67Selon Duras, c’est cette découverte des voix dans La Femme du Gange qui a rendu possible l’écriture d’India Song, texte, pièce de théâtre et film. [65]
Le fait qu’India Song pénètre et dévoile une région non explorée du Vice-Consul n’aurait pas été une raison suffisante de l’écrire.
Ce qui l’a été, c’est la découverte du moyen de dévoilement, d’exploration, faite dans La Femme du Gange: les voix extérieures au récit. [66]
69Dans India Song, nous l’avons vu, l’histoire d’Anne-Marie Stretter et de Michael Richardson est une histoire passée, car Anne-Marie Stretter est morte depuis longtemps. Ce décalage temporel explique pourquoi la mémoire des voix est parfois floue, inexacte. Les voix se souviennent de l’histoire, mais elles n’en connaissent que des débris et c’est pourquoi elles la reconstruisent, elles la recréent. Comme c’est une histoire morte, passée, les voix, en se la rappelant, tentent de la conserver, de l’immobiliser dans la culminance de la passion. Tout comme Lol immobilise le moment du bal, elles immobilisent [67] cette histoire d’amour ou plutôt des débris de cette histoire.
70A la différence de La Femme du Gange où il y avait deux voix de femmes, ici les voix se multiplient. Dans la première partie, on entend parler des voix de femmes et dans les trois dernières parties des voix d’hommes, la deuxième partie (qui devient la partie centrale dans le film India Song) étant consacrée à la réception à l’ambassade, narrée au présent par les invités, des voix d’hommes et de femmes anonymes. Les deux voix de femmes et les deux voix d’hommes, en revanche, évoquent l’histoire au passé, alors même qu’elle se déroule de nouveau sous nos yeux, qu’elle recommence, une fois que le noir se dissipe, grâce aux images:
La femme habillée de noir et l’homme qui est assis près d’elle se mettent à bouger. Sortent ainsi de la mort [68].
72Les protagonistes de l’histoire, eux, n’ont plus de voix [69]. Et pourtant, on les revoit comme si pendant un instant ils étaient de nouveau vivants, alors qu’ils ne sont plus que les fantômes d’un passé à jamais révolu.
73Du point de vue diégétique, l’histoire d’India Song se superpose en partie à celle racontée dans Le Vice-Consul. Pourtant, nous l’avons vu, Marguerite Duras la rapproche davantage de La Femme du Gange, ce qui montre qu’elle accorde plus d’importance à la parenté de perspective narrative qu’à la parenté thématique. Elle souligne ainsi qu’India Song ne saurait être réduit à une adaptation théâtrale ou cinématographique [70]. Il ne s’agit pas de la répétition de la même histoire, mais plutôt, là encore, d’une variation musicale qui éclaire l’histoire du Vice-Consul à partir d’une autre perspective narrative [71].
74La conclusion principale qui se dégage de cette analyse des voix narratives est que le caractère transopéral de la fiction du cycle indien s’incarne aussi sous la forme d’une variation des perspectives narratives. En détournant un terme proposé par Searle pour la description de la perception et de la cognition, on pourrait parler de « transfictionnalité aspectuelle », au sens où une des sources en réside dans la variabilité des perspectives qui éclairent – et plus souvent obscurcissent – la même diégèse. Il faut cependant ajouter que chez Duras ces variations ne sont sans doute pas au service d’un jeu ludique. Elles témoignent plutôt de la force obsessionnelle récurrente d’une scène primitive qui redemande toujours de nouveau à être re-mise en scène tout en se consumant elle-même précisément à travers cette compulsion à la répétition. En ce sens-là, l’expression de « fiction autophage » semble bien convenir: au-delà de toute question de transfictionnalité ou de variation musicale, la caractéristique la plus frappante de la fiction transopérale de la suite indienne réside dans cette dynamique d’automanducation.
Remarque conclusive
75Duras a dit un jour que pour elle l’acte d’écriture impliquait un état de déconcentration, de dépossession d’elle-même – elle a précisé avoir la tête trouée, telle une passoire [72] –, semblable à l’« état d’avant la réflexion » dans lequel se trouve Lol V. Stein:
Mais ce « quelqu’un qui se souvient chaque jour de tout pour la première fois », alors qu’il est en même temps face à des « gouffres insondables d’oubli », a sans doute aussi été Duras elle-même. En ce sens, la transfictionnalité répétitive, variationniste et sans cesse recommencée est aussi une métaphore de l’écriture de Duras. Si on accepte son idée que la femme est le désir et que l’écriture du désir est une caractéristique de l’écriture féminine [74], on se rend compte que la réécriture indéfinie de l’histoire de Lol est d’abord cela: la circulation, sans cesse réamorcée, du désir et du manque de l’autre. C’est là, nous semble-t-il, qu’il faut chercher le ressort ultime du caractère transopéral de la fiction autophage qu’est la suite indienne.Ce qui vous arrive dessus dans l’écrit, c’est sans doute tout simplement la masse du vécu […]. Mais cette masse du vécu, non inventoriée, non rationalisée, est dans une sorte de désordre originel. On est hanté par son vécu. Il faut le laisser faire. Lol V. Stein est une personne complètement hantée par le vécu de S. Thala, par le bal. […] Elle ne peut pas faire de compromis avec le souvenir, elle est écrasée par le souvenir qui, chaque jour, chaque jour de sa vie est nouveau, reprend sa fraîcheur, une fraîcheur originelle. C’est ça, Lol V. Stein, c’est quelqu’un qui chaque jour se souvient de tout pour la première fois comme s’il y avait entre les jours de Lol V. Stein des gouffres insondables d’oubli. Elle ne s’habitue pas à la mémoire. Ni à l’oubli, d’ailleurs. Mais elle est encore très très enfoncée dans l’écrit [73].
Bibliographie
Œuvres de marguerite duras citées
- Le Ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, coll. « Folio », 1964.
- Le Vice-Consul, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1966.
- L’Amour, Gallimard, coll. « Folio », 1971.
- India Song, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1973.
- La Femme du Gange dans Nathalie Granger suivi de La Femme du Gange, Gallimard, coll. « NRF », 1973, p. 99-194.
- Marguerite Duras à Montréal, textes réunis et présentés par Suzanne Lamy et André Roy, Spirale & Solin, 1984.
Notes
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[1]
Pour des raisons liées aux contraintes de longueur qui sont celles d’un article, notre analyse se bornera aux œuvres littéraires du cycle. Nous ne parlerons des films (et du théâtre) qu’en passant, mais sans les analyser en tant que tels.
-
[2]
Richard Saint-Gelais, « La fiction à travers l’intertexte », in Alexandre Gefen et René Audet (éd.), Frontières de la fiction, Éditions Nota Bene (Québec) /Presses universitaires de Bordeaux, 2001, p. 45.
-
[3]
L’intertextualité peut elle-même avoir le statut d’une simple relation discursive de fait: l’existence de relations syntagmatiques – répétitions mais aussi transformations – entre différents textes. Mais elle peut aussi être un programme littéraire utilisant ces procédés pour obtenir certains effets. Il existe ainsi des faits d’intertextualité – par exemple des répétitions – qui n’ont aucune signification propre, alors que d’autres demandent à être lus et interprétés comme mise en œuvre d’une intention littéraire spécifique. Par exemple, le fait que chez de nombreux poètes on trouve des réemplois multiples de certains vers est souvent dépourvu de toute signification propre; dans certains cas, en revanche, le même fait doit être lu comme faisant partie de la structure intentionnelle de l’œuvre. Dans le cas de la transfictionnalité, la situation est encore différente: l’intertextualité y est un effet parmi d’autres du fait que les œuvres où l’on découvre cette relation intertextuelle partagent un même univers fictionnel.
-
[4]
D. Noguez, « Les India Songs de Marguerite Duras », Cahiers du xxe siècle, n° 9, 1978, p. 31.
-
[5]
Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 28: « Les journaux avaient annoncé la vente de tous les biens du riche Michael Richardson et son départ pour Calcutta. »
-
[6]
Le Vice-Consul, p. 137: « On dit: Tiens, le voilà, voilà Michael Richard… vous ne savez pas? Michael Richard a dans les trente ans. Son élégance dès qu’il entre attire l’attention. Il cherche des yeux Anne-Marie Stretter, la trouve, lui sourit. On dit: Vous ne savez pas que depuis deux ans…tout Calcutta est au courant. » Ici, il est suggéré que sa relation avec Anne-Marie Stretter dure depuis deux ans, alors que dans Le Ravissement il était indiqué qu’elle n’avait duré que quelques mois.
-
[7]
Ibid., p. 199.
-
[8]
Ibid., p. 200.
-
[9]
India Song, p. 17: Voix 2: « APRES SA MORT, il est parti des Indes… », Voix 2: « Sa tombe est au cimetière anglais… », Voix 1 « …morte là-bas? » Voix 2: « Aux îles. (Hésitation.) Trouvée morte. Une nuit », et p. 145: Voix 4: « Elle a dû rester là longtemps, jusqu’au jour – et puis elle a dû prendre l’allée… (Arrêt.) C’est sur la plage qu’on a retrouvé le peignoir. »
-
[10]
Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 46. Voir aussi p. 47: « Elle se voit, et c’est là sa pensée véritable, à la même place, dans cette fin, toujours, au centre d’une triangulation dont l’aurore et eux deux sont les termes éternels. »
- [11]
-
[12]
Voir aussi Les Lieux, p. 77, où Marguerite Duras déclare à propos d’India Song: « Je pense que c’est la fin du monde, oui, je pense qu’India Song est aussi un film sur la fin du monde. » « Ce n’est pas seulement la mort de l’histoire qui est écrite dans India Song, qui est dite dans India Song, c’est la mort de notre histoire. »
-
[13]
Voir Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 46: « Le bal reprend un peu de vie, frémit, s’accroche à Lol. Elle le réchauffe, le protège, le nourrit, il grandit, sort de ses plis, s’étire, un jour il est prêt. Elle y entre. Elle y entre chaque jour. La lumière des après-midi de cet été-là Lol ne la voit pas. Elle, elle pénètre dans la lumière artificielle, prestigieuse du bal de T. Beach. »
-
[14]
Ibid., p. 133: « Elle aime, elle aime celui qui doit aimer Tatiana. Personne n’aime Tatiana en moi. Je fais partie d’une perspective qu’elle est en train de construire avec une obstination impressionnante. »
-
[15]
Ibid., p. 113: « Je suis devenu maladroit. Au moment où mes mains se posent sur Lol le souvenir d’un mort inconnu me revient: il va servir l’éternel Richardson, l’homme de T. Beach, on se mélangera à lui, pêle-mêle tout ça ne va faire qu’un […]. »
-
[16]
Voir Les Parleuses, p. 130: « M. D. – Tu vois, quand je parle d’accident de mémoire, je pourrais parler aussi bien d’indécision dans la vision, une vision qui n’est pas tout à fait déterminée. Le bal mort de S. Thala, je le vois aussi bien dans le hall de l’hôtel, l’hôtel des Roches noires de Trouville, cette espèce de blockhaus, que dans le Casino municipal. »
-
[17]
L’Amour, p. 125: « Et plus loin, au bout d’un couloir, la musique des fêtes sanglantes, celle de l’hymne de S. Thala, lointaine, très lointaine. » Selon les œuvres, le nom de la ville s’écrit « Tahla » ou « Thala ». Nous avons opté pour la deuxième variante.
-
[18]
La Femme du Gange, p. 147.
-
[19]
L’Amour, p. 66. Le même épisode est évoqué dans La Femme du Gange, p. 148: « Le Fou, la forme creuse du Fou est traversée par la mémoire de tous. La tête-passoire traversée par la mémoire du tout, ici incorporée aux murs. /Le corps d’animal se met à danser à la première mesure de Blue Moon. /La tête chante, avance dans le chant. Le corps danse, suit la tête qui chante. Le Fou tient dans ses bras une femme imaginaire. »
-
[20]
La Femme du Gange, p. 144: « Voix 2: “Comme je vous aime… / Comme je vous désire…” ».
-
[21]
Ibid., p. 184.
-
[22]
India Song, p. 15-16: « Voix 1: Michael Richardson était fiancé à une jeune fille de S. Thala. Lola Valérie Stein. Le mariage devait avoir lieu à l’automne. /Puis il y a eu ce bal. /Le bal de S. Thala. / Voix 2: Elle était arrivée tard à ce bal… au milieu de la nuit… /Voix 1: Oui… habillée de noir… /Que d’amour, ce bal… / Que de désir… »
-
[23]
Voir L’Amour, p. 37: « C’est une marche lente aux solennels accents. Une danse lente, de bals morts, de fêtes sanglantes. /Elle ne bouge pas. Elle écoute l’hymne lointain. »
-
[24]
La Femme du Gange, p. 126.
-
[25]
Sur la démarche de Marguerite Duras dans La Femme du Gange, voir Parleuses, p. 118-119: « M. D. – Au départ, il y a une dislocation du tout, quand même. De trois livres. [Silence] Toujours, ça se défait et puis ça se refait comme…, comme ça peut…, c’est-à-dire, je fais des erreurs mais je les garde »; p. 119: M. D.: « … Il y a des choses pas dites dans Le Vice-Consul, et ce serait le sujet de…, d’un…truc à venir. »
-
[26]
India Song, p. 11.
-
[27]
Voir à ce propos Sharon Willis, Marguerite Duras. Writing on the Body, Urbana, Chicago, University of Illinois Press, 1995.
-
[28]
L’Amour, p. 37.
-
[29]
Ibid., p. 115.
-
[30]
Ibid., p. 114.
-
[31]
La Femme du Gange, p. 140.
-
[32]
Ibid., p. 141.
-
[33]
L’Amour, p. 114-115: c’est Michael Richardson qui verse du sable sur le corps endormi de Lol.
-
[34]
Voir ibid., p. 37: « C’est un chant lointain. Les populations de S. Thala chantent. – Vous entendez? – elle s’arrête – c’est cette musique-là. C’est une marche lente aux solennels accents. Une danse lente, de bals morts, de fêtes sanglantes. » P. 39: « La musique de S. Thala fait pleurer. » P. 66: « On chante. Il chante. C’est la musique des fêtes mortes de S. Thala, les lourds accents de sa marche. » P. 115: « L’entrée du bâtiment est vide. On entend des rumeurs. Et plus loin, au bout d’un couloir, la musique des fêtes sanglantes, celle de l’hymne de S. Thala, lointaine, très lointaine. »
-
[35]
India Song, p. 12: « Au piano, ralenti, un air d’entre les deux guerres, nommé India Song. / Encore India Song. Encore. Voilà, India Song se termine. Reprend. De plus “loin” que la première fois, comme s’il était joué loin du lieu présent. « India Song joué cette fois, à son rythme habituel, de blues. » P. 18: « India Song de nouveau, lent, loin. » P. 20: « India Song s’éloigne. » P. 21: « India Song revient de très loin. Lentement, le couple se descelle, prend vie. »
-
[36]
Ibid., p. 32: « Les voix sont un chant très bas qui ne réveille pas sa mort. » P. 40: « Les voix entrelacées, d’une douceur culminante, vont chanter la légende d’Anne-Marie Stretter. Récit très lent, mélopée faite de débris de mémoire, et au cours de laquelle, parfois, une phrase émergera, intacte, de l’oubli. »
-
[37]
Voir ibid., p. 10, où Duras souligne la fictivité (provisoire) de cet air: « L’air intitulé India Song, à notre connaissance, n’existe pas encore. Lorsqu’il sera composé, il vaudra pour toutes les représentations d’India Song, en France et ailleurs. Il sera communiqué par l’auteur. »
-
[38]
« Blue Moon » est une chanson célèbre qui a été interprétée entre autres par Billie Hollyday et Ella Fitzgerald. Voir La Femme du Gange, p. 115: « Blue Moon …you saw me standing alone /Without a dream in my heart,/Without a love of my own. »
-
[39]
India Song, p. 9.
-
[40]
L’Amour, p. 10. Voir aussi p. 11: « Le triangle se défait, se résorbe. Il vient de se défaire: en effet, l’homme passe, on le voit, on l’entend. »
-
[41]
Ibid., p. 17-18: « Ses yeux sont bleus, d’une transparence frappante. » « Le regard bleu est d’une fixité engloutissante. »
-
[42]
Les Lieux, p. 98.
-
[43]
L’Amour, p. 15: « La lumière change. » P. 17: « La lumière change encore. » P. 18: « La lumière s’est arrêtée. Lumière arrêtée, illuminante. » P. 21: « Nuit. » P. 22: « Nuit toujours. » P. 23: « Jour. » P. 25: « La lumière commence à baisser. » P. 32: « Soleil. Soir. […] Ils sortent de trois jours d’obscurité, de nouveau. » P. 41: « Nuit. » P. 52: « Nuit. » P. 53: « Jour. » P. 63: « C’est le début de l’après-midi. » P. 68: « Dimanche », « Une nuit. Un jour », « Une nuit noire ». P. 69: « Lendemain jour de soleil », « Soleil toujours ». P. 97: « Le quadrilatère de lumière pluviale a disparu. D’autres orages éclatent. Rideaux de pluie ensoleillée, partout au-dessus de la mer. La pluie. » P. 98: « Nuit. » P. 99: « Soir. Lumière d’or. » P. 101: « Trois jours. Lumière d’or. » P. 125: « Le ciel noircit. » P. 127: « La plage. La nuit. » P. 129: « La lumière monte, ouvre, montre l’espace qui grandit. L’incendie à son tour se décolore comme le ciel, la mer. »
-
[44]
Ibid., p. 50: « Il fixe la direction de la digue, il continue: – C’est un pays de sables. /Le voyageur répète: / – De sables./ – De vent. »
-
[45]
Ibid., p. 124: « – Oui. On voit aussi la porte /par laquelle nous sommes sortis / – il ajoute – séparés. »
-
[46]
Ibid., p. 131.
-
[47]
La Femme du Gange, p. 142.
-
[48]
Les Parleuses, p. 69. Voici comment Marguerite Duras explique ce changement: « M. D. — Il y avait quelque chose dans cette femme qui continuellement attendait des enfants, des enfants qu’elle laissait derrière la digue, je me souviens – c’est ça? – et puis la société venait et les prenait, c’était très clair comme image et la terre en était peuplée. Si vous voulez, elle était trop fonctionnelle, alors, pour La Femme du Gange. Je devais retrouver Lol V. Stein, dans sa situation au bal de S. Thala, nue. Les enfants auraient troublé ça. X. G. — Oui, c’était encore trop encombrant. M. D. — Donc, ce n’est pas la femme de L’Amour, pas tout à fait. Vous le regrettez? X. G. — Non. Non, non. M. D. — Je pense que ça a été remplacé: elle a enfanté les voix. Je crois que l’une des voix, c’est elle. »
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[49]
Voir La Femme du Gange, p. 145: Voix 2: Nuit noire à Lahore.
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[50]
Les Lieux, p. 91.
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[51]
Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 74.
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[52]
Le Vice-Consul, p. 29: « Peter Morgan. Il s’arrête d’écrire. /Il sort de sa chambre, traverse le parc de l’ambassade et va sur le boulevard qui longe le Gange. /Elle est là, devant la résidence de l’ex-Vice-Consul de France à Lahore. »
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[53]
Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 14.
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[54]
Ibid., p. 52: « Dès que Lol le vit, elle le reconnut. C’était celui qui était passé devant chez elle il y avait quelques semaines. […] Il sortait d’un cinéma du centre. »
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[55]
Le Vice-Consul, p. 22.
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[56]
Ibid.
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[57]
India Song, p. 10.
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[58]
Les Parleuses, p. 89: « M. D. – C’est ça. C’est le contraire d’un commentaire, oui, parce que le commentaire bouche les trous, tandis que là elles traversent le film. Elles font des trous en plus, dans le film. »
- [59]
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[60]
Voir Les Parleuses, p. 190-191.
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[61]
Les Lieux, p. 102: « M. D. — Oui, mais c’est moi partout, je crois, c’est… les deux femmes. Je ne peux pas être partout à la fois, voyez, quand j’écris mais pourtant j’ai envie de tout investir, je ne suis pas plurielle, et les voix, ça me parle partout, et j’essaye de… de, quand même, de rendre compte un petit peu de ce débordement, et longtemps j’ai cru que c’étaient des voix extérieures, mais maintenant je ne crois pas, je crois que c’est moi si je n’écrivais pas, moi si je comprenais mieux, moi si j’aimais les femmes, ou si j’aimais une femme, moi si j’étais morte, moi si je comprenais, etc., c’est une sorte de multiplicité qu’on porte en soi. »
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[62]
Les Parleuses, p. 191: « X. G. — Oui, peut-être que, tant qu’il y a, comme tu dis, la scène d’un côté et les spectateurs en face, les spectateurs peuvent penser que c’est pas eux, de toute façon, puisque c’est en face, sur la scène. M. D. — Oui, ça, c’est très juste. X. G. — Si ça vient pas de sur la scène, d’où est-ce que ça peut venir? Ça peut venir d’eux. M. D. — C’est en eux. »
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[63]
India Song, p. 57.
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[64]
Sur les didascalies et sur la différence entre le texte India Song, le théâtre et le film, voir Susan D. Cohen, Women and Discourse in the Fiction of Marguerite Duras: Love, Language, Legends, Houndmills, Macmillan, 1993, p. 64-66.
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[65]
Les Lieux, p. 90: « […] Je crois qu’India Song était, dans La Femme du Gange, en puissance d’être trouvé. C’est-à-dire, c’était dans La Femme du Gange, mais il fallait le désensabler, justement, le sortir des sables. Mais c’était là. »
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[66]
India Song, p. 10.
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[67]
Ibid., p. 17: « Les trois personnes sont comme atteintes d’une immobilité mortelle », « La femme habillée de noir, qui est devant nous, est donc morte. » P. 32: « Immobile, toujours devant nous la morte du Gange. »
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[68]
Ibid., p. 18.
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[69]
C’est pourquoi, dans le film, le son devient plus important que l’image, surtout dans Son nom de Venise dans Calcutta désert, où la présence corporelle est réduite au minimum, alors qu’on entend la bande-son d’India Song.
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[70]
Voir India Song, p. 9: « Les personnages évoqués dans cette histoire ont été délogés du livre intitulé Le Vice-Consul et projetés dans de nouvelles régions narratives. Il n’est donc plus possible de les faire revenir au livre et de lire, avec India Song, une adaptation cinématographique ou théâtrale du Vice-Consul. Même si un épisode de ce livre est ici repris dans sa quasi-totalité, son enchaînement au nouveau récit en change la lecture, la vision. »
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[71]
Dans India Song, par exemple, le Vice-Consul suit Anne-Marie Stretter au bord de la mer et il la regarde jusqu’au matin. Anne-Marie Stretter s’étend sur le sable dans la même pose que dans Le Vice-Consul, mais cette fois-ci, le Vice-Consul la regarde toujours à distance et sans empêcher sa mort.
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[72]
Voir Les Lieux, p. 98.
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[73]
Ibid., p. 99.
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[74]
Les Lieux, p. 102: « On n’écrit pas du tout au même endroit que les hommes. Et quand les femmes n’écrivent pas dans le lieu du désir, elles n’écrivent pas, elles sont dans le plagiat. »