Poétique 2005/4 n° 144

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Article de revue

Un tropisme cinématographique

L'esthétique filmique dans Au-dessous du volcan, de Malcolm Lowry

Pages 491 à 508

Notes

  • [1]
    Un des personnages applique l’expression à sa propre carrière dès le premier chapitre du roman. Il s’agit de Jacques Laruelle, ancien producteur de films, qui médite assez tristement sur sa vie passée à l’heure de quitter le Mexique. Ce dernier point appuie l’hypothèse défendue par certains critiques selon laquelle Laruelle serait modelé sur Eisenstein – on sait que ce dernier n’a pu finir son ¡ Que Viva Mexico ! à cause de la défection de ses bailleurs de fonds américains, et qu’il en a conçu une légitime amertume très perceptible dans ses carnets de notes mexicains : « Car Hugh, à vingt-neuf ans, rêvait encore, même alors, de changer le monde […] par ses actes – tout comme Laruelle, à quarante-deux, n’avait pas abandonné tout espoir de le changer par les grands films qu’il se proposait de faire de quelque façon. Après tout il avait fait de grands films, pour autant qu’on en fît dans le passé », Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan (trad. C. Francillon), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1988, p. 44 (1re éd. française : Club français du Livre, 1959).
  • [2]
    Lowry, op. cit., p. 148. « […] Hugh Firmin less than sauntered, so slowly did he move, up the drive towards his brother’s house, his brother’s jacket balanced on his shoulder, one arm thrust almost to the elbow through the twin handles of his brother’s small gladstone bag, his pistol in his checkered holster lazily slapping his thigh : eyes in my feet, I must have, as well as straw, he thought, stopping on the edge of a deep pothole, and then his heart and the world stopped too ; the horse half over the hurdle, the diver, the guillotine, the hanged man falling, the murderer’s bullet, and the canon’s breath, in Spain or in China frozen in mid-air, the wheel, the piston, poised – Yvonne, or something woven from the filaments of the past that looked like her, was working in the garden […] », Malcolm Lowry, Under the Volcano, Harmondsworth, Penguin Books (in association with Jonathan Cape), 1976 (1re édition chez Jonathan Cape en 1947), p. 98. Je souligne dans les deux cas.
  • [3]
    En particulier, l’usage de l’article défini (« le cheval », « le piston ») implique que le référent visé soit identifiable par le lecteur. C’est dire qu’un énoncé qui combine groupes nominaux définis et verbe au prétérit (« tenant la pose », dans la traduction française, rend poised, qu’on peut considérer aussi bien comme un prétérit que comme un participe passé) se donne comme fragment d’un ensemble narratif plus vaste, au sein duquel le référent reçoit une identité précise. Ce n’est pas le cas ici, d’où l’étrangeté de ces indications hétérogènes au reste du texte. Ajoutons du reste que l’article défini anglais garde, plus que le français, une nuance démonstrative : ainsi ces entités introduites par coup de force (métaphorique) dans le récit fontelles, dans tous les sens de l’expression, figure d’apparition.
  • [4]
    Philippe Hamon, dans son Introduction à l’étude du descriptif (Paris, Hachette, 1986, p. 140 ; réédité sous le titre Du descriptif, Paris, Hachette Universités, coll. « Recherches littéraires », 1993), indique que le descriptif met en relation trois « unités », dont chacune peut ou non figurer dans l’énoncé : le pantonyme (c’est-à-dire en somme l’entité décrite), la nomenclature, les prédicats. Notre texte déploie ainsi un pantonyme (« le monde ») en sa nomenclature (cf. l’effet de liste produit par l’accumulation des syntagmes dépendant de « tenant la pose »), ces deux ensembles étant caractérisés par un même prédicat (l’arrêt, la suspension du mouvement).
  • [5]
    La diatypose est une figure microstructurale. Selon la tradition, il s’agit d’une hypotypose condensée, toujours isolable sur des segments textuels, auxquels s’attache matériellement l’existence de la figure. Voir Michel Aquien et Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Librairie générale française, 1996, p. 214.
  • [6]
    On sait que le terme « tropisme » vient du grec trepein, « tourner, diriger vers », qui a donné naissance aux tropes de la rhétorique mais aussi à l’héliotrope (par exemple – et sans qu’il faille en induire que le cinéma est à nos yeux le soleil du roman !). Le jeu de mots n’est pas totalement gratuit : les passages qui imposent au lecteur de se reporter mentalement à l’esthétique filmique sont souvent aussi fondés sur des figures, bien que celles-ci ne consistent pas uniquement en des figures de mots (microstructurales), comme le sont les tropes.
  • [7]
    Hamon, op. cit., p. 40.
  • [8]
    On nous remontrera peut-être que ce document n’avait pas vocation à être publié et donc à préparer l’esprit du public à certains effets du texte, et que, en tout état de cause, le lecteur non francophone n’a pas à sa disposition les indications que nous signalons. Cependant, Lowry suggère à Jonathan Cape, son éditeur, de publier sa lettre avant le roman en guise de préface, pour aider le public à passer le premier chapitre, jugé trop obscur par le lecteur de la maison d’édition. En somme, la version française réalise le vœu initial du romancier. Néanmoins, heureusement (pour la cause que nous plaidons), ces indications ne font qu’optimiser des effets qui sont de toute façon prévus par le texte.
  • [9]
    Malcolm Lowry, lettre du 2 janvier 1946 à Jonathan Cape, dans Choix de lettres, Paris, Denoël, 1968, p. 94.
  • [10]
    « Cette roue, […] plus superficiellement, c’est simplement, sur un plan éminemment cinématographique, la roue du Temps qui remonte jusqu’à l’année précédente et au chapitre II […] », ibid. Le terme « superficiellement », à peine péjoratif sous la plume de l’auteur, est à replacer dans le cadre d’une conception stratifiée de l’œuvre : Malcolm Lowry défend l’idée que son roman peut être lu à des niveaux multiples et plus ou moins profonds.
  • [11]
    Hamon, op. cit., p. 41. En outre, Laruelle déclare au chapitre vii : « Avant de commencer, comme dit souvent un producteur allemand de mes amis, on a certaines visions de ce que le film devrait être » (Au-dessous du volcan, p. 351 ; les italiques sont dans le texte). À bon entendeur (à bon lecteur)… Le mot « vision » est récurrent dans le roman.
  • [12]
    Lowry, Au-dessous du volcan, op. cit., p. 102-104.
  • [13]
    Ibid., p. 97.
  • [14]
    Il ne s’agit pas de prétendre que les textes manifestant un tropisme cinématographique constituent un genre, ou même une catégorie littéraire bien définie. À l’instar du descriptif, encore une fois, ce phénomène s’appréhende davantage comme une tendance du texte, une dominante, et comme tel il ne se laisse pas d’emblée circonscrire. Voir sur ce point Philippe Hamon (op. cit., p. 5-7). Par ailleurs, on pourrait croire que ce régime textuel n’est, précisément, pas autre chose qu’une variante du descriptif : le monde (dans toute son extension, c’est-à-dire en tant qu’il englobe aussi les pensées des personnages, qui ne peuvent viser que des objets rattachés à leur expérience du réel) serait ressaisi d’une manière qui épouserait les traits de l’aspectualité filmique. La façon dont les chapitres ii à xii s’articulent au premier chapitre montre bien, cependant, que l’« effet-cinéma » peut n’être pas restreint à des segments plus ou moins localisés du texte, mais toucher (entre autres) à l’organisation même de la narration.
  • [15]
    Voir par exemple : « Mais il pouvait sentir à présent, s’essayant au prélude, aux nostalgiques arpèges d’ouverture sur les sens de la femme, l’image de la possession, comme cette porte de joyaux qu’avec désespoir le néophyte en quête de Yesod, projette pour la millième fois sur les cieux pour permettre à son corps astral de passer, s’effacer, et lentement, inexorablement, celle d’une cantina, lorsque dans une paix et un silence de mort elle s’ouvre pour la première fois au matin, prendre sa place », Au-dessous du volcan, p. 171 (« But he could feel now, trying the prelude, the preparatory nostalgic phrases on his wife’s senses, the image of his possession, like that jewelled gate the desperate neophyte, Yesod-bound, projects for the thousandth time on the heavens to permit passage of his astral body, fading, and slowly, inexorably, that of a cantina, when in dead silence and peace it first opens in the morning, taking its place », Under the Volcano, op. cit., p. 94) – je souligne dans les deux cas.
  • [16]
    On donnera au terme une définition assez libérale et l’on accordera une importance toute particulière à ce que Christian Metz nomme les « schèmes d’assemblage » du film. L’expression semble désigner les opérations d’« assemblage » par excellence que sont les multiples formes de montage, mais aussi au sens large, selon le même auteur, toute « organisation concertée des co-occurrences syntagmatiques sur la chaîne filmique », soit le « collage » (de plans isolés les uns des autres), soit le mouvement de caméra, soit la co-présence de plusieurs motifs dans le même plan. Voir Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, Paris, Klincksieck, 1968, p. 134-135. L’idée que le film a des unités pré-contraintes, qui ne sont pas les plans mais lesdits « schèmes d’assemblage », est une des pierres de touche de l’ouvrage et, de façon générale, de la théorie sémiotique de Christian Metz, laquelle s’est du reste imposée dans toutes les études sur le film.
  • [17]
    L’ouvrage de référence de Bordwell et Thompson, L’Art du film. Une introduction (Paris, Bruxelles, De Boeck Université, 2000), consiste pour une large part en une revue systématique de ce qu’on appellera de préférence des procédés filmiques. Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie et Marc Vernet, dans leur Esthétique du film (Paris, Nathan, 1994 [1983]), utilisent le mot « codes », d’inspiration linguistique et sémiologique, dans des acceptions proches, celles d’« unités d’aspiration à la formalisation » (p. 139), de « systèmes à manifestations multiples et à réutilisations courantes », de « configurations signifiantes » (p. 140).
  • [18]
    Lowry, Au-dessous du volcan, op. cit., p. 470.
  • [19]
    Lowry, Au-dessous du volcan, op. cit., p. 245-246.
  • [20]
    On pourrait analyser de même le passage relatant les retrouvailles du Consul et de sa femme, qui fait se chevaucher deux lignes de conversation, et dire qu’il repose sur un effet de montage audiovisuel. Ce dernier est utilisé en général pour créer un contrepoint entre les informations divergentes délivrées par la bande-son et la bande-image. La mise en relation de deux espaces distincts, l’un actuel et l’autre représenté exclusivement par le son qui en émane, recèle en effet des ressources expressives qui lui ont valu d’être préconisée par des cinéastes aussi différents que Sergueï Eisenstein et René Clair. C’est même la seule utilisation du son qui, à l’avènement du parlant, trouve grâce aux yeux des défenseurs de la « ciné-langue », car elle évite au cinéma de retomber dans le « théâtre filmé ».
  • [21]
    Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 2001, p. 78.
  • [22]
    Nous empruntons cette terminologie à Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, op. cit., p. 126. La distinction ne recoupe pas celle que le sémioticien effectue entre insert non diégétique, c’est-à-dire en somme métaphorique, et insert subjectif (image « visée-comme-absente »). On peut estimer que dans les diverses « interpolations » étudiées par Metz (insert non diégétique à valeur purement comparative, insert subjectif, insert diégétique déplacé, insert explicatif ), comme dans les syntagmes a-chronologiques, la « temporalité vectorielle », « régime le plus ordinaire dans les films [et, pourrait-on ajouter, dans les romans à intrigue,] est soumise à une « rupture provisoire » (p. 127).
  • [23]
    Dorritt Cohn, La Transparence intérieure. Modes de représentation de la vie psychique dans le roman, Paris, Seuil, 1981, p. 63-74.
  • [24]
    Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Paris, Minuit, 1985, p. 80-81. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les cinéastes de l’avant-garde soviétique, qui, il est vrai, ne manifestent guère d’intérêt pour la psychologie individuelle, ne méprisent pas pour autant la représentation des affects ; ils les traduisent là encore par un « mouvement de monde » qui manifeste concrètement les sentiments et états d’âme afférents à une situation – qu’on songe à La Ligne générale et au flot de lait sortant de l’écrémeuse, à la fois cause de la joie des paysans et image parlante du débordement d’émotion sur lequel se conclut la scène.
  • [25]
    « Le ciel était une blanche nappe de flammes sur laquelle furent un instant cloués les arbres et le cheval cabré en équilibre – », Au-dessous du volcan, p. 555 (« The sky was a sheet of white flame against which the trees and the poised rearing horse were an instant pinioned – », Under the Volcano, p. 335 ) – je souligne dans les deux cas. On notera qu’au début du chapitre iv comme à la fin du chapitre xi, le cheval est dépeint comme « poised » ; dans les deux passages sont employés les termes dont le sémantisme renvoie à l’immobilité provisoire, au suspens. Dans ces occurrences, les êtres tels que les perçoivent les personnages sont figés en des postures qui les renvoient au domaine des arts figuratifs (sculpture, peinture, film), mais c’est là une des conditions du réalisme des notations : rien n’est plus vraisemblable que ce qui nous est déjà rendu familier par les représentations artistiques.
  • [26]
    Lowry, Au-dessous du volcan, op. cit., p. 489 – je souligne « Hollywood » et « Los Angeles ».
  • [27]
    Voir sur ce point Cent Ans d’aller au cinéma. Le spectacle cinématographique aux États-Unis (sous la direction de F. Bordat et M. Etcheverry), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1995.
  • [28]
    « De plus près, on pouvait voir sur la tour de gauche […] un cartouche de pierre brute, couvert de grandes lettres peintes en or, qui avait été serti dans le mur pour donner l’illusion d’un bas-relief. Ces lettres d’or, bien qu’épaisses, se noyaient très confusément les unes dans les autres. Le Consul avait vu des touristes les fixer du regard pendant une bonne demi-heure. Parfois, M. Laruelle sortait pour expliquer qu’elles épelaient vraiment quelque chose, qu’elles formaient cette phrase de Frey Luis de Leon dont le Consul ne se souvenait pas pour l’instant », Au-dessous du volcan, op. cit., p. 338-339.
  • [29]
    M. Lowry, lettre du 2 janvier 1946 à Jonathan Cape, op. cit., p. 75.

1En 1984, un nouveau film de John Huston paraît sur les écrans, Au-dessous du volcan, d’après le roman éponyme de Malcolm Lowry. Bien d’autres réalisateurs avant Huston, tels Buñuel ou Losey, avaient rêvé d’une telle adaptation. Juste retour des choses : l’œuvre accorde une large place au cinéma (de la grande époque du muet pour l’essentiel), et Eisenstein, en particulier, y fait figure de référence majeure, lui qui incarne le prototype du cinéaste qui a « fait de grands films [1] ». Le cadre géographique de l’œuvre, un Mexique qui fait irrésistiblement songer au ¡ Que Viva Mexico ! inachevé du réalisateur soviétique, n’est pas fait pour décourager de tels rapprochements.

2À relire l’ouvrage, on comprend mieux ce jeu de chassé-croisé. Le roman met notamment en scène un personnage de producteur, Jacques Laruelle, spectateur impuissant de la passion malheureuse qui unit le héros, Geoffrey Firmin, et sa femme. Laruelle est le témoin, intéressé à bien des égards, de la course à l’abîme qu’entreprend un personnage ivre d’un bout à l’autre de l’œuvre. La soif de déchéance du Consul rivalise ainsi avec celle de Faust – le Faust de Marlowe, celui que Laruelle aurait voulu adapter au cinéma… On le sent à ces quelques indications, ce n’est pas tout à fait sans raison que le roman est réputé « cinématographique » (et Lowry peut se ranger parmi les auteurs, nombreux, que les critiques ont dit « influencés par le cinéma » – aux côtés de Faulkner, Hemingway, Dos Passos, Malraux, c’est-à-dire en assez bonne compagnie).

3Certes ce genre de rapprochement est passablement galvaudé, mais notre propos n’est pas de lui refuser toute pertinence. Il s’agirait au contraire de parvenir à une approche plus rigoureuse et plus fonctionnelle du phénomène grâce à l’objet d’étude privilégié que constitue de ce point de vue Au-dessous du volcan. Montrer comment l’auteur parvient à créer un « effet-cinéma » chez le lecteur, et en quoi cet effet consiste : voilà à quoi tendra notre effort dans le présent article.

Première approche

4Afin de cerner clairement les termes du problème, ouvrons une première perspective, et lançons l’analyse sur un passage précis – et spectaculaire – du roman. Cela devrait nous permettre d’observer sur le vif la façon dont la référence au cinéma s’impose au lecteur. Il s’agit des premières lignes du chapitre iv. Sans craindre de dévoiler trop largement nos batteries, disons que son intérêt se fonde sur un procédé de métaphorisation original. Or, on sait l’extraordinaire importance de ce trope dans la rhétorique littéraire, et combien les cinéastes du muet se sont efforcés d’en trouver un équivalent.

5Le roman est écrit en régime de focalisation interne à foyers multiples (chaque chapitre relaie le point de vue de l’un des protagonistes). Le chapitre iv introduit un nouveau personnage-filtre de la narration : il s’agit de Hugh, le frère du héros, journaliste et aspirant révolutionnaire. Il est attiré comme tous les hommes du récit par Yvonne, la femme du Consul.

6

Hugh Firmin arrivait à pas moins que petits tant il bougeait lentement, en remontant l’allée de la maison de son frère, la veste de son frère suspendue à l’épaule, le bras engagé presque jusqu’au coude à travers les poignées jumelles du petit sac gladstone de son frère, son pistolet lui battant nonchalamment la cuisse dans l’étui bariolé : des yeux aux pieds, je dois en avoir, tout comme de la paille aux sabots, pensa-t-il, s’arrêtant au bord d’un trou profond, et puis son cœur et le monde s’arrêtèrent aussi ; et le cheval à mi-saut au-dessus de la haie ; le plongeur, le pendu et la guillotine dans leur chute ; la balle du meurtrier, le souffle du canon en Espagne ou en Chine congelé dans les airs ; le piston, la roue, tenant la pose – Yvonne, ou quelque simulacre d’elle tissé des fils du passé, travaillait au jardin […] [2].

7Que nous apprend une lecture non prévenue du passage ?

8La séquence en italiques se compose d’une première série d’énoncés descriptifs, voués à la représentation des mouvements du personnage, puis de ses sentiments et enfin de l’aspect du monde au moment où se produit l’incident qui affecte Hugh (« et le monde s’arrêt[a] aussi »). L’élargissement final fait écho à une convention psychologique et linguistique, en vertu de laquelle, lors d’événements saisissants, le sujet, projetant sur le monde extérieur ses propres émotions, a l’impression que « la terre s’arrête de tourner ».

9Dans une seconde partie, articulée autour du « tenant la pose » final, s’emboîtent divers énoncés qui semblent n’avoir rien de commun avec l’intrigue. C’est du moins ce que la première lecture donne à penser ; le rapport des images (de la guillotine, du canon, etc.) avec les préoccupations de Hugh ne se révèle que plus tard dans le roman. On reste néanmoins frappé par la manière dont le narrateur, qui par ailleurs respecte strictement les frontières de l’univers diégétique – le Mexique de 1939 (dans le premier chapitre) ou 1938 (au cours des onze chapitres suivants) –, s’accorde brutalement le privilège exorbitant de décrire ce qui se passe en Chine, en Espagne, dans d’autres endroits non déterminés, en un moment tout aussi peu précisé : d’où viennent le pendu, le plongeur, le cheval, etc., dont le mouvement est donné comme tout aussi actuel que celui de Hugh [3] ?

10Notons cependant que l’effet de rupture est atténué par divers procédés. D’une part, un point commun évident unit les propositions qui forment la phrase : elles dénotent toutes un suspens avant la chute. Le mouvement signifié homogénéise les représentations engendrées au fil de la chaîne syntagmatique par les indications descriptives qui s’y succèdent. D’autre part, les propositions de la seconde partie viennent développer le laconique « et le monde s’arrêt[a] aussi », lequel rétroactivement peut se lire comme une matrice descriptive : le « monde » n’apparaît plus seulement comme un bloc indifférencié, mais comme un ensemble d’individus, d’êtres, d’actions, que l’on peut dénombrer. Pantonyme par excellence, il est saisi dans une situation ou plutôt une posture que le narrateur précise en en déclinant diverses manifestations, supposées exemplaires [4]. Celles-ci sont cependant extrêmement éloignées les unes des autres dans l’espace et peut-être dans le temps. Ce fragment de texte n’a pas, selon toute probabilité, pour vocation de constituer une séquence descriptive homogène.

11Il semble raisonnable de penser que le seul espace véritablement commun au protagoniste et aux autres éléments du monde invoqués, c’est le texte : ce n’est pas la contiguïté dans l’espace représenté qui motive leur rapprochement au fil de la chaîne syntagmatique, mais la parenté entre les mouvements qu’ils dénotent. Le « cheval », le « canon » saisis en équilibre, et présents dans le texte à ce seul titre, sont des diatyposes [5], des images particulièrement frappantes jusque dans leur aspect fragmentaire, destinées à rendre sensible par approximation la signification de l’événement en train de se jouer. Ils relèvent donc, si l’on veut, d’un processus de métaphorisation – le discours, ici, rapproche des entités hétérogènes sur la base de prédicats qu’elles exemplifient de quelque manière –, mais témoignent d’une autonomie, d’un degré d’actualisation et d’une « figurativité » tout à fait exceptionnels pour des comparants voués en principe à se subordonner à leur comparé.

12Une manière satisfaisante et économique de rendre compte du caractère insolite de la séquence serait de faire référence à un procédé bien connu des cinéphiles : ce qu’on a coutume de nommer les « métaphores non diégétiques » employées notamment dans les films d’Eisenstein. Les métaphores non diégétiques donnent à voir des objets, des scènes, etc., qui n’entrent manifestement pas dans le cadre impliqué par l’action principale mais qui, juxtaposés à la représentation de celle-ci, en éclairent un des aspects : ainsi de l’image des balalaïkas qui succède directement à celle des mencheviks prônant l’apaisement dans Octobre. On objectera peut-être qu’il n’est pas nécessaire ni même légitime de recourir au modèle filmique pour analyser un tel processus de métaphorisation. À pareille remarque, on peut opposer trois arguments. Le premier consiste à souligner la valeur heuristique d’une telle démarche : nous tenterons d’en faire la preuve par l’exemple dans la suite de l’étude. Les deux autres, que suppose du reste le premier, impliquent que le texte est construit pour faire penser au cinéma et, plus précisément, à l’esthétique filmique. Il s’agit alors de repérer les signaux engageant le lecteur à adopter une certaine posture et à activer une certaine compétence, déclenchant en somme l’« effetcinéma » propre au texte. Restera enfin à caractériser plus précisément ce dernier.

L’« effet-cinéma » : pacte de communication et fonctionnement indiciel

13Posons en première hypothèse que certains textes (romans, poèmes ou pièces de théâtre, et singulièrement le roman qui nous occupe ici, Au-dessous du volcan) présentent un tropisme cinématographique [6]. On considérera que relèvent d’un tel mouvement les passages du texte qui amènent l’attention du lecteur à se tourner vers l’esthétique filmique. Ledit lecteur doit, pour construire une représentation dotée de signification de certains segments romanesques, activer les compétences qu’il met en œuvre lors du visionnage d’un film. Seconde hypothèse : le pacte de communication proposé par le romancier (avant de l’être par le narrateur) implique la reconnaissance de ce tropisme, dont les manifestations localisées sont mises en évidence par des signaux discrets (ténus mais isolables).

14On l’aura constaté, nous rejoignons la démarche que préconise Philippe Hamon dans son Introduction à l’analyse du descriptif. Le critique invite à prendre en considération, dans l’analyse du texte littéraire, les compétences que ce dernier exige de son lecteur. Les remarques qui, dans son propos, visent le descriptif peuvent s’appliquer, mutatis mutandis, au tropisme cinématographique qui se manifeste dans Au-dessous du volcan :

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Mais on peut se demander si cette reconnaissance intuitive [de l’unité-description] tient à la présence, dans cette même unité textuelle, de marques, de structures ou de signaux spécifiques, ou bien si cette reconnaissance tient davantage à des modifications plus « profondes », ou plus « antérieures » du processus ou du pacte de communication supposé entre narrateur et lecteur. La description […] n’installet – elle pas, dans le flux textuel, un nouvel horizon d’attente, ne convoque-t-elle pas dans le texte une nouvelle image d’émetteur (le descripteur), ne fait-elle pas appel à un nouveau statut de lecteur (le descriptaire), ne sollicite-t-elle pas une nouvelle, différente, et spécifique compétence de ce dernier ?
[…] Il conviendrait sans doute de généraliser ce mode d’approche, au niveau de la lecture naïve de l’énoncé, et de prendre toujours en considération ce « signal » diffus qui oriente et vectorise la lecture du lecteur-moyen […] [7].

16Philippe Hamon décèle en somme deux types d’indices capables de faire varier l’interprétation que fait le lecteur de l’énoncé : les uns, ponctuels, modifiant à vue la réception du texte, les autres, d’ordre macro-structurel, participant à l’instauration d’un horizon d’attente qui infléchit significativement la sensibilité du lecteur à tel ou tel aspect de la narration.

17Quels indices le roman de Lowry mobilise-t-il ?

1 – Indices paratextuels

18Dans sa préface à l’édition française du roman, Lowry, reprenant les termes d’une lettre naguère envoyée à son éditeur pour défendre son manuscrit, compare Au-dessous du volcan à « un film de cow-boys » ou à « un film loufoque » (entre autres rapprochements, par exemple avec une « musique hot » ou une « phrase sur un mur »). Le lecteur, l’esprit mis en alerte, va chercher ce qui dans la narration justifie la comparaison [8].

2 – Le contexte diégétique

19Phénomène le plus flagrant : tous les personnages touchent de près ou de loin au monde du cinéma. Laruelle, ami de Geoffrey Firmin et foyer de la narration dans le premier chapitre, est producteur de cinéma. Lowry suggère d’ailleurs dans sa lettre à Jonathan Cape que le livre entier pourrait, « si nous le voulons [9] », être considéré comme un film qu’imaginerait Laruelle, une vision de ce dernier en quelque sorte. L’agencement du roman prête consistance à cette hypothèse qui, après un premier chapitre en forme d’élégie funèbre à la mémoire du Consul, nous expose en onze temps les événements du drame proprement dit – non sans qu’une roue (Ferris) tournant à l’envers ait fait la jonction entre les deux strates temporelles, de façon « éminemment cinématographique [10] », selon l’auteur. On peut donc penser que Laruelle incarne de manière privilégiée une image d’« imageur » (comme il existe d’après Philippe Hamon des images de « descripteur » dans les textes descriptifs), « “signal” diffus qui oriente et vectorise la lecture du lecteur-moyen » et dont l’un des titres principaux est de révéler l’existence d’un tropisme cinématographique à l’œuvre dans le roman [11]. Yvonne, la femme du Consul, a de son côté un passé d’actrice de films mineurs, et Hugh fait volontiers référence en discussion aux films soviétiques – précisément – qui illustrent les thèses qu’il défend.

3 – Des énoncés marqués

20Un horizon d’attente très puissant s’installe par ce biais : le lecteur se voit doté d’une sensibilité aiguë à un certain nombre d’écarts, qu’il est enclin à interpréter sur un mode cinématographique. Le troisième critère, bien que délicat à manipuler, a ainsi force d’évidence. Les passages engendrant un « effet-cinéma » se révèlent en effet d’abord par leur côté insolite, étonnant. Leur facture est de quelque manière remarquable, de sorte qu’ils se détachent du contexte narratif et, pour ainsi dire, sautent aux yeux : en eux, le texte prend un caractère proprement spectaculaire.

21Le marquage peut être rythmique : adoption d’une cadence syncopée ou, à l’inverse, étirement de la phrase pour « couvrir » le temps d’une vision, effet de liste ou brièveté d’une notation frappante, et surtout jeu de répétitions et de variations à l’intérieur d’une même structure de phrase.

22L’accent peut également être de nature sémantique, et se traduire par le choix d’un matériau représentatif peu habituel : l’ombre des personnages au lieu des personnages eux-mêmes, comme on le verra plus loin pour la fin du chapitre IX.

23Le début du chapitre iv illustre une autre possibilité pour diriger l’attention du lecteur sur l’énonciation. Le narrateur, en rapportant les événements très éloignés dans l’espace qui émaillent la chaîne métaphorique, fait une entorse, si l’on peut dire, au régime narratif du roman, intégralement écrit en focalisation interne à foyers multiples. En principe, dans Au-dessous du volcan, n’est porté à la connaissance du lecteur que ce qui est accessible aux personnages. L’incursion du narrateur en Espagne, en Chine ou en d’autres lieux d’ailleurs non précisés le cueille donc à froid, sans repère immédiat vis-à-vis de cette pratique, et l’oblige, en l’empêchant de « sauter » directement aux éléments d’information nécessaires à la poursuite de la lecture, à s’arrêter sur l’énonciation. Le passage, aux yeux non initiés, garde un certain mystère : le suspens dans lequel sont arrêtées toutes choses est aussi un suspens du sens.

24Au-delà de cette violation des lois narratives internes au roman, plus généralement les passages relevant d’un « effet-cinéma » dénotent les actions, pensées, dialogues d’une façon qui contrevient aux règles de la représentation vraisemblable (ou, si l’on préfère, vraisemblabilisante) – au sein d’un roman qui les respecte la plupart du temps.

25

« Un cadavre, qu’il soit adulte ou enfant » : le Consul avait repris, après une courte pause pour rire de cette pantomime et approuver, avec une sorte d’angoisse […] – repris l’étude d’un indicateur bleu et rouge de la Mexican National Railway. Puis d’un coup il leva les yeux et, scrutant d’un regard de myope les alentours avant de la reconnaître, il la vit debout là, un peu indistincte à cause du soleil dans son dos sans doute, une main passée dans la courroie du sac rouge à sa hanche, debout là telle qu’elle le savait en train de la voir, mi-désinvolte, un peu embarrassée.
L’indicateur toujours à la main, le Consul s’érigea sur ses pieds tandis qu’elle avançait.
« Bon Dieu. »
Yvonne hésitait, mais il ne faisait aucun mouvement vers elle ; avec calme elle se glissa sur un tabouret près de lui ; ils ne s’embrassèrent pas.
« Surprise-partie. Me revoici… Mon avion est arrivé il y a une heure. »
« Quand c’est l’Alabama qui s’amène nous posons de questions à personne », émit soudain une voix de l’autre côté de la cloison vitrée. […]
« Geoffrey », poursuivit-elle, […]
« Qu’as-tu fait ? Je t’ai écrit et écrit. Je t’ai écrit à m’en briser le cœur. Qu’as-tu fait de ta »
« vie – », lança-t-on de derrière la cloison vitrée. « Quelle vie ! Bon Dieu, c’est une honte ! Là d’où je viens on les met pas. On rentre dedans, et c’est comme ça [12] – »

26Passe encore que la première vision d’Yvonne, par une forme de jeu sur le code réaliste-naturaliste (selon lequel une description est de préférence médiatisée par le regard d’un personnage), nous soit fournie par le regard myope de son mari, et que la jeune femme garde un statut d’apparition « indistincte ». Plus frappant est le chevauchement entre deux dialogues distincts. La conversation de retrouvailles entre le Consul et son épouse est parasitée par les fragments d’un discours qu’une voix anonyme tient « de l’autre côté de la cloison vitrée ». Les interventions de cette dernière sont intermittentes, brèves, détachées du contexte qui leur donnerait sens, elles interrompent l’échange entre Geoffrey et Yvonne à intervalles irréguliers et sans logique apparente. La manière dont ce discours second est rapporté déroge donc aux lois de la vraisemblance : pour le dire naïvement, on devrait soit tout entendre, soit ne rien entendre de ces propos intempestifs – mais en tout état de cause rien ne justifie ces éclipses auxquelles ils sont soumis, sinon l’intention manifeste, chez l’auteur, de créer des effets de sens. En l’occurrence, l’inconnu semble apporter un commentaire aux phrases des protagonistes ou les compléter, bref donner littéralement voix à ce qui reste non dit entre les personnages.

27En résumé, les passages fondés sur un tropisme cinématographique sont tous marqués et en appellent à la conscience de l’énoncé toujours présente (à l’état latent) chez le lecteur. Symétriquement, les esthétiques filmiques auxquelles le roman fait référence (cryptique), qu’il s’agisse de l’expressionnisme ou du cinéma soviétique d’avant-garde, répudient nettement l’idée que le cinéma doit être une vitre « transparente », selon les termes d’André Bazin, et privilégient une conception du film comme reconstruction stylisée du réel, voire comme discours sur le monde.

4 – Indices puisés dans le co-texte

28Que les passages que nous lisons manifestent un tropisme cinématographique, l’auteur se charge par ailleurs souvent de nous le confirmer par quelque indice plus localisé.

29Disons d’abord quelques mots de la roue qu’on retrouve sous de multiples formes dans le roman. L’évocation en clôt le premier chapitre (« Au-dessus de la ville, dans la noire nuit d’orage, à l’envers tournoyait la lumineuse roue [13] – »). La roue, ou d’autres signifiants analogues (éphémérides…), métaphorise le passage du temps dans de nombreux films des années 1920-1930 et y fait figure de cliché. Par ailleurs, la roue ressemble à une bobine de film et, à ce titre, à chacune de ses apparitions elle s’interprète comme indice d’un certain rapport du texte avec l’esthétique filmique, rapport sur lequel elle attire l’attention. L’extrait sur lequel nous avons choisi de nous attarder en est un bon exemple : la roue suspendue en pleine course vaut à la fois comme symbole du temps (qui en cet instant s’arrête pour Hugh) et comme signal adressé au lecteur. Le symbole, dira-t-on, démarque un signifiant typique des films, et par ce biais il fonctionne comme un marqueur quasi générique, comme un véritable embrayeur d’analogie filmique [14].

30D’autres indices, le plus souvent, s’adjoignent à cette pièce maîtresse et révèlent le fondement métaphorique des passages où ils s’insèrent. Il en est ainsi des termes techniques, issus du jargon spécifique du cinéma ou ressortissant de manière plus floue aux arts figuratifs. Le terme to fade, si fréquemment associé dans la version originale aux visions des personnages, mérite un sort particulier. Traduit par « s’effacer » en français, il fait surtout écho aux « fondus » (au noir, au blanc, fondu enchaîné), c’est-à-dire aux fade-in, fade-out caractéristiques de la ponctuation filmique [15].

31Les allusions dans un contexte proche à tel acteur ou à tel titre de film jouent le même rôle, et Lowry n’emploie pas ces indices sans quelque malice : le début du chapitre iv cité ci-dessus (« Hugh arrivait à pas plus que petits tant il bougeait lentement… ») le prouve, où Yvonne, quelques lignes après la description du personnage, salue ce dernier d’un : « Hello Hugh. Sans blague ! je vous ai pris pour Tom Mix, un instant. » Tom Mix était le héros récurrent de nombreux films de cowboys des années 1910 (le nom transpose, dans la version française, le « Bill Hodson » de l’original, acteur [fictif] et ancien partenaire d’Yvonne dans des westerns de série) : la comparaison en dit long sur Hugh, son aspiration à jouer les justiciers étant implicitement dénoncée comme posture superficielle, et anachronique de surcroît. La remarque est particulièrement piquante, située comme elle l’est dans le prolongement d’un passage clairement évocateur des séquences de montage propres aux cinéastes soviétiques des année 1920. Nul doute que Hugh se représente plus volontiers comme partie prenante d’une épopée révolutionnaire eisensteinienne que comme produit médiocre de l’industrie hollywoodienne.

Une relation de modélisation

32Le paratexte, pour le problème qui nous concerne, pose donc les bases (d’une des facettes) du pacte de communication ; la caractérisation des personnages ancre davantage chez le lecteur un certain nombre d’attentes que des indices plus ponctuels réactivent à point nommé. Telle se présente la situation sur son versant esthétique.

33Sur le versant poétique, comment qualifier la relation que l’auteur instaure entre son roman et le cinéma ? On se gardera de dire que le premier est influencé par le second (énoncé à tous égards trop vague), comme de prétendre que le roman « imite » le film : comme on le sait, le verbe ne peut imiter que le verbe.

34Suivant le type d’approche exposé par Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la fiction ?, on considérera que le romancier accomplit une modélisation de l’esthétique filmique ; c’est-à-dire qu’il n’abstrait pas seulement, à partir d’une réalité concrète, un schéma d’action sous-jacent qu’il réinvestit dans la fiction. Il bâtit en outre, de manière en quelque sorte seconde, un modèle implicite des formes de représentation et de signification filmiques capable de déterminer par endroits l’aspectualité du monde fictionnel. On dira donc que le roman, en certains de ces passages et de ces dimensions, modélise un trait ou l’autre de l’esthétique filmique. Cela revient à dire à la fois que l’auteur prend cette dernière pour modèle, et qu’il en découvre et n’en garde que les principes de fonctionnement.

1 – Schématisation et sélection

35L’opération de modélisation est sélective. Elle repose sur une schématisation, une sélection des traits de reconnaissance pertinents pour l’identification. On peut considérer, en première approche, que ceux-ci sont prélevés sur l’ensemble constitué par les techniques d’élaboration du film (dont découlent directement, si l’on se place du côté de la réception, l’ensemble de ses composantes esthétiques) : éclairage (ombres portées, surexposition, etc.), prise de vue (définie par l’angle du plan à l’égard de la scène visée : plongée, contre-plongée), ou par sa taille : plan d’ensemble, moyen, gros plan, ou encore par la mobilité du cadre par rapport au matériel pro-filmique : panoramique, travelling), montage [16], relation entre image et son [17].

36Comment les diverses composantes esthétiques du film peuvent-elles être modélisées dans le roman ?

37À la fin du chapitre ix, le narrateur propose une représentation décalée des événements en abandonnant, pour ainsi dire, la proie pour l’ombre :

38

Leurs ombres rampèrent devant eux dans la poussière, glissèrent le long des murs blancs et assoiffés des maisons, se prirent brutalement une minute dans une ombre en ellipse, la tournante roue tordue de la bicyclette d’un jeune garçon.
L’ombre rayée de la roue, énorme, insolente, s’évanouit [18].

39La clausule du chapitre est un endroit fortement marqué, où s’exaspèrent les attentes du lecteur, ici soumis à un net ralentissement de l’action tandis que les personnages approchent du « dessous du volcan », de l’enfer qui les attend. La narration s’attarde sur des éléments de description apparemment anodins, sur, diraiton, des détails : c’est le signal même conviant le lecteur à s’arrêter à son tour sur la texture des énoncés (la mention de la roue et l’utilisation du vocabulaire technique des arts figuratifs – « ombre », « ellipse » – jouent dans le même sens).

40La portée narrative du moment se déduit de notations visuelles, et ici c’est bien le référent visé, c’est-à-dire la scène dénotée, qu’on interprétera comme un signe de mauvais augure. Il n’est guère difficile de deviner que le sort des ombres préfigure celui des protagonistes. Le Consul meurt sous les balles de Mexicains pro-nazis qui le prennent pour son frère, sans que le personnage, qui a perdu son passeport dans un manège appelé… « la Máquina Infernal » soit en mesure de prouver son identité ; Yvonne, quant à elle, meurt écrasée par un cheval fou. Le passage anticipe le moment où les deux époux ne seront plus que l’ombre d’eux-mêmes. Ces quelques lignes évoquent donc l’esthétique filmique en ce que la représentation comme la signification s’y fondent sur l’opposition dynamique de la lumière et de l’ombre. Le roman, ici, modélise un trait de l’esthétique filmique (= son utilisation polyvalente et extensive de l’opposition ombre/lumière) en dénotant ce que les films exemplifient.

41Un peu plus tôt dans le roman, le personnage principal, le Consul, erre complètement ivre dans son jardin et aperçoit une connaissance, le docteur Vigil (au nom équivoque, comme le montre l’extrait suivant) :

42

[…] la visite de Vigil avait été en quelque sorte calculée pour coïncider avec sa propre visite probable à la tequila […] afin, naturellement, de l’espionner, d’obtenir sur lui quelque information dont la nature pouvait, ce n’était que trop concevable, se trouver sur les pages de ce journal accusateur : « Le vieux dossier du Samaritan va être rouvert, on croit le capitaine Firmin au Mexique. » « Firmin reconnu coupable, acquitté, pleure dans le box. » […] De monstrueuses manchettes à l’avenant prirent forme à l’instant dans l’esprit du Consul, car ce n’était pas seulement El Universal que lisait le docteur, c’était son destin [19] […]

43Au cours de la conversation qui met ensuite aux prises les deux protagonistes, Vigil compare le système nerveux du Consul (qui alimente sa vie psychique) au système électrique du cinéma local (qui permet la projection des films). L’analogie implique que les représentations mentales de Geoffrey Firmin, toutes « décomposé[es] » qu’elles soient, ressemblent à des projections cinématographiques, et les manchettes (« Le vieux dossier du Samaritan […] ») à ces innombrables journaux destinés, dans les films, à présenter de manière économique les informations nécessaires à l’intelligibilité de l’intrigue. Il y a en l’occurrence isomorphisme entre le modélisé et le modélisant, puisque tous deux sont des messages écrits : aussi la modélisation s’approche-t-elle d’une reproduction (à ceci près que le modèle est virtuel).

44La séquence métaphorique du début du chapitre iv repose quant à elle sur une homologie de structure entre le texte et les réalisations filmiques qui lui servent de modèle. Les diatyposes y jouent le rôle d’inserts puisqu’elles présentent des motifs reliés à l’action de manière tout à fait indirecte. La succession des syntagmes, dans la mesure où les processus signifiés n’ont pas, entre eux ou avec le cours de l’action principale, de rapport logique immédiat, mais un rapport analogique, crée un effet de montage métaphorique [20]. Ce phénomène est en grande partie responsable de la relation d’analogie globale qui lie le passage et, disons, les séquences de montage (exemplaires de ce point de vue) si prisées de l’avant-garde soviétique des années 1920 – dont le goût pour l’esthétique des machines semble d’ailleurs être rappelé par le « piston » qui figure dans le texte lowrien.

2 – Un gain significatif pour l’intrigue

45En grande partie, mais non dans son intégralité. Le lecteur est en effet mis en présence non seulement d’une structure esthétique mais surtout d’une forme signifiante remarquable. La modélisation ne saurait se réduire à sélectionner des traits de reconnaissance pertinents, elle « réalise le passage de l’observation d’une réalité concrète [en l’espèce, celle du système esthétique des films] à une reconstruction de sa structure et des processus sous-jacents », permettant ainsi d’accéder à « sa structure intentionnelle et à son organisation hiérarchique [21] », ce qui débouche sur une réinstanciation, preuve que le modèle a été correctement assimilé. Autrement dit, l’intérêt du modèle filmique est qu’il découvre au romancier de nouvelles manières de construire – ou de suspendre – le sens.

46Revenons au début du chapitre iv (« Hugh avançait à pas moins que petits… »). Chacune des images entretient un rapport indirect avec l’intrigue, en particulier le « souffle du canon en Espagne ou en Chine », qui renvoie aux préoccupations de Hugh et à ses aspirations révolutionnaires. Lowry reprend un processus de métaphorisation exemplaire du cinéma, et par là ôte de leur pertinence à deux types d’interrogations qui accompagnent en basse continue toute lecture d’un roman : quel est le rapport temporel entre les actions décrites (l’arrêt du cheval, du piston, de la roue, sont-ils simultanés à l’arrêt de Hugh) ? Plus généralement, quel degré de réalité, au sein de l’univers fictionnel, faut-il accorder aux représentations (métaphoriques, mais peut-être pas seulement) de ces entités ; s’agit-il d’images visées-comme-présentes (par le narrateur) ou visées-comme-absentes [22] (par Hugh – l’interprétation s’autorisant alors de la contiguïté probable, dans la conscience du personnage, du réel perçu et de songeries diverses) ?

47En tout état de cause, il est difficile de trancher. Le souci de vraisemblance, c’est-à-dire de cohérence narrative, l’emportant, sans doute préférera-t-on considérer ces occurrences comme des complexes mentaux, et plus précisément comme, selon les termes de Dorritt Cohn, la figuration de « mouvements psychiques non verbalisés [23] » – et qui en tant que tels se prêtent particulièrement bien à un « rendu » métaphorique. Encore importe-t-il de souligner la petite révolution formelle qui a lieu ici : en évitant de préciser le rapport des images dénotées avec le contexte narratif, Malcolm Lowry affranchit la représentation de ses attaches personnelles. Ce n’est pas une pensée consciente, ni une hallucination, ni même une impression confuse de Hugh que le romancier nous donne à voir. Comme l’explique Gilles Deleuze à propos, justement, de la représentation cinématographique d’états mentaux à la frontière de la conscience :

48

L’image optique et sonore est bien coupée de son prolongement moteur, mais elle ne compense plus cette perte en entrant en rapport avec des images-souvenir ou des images-rêve explicites. […] nous dirons que l’image optique et sonore se prolonge en mouvement de monde. […] ce n’est plus le personnage qui réagit à la situation optique-sonore, c’est un mouvement de monde qui supplée au mouvement défaillant du personnage. Il se produit une sorte de mondialisation ou « mondanisation », de dépersonnalisation, de pronominalisation du mouvement perdu ou empêché. […] Le monde prend sur soi le mouvement que le sujet ne peut plus ou ne peut pas faire [24].

49On ne saurait mieux gloser le passage qui nous occupe. Le modèle filmique, qui en dicte la forme, donne toute latitude au romancier pour développer les harmoniques affectives et narratives de la rencontre d’Yvonne et Hugh (en l’occurrence, les images pointent toutes vers un même climat psychologique relativement diffus, celui qu’implique une situation d’équilibre avant la chute). C’est parce que le film est capable de convertir les affects en « mouvement de monde » que Lowry s’appuie sur un modèle filmique pour suggérer le retentissement proprement cosmique d’un événement privé. Le roman dans son ensemble ressortit du reste à une métaphysique inspirée de la Cabale, qui envisage l’univers comme un ensemble unifié et organisé par un réseau de correspondances complexes et fait de l’homme un microcosme de l’univers et de Dieu. Ce qui affecte les personnages doit nécessairement, dans une telle optique, avoir des corrélats objectifs dans le reste du monde.

50Ces représentations se substituent à l’analyse psychologique et portent en outre un enseignement sur la signification narrative du passage. Hugh voit Yvonne, la femme de son frère (d’autres endroits du texte laissent imaginer qu’il a déjà eu une liaison avec elle), alors même qu’il s’apprête à embarquer sur un navire rempli d’explosifs à destination de l’Espagne républicaine. À cette date (novembre 1938), les républicains sont dans une situation presque désespérée, ce qui donne à l’entreprise héroïque de Hugh un caractère à la fois un peu vain et suicidaire. Se laisser retenir par les charmes d’Yvonne équivaudrait néanmoins à trahir doublement : trahir la cause qu’il a choisie, à laquelle l’attachent d’ailleurs des sympathies pour le communisme maintes fois signalées dans l’œuvre, et trahir son frère. Aussi les métaphores dévoilent-elles l’enjeu du face-à-face entre les personnages. Hugh est, et se représente comme un condamné à mort (image du pendu, de la guillotine) dès l’instant où il est prêt à « sauter le pas » (image du cheval). Revoir Yvonne ouvre un temps de report provisoire de l’action, où toute décision est précisément suspendue, notamment en ce qui concerne l’engagement politique et pro-révolutionnaire (image du canon en Chine ou en Espagne), un entre-deux par quoi se trouve installée l’atmosphère du roman, pleine d’une oisiveté tendue.

51La portée des images, enfin, dépasse le destin du seul Hugh. Contrairement à ce dernier, destiné à survivre à la tragédie qui va prendre place, Yvonne et Geoffrey Firmin sont, à ce point du roman, proches de l’instant de leur mort. Le signifié visuel de quelques-unes des métaphores fait écho, par anticipation, à certaines données à venir de l’intrigue. La « balle du meurtrier » annonce celle qui troue la tête de l’Indien que découvriront les personnages sur la route de Tomalin. C’est par un cheval affolé par l’orage et perçu comme suspendu dans les airs lui aussi que sera tuée Yvonne, l’analogie entre les deux scènes tenant non seulement au mouvement signifié mais également à une stylisation similaire de la représentation [25]. Le moins que l’on puisse dire est que la rencontre d’Yvonne et de Hugh intervient sous des auspices menaçants.

3 – Combinatoire

52On ne s’étonnera pas, par ailleurs, de ce que le style de l’auteur prenne ce caractère d’innovation formelle lors même qu’est mise à l’épreuve la détermination du personnage à prendre part à la cause révolutionnaire. Tout se passe comme si le sujet appelait une mise en forme précise, comme si le « projet de révolution » était en soi une forme-sens, et que la thématique révolutionnaire renvoyât par association historique au cinéma, surtout soviétique.

53Que cette observation nous soit l’occasion de souligner un point important. Le romancier, semble-t-il, spécule sur un « effet-cinéma » assez global, et fait tout pour que le lecteur sente qu’un modèle filmique est sous-jacent à tel passage de l’œuvre. Mais ledit modèle peut être construit de manière plus ou moins précise et plus ou moins complète. Il peut parfaitement se réduire à une configuration signifiante utilisée dans presque tous les films, comme la surimpression et le fondu enchaîné dans le passage suivant :

54

[…] et leurs mains se joignirent par-dessus la table.
Et puis, pour la seconde fois ce jour-là, leurs yeux. En un long, long regard de nostalgie. Derrière ses yeux, au-delà d’elle le Consul un instant vit Grenade, et le train valsant d’Algésiras à travers les plaines d’Andalousie, cheuffeti peuppeti, cheuffeti peuppeti, la basse route poudroyant de la gare à la vieille arène de taureaux et au bar Hollywood puis dans la ville, passé le Consulat britannique et le couvent de Los Angeles et l’hôtel Washington Irving en montant (tu ne peux t’évader, je puis te voir, l’Angleterre doit encore retourner en Nouvelle-Angleterre, pour ses valeurs !), le vieux tram numéro sept y passant : le soir, et les majestueux fiacres grimpent à travers les jardins lentement […], à travers les jardins, jardins, jardins partout, en haut, en haut, jusqu’aux merveilleuses dentelles de l’Alhambra (qui l’assommaient) au-delà du puits où ils s’étaient rencontrés, jusqu’à la pension América ; et en haut, en haut maintenant eux-mêmes grimpaient jusqu’aux jardins du Generalife, et maintenant des jardins du Generalife à la tombe Maure à l’extrême sommet de la colline ; là, ils avaient engagé leur foi…
Le Consul baissa enfin les yeux [26].

55L’image d’Yvonne assise face au Consul et la vision du passé cohabitent d’abord dans le même espace (« derrière ses yeux, au-delà d’elle »). La seconde s’impose ensuite en déployant une description de Grenade caractérisée par une forte dynamique ascendante. L’énoncé est finalement temporalisé (« Les majestueux fiacres grimpent […] maintenant eux-mêmes grimpaient »), ce qui confirme entre autres que le souvenir est redevenu actuel aux yeux du Consul. Le modèle filmique permet de montrer les représentations mentales comme détachées du sujet dont elles émanent, et à ce titre concurrentes du réel. Pour un souvenir heureux, combien Geoffrey Firmin possède-t-il d’images du passé amères ? Aussi ne peut-il jamais pardonner à sa femme un adultère qui n’est que trop présent à son esprit.

56La modélisation de l’esthétique filmique combine ainsi des éléments typiques à divers degrés (caractéristiques d’un style cinématographique précis ou d’une époque, ou d’un genre, ou même d’un réalisateur) dont l’important est qu’ils prêtent au roman tout leur potentiel de significations.

57Les deux approches que nous avons privilégiées sont à l’évidence étroitement solidaires. Parce qu’elles sont chacune comme l’envers de l’autre, d’abord : les effets produits par le texte sont ceux que l’auteur a médités. Parce qu’elles s’enracinent dans une même expérience du cinéma, également : le romancier, avant d’être écrivain, est d’abord, à l’instar de ses lecteurs, un spectateur. Malcolm Lowry fut un cinéphile passionné ; mais, c’est le lieu de le rappeler, dans l’entre-deux-guerres, de façon générale, on se rendait dans les salles obscures beaucoup plus souvent qu’aujourd’hui [27]. Les modes de représentation filmique avaient toutes chances de commencer à modeler l’image du monde dans la mesure où ils participaient (déjà) au style cognitif de l’époque.

58De ce que l’auteur d’Au-dessous du volcan ait néanmoins été un spectateur particulièrement averti découlent deux conséquences importantes :

59Son roman est à notre connaissance l’un des rares à manifester une conception patrimoniale du cinéma. À l’inverse de ce que feront plus tard, pour nous limiter à l’aire anglo-saxonne, des auteurs comme Thomas Pynchon ou Robert Coover, Malcolm Lowry ne s’inspire pas du tout-venant des films de genre (comédie musicale, film noir, voire film d’horreur) – même si la satire de Hollywood et de ses productions standardisées n’est pas absente d’Au-dessous du volcan –, mais renvoie le lecteur à des esthétiques filmiques ambitieuses, à l’origine de films considérés comme des œuvres artistiques à part entière, sinon comme des chefs-d’œuvre. Chez Lowry, le cinéma se voit confirmer son statut de septième art, de médium riche de ressources signifiantes ; c’est à ce titre qu’il paraît digne d’être modélisé. L’analyse pourrait d’ailleurs être approfondie sur le plan idéologique : la modélisation opérée par l’auteur s’assortit d’un jugement implicite, variable selon les cas, sur les esthétiques filmiques prises pour référence. Celui-ci rejaillit à son tour sur la représentation des personnages et des événements et les colore.

60La modélisation opérée par l’auteur sur un matériau filmique abondant et divers fait de lui l’égal des écrivains et critiques qui, en France surtout, ont pris au sérieux ce divertissement populaire qu’est le cinéma et ont tenté d’en cerner les modes de représentation et de signification propres. Lowry n’a cependant pas donné forme conceptuelle aux règles qu’il décelait, mais, de façon sans doute plus marquante, en a proposé une réinstanciation – ou, pour laisser là un vocabulaire par trop technique, qu’il se les est appropriées et en a usé pour ses fins propres. Nous n’avons, par manque de place (et pour ne pas alourdir des développements déjà copieux), fait qu’une allusion fugitive à ce qui conditionne, au bout du compte, l’efficacité du dispositif : selon toute probabilité, Au-dessous du volcan demande que son lecteur active des compétences cognitives habituellement moins sollicitées par le texte littéraire que par le film. Raisonnement par inférence, équivalence rétablie mentalement entre la partie (dénotée) et le tout (impliqué), l’ombre et l’individu auquel elle appartient – la métonymie est une figure majeure du style de représentation lowrien, l’interpréter justement rend seul l’histoire intelligible –, mémorisation des détails, spéculation sur le symbolisme visuel : les processus mentaux mis en branle par le roman sont peut-être, du côté du lecteur, le pendant du tropisme cinématographique que manifeste l’œuvre, et sa condition de possibilité.

61Là n’est peut-être pas, pourtant, le plus important. Au-dessous du volcan se donne volontiers comme un texte crypté : aussi, lors même que l’« effet-cinéma » produit par l’ouvrage se laisse aisément percevoir, les modèles filmiques qui y sont inscrits ne peuvent être reconnus et identifiés avec précision qu’en prenant un peu de recul. Ils ressemblent en cela à la phrase « No se puede vivir sin amar » peinte sur le mur de la maison de Laruelle mais littéralement fondue en lui. Le producteur explique que les visiteurs n’arrivent pas à lire cette inscription ; or, celle-ci délivre une des leçons essentielles du livre. La balle est dans le camp du lecteur : à lui d’affûter son regard, et de ne pas rester un « touriste [28] » face à l’œuvre.

62Enfin, on pourrait craindre que la nouveauté formelle des procédés n’attire toute l’attention à elle et donne au livre un brillant tout superficiel – c’est même un reproche auquel le romancier a eu à répondre : « en dépit de ses longueurs », fait-il valoir à son éditeur, « le livre, au niveau superficiel, a été, à tout prendre, agencé avec une logique si implacable que le lecteur n’éprouve pas le désir de s’arrêter pour plonger sous la surface » [29]. La surface, en l’occurrence, a son dessin mais aussi son intérêt propres ; on espère avoir montré, en outre, à quel point représentations de premier plan et significations plus profondes (psychologiques, politiques, historiques, voire cabalistiques) étaient solidaires. Élucider le fonctionnement des premières n’est qu’une des façons d’amener les secondes, précisément, à la surface.

63Université de Tours

Notes

  • [1]
    Un des personnages applique l’expression à sa propre carrière dès le premier chapitre du roman. Il s’agit de Jacques Laruelle, ancien producteur de films, qui médite assez tristement sur sa vie passée à l’heure de quitter le Mexique. Ce dernier point appuie l’hypothèse défendue par certains critiques selon laquelle Laruelle serait modelé sur Eisenstein – on sait que ce dernier n’a pu finir son ¡ Que Viva Mexico ! à cause de la défection de ses bailleurs de fonds américains, et qu’il en a conçu une légitime amertume très perceptible dans ses carnets de notes mexicains : « Car Hugh, à vingt-neuf ans, rêvait encore, même alors, de changer le monde […] par ses actes – tout comme Laruelle, à quarante-deux, n’avait pas abandonné tout espoir de le changer par les grands films qu’il se proposait de faire de quelque façon. Après tout il avait fait de grands films, pour autant qu’on en fît dans le passé », Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan (trad. C. Francillon), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1988, p. 44 (1re éd. française : Club français du Livre, 1959).
  • [2]
    Lowry, op. cit., p. 148. « […] Hugh Firmin less than sauntered, so slowly did he move, up the drive towards his brother’s house, his brother’s jacket balanced on his shoulder, one arm thrust almost to the elbow through the twin handles of his brother’s small gladstone bag, his pistol in his checkered holster lazily slapping his thigh : eyes in my feet, I must have, as well as straw, he thought, stopping on the edge of a deep pothole, and then his heart and the world stopped too ; the horse half over the hurdle, the diver, the guillotine, the hanged man falling, the murderer’s bullet, and the canon’s breath, in Spain or in China frozen in mid-air, the wheel, the piston, poised – Yvonne, or something woven from the filaments of the past that looked like her, was working in the garden […] », Malcolm Lowry, Under the Volcano, Harmondsworth, Penguin Books (in association with Jonathan Cape), 1976 (1re édition chez Jonathan Cape en 1947), p. 98. Je souligne dans les deux cas.
  • [3]
    En particulier, l’usage de l’article défini (« le cheval », « le piston ») implique que le référent visé soit identifiable par le lecteur. C’est dire qu’un énoncé qui combine groupes nominaux définis et verbe au prétérit (« tenant la pose », dans la traduction française, rend poised, qu’on peut considérer aussi bien comme un prétérit que comme un participe passé) se donne comme fragment d’un ensemble narratif plus vaste, au sein duquel le référent reçoit une identité précise. Ce n’est pas le cas ici, d’où l’étrangeté de ces indications hétérogènes au reste du texte. Ajoutons du reste que l’article défini anglais garde, plus que le français, une nuance démonstrative : ainsi ces entités introduites par coup de force (métaphorique) dans le récit fontelles, dans tous les sens de l’expression, figure d’apparition.
  • [4]
    Philippe Hamon, dans son Introduction à l’étude du descriptif (Paris, Hachette, 1986, p. 140 ; réédité sous le titre Du descriptif, Paris, Hachette Universités, coll. « Recherches littéraires », 1993), indique que le descriptif met en relation trois « unités », dont chacune peut ou non figurer dans l’énoncé : le pantonyme (c’est-à-dire en somme l’entité décrite), la nomenclature, les prédicats. Notre texte déploie ainsi un pantonyme (« le monde ») en sa nomenclature (cf. l’effet de liste produit par l’accumulation des syntagmes dépendant de « tenant la pose »), ces deux ensembles étant caractérisés par un même prédicat (l’arrêt, la suspension du mouvement).
  • [5]
    La diatypose est une figure microstructurale. Selon la tradition, il s’agit d’une hypotypose condensée, toujours isolable sur des segments textuels, auxquels s’attache matériellement l’existence de la figure. Voir Michel Aquien et Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Librairie générale française, 1996, p. 214.
  • [6]
    On sait que le terme « tropisme » vient du grec trepein, « tourner, diriger vers », qui a donné naissance aux tropes de la rhétorique mais aussi à l’héliotrope (par exemple – et sans qu’il faille en induire que le cinéma est à nos yeux le soleil du roman !). Le jeu de mots n’est pas totalement gratuit : les passages qui imposent au lecteur de se reporter mentalement à l’esthétique filmique sont souvent aussi fondés sur des figures, bien que celles-ci ne consistent pas uniquement en des figures de mots (microstructurales), comme le sont les tropes.
  • [7]
    Hamon, op. cit., p. 40.
  • [8]
    On nous remontrera peut-être que ce document n’avait pas vocation à être publié et donc à préparer l’esprit du public à certains effets du texte, et que, en tout état de cause, le lecteur non francophone n’a pas à sa disposition les indications que nous signalons. Cependant, Lowry suggère à Jonathan Cape, son éditeur, de publier sa lettre avant le roman en guise de préface, pour aider le public à passer le premier chapitre, jugé trop obscur par le lecteur de la maison d’édition. En somme, la version française réalise le vœu initial du romancier. Néanmoins, heureusement (pour la cause que nous plaidons), ces indications ne font qu’optimiser des effets qui sont de toute façon prévus par le texte.
  • [9]
    Malcolm Lowry, lettre du 2 janvier 1946 à Jonathan Cape, dans Choix de lettres, Paris, Denoël, 1968, p. 94.
  • [10]
    « Cette roue, […] plus superficiellement, c’est simplement, sur un plan éminemment cinématographique, la roue du Temps qui remonte jusqu’à l’année précédente et au chapitre II […] », ibid. Le terme « superficiellement », à peine péjoratif sous la plume de l’auteur, est à replacer dans le cadre d’une conception stratifiée de l’œuvre : Malcolm Lowry défend l’idée que son roman peut être lu à des niveaux multiples et plus ou moins profonds.
  • [11]
    Hamon, op. cit., p. 41. En outre, Laruelle déclare au chapitre vii : « Avant de commencer, comme dit souvent un producteur allemand de mes amis, on a certaines visions de ce que le film devrait être » (Au-dessous du volcan, p. 351 ; les italiques sont dans le texte). À bon entendeur (à bon lecteur)… Le mot « vision » est récurrent dans le roman.
  • [12]
    Lowry, Au-dessous du volcan, op. cit., p. 102-104.
  • [13]
    Ibid., p. 97.
  • [14]
    Il ne s’agit pas de prétendre que les textes manifestant un tropisme cinématographique constituent un genre, ou même une catégorie littéraire bien définie. À l’instar du descriptif, encore une fois, ce phénomène s’appréhende davantage comme une tendance du texte, une dominante, et comme tel il ne se laisse pas d’emblée circonscrire. Voir sur ce point Philippe Hamon (op. cit., p. 5-7). Par ailleurs, on pourrait croire que ce régime textuel n’est, précisément, pas autre chose qu’une variante du descriptif : le monde (dans toute son extension, c’est-à-dire en tant qu’il englobe aussi les pensées des personnages, qui ne peuvent viser que des objets rattachés à leur expérience du réel) serait ressaisi d’une manière qui épouserait les traits de l’aspectualité filmique. La façon dont les chapitres ii à xii s’articulent au premier chapitre montre bien, cependant, que l’« effet-cinéma » peut n’être pas restreint à des segments plus ou moins localisés du texte, mais toucher (entre autres) à l’organisation même de la narration.
  • [15]
    Voir par exemple : « Mais il pouvait sentir à présent, s’essayant au prélude, aux nostalgiques arpèges d’ouverture sur les sens de la femme, l’image de la possession, comme cette porte de joyaux qu’avec désespoir le néophyte en quête de Yesod, projette pour la millième fois sur les cieux pour permettre à son corps astral de passer, s’effacer, et lentement, inexorablement, celle d’une cantina, lorsque dans une paix et un silence de mort elle s’ouvre pour la première fois au matin, prendre sa place », Au-dessous du volcan, p. 171 (« But he could feel now, trying the prelude, the preparatory nostalgic phrases on his wife’s senses, the image of his possession, like that jewelled gate the desperate neophyte, Yesod-bound, projects for the thousandth time on the heavens to permit passage of his astral body, fading, and slowly, inexorably, that of a cantina, when in dead silence and peace it first opens in the morning, taking its place », Under the Volcano, op. cit., p. 94) – je souligne dans les deux cas.
  • [16]
    On donnera au terme une définition assez libérale et l’on accordera une importance toute particulière à ce que Christian Metz nomme les « schèmes d’assemblage » du film. L’expression semble désigner les opérations d’« assemblage » par excellence que sont les multiples formes de montage, mais aussi au sens large, selon le même auteur, toute « organisation concertée des co-occurrences syntagmatiques sur la chaîne filmique », soit le « collage » (de plans isolés les uns des autres), soit le mouvement de caméra, soit la co-présence de plusieurs motifs dans le même plan. Voir Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, Paris, Klincksieck, 1968, p. 134-135. L’idée que le film a des unités pré-contraintes, qui ne sont pas les plans mais lesdits « schèmes d’assemblage », est une des pierres de touche de l’ouvrage et, de façon générale, de la théorie sémiotique de Christian Metz, laquelle s’est du reste imposée dans toutes les études sur le film.
  • [17]
    L’ouvrage de référence de Bordwell et Thompson, L’Art du film. Une introduction (Paris, Bruxelles, De Boeck Université, 2000), consiste pour une large part en une revue systématique de ce qu’on appellera de préférence des procédés filmiques. Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie et Marc Vernet, dans leur Esthétique du film (Paris, Nathan, 1994 [1983]), utilisent le mot « codes », d’inspiration linguistique et sémiologique, dans des acceptions proches, celles d’« unités d’aspiration à la formalisation » (p. 139), de « systèmes à manifestations multiples et à réutilisations courantes », de « configurations signifiantes » (p. 140).
  • [18]
    Lowry, Au-dessous du volcan, op. cit., p. 470.
  • [19]
    Lowry, Au-dessous du volcan, op. cit., p. 245-246.
  • [20]
    On pourrait analyser de même le passage relatant les retrouvailles du Consul et de sa femme, qui fait se chevaucher deux lignes de conversation, et dire qu’il repose sur un effet de montage audiovisuel. Ce dernier est utilisé en général pour créer un contrepoint entre les informations divergentes délivrées par la bande-son et la bande-image. La mise en relation de deux espaces distincts, l’un actuel et l’autre représenté exclusivement par le son qui en émane, recèle en effet des ressources expressives qui lui ont valu d’être préconisée par des cinéastes aussi différents que Sergueï Eisenstein et René Clair. C’est même la seule utilisation du son qui, à l’avènement du parlant, trouve grâce aux yeux des défenseurs de la « ciné-langue », car elle évite au cinéma de retomber dans le « théâtre filmé ».
  • [21]
    Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 2001, p. 78.
  • [22]
    Nous empruntons cette terminologie à Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, op. cit., p. 126. La distinction ne recoupe pas celle que le sémioticien effectue entre insert non diégétique, c’est-à-dire en somme métaphorique, et insert subjectif (image « visée-comme-absente »). On peut estimer que dans les diverses « interpolations » étudiées par Metz (insert non diégétique à valeur purement comparative, insert subjectif, insert diégétique déplacé, insert explicatif ), comme dans les syntagmes a-chronologiques, la « temporalité vectorielle », « régime le plus ordinaire dans les films [et, pourrait-on ajouter, dans les romans à intrigue,] est soumise à une « rupture provisoire » (p. 127).
  • [23]
    Dorritt Cohn, La Transparence intérieure. Modes de représentation de la vie psychique dans le roman, Paris, Seuil, 1981, p. 63-74.
  • [24]
    Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Paris, Minuit, 1985, p. 80-81. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les cinéastes de l’avant-garde soviétique, qui, il est vrai, ne manifestent guère d’intérêt pour la psychologie individuelle, ne méprisent pas pour autant la représentation des affects ; ils les traduisent là encore par un « mouvement de monde » qui manifeste concrètement les sentiments et états d’âme afférents à une situation – qu’on songe à La Ligne générale et au flot de lait sortant de l’écrémeuse, à la fois cause de la joie des paysans et image parlante du débordement d’émotion sur lequel se conclut la scène.
  • [25]
    « Le ciel était une blanche nappe de flammes sur laquelle furent un instant cloués les arbres et le cheval cabré en équilibre – », Au-dessous du volcan, p. 555 (« The sky was a sheet of white flame against which the trees and the poised rearing horse were an instant pinioned – », Under the Volcano, p. 335 ) – je souligne dans les deux cas. On notera qu’au début du chapitre iv comme à la fin du chapitre xi, le cheval est dépeint comme « poised » ; dans les deux passages sont employés les termes dont le sémantisme renvoie à l’immobilité provisoire, au suspens. Dans ces occurrences, les êtres tels que les perçoivent les personnages sont figés en des postures qui les renvoient au domaine des arts figuratifs (sculpture, peinture, film), mais c’est là une des conditions du réalisme des notations : rien n’est plus vraisemblable que ce qui nous est déjà rendu familier par les représentations artistiques.
  • [26]
    Lowry, Au-dessous du volcan, op. cit., p. 489 – je souligne « Hollywood » et « Los Angeles ».
  • [27]
    Voir sur ce point Cent Ans d’aller au cinéma. Le spectacle cinématographique aux États-Unis (sous la direction de F. Bordat et M. Etcheverry), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1995.
  • [28]
    « De plus près, on pouvait voir sur la tour de gauche […] un cartouche de pierre brute, couvert de grandes lettres peintes en or, qui avait été serti dans le mur pour donner l’illusion d’un bas-relief. Ces lettres d’or, bien qu’épaisses, se noyaient très confusément les unes dans les autres. Le Consul avait vu des touristes les fixer du regard pendant une bonne demi-heure. Parfois, M. Laruelle sortait pour expliquer qu’elles épelaient vraiment quelque chose, qu’elles formaient cette phrase de Frey Luis de Leon dont le Consul ne se souvenait pas pour l’instant », Au-dessous du volcan, op. cit., p. 338-339.
  • [29]
    M. Lowry, lettre du 2 janvier 1946 à Jonathan Cape, op. cit., p. 75.
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