Poétique 2003/3 n° 135

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Article de revue

Perdre son nom

Identité, représentation et vraisemblance dans Le Colonel Chabert

Pages 307 à 332

Notes

  • [1]
    Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert, Paris, Le Livre de poche, coll. « Classiques de poche », introduction, notes, commentaires et dossier de Stéphane Vachon, 1994, p. 81, 97 et 129.
  • [2]
    Outre le séminaire inédit de Jacques Lacan sur L’Identification (1961), on pourra se référer en ce qui touche à cette problématique aux chapitres 4 et 5 (« Le trait unaire » et « Le nom propre et le trait unaire ») de l’ouvrage de Joël Dor, Introduction à la lecture de Lacan, t. 2, La Structure du sujet, Paris, Denoël, coll. « L’espace analytique », 1992, p. 79-99.
  • [3]
    « Paternity may be a legal fiction » (James Joyce, Ulysses, Londres Penguin, coll. « Twentieth-Century Classics », 1986, p. 170).
  • [4]
    L’identification par l’ADN, si elle apparaît certaine, n’en reste pas moins de l’ordre de la croyance pour la vaste majorité des individus, dans la mesure où ils ne maîtrisent pas ce savoir. De ce point de vue, l’identification du sujet par le savoir de la science demeure, en somme, un discours d’autorité.
  • [5]
    Cette question du fondement de l’ordre symbolique préoccupe en effet Balzac ainsi que j’ai pu l’analyser dans mon article, « De l’un à l’autre. Le désir de savoir et l’écriture de la différence dans de Balzac », Texte (Université de Toronto), n° 17, 1995, p. 1-32.
  • [6]
    Coupure-blessure-cicatrisation dont l’ombilic est, selon Denis Vasse, la trace inconsciente: « La suture de la peau comme celle de l’inconscient (le refoulement originaire) noue l’homme en un corps et lui ouvre l’espace du subtil [celui de l’air, par opposition au “substantiel”, lieu de fusion avec le corps maternel]. Le corps clos devient le lieu d’un sujet, signifiant pour un autre sujet, et la projection verbale ou graphique de ce corps devient décodable, interprétable. La cicatrice ombilicale de l’inconscient, première castration référée au désir de l’Autre, est fondatrice de l’ordre symbolique. Il s’agit bien entendu ici de l’idée représentative inconsciente de cicatrice, non de la matérialité opaque de la soudure ombilicale. Cette idée représentative inconsciente de cicatrice “ombilicale” fonctionne comme la butée originaire qui sépare et contre-distingue le réel et l’imaginaire, et délimite le lieu virtuel d’où naît l’activité symbolisante du sujet, relié dès lors à son origine, dans la médiation du langage articulé par la parole au désir de l’Autre, par la voix. […] La fermeture congénitale du trou central par où la vie biologique lui est advenue décentre l’homme de son corps-chose et le renvoie à la périphérie. Elle le détache de l’immédiate vie organique. Elle le déloge du substantiel. Elle lui ouvre le monde et l’ouvre au monde organisé par la parole. […] c’est encore la voix qui profère le nom propre et réfère le sujet au désir de l’Autre, qui, au stade du miroir, opère ce délogement et rompt l’effet de fascination mortelle de l’image substantielle où le regard se rive et dans la représentation de laquelle le sujet s’aliène » (L’Ombilic et la Voix, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Le champ freudien », 1974, p. 84-85).
  • [7]
    Contrairement à la nourrice Euryclée qui reconnaît son maître Ulysse par la cicatrice qu’il porte à la cuisse (Odyssée, chant XIX), Chabert demeure cependant non reconnu. De même, à l’opposé d’Ulysse qui reconquiert femme et royaume, Chabert reste le dépossédé, l’errant, le sans-nom. Là où l’épopée raconte la réinscription d’un sujet dans son droit (son nom), le récit du colonel Chabert raconte au contraire la déperdition d’un sujet somme toute victime du maître du monde moderne: l’argent (et ses vices: l’intérêt, la folle ambition, la volonté de puissance). Ainsi passons-nous de l’épopée au roman, de l’héroïsme sublime à l’esprit calculateur et cynique du sujet moderne. Tel est, notamment, le procès qu’institue le roman.
  • [8]
    Rappelons à cet égard la scène de la rencontre, au bureau de l’avoué, du colonel et de sa femme. « Les avances qui furent largement faites par Derville au colonel Chabert lui avaient permis d’être vêtu selon son rang. Le défunt arriva donc voituré dans un cabriolet fort propre. Il avait la tête couverte d’une perruque appropriée à sa physionomie, il était habillé de drap bleu, avec du linge blanc, et portait sous son gilet le sautoir rouge des grands-officiers de la Légion-d’Honneur. En reprenant les habitudes de l’aisance, il avait retrouvé son ancienne élégance martiale. Il se tenait droit. Sa figure, grave et mystérieuse, où se peignaient le bonheur et toutes ses espérances, paraissait être rajeunie et plus grasse, pour emprunter à la peinture une de ses expressions les plus pittoresques. Il ne ressemblait pas plus au Chabert en vieux carrick, qu’un gros sou ne ressemble à une pièce de quarante francs nouvellement frappée. A le voir, les passants eussent facilement reconnu en lui l’un de ces beaux débris de notre ancienne armée, un de ces hommes héroïques sur lesquels se reflète notre gloire nationale, et qui la représentent comme un éclat de glace illuminé par le soleil semble en réfléchir tous les rayons. Ces vieux soldats sont tout ensemble des tableaux et des livres. Quand le comte descendit de sa voiture pour monter chez Derville, il sauta légèrement comme aurait pu faire un jeune homme. […] Ha! s’écria le petit-clerc, qui veut parier un spectacle que le colonel Chabert est général, et cordon rouge? Le patron est un fameux sorcier! dit Godeschal. Il n’y a donc pas de tour à lui jouer cette fois, demanda Desroches. C’est sa femme qui s’en charge, la comtesse Ferraud! dit Boucard. Allons, dit Godeschal, la comtesse Ferraud serait donc obligée d’être à deux… La voilà! dit Simonnin. En ce moment, le colonel entra et demanda Derville. Il y est, monsieur le comte, répondit Simonnin. Tu n’est donc pas sourd, petit drôle? dit Chabert en prenant le saute-ruisseau par l’oreille et la lui tortillant à la satisfaction des clercs, qui se mirent à rire et regardèrent le colonel avec la curieuse considération due à ce singulier personnage » (p. 109-111). Rétabli dans son rang, le colonel apparaît, comme par magie, métamorphosé, transfiguré, étant semble-t-il passé rapidement de son état de clochard loqueteux et fragile à son « élégance martiale » d’autrefois. Reconnu dans son titre, il retrouve du coup tout l’aplomb nécessaire pour se faire respecter, corrigeant notamment le saute-ruisseau qui s’était précédemment moqué de lui. La scène suggère, en somme, que l’habit fait le moine, ou que l’être est également indissociable du paraître, dans la mesure où le sujet tient aussi sa consistance du regard de l’autre et de l’ordre de la représentation dans lequel il ne peut manquer de s’inscrire. En posant la question de l’identité, on voit que le récit soulève en même temps, par nécessité, la question de la représentation, du vrai et du faux-semblant.
  • [9]
    L’analyse de Marcelle Marini suggère à cet égard que Derville incarne la castration (le père) pour un sujet (Chabert) pris au piège d’une folle rêverie incestueuse: « Il [Chabert] exige que l’autre reconnaisse qu’il est en tout point identique à celui qu’il veut être et prétend avoir été. Derville oppose un refus à cette demande en proposant la transaction que nous connaissons. Il occupe à ce moment la fonction de Père selon la Loi. L’inconnu peut recevoir le nom de Chabert mais il ne sera pas identique à ce qu’il rêve d’englober sous ce nom: l’enfant incestueux seul possesseur de sa mère. Pour mettre fin à la guerre et effacer la crainte de la castration, il faut accepter la castration symbolique: renoncer à la comtesse; puis, au lieu de posséder la fortune, symbole de toute-puissance, accepter une rente, l’exercice contrôlé et différé du désir » (« Chabert mort ou vif », Littérature (Larousse), n° 13, février 1974, p. 99-100). Pour Peter Brooks, Derville incarne plutôt le rôle de l’analyste: « […] on peut avancer que, dans Chabert, il s’agit d’un transfert au sens psychanalytique, où Derville joue le rôle de l’analyste dans la personne duquel tous les affects passés du colonel s’investissent, pour être répétés et perlaborés. C’est en fin de compte un transfert qui échoue à effectuer la cure, car Chabert ne réussit jamais à assumer son passé en tant que passé, c’est-à-dire réintégré à un présent radicalement différent. Tout comme le texte de Balzac, les essais de Freud sur le transfert parlent d’une tentative de récupération d’une histoire enterrée mais vivante, qui doit être remise à jour dans un discours présent qui produira la cure, dans la mesure où il réussit à la fois à faire revivre le passé et à l’incorporer au présent en tant que passé, c’est-à-dire dans une relation syntaxique et rhétorique qui tient compte du passage et de la perspective du temps » (« Constructions psychanalytiques et narratives », Poétique, n° 61, février 1985, p. 64). Il est vrai que Chabert est dans une situation où il doit, à travers l’autre, reconstruire son récit identitaire. Mais l’objet du récit n’est pas tant celui d’un sujet qui se trouve dans l’impasse relativement à son désir, que celui d’un sujet qui demande à être reconnu et à reprendre sa place dans l’ordre symbolique (dont la nomination est le garant). En cela, c’est moins les non-dits de sa petite histoire qui sont en cause dans son récit (bien que cela se recoupe compte tenu de sa condition d’orphelin), que les défaillances de l’ordre symbolique.
  • [10]
    Rappelons ici, en passant, la légende grecque qui se rattache à ce nom: « Il y eut aussi l’affaire du beau jeune homme nommé Hyacinthos, un prince spartiate dont non seulement le poète Thamyris tomba amoureux – ce fut le premier homme qui courtisa quelqu’un de son propre sexe – mais Apollon lui-même qui fut le premier dieu à qui la chose arriva. […] Mais le Vent d’Ouest aussi s’était amouraché d’Hyacinthos et il devint follement jaloux d’Apollon; et un jour que celui-ci apprenait à Hyacinthos à lancer le disque, le Vent d’Ouest, le saisissant au vol, l’abattit sur le crâne de Hyacinthos et le tua. De son sang naquit la jacinthe, sur laquelle sont encore gravées ses initiales » (Robert Graves, Les Mythes grecs, Paris, Hachette/Fayard, coll. « Pluriel », 1967, t. 1, p. 89). Qui sait si Balzac connaissait cette histoire? Il est remarquable de constater cependant que cette fleur est d’emblée reconnaissable parce qu’elle s’est faite corps d’écriture, pétaleslettres, donnant pérennité à ces initiales, au nom, au récit d’Hyacinthos. Hyacinthe-Chabert aurait donc reçu le nom pour ainsi dire emblématique de la fonction nominale, où se dit cette nécessaire coïncidence du nom et du corps (malgré l’insurmontable incertitude du marquage identitaire). Pareil à un tatouage, cette fleur-signature évoque en effet cette pratique ancienne d’une lettre ou d’un nom qui fait corps, qui s’incarne, donnant cette minimale consistance à ce qu’on appelle alors un « sujet ». « Hyacinthe », dit Chabert, dont le nom a été effacé de l’espace de la reconnaissance publique, de la scène légale, dont le nom s’est détaché de son corps, porte donc, non sans une cruelle ironie, le nom qui évoque la fonction symbolique du nom. La légende grecque rattache également ce nom-fleur, cette fleur-nom, au personnage d’Ajax: « Ovide raconte que le sang d’Ajax donna naissance à une fleur, l’hyacinthe, dont les premières lettres ai sont aussi les premières lettres d’Ajax (Aias en grec) » (Joël Schmidt, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, Larousse, coll. « Références », 1986, p. 28, entrée: Ajax). Robert Graves précise à cet égard: « Les Salaminiens rapportent qu’une nouvelle fleur apparut sur l’île, à la mort d’Ajax; elle était blanche, teintée de rouge et plus petite qu’un lis et, comme la jacinthe, elle portait gravées les lettres Ai-Ai (malheur! malheur!) » (Les Mythes grecs, op. cit., t. 2, p. 320). Dans ce cas, on pourrait dire que Hyacinthe-Chabert porte, malheureusement, bien son nom. Œdipe, on s’en souvient, est, tout comme Chabert, cet enfant abandonné par ses parents. Son nom – Oidipous, « l’homme au pied enflé » – évoque cette blessure de naissance alors qu’on lui perça les talons pour mieux le ligoter et l’abandonner à la mort sur le mont Cithéron. Œdipe porte ainsi ce nom, cette blessure, comme une énigme ou un secret de famille qui se révélera à la fin insoutenable. Dans les deux cas, le nom apparaît « motivé » pour autant qu’il est le point d’ancrage d’un récit identitaire qui détermine le sujet. Bref, le nom donne prise à la « rêverie du nom motivé » dans la mesure où il est, en tant que signifiant, le lieu de cette première incarnation du sujet.

1

J’ai [Chabert] été enterré sous des morts, mais maintenant je suis enterré sous des vivants, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre!
Le monde social et judiciaire lui pesait sur la poitrine comme un cauchemar. J’irai, s’écria-t-il, au pied de la colonne de la place Vendôme, je crierai là: « Je suis le colonel Chabert qui a enfoncé le grand carré des Russes à Eylau! Le bronze, lui! me reconnaîtra.
Quelle destinée! s’écria Derville. Sorti de l’hospice des Enfants trouvés, il revient mourir à l’Hospice de la Vieillesse, après avoir, dans l’intervalle, aidé Napoléon à conquérir l’Egypte et l’Europe [1].

2Personne ne peut prétendre avec une absolue certitude répondre de son identité, de son nom, comme d’un simple constat ou d’un fait, dès lors qu’il est sujet de la filiation, recevant ainsi d’un autre (ou d’un tiers) un nom, un héritage, un récit dont il aura à prendre la mesure, autant que faire se peut, pour l’assumer, le récrire et le transmettre à son tour. Une large part de ce qui constitue l’identité s’avère ainsi, d’entrée de jeu, de l’ordre du don et du récit. N’étant pas maître de son origine, le sujet demeure lié en cela à une irrémédiable incertitude.

3C’est d’ailleurs pour conjurer cette incertitude que s’est élaborée une pratique institutionnelle (symbolique) capable d’ordonner un tant soit peu la procédure de cette transmission d’identité. Malgré cela, cette transmission peut échouer, ainsi que le montre le tragique destin d’Œdipe qui, voulant fuir la funeste prédiction de l’oracle – « Tu tueras ton père et épouseras ta mère » – ne fera pourtant que l’accomplir en raison de cet aveuglement premier sur les secrètes circonstances de sa naissance (n’étant pas le fils légitime de Polybe et de Mérope comme il le croit, mais celui de Laïos et de Jocaste). Identité trompée, trompeuse, qui nous rappelle qu’elle repose sur une déclaration, une parole, un récit, et qu’à cet égard la déclaration d’identité reste incertaine puisque la scène où évolue le désir est inévitablement opaque, trouble, contingente. L’identité n’étant pas une essence comme l’a voulu une certaine métaphysique de la présence, elle s’appuie en effet sur une déclaration, un performatif, une parole qui en fait un acte légal, lui donnant ainsi la consistance et la pérennité sur lesquelles se fonde, en partie du moins, l’ordre social. Consistance plutôt formelle d’ailleurs – bien que première et nécessaire –, qui ne suppose pas quelque transparence idéale de soi à soi et aux autres, mais qui permet l’arrimage du sujet à son désir, en tant qu’il est lieu du manque, de la quête, de la non-maîtrise, de l’assomption. Hanté plus ou moins consciemment (selon les cas) par cette incertitude originaire, le sujet s’invente donc une scène de vérité, d’authenticité, d’autorisation, de légitimité, d’écriture, de lisibilité, de loi, à partir de laquelle il assume et transmet son nom comme étant le sien, surmontant, par la magie de la nomination, le vertige inhérent à cette origine incertaine.

4La procédure performative de la nomination s’avère en effet l’une des clefs du dispositif symbolique par lequel le sujet advient à l’être, alors que non seulement elle lui sert à s’inscrire dans le fil plus ou moins configurable, enchevêtré ou inextricable d’un désir et d’une mémoire, mais permet formellement de l’identifier, non pas tant en soi qu’en le différenciant de l’autre, des autres. Car si, du point de vue de l’absolu, il n’y a pas de nom propre – c’est-à-dire, un nom et un seul pour chaque sujet, lequel de surcroît serait, selon une rêverie cratylienne, motivé sur le plan du signifiant ou définirait le sujet comme un éponyme –, le nom dit propre n’en suppose pas moins un processus d’appropriation et de reconnaissance identitaire par lequel s’accomplit le discernement entre le même et l’autre. Le nom soutient de la sorte un travail de différenciation d’où surgit l’identité, donnant une limite (individuante) à ce qui autrement ne serait que l’envers sombre du monde, noir chaos où règne la violence originaire de l’indifférenciation. Le nom propre, comme le trait unaire selon Lacan (ce qui fait qu’il y a de l’un), s’avère cette trace de pure différence sans laquelle le sujet ne saurait se différencier. Cet ancrage dans le nom est aussi ancrage dans la loi dans la mesure où, pour l’enfant, le nom du père s’inscrit alors en tiers par rapport à la mère, rompant ainsi avec la fusion mortifère, le différenciant pour lui donner statut de sujet [2].

5Outre cette pratique différenciante que suppose le nom, donnant à chacun sa place dans l’ordre premier qu’est la généalogie (le système de parenté repose sur le nom en tant qu’opérateur de classification), l’identité n’en reste pas moins fondée sur une part irréductible de croyance et de mise en récit. Car, si la filiation de la mère à l’enfant est clairement identifiable, celle du père relève toutefois d’un acte de croyance que les performatifs juridiques ou religieux se chargeront d’authentifier. Cette part irréductible de croyance et de fiction se transforme donc, par la magie performative de la parole, en fiction légale, pour reprendre ici la formule de Joyce dans Ulysse, dès lors que cette déclaration d’identité (« nous, parents, reconnaissons cet enfant comme le nôtre ») s’inscrit dans le registre d’état civil qui en légitime et en officialise l’événement – la reconnaissance du nom du père étant l’avènement même de l’inscription du sujet dans l’ordre symbolique où il est d’emblée sujet-de-la-loi[3]. Ce nouage de prime abord paradoxal de fiction et de loi, du « comme si » et du « cela est », résout donc par un coup de force (une parole déclarative) l’incertitude inhérente à la question de l’origine. Cette fiction légale, dont le nom du père est le paradigme, referme ainsi, avec plus ou moins d’étanchéité, la faille originaire qui travaille inconsciemment tout sujet. La loi, la pratique légale de la nomination, n’étant en somme que le dépôt d’une marque reconnue sur l’identité irrémédiablement incertaine du père [4]. La loi désigne ainsi le travail d’écriture, de suture, sur cette déchirure première de l’identité et de sa transmission. Le nom (du père) apparaissant en cela comme ce voile jeté sur cette scène à la fois infigurable et immaîtrisable de l’origine.

6C’est la logique de cette coupure et de cette incarnation, de cette blessure symbolisée par le jeu de la nomination, qui s’offre à lire dans le roman de Balzac. L’auteur de La Comédie humaine semble d’ailleurs avoir buté sur la question de l’identité et de ses fondements avec d’autant plus de nécessité que, dans le contexte de la modernité, le fondement même de l’ordre symbolique a été l’objet d’un profond réaménagement à la suite de la Révolution, de la destitution de la monarchie, sinon même en raison de la mort de Dieu (comme on se plaira à le dire un peu plus tard dans le siècle) [5]. Ainsi va le monde où les noms ne sont pas immortels, où la guerre est aussi celle des noms (à son retour à Paris, Chabert ne constate-t-il pas avec amertume que la rue du Mont-Blanc est devenue la rue Chaussée-d’Antin?); le nom étant à l’évidence l’enjeu d’une appropriation symbolique.

Papiers d’identité

7Le nom, on l’a dit, est comme un voile posé sur cette faille qu’est l’incertitude identitaire, inhérente à l’énigme insurmontable de la question de l’origine. Or, c’est bien autour de cette faille, de ce clivage originaire du sujet, que le récit du colonel Chabert se déploie, parcourant, entre le vertige, l’horreur et la folie, la limite toujours plus ou moins poreuse de l’être. Supposé mort au combat, et n’étant plus reconnu sous son nom socialement légitime, le colonel s’épuise alors en vain à vouloir retrouver son nom, s’approchant malgré lui de cette faille, constitutive du sujet, où se voit la faillibilité de toute déclaration d’identité. Dépossédé de son nom, il semble en effet se tenir au bord de cette faille dévoilée qui apparaît dès lors comme une blessure, une souffrance, une agonie.

8Bien que déclaré mort à la bataille d’Eylau, le valeureux colonel de l’armée napoléonienne a, on s’en souviendra, miraculeusement survécu à ses blessures. Depuis lors, il échoue cependant à se faire reconnaître sous son nom puisque Rose Chapotel, sa femme, refuse de le reconnaître; remariée depuis avec le comte de Ferraud, le colonel n’est plus pour elle qu’un encombrant personnage qui menace sa fortune et sa situation sociale. Mais est-ce là le pire puisque Chabert se trouve du coup dans cette situation impossible où il doit lui-même se déclarer, s’identifier, se nommer? C’est là une situation vertigineuse si l’on considère que c’est par la médiation d’un autre (d’un tiers) qu’un sujet advient à l’être, nommé d’abord, et le plus souvent, par ceux qui lui ont donné la vie. Ayant désormais à assumer seul sa déclaration d’identité, Chabert révèle ce faisant la fragilité relative de l’ordre symbolique. Il apparaît ainsi, vagabond anonyme, comme cette faille vivante dans le monument de la loi.

9Depuis qu’il est sorti vivant de la fosse, une autre déclaration légale, écrite en allemand, a pourtant été faite par un tiers autorisé qui a authentifié le témoignage de la vieille paysanne, de son mari, et du chirurgien Sprachmann:

10

Lorsque je [Chabert] lui parlai d’une manière suivie de mon ancienne existence, ce brave homme, nommé Sprachmann fit constater, dans les formes juridiques voulues par le droit du pays, la manière miraculeuse dont j’étais sorti de la fosse des morts, le jour et l’heure où j’avais été trouvé par ma bienfaitrice et son mari; le genre, la position exacte de mes blessures, en joignant à ces différents procèsverbaux une description de ma personne. Eh! bien, monsieur, je n’ai ni ces pièces importantes, ni la déclaration que j’ai faite chez un notaire d’Heilsberg, en vue d’établir mon identité
(p. 79).

11Ces papiers d’identité, il ne les possède pas en raison de l’indigence où il se trouve. C’est Derville qui, ayant accepté la cause du colonel, se chargera de les retrouver et de confirmer leur validité (p. 89 s.). Toutefois, et sur le fond, l’authenticité de son témoignage demeure encore incertaine puisque ces déclarations peuvent être en tout point conformes auxdites circonstances dans lesquelles il fut retrouvé, sans que cela confirme pour autant qu’il s’agisse bel et bien du colonel Chabert. Il peut s’agir en effet d’un imposteur qui ne ment, en somme, que sur son nom (ainsi qu’on a pu le voir au cinéma dans Le Retour de Martin Guerre). Bref, si la survie quasi miraculeuse, authentifiée par ceux qui l’ont soigné, est crédible, la question demeure irrésolue cependant de savoir qui est cet homme rescapé de la fosse commune. Car ceux qui l’ont sauvé ont eux-mêmes dû croire sa déclaration d’identité, alors qu’ils se disent par ailleurs certains des circonstances où le colonel a pour ainsi dire survécu à son enterrement. Chabert est donc dans cette situation étrange, sinon affolante, de naître une seconde fois au monde et d’assumer seul sa déclaration d’identité. Les difficultés presque insurmontables qu’il rencontre à se faire reconnaître montrent à souhait la fragilité du montage institutionnel de l’identité, dont la nomination est le premier nouage. Bref, le colonel ne bute pas seulement sur la mauvaise foi évidente qui entrave sa juste reconnaissance; il se débat également avec les conditions, toujours faillibles, de l’ordre symbolique, seul garant pourtant de la reconnaissance identitaire. Double entrave qui l’enferme désormais dans cette vie comme un fantôme repoussant.

12L’identité repose donc, en partie du moins, sur la performativité symbolique d’une déclaration. Montage légal qui suppose une chaîne de signatures autorisées qui noue ensemble un sujet et un nom. De prime abord, on peut en toute logique considérer que les avocats auxquels s’est adressé Chabert n’avaient aucune raison de douter de l’authenticité de l’acte de décès du colonel, étant donné qu’à ce niveau ce n’est somme toute qu’une déclaration (« je suis vivant ») qui cherche à en invalider une autre (« il est mort »). A cet égard, l’acte de décès du colonel a dûment été rédigé par qui de droit et déposé auprès des instances légales reconnues. Montage institutionnel de l’authenticité qui passe par la voix de tiers autorisés, par la signature légale desdits actes, et la consignation de ceux-ci dans un registre tout aussi légal et officiel. Le sceau de l’homme de loi (avoué ou notaire) étant le gage de la véracité des paroles, des déclarations, des actes, des faits. La signature, le seing, le sceau, investi d’une autorité légale scelle en effet toute déclaration, constat ou reconnaissance, pour mieux la soustraire au registre de l’incertitude inhérent à notre condition.

13Outre ces déclarations légales qui attestent sèchement de son décès, le colonel Chabert peut également lire, dans les Victoires et Conquêtes, le récit de sa mort héroïque. Autre effet de signature qui l’emprisonne dans ce cas dans la performativité particulière du récit historique, celui-ci étant à sa manière une pratique commémorative et monumentale, pierre d’assise de la légitimité politique, dont la contestation – la réécriture – est pour le moins difficile. Double effet de signatures autorisées qui ne fait là que l’enfermer plus sûrement dans la mort.

14L’impasse du colonel Chabert réside ainsi dans l’immense difficulté qu’il y a à effacer ce sceau d’autorité qui, de droit, le tient pour mort. Comment du sein de sa finitude, de sa contingence, de sa faillibilité, peut-il faire de son témoignage une authentique déclaration d’identité, d’existence? Tel est le tour de force, la performance inouïe que Chabert doit accomplir pour revenir vivant d’entre les morts. Car il n’est plus, au moment où commence le récit, qu’un spectre errant dans les marges fangeuses de la société. Situation humiliante pour celui qui, ayant perdu son nom, est alors exposé à toutes les insultes, injures et railleries. Chabert n’apparaît plus en effet que comme un « vieux carrick », un « chinois », un « vieux malfaiteur », un « chien », un « crâne », un « vieux drôle », un « vieux singe », un « fou », livré de la sorte à la cruauté des hommes et des enfants (ici, Simonnin, le sauteruisseau). Ces noms le déshumanisent, qui le traitent d’animal, de chose et de hors-la-loi. Autant de noms maudits, de malédictions et d’infamies qui le condamnent au silence, à la non-reconnaissance: aussi bien dire à la folie ou à la mort. Le colonel se tient de la sorte à la limite inquiétante de l’humain et de l’inhumain, dans les parages obscurs de l’abjection et de l’immonde, là où se défait l’ordre symbolique. Il erre ainsi, misérable vagabond en loques, comme un déchet que rejette viscéralement l’ordre social. Il apparaît dès lors comme cette altérité inquiétante – en l’occurrence, cet espace fangeux, chimérique et mortifère qui se confond avec la béance originaire du sans-nom –, ce tout autre que, d’ordinaire, le sujet dûment reconnu refoule, en vertu de l’institution du nom ou de la loi.

15Chabert incarne donc cette part d’abjection qui souille la scène sociale de la loi et de la reconnaissance. Il entrave et inquiète le bon ordre symbolique institué par la pratique de la signature et de la nomination, clef de voûte du processus identitaire. Par leur cruelle moquerie, les clercs repoussent d’ailleurs cette part immonde – ce bloc d’abîme – qui les menace obscurément. Leurs insultes, pareilles à quelques formules prophylactiques ou purifiantes, ne visent-elles pas en un sens à tenir à distance cette souillure, ce déchet, ce mort? Stigmatisé par ces noms abjects et injurieux, le vieux soldat doit, dès lors, et pour se faire reconnaître, se défaire, sinon se désensorceler de leurs pouvoirs qui le dépossèdent, le déshumanisent, et lui collent à la peau comme une infâme maladie.

16Par quel exorcisme, sur quelle scène de vérité, pourra-t-il se réapproprier le nom qui seul peut le protéger d’être la part immonde ou le déchet des autres? Situation vertigineuse où l’on mesure à quel point un nom n’est lié à un sujet qu’à être reconnu comme tel par les autres.

La blessure

17Comment donc Chabert peut-il rompre avec la cruelle moquerie des clercs, ainsi que nous le montre toute la scène de l’ouverture? Comment, d’entrée de jeu, peut-il être pris au sérieux, imposant ce minimum de respect sans lequel le récit de son étrange aventure tombe dans l’invraisemblance (que cela soit d’ailleurs du registre de la farce grotesque ou de la folie)? Tel est donc l’enjeu crucial de cette première rencontre avec Derville, tandis qu’il cherche à être entendu, enfin. Alors que tous les papiers légaux ont force de loi contre sa personne, sans parler des apparences qui font de lui un être marginal dont la parole n’a guère d’importance, le colonel doit imposer son témoignage comme une parole de vérité. Voilà pourquoi son entrée en scène apparaît décisive dans cette rencontre avec Derville (et le lecteur), sa crédibilité se jouant pour ainsi dire dans cette première minute. Or, l’entrée en scène du colonel dans le bureau de Derville est décrite comme on le ferait d’un tableau de Rembrandt:

18

Le jeune avoué demeura pendant un moment stupéfait en entrevoyant dans le clair-obscur le singulier client qui l’attendait. […] Cette immobilité n’aurait peutêtre pas été un sujet d’étonnement, si elle n’eût complété le spectacle surnaturel que présentait l’ensemble du personnage. […] L’ombre cachait si bien le corps à partir de la ligne brune que décrivait ce haillon, qu’un homme d’imagination aurait pu prendre cette vieille tête pour quelque silhouette due au hasard, ou pour un portrait de Rembrandt, sans cadre. […] Mais un observateur, et surtout un avoué, aurait trouvé de plus en cet homme foudroyé les signes d’une douleur profonde, les indices d’une misère qui avait dégradé ce visage, comme les gouttes d’eau tombées du ciel sur un beau marbre l’ont à la longue défiguré. Un médecin, un auteur, un magistrat eussent pressenti tout un drame à l’aspect de cette sublime horreur dont le moindre mérite était de ressembler à ces fantaisies que les peintres s’amusent à dessiner au bas de leurs pierres lithographiques en causant avec leurs amis
(p. 73-74).

19Par cette référence explicite à la peinture, le récit ne fait là en somme que reprendre la scène précédente où les clercs s’amusaient à philosopher sur l’essence même du spectacle, c’est-à-dire sur la difficulté qu’il y aurait bien souvent à distinguer la vie (ou la réalité) du spectacle. Cette question est évidemment loin d’être fortuite, mais constitue l’enjeu fondamental du récit dans la mesure où cette quête de reconnaissance identitaire doit pouvoir faire la part entre le vrai et le faux-semblant, entre l’être et le paraître (nous y reviendrons plus loin). Or, cette description suggère que le sujet est toujours déjà dans l’ordre du paraître, mais, qu’en dépit de cela, il existe des déchiffreurs de signes (médecin, auteur, magistrat) aptes à reconnaître le sujet malgré ses horribles défigurations. Ainsi, si la vie est bien de l’ordre de la représentation (du spectacle), il n’est pas dit que le travail de lecture ne puisse cependant prétendre à quelque vérité ou vraisemblance. Chabert apparaît donc comme un tableau à interpréter, un amas de signes soumis au regard perçant de l’avoué. Tel est ce « spectacle surnaturel », situé à la limite du représentable, mais qui n’en requiert pas moins son perspicace exégète, Derville. Chabert apparaît d’abord ainsi comme un corps, et, en cela, comme une constellation de signes qui s’offre à la lecture, à l’interprétation, au déchiffrement:

20

Le vieillard se découvrit promptement et se leva pour saluer le jeune homme; le cuir qui garnissait l’intérieur de son chapeau étant sans doute fort gras, sa perruque y resta collée sans qu’il s’en aperçut, et laissa voir à nu son crâne horriblement mutilé par une cicatrice transversale qui prenait à l’occiput et venait mourir à l’œil droit, en formant partout une grosse couture saillante. L’enlèvement soudain de cette perruque sale, que le pauvre homme portait pour cacher sa blessure, ne donna nulle envie de rire aux deux gens de loi, tant ce crâne fendu était épouvantable à voir. La première pensée que suggérait l’aspect de cette blessure était celle-ci: – Par là s’est enfuie l’intelligence! – Si ce n’est pas le colonel Chabert, ce doit être un fier troupier! pensa Boucard. – Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l’honneur de parler? – Au colonel Chabert. – Lequel? – Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard. En entendant cette singulière phrase, le clerc et l’avoué se jetèrent un regard qui signifiait: – C’est un fou!
(p. 74-75).

21Avant de raconter son histoire quasi invraisemblable, Chabert en se découvrant donne de lui-même, et par un geste d’autant plus révélateur qu’il apparaît involontaire, l’image saisissante d’un corps violenté, coupé, blessé. Image imposante, stupéfiante, troublante, qui a soudain la force d’inhiber l’attitude suspicieuse, sinon désobligeante, du clerc et de l’avoué. En cela, le dévoilement de ce « crâne horriblement mutilé par une cicatrice transversale » a d’abord pour effet de rompre avec la scène précédente, tout entière grotesque, railleuse, infamante. Effet de coupure qui renverse complètement le ton du récit, le faisant passer de l’ironie à la sobre gravité du témoignage qu’est sur le point de livrer le colonel. Cette coupure dans le récit – métonymiquement représentée par la cicatrice – a également le tranchant d’une scène de violence. Comme si le dévoilement de cette image faisait violence à la violence de la moquerie – du déni de reconnaissance –, pour que s’impose une autre parole. Comme si la scène du témoignage, du dire-vrai, était précédée là par l’éloquence trouble d’une image corporelle, celle du corps tel qu’il est parlant, déplaçant ainsi de manière décisive l’ordre de la parole, celui de l’insulte, qui sévissait alors. Cette « grosse couture saillante » apparaît de la sorte comme la figure structurante du récit, puisqu’elle suppose autant la coupure (la blessure, la violence) que le travail de suture (la reconnaissance, la nomination) à l’œuvre dans l’élaboration du récit. Coupure et suture étant, dans ce cas, les termes paradigmatiques de la procédure qui fonde la reconnaissance identitaire.

22« L’épouvantable cicatrice » a donc le pouvoir de tenir en respect l’avoué Derville et, surtout, le clerc Boucard. Attitude qui se comprend fort bien dans la mesure où cette blessure suppose nécessairement une scène obscure de violence qui insiste et fascine, tient à distance, comme une profonde et inquiétante question, sinon comme la question dès lors que la violence est aussi celle de la scène originaire que refoule en permanence le sujet pour exister. Tout se passe donc comme si, devant cette blessure et l’obscure violence qu’elle recèle, l’avoué et son clerc étaient placés inconsciemment devant l’Autre scène, originaire ou primitive, de la première blessure: celle de la naissance. Là où l’enfant n’advient à l’être qu’à se séparer de la mère, dans la douleur et le cri – la coupure ombilicale étant la marque ancienne de cet arrachement. Le corps, première surface d’écriture, porte donc cette trace comme un événement plus ou moins dicible, enfoui dans sa propre mémoire. L’ordre symbolique, fondé principalement sur l’acte de séparation, assure en quelque sorte la suture ou la cicatrisation d’un sujet qui vient au monde dans la blessure [6]. Le second temps de symbolisation de cette blessure étant celui de la castration, deuxième coupure, alors qu’entre en jeu le père pour interdire, mais aussi pour « signifier » à l’enfant la mère et sa jouissance.

23L’image de ce crâne coupé-suturé s’ouvre ainsi sur une autre scène, dévoilant et dissimulant en même temps l’événement troublant de cette violence originaire qui marque à jamais le sujet. Cela est d’autant plus présent dans cette scène (à double fond), que l’intrigue du récit porte principalement sur la question de l’identité et que, à cet égard, le lecteur est d’emblée convié sur la scène des commencements et de la performativité des gestes fondateurs. D’autant plus saisissante est cette vision que les circonstances qui ont provoqué cette blessure ne sont pas encore racontées, et que les clercs (et le lecteur) sont livrés ainsi à la scène du fantasme, de l’inconscient; là où le sujet retrouve ses incertitudes, ses angoisses, ses failles. Comme si quelque chose de cette violence, de cette blessure, ne pouvait être suturé complètement, celle-ci demeurant ouverte telle une inquiétante question.

24A se révéler de la sorte surface d’écriture, le corps de Chabert rappelle la scène anthropologiquement première du marquage – tatouages, scarifications, parures –, altération qui donne prise au jeu du même et de l’autre, de l’identité et de la différence. En faisant ainsi parler le corps de Chabert, la voix narrative suggère d’abord que cette blessure est en elle-même plus éloquente que la parole. Elle suggère également que le colonel est d’autant plus celui qu’il dit être qu’il apparaît là dans ses derniers retranchements, parlant pour ainsi dire d’autant plus vrai qu’il parle avec son corps. Le dévoilement involontaire de ce crâne, sa nudité, étant comme le contraire de la parole et de ses artifices. Le corps surgit ici comme une scène primitive d’écriture et, comme telle, fantasmatiquement d’autant plus proche de la vérité qu’elle serait plus proche des origines. Telle est la construction que suppose cette mise en scène. Cela dit, il faut bien reconnaître que même les marques identitaires d’un corps, surface de la première écriture, restent aussi de l’ordre de la croyance et du témoignage. Ainsi, cette horrible cicatrice peut en effet, en principe, avoir d’autres causes que celles dont parlera Chabert. Le corps, avec ses marques ou ses lettres, n’est donc pas le lieu d’une plus décisive certitude en ce qui concerne l’identification du sujet. Cela, comme tout le reste, peut être falsifié par sa mise en récit. Le crâne mutilé de Chabert attend pour ainsi dire, comme toute marque, son récit. L’affabulation n’échappe pas alors à la contingence insurmontable où se trouve le sujet d’authentifier son témoignage par une déclaration solennelle. Là encore, c’est par la vertu d’un performatif – « je jure de dire la vérité, rien que la vérité, je le jure » – que sont noués ensemble un sujet et son dire (et son identité). Nouage cependant irrémédiablement fragile puisque la parole vraie est également inscrite dans le registre de la représentation, du semblant [7].

La vérité et son dire

25La rencontre de Chabert et Derville s’ouvre donc sur ce geste involontaire, dévoilant la blessure qui, soudain, impose le respect. Chabert va pouvoir livrer son témoignage. Récit de sa mort supposée qui ne prend pas le ton sublime de l’héroïsme (de l’épopée), mais un tour apparemment plus simple, modeste, familier, sinon prosaïque. A cet égard, le récit du colonel ne donne pas l’impression d’avoir un style emprunté et, pour tout dire, artificiel. C’est là aussi sa ruse. Car cette énonciation apparemment dépouillée, qui semble se limiter à la description prétendument objective des actions et des faits, a pour effet de cautionner, par sa « simplicité » et son « naturel », l’authenticité ou la véracité du témoignage:

26

Malheureusement pour moi, ma mort est un fait historique consigné dans les Victoires et Conquêtes, où elle est rapportée en détail. Nous fendîmes en deux les trois lignes russes, qui, s’étant aussitôt reformées, nous obligèrent à les retraverser en sens contraire. Au moment où nous revenions vers l’Empereur, après avoir dispersé les Russes, je rencontrai un gros de cavalerie ennemie. Je me précipitai sur ces entêtéslà. Deux officiers russes, deux vrais géants, m’attaquèrent à la fois. L’un deux m’appliqua sur la tête un coup de sabre qui fendit tout jusqu’à un bonnet de soie noire que j’avais sur la tête, et m’ouvrit profondément le crâne. Je tombai de cheval. Murat vint à mon secours, il me passa sur le corps, lui et tout son monde, quinze cents hommes, excusez du peu! Ma mort fut annoncée à l’Empereur, qui, par prudence (il m’aimait un peu, le patron!), voulut savoir s’il n’y aurait pas quelque chance de sauver l’homme auquel il était redevable de cette vigoureuse attaque. Il envoya, pour me reconnaître et me rapporter aux ambulances, deux chirurgiens en leur disant, peut-être trop négligemment, car il avait de l’ouvrage: – Allez donc voir si, par hasard, mon pauvre Chabert vit encore? Ces sacrés carabins, qui venaient de me voir fouler aux pieds par les chevaux de deux régiments, se dispensèrent sans doute de me tâter le pouls et dirent que j’étais bien mort. L’acte de mon décès fut donc probablement dressé d’après les règles établies par la jurisprudence militaire
(p. 75-76).

27Ce récit, à l’évidence, ne s’embarrasse pas des multiples digressions morales et d’un certain lyrisme qui caractérisent bien souvent celui de l’héroïsme guerrier. Chabert semble plutôt se limiter aux faits, ponctués par deux fois d’une modeste appréciation psychologique (« excusez du peu! »; « il m’aimait un peu, le patron! »), donnant ainsi à son récit, par sa brièveté même, la clarté des choses évidentes, laquelle plaide, là encore, pour l’authenticité de sa parole. Bref, à ce stade, Chabert, narrateur de son étrange aventure, ne s’égare pas dans la trame d’un récit complexe, mais en déploie le fil selon le plus lisible des enchaînements. Le fil du récit se limite en effet à la plus cursive des syntaxes, l’affrontement étant raconté notamment par une série de phrases courtes (plusieurs indépendantes isolant une action), gage ici de transparence. Cette simplicité vise en définitive à fonder la crédibilité du témoignage. En prenant à contre-pied la grandiloquence d’un certain discours héroïque (l’Empereur est familièrement nommé le « patron »), le récit re-traduit donc cette expérience dans l’ordinaire, peut-on dire, d’une parole qui, de la sorte, apparaît d’une plus grande authenticité. Bien entendu, il s’agit là d’une construction du discours où le simple s’oppose au complexe, comme l’authenticité s’oppose à l’artifice. En cela, le roman est bien autant procès de l’identité que procès de la représentation.

28Ainsi surgit, tel un palimpseste derrière la monumentale histoire officielle – que nous ne lisons pas, mais qui est évoquée par les Victoires et Conquêtes –, le récit présumé authentique de ce cauchemar. N’est-ce pas, là encore, une ruse du récit pour persuader le lecteur que, le palimpseste étant premier – en l’occurrence, il se situe avant la mise en représentation rhétoriquement consacrée d’un certain héroïsme guerrier –, il est nécessairement plus proche d’une parole qui prétend dire la vérité. D’ailleurs, le récit du colonel n’évoque pas son combat et la violence (dont la blessure rappelle l’atroce) selon un pathos que l’on dirait épique, mais sur le mode plutôt sobre de celui qui semble revenu de tout, désespéré au point de ne prétendre à aucun masque, à aucune éloquence, à aucune persuasion. Ne raconte-t-il pas à cet égard le plus séduisant et le plus persuasif des récits? Comme si, rendu à ce point de dénuement symbolique, de mort civile, Chabert était de la sorte plus proche d’une parole de vérité, c’est-à-dire d’une parole sans artifices; dépossédé à ce point de toute reconnaissance que l’on ne lui suppose même plus la force de mentir – l’éloquence de Chabert apparaissant ainsi, paradoxalement, comme le refus de l’éloquence (bien que cette prétendue simplicité soit en elle-même une posture rhétorique).

29Ce premier temps du témoignage se termine d’ailleurs par l’évocation d’un Derville fasciné:

30

En entendant son client s’exprimer avec une lucidité parfaite et raconter des faits si vraisemblables, quoique étranges, le jeune avoué laissa ses dossiers, posa son coude gauche sur la table, se mit la tête dans la main, et regarda le colonel fixement
(p. 76).

31Le récit l’a en effet capté, médusé, à moitié persuadé, bien que l’histoire presque incroyable de sa sortie de la fosse commune reste encore à raconter. Ce qu’il fait, mais en reconnaissant d’emblée l’aspect quasi invraisemblable de sa mésaventure:

32

Laissez-moi d’abord vous établir les faits, vous expliquer plutôt comme ils ont dû se passer, que comme ils sont arrivés. Certaines circonstances, qui ne doivent être connues que du Père éternel, m’obligeant à en présenter plusieurs comme des hypothèses. Donc, monsieur, les blessures que j’ai reçues auront probablement produit un tétanos, ou m’auront mis dans une crise analogue à une maladie nommée, je crois, catalepsie. […] Lorsque je revins à moi, monsieur, j’étais dans une position et dans une atmosphère dont je ne vous donnerais pas une idée en vous entretenant jusqu’à demain
(p. 78).

33Dans ce témoignage qui prétend à la vérité, il est d’abord remarquable de constater à quel point Chabert assume l’incertitude qui entoure sa terrible aventure. Il doit persuader l’autre qu’il dit vrai, mais il n’hésite pourtant pas à dire « peut-être », à spéculer, en somme, sur un événement qui en grande partie lui échappe. Le récit du colonel, avec ses lacunes et ses imprécisions, a donc ici pour effet non pas de rendre son interlocuteur sceptique, mais, par un renversement inattendu, paradoxal, de l’interpeller assez – après tout, l’incertain n’est-il pas au cœur de l’expérience de tout sujet –, pour qu’il lui donne au moins le bénéfice du doute. C’est dire que la parole de vérité n’est pas d’emblée arraisonnée à une forme discursive et rhétorique prédéterminée, tel un miroir transparent offert à l’autre et à sa lecture. Les incertitudes du témoignage de Chabert, en contraste avec la précision de son récit du combat, apparaissent ici plutôt comme un gage d’authenticité. Dire le vrai, ce n’est donc pas simplement être en mesure de trancher entre le oui et le non, mais aussi assumer le peut-être, sinon le non-savoir qui traverse toute expérience, en commençant par celle de l’identité. Bref, le vieux soldat devenu clochard assume la part entièrement fictive de sa mésaventure. En acceptant de se raconter, en partie du moins, sur le mode de la fiction, il ne fait donc que rejoindre la part radicalement incertaine fichée au cœur de toute conscience. C’est là, sans doute, que son récit séduit ou persuade le plus dès lors qu’il se trouve sur la scène de l’origine, là où, on l’a dit, la fiction – comme condition première de la parole – est ce voile posé sur cette béance qui inquiète et fascine. Derville, homme de loi, habitué à trancher entre le vrai et le faux à partir des faits et des preuves, se trouve donc ramené ici sur cette scène première où la croyance remplace la preuve, comme la fiction la véracité des faits.

34Si la scène de l’origine, celle de la naissance, suppose une expérience limite, de la limite, elle rejoint en cela la scène tout aussi limite de la mort. Enterré vivant, Chabert erre ainsi dans un entre-deux inquiétant où la parole se mesure à l’indicible:

35

J’entendis, ou cru entendre, je ne veux rien affirmer, des gémissements poussés par le monde de cadavres au milieu duquel je gisais. Quoique la mémoire de ces mouvements soit bien ténébreuse, quoique mes souvenirs soient bien confus, malgré les impressions de souffrances encore plus profondes que je devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés! Mais il y a eu quelque chose de plus horrible que les cris, un silence que je n’ai jamais retrouvé nulle part, le vrai silence du tombeau
(p. 77).

36Chabert gît là au royaume des morts comme dans un mauvais rêve. Lieu des confins, de l’impossible, là où la raison défaille, la lucidité s’altère, le sujet s’égare. Comme la naissance, la mort suppose en effet une expérience de l’incertain, de la confusion, de l’étrangeté. Evénements premier et dernier que le sujet ne maîtrise pas, et qui le vouent à la fabulation. Chabert parle ainsi de cette expérience comme on parle d’un rêve où rien n’est certain que l’émotion qui le trouble. Le colonel apparaît en cela comme un revenant hanté par l’envers irreprésentable du monde des vivants; hanté par l’horrible, l’inouï, l’indescriptible silence de (la) mort, dont il évoque l’indicible. De telle sorte que, là encore, son récit place son interlocuteur – et le lecteur – devant ce qui limite toute parole, celle-ci butant sur la scène des énigmes fondamentales, celle de l’origine comme celle de la fin. Scène sublime en quelque sorte où point la part d’incertitude qui traverse toute parole.

37Chabert apparaît donc comme ce revenant qui, pour revenir parmi les vivants et l’ordre du dicible que cela suppose, ne dispose cependant que d’une parole vague, trouée d’incertitudes, indicible parce que proche de l’indicible. C’est pourtant cette parole qui obscurément persuade ou envoûte son interlocuteur, comme s’il n’y avait que cette parole qui fût adéquate à son étrange histoire. De là, peut-être, la force étrange de son récit qui, en conduisant Derville sur la scène de l’origine et de la fin, le ravit jusqu’à un certain point, cette scène étant par définition celle d’une dépossession. Le récit semble en effet envoûter l’avocat, et ce d’autant plus qu’il est récit d’un dessaisissement, rejoignant de la sorte la faille secrète, la blessure intime que tout sujet porte en lui. C’est donc sur cette blessure première de l’être, cette ob-scénité que voile le symbolique, que s’écrit le récit du colonel, touchant l’autre là où il est irrémédiablement fragile.

38La scène où l’on voit Chabert enterré vivant dans la fosse commune est donc une scène limite, avec ce que cela suppose de fascination et de séduction, la mort étant, avec la naissance, le premier motif de l’invention. Cette scène limite recèle également un autre point d’ob-scénité puisque l’amoncellement de cadavres, de corps démembrés, est difficilement représentable. Proche en cela de l’abjection, c’est-à-dire du refoulement originaire. C’est de cet amas de corps indistincts que le colonel, à demi-conscient, aura réussi à se sortir:

39

En furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai fort heureusement un bras qui ne tenait à rien, le bras d’un hercule! un bon os auquel je dus mon salut. Sans ce secours inespéré, je périssais! Mais, avec une rage que vous devez concevoir, je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre sans doute jetée sur nous, je dis nous, comme s’il y eût eu des vivants! J’y allais ferme, monsieur, car me voici! Mais je ne sais pas aujourd’hui comment j’ai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi
(p. 78).

40On reconnaît là d’abord ce qui est du registre de l’abjection: non seulement les cadavres, mais les corps mutilés, méconnaissables, indistincts, disent l’inhumaine boucherie qu’est la guerre. L’horreur, ici, n’est donc pas seulement celle de la mort, mais celle que l’on éprouve devant le corps massacré, dépecé, tailladé à coups de sabres; bref, l’horreur devant un corps qui n’apparaît plus que dans sa matérialité de chair, de chose. Cet amas de corps évoque une matière sans sujet, et par là un état d’indifférenciation qui n’est pas sans rappeler l’angoisse archaïque de quelque dissolution mortifère dans un magma de matière anonyme. La fosse commune, amoncellement de corps sanglants et démembrés, apparaît ainsi comme une scène de défiguration, niant l’identité. Sans doute, un monument sera-t-il érigé sur lequel sera inscrit le nom de ces soldats morts au combat. Le récit suggère cependant qu’il s’agit là avant tout d’un charnier quasi anonyme, d’autant plus abject que la fonction symbolique de la sépulture n’y est pas (encore) véritablement opérante. Le tombeau étant en effet, comme le nom, ce voile déposé sur une scène irreprésentable, et, dès lors, représenté comme irreprésentable, ainsi que le suppose tout travail de symbolisation.

41Voilà donc où se trouve le colonel, englué dans cette chose immonde, amas de corps sans noms. Pour y échapper, il raconte s’être emparé d’un bras pour se frayer un passage. Le récit semble ici proche de déraper dans le grotesque (sinon, celui d’un étrange comique). Mais cette outrance est pour ainsi dire contenue, plausible, en raison de la situation limite où il s’est alors trouvé. En assumant la quasi-invraisemblance de ce geste, Chabert ne renforce-t-il pas, par un autre paradoxe, la vraisemblance de son récit? La force persuasive de la parole du colonel ne réside donc pas dans le dépôt de quelque preuve factuelle – qu’il n’a d’ailleurs pas –, mais dans le récit de ce corps à corps avec la naissance et la mort, énigmes premières à partir desquelles tout sujet s’invente. Car tout ce récit se laisse lire, en effet, comme une re-naissance:

42

Enfin je vis le jour, mais à travers la neige, monsieur! En ce moment, je m’aperçus que j’avais la tête ouverte. Par bonheur, mon sang, celui de mes camarades ou la peau meurtrie de mon cheval peut-être, que sais-je! m’avait, en se coagulant, comme enduit d’un emplâtre naturel. Malgré cette croûte, je m’évanouis quand mon crâne fut en contact avec la neige. Cependant, le peu de chaleur qui me restait ayant fait fondre la neige autour de moi, je me trouvai, quand je repris connaissance, au centre d’une petite ouverture par laquelle je criai aussi longtemps que je le pus. […] je fus enfin dégagé par une femme assez hardie ou assez curieuse pour s’approcher de ma tête qui semblait avoir poussé hors de terre comme un champignon. […] Vous comprenez, monsieur, que j’étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que celui de ma mère; en sorte que, six mois après, quand, un beau matin, je me souviens d’avoir été le colonel Chabert, et qu’en recouvrant ma raison je voulus obtenir de ma garde plus de respect qu’elle n’en accordait à un pauvre diable, tous mes camarades de chambrée se mirent à rire
(p. 78-79).

43Sortir de la fosse, c’est bien re-naître. Tel apparaît ce corps ensanglanté qui se fraie un chemin à travers la chair, criant au centre d’une petite ouverture, émergeant d’un lieu incertain par bribes de conscience, le tout prenant un tour hallucinant et fantastique, que la mise en récit, après coup, se chargera de reconstruire. Le récit de cette re-naissance renoue ainsi, en même temps, avec la naissance du récit, premier temps toujours fabuleux du « il était une fois ». L’auditeur (ou le lecteur) retrouve alors la scène du non-savoir vertigineux qui le fascine et le hante. En cela, le témoignage du colonel a pour effet d’amener l’autre sur la « scène primitive » où l’énigme affolante du monde se résout par une fabulation, chacun étant, en cette circonstance, prêt à se laisser envoûter encore, comme il le fut nécessairement une première fois, en se reconnaissant dans son nom, premier moment de la consistance subjective qui est aussi la scène d’un premier ravissement. C’est à ce ravissement que cède Derville, bien qu’en homme de loi il soit censé incarner la vigilance même, habitué qu’il est à trancher entre la vraisemblance et l’invraisemblance, la vérité et le mensonge. Vigilance trompée cependant par la fascinante rêverie que suppose la scène de l’origine: « Monsieur, dit l’avoué, vous brouillez toutes mes idées. Je crois rêver en vous écoutant. De grâce, arrêtonsnous pendant un moment » (p. 80). Le récit du colonel s’entend en effet comme un rêve. Mais la vie ne commence-t-elle pas comme un rêve?

44Ainsi, la vraisemblance du récit de Chabert, en frôlant l’invraisemblance, repose sur la vérité générale de l’expérience de la naissance et de la mort, dans la mesure où s’y dévoile la faille originaire du sujet, lieu d’un clivage entre le conscient et l’inconscient. Donc, et malgré l’aspect fantastique (délirant) de ce récit, celui-ci rejoint la scène primitive de l’avènement même du sens, alors que le sujet édifie un nom contre l’innommable, voilant l’abîme du sans-nom, noyau archaïque de folie et de mort. Les circonstances de la survie du colonel apparaissent de la sorte presque impossibles, mais vraisemblables toutefois dès lors que son récit rejoint l’expérience trouble des limites. Persuasif en cela que le récit se révèle en définitive soumis à l’ordre symbolique, qui est notamment inscription d’un bord depuis lequel s’appréhende la béance originaire. C’est à édifier entre autres ce bord incertain et fragile que s’emploie le récit de la vraisemblance, quand bien même il apparaîtrait parfois impossible ou aux limites du possible. La vraisemblance ne repose donc pas tant à cet égard sur quelque convention réaliste de la représentation – résultat d’un montage discursif parmi d’autres –, que sur la pertinence avec laquelle elle traduit l’énigme de l’origine. A ce niveau, elle se confond avec le travail de symbolisation qui consiste à nommer la faille et à suturer la blessure qui traverse le sujet. De là vient que la scène du vraisemblable soit à ce point fantastique, ainsi que nous le montrent les récits mythiques et les théogonies. Tel est à cet égard l’objet même du récit, répondant à la condition aporétique de l’existence. Préférer de la sorte l’impossible mais vraisemblable (pour le dire comme Aristote dans sa Poétique), c’est simplement pour le sujet se rappeler à la démesure première du sans-fond qui le hante. Et la modernité, d’un Balzac, d’un Maupassant, d’un Kafka, ou d’un Beckett, ne fait en somme que retrouver là, dans ses multiples détours, le lieu inquiétant de cette question insoluble. Question, donc, qui en appelle à une première scène de fiction dont la vraisemblance repose sur le montage symbolique de la loi, dont la nomination est la clef de voûte.

45Le récit du colonel Chabert apparaît de la sorte à la limite du vraisemblable, pour autant que son malheur est d’être lui-même quasiment hors limite. Ici, dans les parages d’un vertigineux abîme, il fait l’épreuve de la faillibilité fondamentale de la parole dans son rapport à la vérité. Telle est aussi la blessure du colonel, sinon de tout sujet, puisque parole et vérité absolue ne coïncident pas. Ce qui n’empêche pas de vouloir parler vrai (ponctuellement), c’est-à-dire se repérer depuis la loi et sa vérité, pour ne pas se perdre dans le décor d’un monde devenu simulacre généralisé.

Le pari, le paraître, la probité

46Cela dit, si la scène de la sortie de la fosse commune en est bien une de (re)naissance, faut-il s’étonner qu’elle se transforme finalement en scène d’adoption?

47

Le colonel pleura. La reconnaissance étouffa sa voix. Cette pénétrante et indicible éloquence qui est dans le regard, dans le geste, dans le silence même, acheva de convaincre Derville et le toucha vivement. – Ecoutez, monsieur, dit-il à son client, j’ai gagné ce soir trois cents francs au jeu; je puis bien employer la moitié de cette somme à faire le bonheur d’un homme. […] Les paroles du jeune avoué furent donc comme un miracle pour cet homme rebuté pendant dix années par sa femme, par la justice, par la création sociale entière. […] Aussi la reconnaissance du pauvre homme était-elle trop vive pour qu’il pût l’exprimer. Il eût paru froid aux gens superficiels, mais Derville devina toute une probité dans cette stupeur. Un fripon aurait eu de la voix
(p. 81-82).

48Là encore, l’authenticité du témoignage prend appui sur une lecture du corps. Situation limite où seul le corps sait parler, l’éloquent silence étant alors plus juste, et plus persuasif, que toutes paroles. Comme si, rendu à ce point, Chabert était le visage même de la vérité. Cependant, et si Derville se fait là l’herméneute subtil du corps, il faut bien reconnaître que cela est encore affaire de lecture et d’interprétation. A ce titre, sa lecture n’est encore que de l’ordre du probable, dès lors qu’une émotion peut en effet être jouée ou mimée. Chacun, en de multiples situations, ne doit-il pas à cet égard trancher ou suspendre son jugement, c’est-à-dire voir en l’autre un comédien ou un être sincère (dans la mesure, toutefois, où cet autre sait ce qu’il veut et dit, puisqu’il peut toujours dire le faux en toute sincérité, se méprenant alors sur son propre désir)? Nul détecteur de mensonge (nul polygraphe) ne permet de trancher entre le vrai et le faux, le corps étant également pris dans le registre du paraître, c’est-à-dire du regard de l’autre. Ainsi le sujet doit-il toujours plus ou moins parier sur l’authenticité de la parole de l’autre, d’autant plus, on l’a dit, qu’il n’est pas pour lui-même transparent. Surgit donc là, mais d’une autre manière, la faille originaire de l’identité, dans la mesure où dans ce cas-ci l’être et le paraître ne coïncident pas, bien qu’ils soient inextricablement noués ensemble [8]. C’est dire encore une fois qu’il n’existe pas de critères formels (objectifs) qui valident l’authenticité d’une parole, quand bien même elle serait le fidèle miroir du corps.

49Derville tranche cependant, se laisse convaincre, bien qu’il sache qu’il s’agit là en définitive d’un acte de croyance, ainsi qu’il le déclare à la fin de l’entrevue

50

Boucard, dit Derville à son Maître-clerc, je viens d’entendre une histoire qui me coûtera peut-être vingt-cinq louis. Si je suis volé, je ne regretterai pas mon argent, j’aurai vu le plus habile comédien de notre époque
(p. 88).

51Acte de croyance que l’avoué pose, et qui ne diffère pas en somme de l’acte de reconnaissance qui soutient l’événement de la naissance, puisque la reconnaissance (du nom) du père est un acte de croyance, un pari, dont l’authenticité, la vraisemblance, réside dans sa performativé légale (laquelle, d’ailleurs, prend appui autant sur la parole du père que sur celle de la mère).

52Derville engage donc sa parole auprès du colonel sous la forme d’un pari, misant sur cette possible reconnaissance identitaire comme on joue à un jeu de hasard, confirmant de la sorte que l’existence et sa loi tiennent aussi à cette part originaire de hasard, de chance, par où le sujet advient à l’être. Cette reconnaissance le place également dans la position de père, puisqu’en lui restituant son nom, il assume symboliquement être le donateur de nom, et celui qui pourvoit, en lui donnant de l’argent [9]. C’est avec une partie de l’argent gagné au jeu que Derville parie sur la parole de celui qui prétend être le colonel Chabert. Par là, il s’inscrit dans l’ordre de toute existence en ce que celle-ci suppose un don premier, celui de la vie et du nom. La résurrection du colonel obéit donc à cette règle première de l’existence en cela qu’elle s’inscrit à nouveau non seulement dans l’économie du don, mais dans celle aussi de la chance et du hasard, puisque naître suppose l’incarnation d’un possible parmi d’autres. La re-naissance de Chabert retrouve ainsi la scène de cette chance première, de ce « miracle »; scène de reconnaissance et d’adoption où Derville se fait le père, et même le père du père étant donné l’âge qui les sépare. Ce récit s’avère en cela, et par excellence, pareil à l’objet premier de tout récit, celui de la demande; l’interlocuteur et le lecteur étant alors à cette place peut-être tout autant difficile à assumer qu’à refuser, d’être celui qui saura répondre à cette demande de reconnaissance, d’existence, répondant ainsi à travers l’autre à ce qui en lui-même (lieu de l’inconscient) évoque cette faille originaire qui le hante. La force persuasive de ce récit étant, là encore, d’amener son interlocuteur sur la scène de l’origine, là où chacun « éprouve » cette blessure en vertu de laquelle il peut s’identifier à celle du colonel.

53Ce procès sur l’identité du colonel Chabert s’avère de la sorte procès de la représentation, c’est-à-dire procès des conditions de possibilité de la représentation du dire vrai. Cela, dans la mesure où, d’entrée de jeu, le sujet est à la fois assujetti au registre du semblant (du paraître) et à la nécessité de parler vrai. Cette double sujétion, apparemment contradictoire, si l’on souscrit au discours qui considère que le monde est un simulacre généralisé, se résout en quelque sorte dans la question de la vraie-semblance: dans la mesure où le semblant est lié à la nécessité d’une mise en scène symbolique, arraisonnant le sujet à la loi. De là, à l’intérieur du récit, cette question cruciale: où se situe la limite – irrémédiablement incertaine – entre la réalité et le spectacle?

54

Qu’est-ce qu’un spectacle? reprit Godeschal. Etablissons d’abord le point de fait. Qu’ai-je parié, messieurs? un spectacle. Qu’est-ce qu’un spectacle? une chose qu’on voit… – Mais dans ce système-là, vous vous acquitteriez donc en nous menant voir l’eau couler sous le Pont-Neuf? s’écria Simonnin en interrompant. – Qu’on voit pour de l’argent, disait Godeschal en continuant. – Mais on voit pour de l’argent bien des choses qui ne sont pas un spectacle. La définition n’est pas exacte, dit Desroches. – Mais, écoutez-moi donc! – Vous déraisonnez, mon cher, dit Boucard. – Curtius est-il un spectacle? dit Godeschal. – Non, répondit le Maître-clerc, c’est un cabinet de figures. – Je parie cent francs contre un sou, reprit Godeschal, que le cabinet de Curtius constitue l’ensemble de choses auquel est dévolu le nom de spectacle. Il comporte une chose à voir à différents prix, suivant les différentes places où l’on veut se mettre… – Et berlik berlok, dit Simonnin. – Pends garde que je ne te gifle, toi! dit Godeschal. Les clercs haussèrent les épaules. D’ailleurs, il n’est pas prouvé que ce vieux singe [Chabert] ne se soit pas moqué de nous, dit-il en cessant son argumentation étouffée par le rire des autres clercs
(p. 69-70).

55Cette tirade a lieu tout juste avant l’entrée en scène du colonel, et l’étrange récit de sa survivance. S’y pose, en définitive, la question des limites de la représentation. Le monde n’est-il pas à sa manière un théâtre, dès lors que la vie sociale repose aussi sur nombre de mises en scène – performatifs religieux ou sociaux du baptême, de l’acte de naissance, du mariage, de la sépulture, qui scandent la vie et attestent en chaque occasion de l’identité de celui qui est là? Bien sûr, cela est falsifiable et donc incertain, mais tout de même nécessaire. Bien que le sujet soit irrévocablement un être de représentation, lieu du semblant, il doit cependant se saisir dans une scène qui le préserve du vertige où tout est possible (et n’est plus parfois à la fin que possible), là où l’imaginaire règne en maître. Le symbolique est justement le lieu de cette mise en scène faite de protocoles, de gestes rituels et de signatures autorisées, qui assigne le sujet à l’ordre identitaire (lequel n’est pas, rappelons-le, le gage de quelque plénitude subjective ni le premier mot du totalitarisme). Scène que l’on disait autrefois sacrée, mais qui se perpétue par d’autres montages institutionnels à l’intérieur des sociétés dites laïques. Bref, la mise en scène du symbolique est une scène de vérité ou d’authenticité, dans la mesure où le sujet se trouve dans la nécessité anthropologique de s’identifier, de se différencier et, par là, de se reconnaître sujet de la loi. En cela, le symbolique, scène du vrai-semblable, préserve le sujet de la folie, du faux-semblant, ou d’une perpétuelle mascarade sans point de repère – le propre de la loi étant notamment de trancher dans le magma des images. Pourtant, rappelons-le, la scène de la loi et du symbolique est une scène par définition vulnérable, là où toute position d’autorité peut être occupée par un imposteur, tout performatif juridique copié, et toute signature imitée. C’est dire qu’il y a toujours une faille dans le fragile monument de la loi. Mais ce n’est pas une raison pour conclure, non sans complaisance bien souvent, à quelque relativité générale ou impossibilité du procès identitaire (au nom de l’impropriété originaire du propre).

56Ainsi, le surgissement de ce revenant qu’est Chabert dans les parages de cette étude d’avocat provoque-t-il les plus fondamentales questions: celles des limites du semblant, et de l’efficience de la loi. C’est là d’ailleurs ce que suggère l’ouverture du récit, alors que le clerc Godeschal rédige une lettre dont l’autorité se veut légale:

57

Quel tour pourrions-nous jouer à ce chinois-là [Chabert]? dit à voix basse le troisième clerc nommé Godeschal en s’arrêtant au milieu d’un raisonnement qu’il engendrait dans une requête grossoyée par le quatrième clerc et dont les copies étaient faites par deux néophytes venus de province. Puis il continua son improvisation: … Mais, dans sa noble et bienveillante sagesse, Sa Majesté Louis Dix-Huit (mettez en toutes lettres, hé! Desroches le savant qui faites la Grosse!), au moment où Elle reprit les rênes de son royaume, comprit… (qu’est-ce qu’il comprit ce gros farceur-là?) la haute mission à laquelle Elle était appelée par la divine Providence! (point admiratif et six points: on est assez religieux au Palais pour nous les passer), et sa première pensée fut, ainsi que le prouve la date de l’ordonnance ci-dessous désignée, de réparer les infortunes causées par les affreux et tristes désastres de nos temps révolutionnaires […] Et Godeschal reprit la phrase commencée: – rendue en… Y êtesvous? demanda-t-il. Oui, crièrent les trois copistes. Tout marchait à la fois, la requête, la causerie et la conspiration
(p. 62).

58Ce n’est là qu’un bref extrait d’une scène qui se déroule sur plusieurs pages, deux écritures s’entremêlant pour déstabiliser la représentation et son ordre. Il y a là en effet comme deux scènes d’écriture: l’une nous transmettant la lisibilité du texte de la loi, alors que l’autre ponctue cette lettre officielle pour mieux l’ironiser, sinon pour en destituer la prétention. Cette scène d’ouverture, qui prépare le récit du colonel, suggère que le texte de la loi peut être altéré, troué, déchiré; que le sérieux (ou le sublime) de la loi peut tourner au grotesque. Toute la scène suggère également l’essentielle duplicité, la ruse, de ceux-là dont le métier est d’accréditer les déclarations dont ils sont les rédacteurs. Ne sont-ils pas, en principe, les gardiens de l’efficience de ces performatifs que signe en bout de ligne Derville? Voilà, pourrait-on dire, dans quel monde de fous est tombé le colonel. S’étonnera-t-on dès lors que la description de l’étude, scène de la loi – avec l’ordre et la lisibilité qu’elle suppose –, nous montre un espace où règne un troublant désordre:

59

Les tuyaux traversaient diagonalement la chambre et rejoignaient une cheminée condamnée sur le marbre de laquelle se voyaient divers morceaux de pain, des triangles de fromage de Brie, des côtelettes de porc frais, des verres, des bouteilles, et la tasse de chocolat du Maître-clerc. L’odeur de ces comestibles s’amalgamait si bien avec la puanteur du poêle chauffé sans mesure, avec le parfum particulier aux bureaux et aux paperasses, que la puanteur d’un renard n’y aurait pas été sensible. Le plancher était déjà couvert de fange et de neige apportées par les clercs
(p. 65).

60L’étude est en effet le lieu d’un sale désordre. Des déchets de toutes sortes encombrent l’espace supposé lisible, transparent, de la loi. L’étude ressemble davantage en cela à un égout qu’à l’espace réservé, respectable, où se traitent les affaires légales. Déduction d’autant plus plausible que, comme on le sait, l’usage de la description chez Balzac est de l’ordre de la prescription, celle-ci s’articulant à l’intrigue dans l’élaboration générale du récit. De telle manière que ce revenant-clochard qu’est Chabert, sujet en mal d’inscription, se trouve là, de surcroît, devant la scène en quelque sorte dévastée de la loi. Comme si, à son malheur singulier, s’ajoutait celui d’appartenir à une époque, la modernité, dont l’ordre symbolique est aussi en crise.

61En dépit de cet étrange vacillement qui touche à l’ordre de la loi – où Chabert apparaît comme un revenant (dont le récit-limite est récit-de-la-limite) –, on peut dire cependant que le vertige ne domine pas entièrement le récit. C’est que le texte reste bien ancré dans les limites que lui assigne la voix narrative. C’est en effet cette voix, omnisciente comme Dieu, qui nous transmet le récit tel que vraisemblable, utilisant du début à la fin le nom propre – « Chabert » – comme un désignateur rigide. Car si Chabert est un être en mal de reconnaissance, force est d’admettre cependant que, dans le cadre du récit, le lecteur continue quant à lui de s’orienter dans cette histoire en suivant la convention d’un sujet bien nommé. A aucun moment, cette voix ne remet en question l’identité du colonel. Au contraire, elle intervient discrètement tout au long du récit pour en attester l’authenticité. Cette voix narrative en retrait sert ainsi de garde-fou à cette intrigue où un sujet a perdu son nom.

62On peut certes imaginer un autre récit où les marques identitaires seraient disséminées jusqu’à la quasi-méconnaissance ou la cacophonie – texte qui serait en cela à la limite de la lisibilité et de la folie. Cela n’est pas le cas du récit de Balzac dont la voix narrative est gardienne de la distinction entre le même et l’autre, le vrai et le faux, l’authenticité et l’imposture. Voix irréfragable et tutélaire qui se tient pour ainsi dire à l’origine – et qui la voile – pour transmettre la loi, le nom. Ce garant de la représentation reste cependant hors scène. Ce en quoi, d’ailleurs, le texte reproduit cette exigence qui fait que l’ordre de la représentation demeure soumis à un Tout Autre ou une altérité radicale garante de la parole (qui est ce nœud de finitude, de non-savoir et de volonté de vérité).

63Cela dit, un sujet peut toujours faire semblant, mimer la sincérité. De même, après avoir lu le récit de Balzac, on peut toujours supposer un sujet assez comédien pour imiter Chabert puisque la parole est sans cesse déjà prise dans le registre de la représentation, et donc du semblant; de sorte que juger de la parole de l’autre ne s’inscrit pas a priori dans un savoir, mais se réinvente ponctuellement à mesure que le sujet prend conscience des effets de la représentation. Comment, dès lors, trancher entre la sincérité et le faux-semblant? Telle est notamment la situation où se trouve le colonel lorsqu’il séjourne au château de sa femme – sa veuve! – et qu’elle lui propose, non sans séduction et ruse, de renoncer à son nom, et donc à ses droits. Il se résout lentement d’abord à accepter ce pacte, bien qu’elle exige cependant, non sans dénégation, que cela soit bel et bien reconnu par un acte légal:

64

Songez donc que vous devriez alors renoncer à vous-même et d’une manière authentique… Comment, dit le colonel, ma parole ne vous suffit pas? […] La comtesse craignait d’avoir effarouché la sauvage pudeur, la probité sévère d’un homme dont le caractère généreux, les vertus primitives lui étaient connus
(p. 119).

65Alors que Rose Chapotel apparaît dans cette scène comme une comédienne habile et sans scrupule, le colonel est en revanche décrit comme l’incarnation même de la probité. Autant la comtesse est la reine de l’artifice, du superficiel et du faux-semblant, autant le colonel est le roi du naturel, de la simplicité, et de la sincérité. La « sauvage pudeur », la « probité sévère » et les « vertus primitives » évoquent ce noyau dur de la conscience morale dont le colonel serait l’admirable représentant. Or, là encore, cette probité indéfectible est posée dans le récit comme un fait indiscutable et authentique. C’est la voix narrative, drapée dans son autorité, qui l’affirme. La probité du colonel ne saurait en effet être l’objet d’aucune démonstration; elle relève d’un « savoir » et ne peut se donner que dans l’affirmation. Telle apparaît la limite irréductible du fondement de la parole: l’appel à la probité (quand ce n’est pas à Dieu, incarnation suprême de la vérité).

66Attendri ensuite par le joli tableau de famille que lui montre avec calcul la comtesse, le colonel accepte enfin de signer l’acte notarié qui le dépossédera de son nom. Toutefois, la lecture de cet acte a pour effet de le réveiller de l’ensorcellement où le tenait la comtesse-comédienne: « Mille tonnerres! je serais un joli coco! Mais je passerais pour un faussaire, s’écria-t-il » (p. 121). Il y a là comme une scène de vérité; le sérieux de l’écrit, de la loi, ayant pour effet d’interrompre le jeu de séduction de la comtesse. Surtout, et en dépit de sa demande affolée de reconnaissance envers elle (et le monde), Chabert ne peut renoncer totalement à son nom. D’ailleurs, de quel nom signerait-il cet acte de renoncement à son nom? Il lui faudrait alors s’inventer un nom, avec ce que cela suppose sans doute de faux documents. Cette aporie n’est pas explicitée dans le cadre du récit, mais on devine qu’il s’agit là pour le colonel d’une situation limite où il ne peut renoncer à son nom sans renoncer à l’opposition du vrai et du faux, de la sincérité et du mensonge: opposition fondatrice du sujet (de sa parole). Le colonel semble ainsi disposé à renoncer aux droits que lui donne son nom, mais non pas à la reconnaissance que soutient l’institution du nom. Disposé, pendant un moment, à n’être reconnu que sur la scène privée, et non publique, comme étant le colonel Chabert. Toutefois, Chabert refuse de signer l’acte. Il refuse en définitive tout marchandage ou chantage sur la question du nom – qui est celle de la reconnaissance –, devinant alors la ruse, le complot, que trahit à sa manière Delbecq, le conseiller juridique de la comtesse, lorsqu’il suggère au colonel de faire monter le prix de sa signature. Proposition odieuse que rejette dignement le colonel: « Après avoir foudroyé ce coquin émérite par le lumineux regard de l’honnête homme indigné, le colonel s’enfuit emporté par mille sentiments contraires » (p. 121). L’autorité de ce « lumineux regard » relève encore de l’ordre de l’affirmation, non de la démonstration. Le mystère de cette autorité – de sa force foudroyante – est semblable à celui de quelque incarnation alors que la vérité, ou la dignité, se fait corps. On pourrait dire que, dans ce cas, le corps est admirable, glorieux, magnifique, puissant comme une parole de vérité. Comme dans un tableau de Rembrandt, émanant d’un étrange clair-obscur, le colonel apparaît là telle l’ultime incarnation qui supplée, semble-t-il, au manque qui traverse toute parole. La voix narrative dresse là en effet le portrait sublime d’un homme qui impose le regard de la vérité, de la probité, tel un dernier rempart s’élevant contre les impostures et les infamies de la vie. Comme si on se retrouvait sur la scène symbolique (longtemps théologique) d’un Autre fondateur, garant de la vraie-semblance. Le récit de Balzac n’apporte pas cependant de réponse à la question de savoir comment trancher entre le vrai et le faux-semblant. Il montre plutôt que malgré les ratages de la loi juridique, le sujet reste arraisonné à la loi symbolique, c’est-à-dire à l’ordre de la reconnaissance.

67L’épisode du complot se termine lorsque le colonel surprend la comtesse en train de discuter de l’affaire avec Delbecq en des termes non équivoques. Le colonel s’étant introduit dans le parc par une brèche dans le mur, il a pu les entendre sans être vu (p. 121). Comme si, par cette brèche, il avait enfin accès à une scène de vérité: « La vérité s’était montrée dans sa nudité » (p. 123). Le hasard, qui fait bien les choses, révèle définitivement l’hypocrisie de Rose Chapotel. Ce qui amène le colonel à faire cette ultime et solennelle déclaration:

68

Madame, dit-il après l’avoir regardée fixement pendant un moment et l’avoir forcée à rougir, madame, je ne vous maudis pas, je vous méprise. Maintenant, je remercie le hasard qui nous a désunis. Je ne me sens même pas un désir de vengeance, je ne vous aime plus. Je ne veux rien de vous. Vivez tranquille sur la foi de ma parole, elle vaut mieux que les griffonnages de tous les notaires de Paris. Je ne réclamerai jamais le nom que j’ai peut-être illustré. Je ne suis plus qu’un pauvre diable nommé Hyacinthe, qui ne demande que sa place au soleil. Adieu…
(p. 123).

69Voilà donc comment le colonel quitte enfin la scène odieuse de la transaction et du complot, résolu à être le plus misérable des hommes, riche encore cependant de sa probité. Continuant de la sorte à s’inscrire dans l’un de ces gestes premiers, la promesse, qui fonde le lien à l’autre, avant qu’elle ne s’élabore et trouve sa forme dans le paraphe, l’écriture, le nom, la signature. Dans la mesure où un sujet répond ponctuellement de son nom – des gestes qu’il pose en son nom – et perdure par-delà les aléas de l’existence, la probité demeure garante de l’identité et de la reconnaissance de l’altérité. C’est là, en tout cas, ce que le récit met en lumière.

70Après avoir ainsi démasqué le complot ourdi par sa femme, Chabert, désespéré mais digne encore, renonce à son nom, c’est-à-dire qu’il renonce au nom qu’il s’était fait dans le monde, à son mariage et à ses droits. Sans patronyme reconnu, il est redevenu un clochard. Et c’est dans cette misérable situation que le retrouve Derville quelques mois plus tard, alors qu’il le croise par hasard au Palais de justice. Chabert se voit là condamné à la prison, puis au dépôt de mendicité de Saint-Denis, pour vagabondage. Derville l’aborde alors pour se faire rembourser ses honoraires d’avoué:

71

Monsieur, dit-il d’une voix calme à force d’altération, obtenez des gendarmes la faveur de me laisser entrer au Greffe, je vais vous signer un mandat qui sera certainement acquitté. Sur un mot dit par Derville au brigadier, il lui fut permis d’emmener son client dans le Greffe, où Hyacinthe écrivit quelques lignes adressées à la comtesse Ferraud. Envoyez cela chez elle, dit le soldat, et vous serez remboursé de vos frais et de vos avances
(p. 126).

72Ce qui sera le cas, en effet, la comtesse remboursant promptement l’avoué dès la réception du mandat (p. 127). Nous ne savons pas cependant ce qui est écrit sur ce mandat, mais force est de reconnaître qu’il en impose assez à la comtesse pour être respecté. D’autant plus, sans doute, que son contenu ne peut être ici que fantasmé par le lecteur. Comme si la parole de vérité du colonel était, là encore, d’autant plus éloquente du fait qu’elle reste seulement suggérée, voilée dans quelque sévère probité. Chabert est donc redevenu clochard, mais il n’a pas perdu sa dignité. Sa signature qui n’est en somme honorée par personne – et qui n’a plus cours légal sur la scène sociale – l’est encore ici par la comtesse. En cela, et bien que dépossédé de tout, Chabert tient encore à la vie par ce fragile fil de reconnaissance. C’est là sans doute son bien le plus précieux, puisque cette dignité, jusqu’à un certain point, le garde relativement lucide, conjure la totale folie.

73Cela dit, si la signature du colonel tient encore au regard de la comtesse, on note aussi que le geste de signer est ici posé dans le Greffe, lieu par excellence de la signature autorisée, où sont conservés les actes légaux. Comme si Chabert avait encore, dans ce geste ultime, accès à la scène de la loi, celle qui repose sur le montage symbolique de la signature. Occupant de la sorte le lieu où s’atteste en principe la véracité de la parole, lieu par définition interdit à quiconque n’est pas reconnu comme dépositaire d’une signature légale. En accordant au soldat-vagabond-clochard le privilège d’entrer ainsi dans ce lieu, Derville se fait ici une fois de plus le père (du père) qui reconnaît l’autre et son nom. Geste qui rappelle aussi que la loi ne peut être que donnée. Chabert passe ainsi d’un extrême à l’autre, étant ici à la fois ce clochard quasi anonyme qui occupe le dernier rang de l’échelle sociale, et celui qui a le rare privilège de poser les pieds sur la scène que l’on dirait monumentale de la loi. Scène presque secrète, interdite, que l’on voudrait soustraire à l’imposture, à la falsifiabilité, à l’infamie. Ce lieu est, par excellence, celui du symbolique, dé-limitant la scène de la vraie-semblance de celle du faux-semblant.

74A ce moment du récit, le colonel répond encore à son nom, et de son nom, lorsque Derville l’interpelle. Nous sommes alors en 1820. L’épilogue du récit évoque la dernière rencontre, fruit du hasard, entre Derville, accompagné de Godeschal, et le colonel quelque vingt années plus tard, alors que celui-ci est maintenant à l’Hospice de la vieillesse:

75

A moitié chemin de l’avenue, les deux amis trouvèrent assis sur la souche d’un arbre abattu le vieillard qui tenait à la main un bâton et s’amusait à tracer des raies sur le sable. […] Bonjour, colonel Chabert, lui dit Derville. Pas Chabert! pas Chabert! je me nomme Hyacinthe répondit le vieillard. Je ne suis plus un homme, je suis le numéro 164, septième salle, ajoute-t-il en regardant Derville avec une anxiété peureuse, avec une crainte de vieillard et d’enfant
(p. 128).

76Si le colonel a depuis lors renoncé à son nom, il l’entend encore cependant comme étant le sien, replié désormais sur ce petit îlot identitaire, « Hyacinthe », ce nom qu’il a reçu aux Enfants trouvés. Ce nom qui pourrait tout aussi bien être un prénom, le récit n’explicitant rien à cet égard, laissant cela dans l’ombre comme pour mieux troubler le lecteur avec la scène irrémédiablement incertaine de la filiation. Cela dit, si « Hyacinthe » est son prénom, alors c’est le nom du père qui se trouve doublement effacé, manquant. Toutefois, le lien social est ainsi fait que le sujet ne saurait être reconnu comme tel sans son inscription dans un patronyme. Donc, en toute logique, « Hyacinthe » a dû fonctionner comme nom de famille. Dans ce cas, quel sens y a-t-il à ne pas dire le prénom, lequel est aussi en principe le lieu d’un investissement affectif? Cela est lourd encore de la transmission en partie ratée qui tourmente le colonel. Quoiqu’il en soit, c’est néanmoins depuis cet ancrage – « Hyacinthe » – qu’il peut se dire exclu en partie du registre symbolique de la nomination, devenu un simple numéro, et comme tel en marge de la condition humaine [10]. Il peut donc dire encore son affolante marginalité, là, à un cheveu de la folie, se tenant ainsi, en effet, dans un étrange entre-deux fait de lucidité et de folie, de vie et de mort. Lieu quasi improbable, rare, insupportable, où il apparaît vivant et mort, mort et vivant. Cette affolante indécision le fait blessure ouverte, portant le fardeau de son ratage symbolique avec une mortifère résignation; oubliant ainsi, du moins un peu, la souffrance où le place sa véhémente demande de reconnaissance.

77Tel un fantôme errant dans un espace où le symbolique est devenu friable et poreux, le vieux soldat semble à la fin se perdre dans quelque geste apparemment futile, traçant alors machinalement des raies sur le sable. Comme s’il cherchait ainsi à retrouver la scène de la première entaille dans le corps des choses anonymes, c’est-à-dire la scène première de l’écriture; le bâton et le sable étant comme le premier stylet et le premier livre.

78Tel apparaît le colonel à la fin de sa vie, fasciné pourrait-on dire par le geste de l’inscription, du nom, de la loi. Comme si, en traçant ces lignes, il luttait encore contre le cruel effacement de son nom.

79

Université de Montréal

Notes

  • [1]
    Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert, Paris, Le Livre de poche, coll. « Classiques de poche », introduction, notes, commentaires et dossier de Stéphane Vachon, 1994, p. 81, 97 et 129.
  • [2]
    Outre le séminaire inédit de Jacques Lacan sur L’Identification (1961), on pourra se référer en ce qui touche à cette problématique aux chapitres 4 et 5 (« Le trait unaire » et « Le nom propre et le trait unaire ») de l’ouvrage de Joël Dor, Introduction à la lecture de Lacan, t. 2, La Structure du sujet, Paris, Denoël, coll. « L’espace analytique », 1992, p. 79-99.
  • [3]
    « Paternity may be a legal fiction » (James Joyce, Ulysses, Londres Penguin, coll. « Twentieth-Century Classics », 1986, p. 170).
  • [4]
    L’identification par l’ADN, si elle apparaît certaine, n’en reste pas moins de l’ordre de la croyance pour la vaste majorité des individus, dans la mesure où ils ne maîtrisent pas ce savoir. De ce point de vue, l’identification du sujet par le savoir de la science demeure, en somme, un discours d’autorité.
  • [5]
    Cette question du fondement de l’ordre symbolique préoccupe en effet Balzac ainsi que j’ai pu l’analyser dans mon article, « De l’un à l’autre. Le désir de savoir et l’écriture de la différence dans de Balzac », Texte (Université de Toronto), n° 17, 1995, p. 1-32.
  • [6]
    Coupure-blessure-cicatrisation dont l’ombilic est, selon Denis Vasse, la trace inconsciente: « La suture de la peau comme celle de l’inconscient (le refoulement originaire) noue l’homme en un corps et lui ouvre l’espace du subtil [celui de l’air, par opposition au “substantiel”, lieu de fusion avec le corps maternel]. Le corps clos devient le lieu d’un sujet, signifiant pour un autre sujet, et la projection verbale ou graphique de ce corps devient décodable, interprétable. La cicatrice ombilicale de l’inconscient, première castration référée au désir de l’Autre, est fondatrice de l’ordre symbolique. Il s’agit bien entendu ici de l’idée représentative inconsciente de cicatrice, non de la matérialité opaque de la soudure ombilicale. Cette idée représentative inconsciente de cicatrice “ombilicale” fonctionne comme la butée originaire qui sépare et contre-distingue le réel et l’imaginaire, et délimite le lieu virtuel d’où naît l’activité symbolisante du sujet, relié dès lors à son origine, dans la médiation du langage articulé par la parole au désir de l’Autre, par la voix. […] La fermeture congénitale du trou central par où la vie biologique lui est advenue décentre l’homme de son corps-chose et le renvoie à la périphérie. Elle le détache de l’immédiate vie organique. Elle le déloge du substantiel. Elle lui ouvre le monde et l’ouvre au monde organisé par la parole. […] c’est encore la voix qui profère le nom propre et réfère le sujet au désir de l’Autre, qui, au stade du miroir, opère ce délogement et rompt l’effet de fascination mortelle de l’image substantielle où le regard se rive et dans la représentation de laquelle le sujet s’aliène » (L’Ombilic et la Voix, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Le champ freudien », 1974, p. 84-85).
  • [7]
    Contrairement à la nourrice Euryclée qui reconnaît son maître Ulysse par la cicatrice qu’il porte à la cuisse (Odyssée, chant XIX), Chabert demeure cependant non reconnu. De même, à l’opposé d’Ulysse qui reconquiert femme et royaume, Chabert reste le dépossédé, l’errant, le sans-nom. Là où l’épopée raconte la réinscription d’un sujet dans son droit (son nom), le récit du colonel Chabert raconte au contraire la déperdition d’un sujet somme toute victime du maître du monde moderne: l’argent (et ses vices: l’intérêt, la folle ambition, la volonté de puissance). Ainsi passons-nous de l’épopée au roman, de l’héroïsme sublime à l’esprit calculateur et cynique du sujet moderne. Tel est, notamment, le procès qu’institue le roman.
  • [8]
    Rappelons à cet égard la scène de la rencontre, au bureau de l’avoué, du colonel et de sa femme. « Les avances qui furent largement faites par Derville au colonel Chabert lui avaient permis d’être vêtu selon son rang. Le défunt arriva donc voituré dans un cabriolet fort propre. Il avait la tête couverte d’une perruque appropriée à sa physionomie, il était habillé de drap bleu, avec du linge blanc, et portait sous son gilet le sautoir rouge des grands-officiers de la Légion-d’Honneur. En reprenant les habitudes de l’aisance, il avait retrouvé son ancienne élégance martiale. Il se tenait droit. Sa figure, grave et mystérieuse, où se peignaient le bonheur et toutes ses espérances, paraissait être rajeunie et plus grasse, pour emprunter à la peinture une de ses expressions les plus pittoresques. Il ne ressemblait pas plus au Chabert en vieux carrick, qu’un gros sou ne ressemble à une pièce de quarante francs nouvellement frappée. A le voir, les passants eussent facilement reconnu en lui l’un de ces beaux débris de notre ancienne armée, un de ces hommes héroïques sur lesquels se reflète notre gloire nationale, et qui la représentent comme un éclat de glace illuminé par le soleil semble en réfléchir tous les rayons. Ces vieux soldats sont tout ensemble des tableaux et des livres. Quand le comte descendit de sa voiture pour monter chez Derville, il sauta légèrement comme aurait pu faire un jeune homme. […] Ha! s’écria le petit-clerc, qui veut parier un spectacle que le colonel Chabert est général, et cordon rouge? Le patron est un fameux sorcier! dit Godeschal. Il n’y a donc pas de tour à lui jouer cette fois, demanda Desroches. C’est sa femme qui s’en charge, la comtesse Ferraud! dit Boucard. Allons, dit Godeschal, la comtesse Ferraud serait donc obligée d’être à deux… La voilà! dit Simonnin. En ce moment, le colonel entra et demanda Derville. Il y est, monsieur le comte, répondit Simonnin. Tu n’est donc pas sourd, petit drôle? dit Chabert en prenant le saute-ruisseau par l’oreille et la lui tortillant à la satisfaction des clercs, qui se mirent à rire et regardèrent le colonel avec la curieuse considération due à ce singulier personnage » (p. 109-111). Rétabli dans son rang, le colonel apparaît, comme par magie, métamorphosé, transfiguré, étant semble-t-il passé rapidement de son état de clochard loqueteux et fragile à son « élégance martiale » d’autrefois. Reconnu dans son titre, il retrouve du coup tout l’aplomb nécessaire pour se faire respecter, corrigeant notamment le saute-ruisseau qui s’était précédemment moqué de lui. La scène suggère, en somme, que l’habit fait le moine, ou que l’être est également indissociable du paraître, dans la mesure où le sujet tient aussi sa consistance du regard de l’autre et de l’ordre de la représentation dans lequel il ne peut manquer de s’inscrire. En posant la question de l’identité, on voit que le récit soulève en même temps, par nécessité, la question de la représentation, du vrai et du faux-semblant.
  • [9]
    L’analyse de Marcelle Marini suggère à cet égard que Derville incarne la castration (le père) pour un sujet (Chabert) pris au piège d’une folle rêverie incestueuse: « Il [Chabert] exige que l’autre reconnaisse qu’il est en tout point identique à celui qu’il veut être et prétend avoir été. Derville oppose un refus à cette demande en proposant la transaction que nous connaissons. Il occupe à ce moment la fonction de Père selon la Loi. L’inconnu peut recevoir le nom de Chabert mais il ne sera pas identique à ce qu’il rêve d’englober sous ce nom: l’enfant incestueux seul possesseur de sa mère. Pour mettre fin à la guerre et effacer la crainte de la castration, il faut accepter la castration symbolique: renoncer à la comtesse; puis, au lieu de posséder la fortune, symbole de toute-puissance, accepter une rente, l’exercice contrôlé et différé du désir » (« Chabert mort ou vif », Littérature (Larousse), n° 13, février 1974, p. 99-100). Pour Peter Brooks, Derville incarne plutôt le rôle de l’analyste: « […] on peut avancer que, dans Chabert, il s’agit d’un transfert au sens psychanalytique, où Derville joue le rôle de l’analyste dans la personne duquel tous les affects passés du colonel s’investissent, pour être répétés et perlaborés. C’est en fin de compte un transfert qui échoue à effectuer la cure, car Chabert ne réussit jamais à assumer son passé en tant que passé, c’est-à-dire réintégré à un présent radicalement différent. Tout comme le texte de Balzac, les essais de Freud sur le transfert parlent d’une tentative de récupération d’une histoire enterrée mais vivante, qui doit être remise à jour dans un discours présent qui produira la cure, dans la mesure où il réussit à la fois à faire revivre le passé et à l’incorporer au présent en tant que passé, c’est-à-dire dans une relation syntaxique et rhétorique qui tient compte du passage et de la perspective du temps » (« Constructions psychanalytiques et narratives », Poétique, n° 61, février 1985, p. 64). Il est vrai que Chabert est dans une situation où il doit, à travers l’autre, reconstruire son récit identitaire. Mais l’objet du récit n’est pas tant celui d’un sujet qui se trouve dans l’impasse relativement à son désir, que celui d’un sujet qui demande à être reconnu et à reprendre sa place dans l’ordre symbolique (dont la nomination est le garant). En cela, c’est moins les non-dits de sa petite histoire qui sont en cause dans son récit (bien que cela se recoupe compte tenu de sa condition d’orphelin), que les défaillances de l’ordre symbolique.
  • [10]
    Rappelons ici, en passant, la légende grecque qui se rattache à ce nom: « Il y eut aussi l’affaire du beau jeune homme nommé Hyacinthos, un prince spartiate dont non seulement le poète Thamyris tomba amoureux – ce fut le premier homme qui courtisa quelqu’un de son propre sexe – mais Apollon lui-même qui fut le premier dieu à qui la chose arriva. […] Mais le Vent d’Ouest aussi s’était amouraché d’Hyacinthos et il devint follement jaloux d’Apollon; et un jour que celui-ci apprenait à Hyacinthos à lancer le disque, le Vent d’Ouest, le saisissant au vol, l’abattit sur le crâne de Hyacinthos et le tua. De son sang naquit la jacinthe, sur laquelle sont encore gravées ses initiales » (Robert Graves, Les Mythes grecs, Paris, Hachette/Fayard, coll. « Pluriel », 1967, t. 1, p. 89). Qui sait si Balzac connaissait cette histoire? Il est remarquable de constater cependant que cette fleur est d’emblée reconnaissable parce qu’elle s’est faite corps d’écriture, pétaleslettres, donnant pérennité à ces initiales, au nom, au récit d’Hyacinthos. Hyacinthe-Chabert aurait donc reçu le nom pour ainsi dire emblématique de la fonction nominale, où se dit cette nécessaire coïncidence du nom et du corps (malgré l’insurmontable incertitude du marquage identitaire). Pareil à un tatouage, cette fleur-signature évoque en effet cette pratique ancienne d’une lettre ou d’un nom qui fait corps, qui s’incarne, donnant cette minimale consistance à ce qu’on appelle alors un « sujet ». « Hyacinthe », dit Chabert, dont le nom a été effacé de l’espace de la reconnaissance publique, de la scène légale, dont le nom s’est détaché de son corps, porte donc, non sans une cruelle ironie, le nom qui évoque la fonction symbolique du nom. La légende grecque rattache également ce nom-fleur, cette fleur-nom, au personnage d’Ajax: « Ovide raconte que le sang d’Ajax donna naissance à une fleur, l’hyacinthe, dont les premières lettres ai sont aussi les premières lettres d’Ajax (Aias en grec) » (Joël Schmidt, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, Larousse, coll. « Références », 1986, p. 28, entrée: Ajax). Robert Graves précise à cet égard: « Les Salaminiens rapportent qu’une nouvelle fleur apparut sur l’île, à la mort d’Ajax; elle était blanche, teintée de rouge et plus petite qu’un lis et, comme la jacinthe, elle portait gravées les lettres Ai-Ai (malheur! malheur!) » (Les Mythes grecs, op. cit., t. 2, p. 320). Dans ce cas, on pourrait dire que Hyacinthe-Chabert porte, malheureusement, bien son nom. Œdipe, on s’en souvient, est, tout comme Chabert, cet enfant abandonné par ses parents. Son nom – Oidipous, « l’homme au pied enflé » – évoque cette blessure de naissance alors qu’on lui perça les talons pour mieux le ligoter et l’abandonner à la mort sur le mont Cithéron. Œdipe porte ainsi ce nom, cette blessure, comme une énigme ou un secret de famille qui se révélera à la fin insoutenable. Dans les deux cas, le nom apparaît « motivé » pour autant qu’il est le point d’ancrage d’un récit identitaire qui détermine le sujet. Bref, le nom donne prise à la « rêverie du nom motivé » dans la mesure où il est, en tant que signifiant, le lieu de cette première incarnation du sujet.
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