Notes
-
[1]
Cf. Charles Lyell, The Canzoniere of Dante, Londres, Murray, 1835.
-
[2]
Il s’agit du commentaire du dernier sonnet de La Vie Nouvelle (LXII), trad. française André Pézard, Dante Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 83.
-
[3]
Guittone d’Arezzo (1235-1294), poète toscan. Voir Gianfranco Contini, Poeti del duecento, tome I, Milan-Naples, Ricciardi, 1960, p. 189-256 et, en français, Recherches sur Guittone d’Arezzo, Claude Margueron, Paris, Presses Universitaires de France, 1966.
-
[4]
Cino da Pistoia (1270-1336/1337). Voir Gianfranco Contini, Poeti del duecento, tome II, p. 629-692.
-
[5]
Ernesto Giacomo Parodi (1862-1923). On doit à ce philologue italien, outre des éditions de Dante, de précieux commentaires qui ont fait autorité. Voir notamment : Poesia e storia nella "Divina Commedia", Gianfranco Folena et Pier Vincenzo Mengaldo (éds.), Venezia, Neri Pozza, 1965.
-
[6]
Il s’agit ici de Guido Guinizzelli (1237-1276), le « père » du Dolce Stile Nuovo, voir Gianfranco Contini, Poeti del duecento, tome II, p. 447-486.
-
[7]
Bonagiunta Orbicciani (ou da Lucca), (1220-1290) : poète italien de l’école toscane. Voir Gianfranco Contini, Poeti del duecento, tome I, p. 257, 282. Dans le sonnet “Voi, ch’avete mutata la maniera” (Contini Poeti del duecento, p. 481) il s’en prend à Guido Guinizzeli et lui reproche d’avoir abandonné la tradition lyrique amoureuse des poètes de l’école provençale et sicilienne pour porter la poésie vers des raisonnements captieux et inutilement alambiqués.
-
[8]
Il s’agit de poèmes de Guido Guinizzelli : Al cuore gentil (voir Contini Poeti del duecento, II, p. 460 sq.), Chi vedesse a Lucia un ver capuzzo (ibidem, p. 479) Diavol te fera – “Volvol te levi, vecchia rabbiosa”, (ibidem, p. 480).
-
[9]
Guido Cavalcanti (1258-1300). Voir Contini Poeti del duecento, tome II : “In un boschetto”, p. 555, traduction de Danièle Robert in Guido Cavalcanti, Rime, Vagabonde, p. 158 ; “Fresca rosa novella”, p. 491 (p. 36) ; “Beltà di donna”, p. 493 (p. 45) ; “Donna mi prega”, p. 522 (p. 96).
-
[10]
Sur Cavalcanti et Dante, voir G. Contini, « Cavalcanti in Dante” [1968], in Un idea di Dante e Maria Corti, La felicità mentale : Nuove prospettive per Cavalcanti e Dante, Torino, Einaudi, 1983.
-
[11]
“Tutto ciò ch’altrui agrada” : sonnet de Cino da Pistoia, voir G. Contini, Poeti del duecento, II, p. 653.
-
[12]
Cecco Angioleri (Sienne, 1258-1312) ; voir Contini Poeti del duecento, II., p. 367-401.
-
[13]
On trouve ce sonnet dans les Rimes de Dante, numéro CXII, Pézard, p. 227.
-
[14]
Ces deux poèmes sont cités en annexe.
-
[15]
Contini commente l’emploi du mot « fóri » au vers 4 du premier quatrain. Dante emploie ce mot dans l’épisode de Jacopo del Cassero au vers 73 du chant V du Purgatoire : « quindi fu’ io ; ma li profondi fóri/ond’uscì » que Pézard traduit par « de ce lieu fus ; mais les profondes plaies/ par où jaillit le sang », p. 1147 ; Risset : « là je naquis, mais les blessures profondes », p. 198.
-
[16]
Contini commente l’emploi du verbe « discolorare » au vers 8 du deuxième quatrain du poème : Dante recourt à ce verbe au vers 116 du chant XI du Purgatoire : « La vostra nominanza è color d’erba/, che viene e va, e quei la discolora / per cui ella esce de la terra acerba ». Pézard traduit « découleure » (p. 1195), Risset « décolore »
-
[17]
« Guido, Io vorrei, che tu e Lapo ed io// Guy, je voudrais que toi Jacque et moi”, Rime, LII, Pézard, p. 131.
-
[18]
Le « plazer » provençal est un genre littéraire médiéval qui consiste à énumérer les plaisirs de la vie.
-
[19]
Le terme italien est « dittatore » : celui qui dicte. L’image est employée par Dante dans le Purgatoire, XXIV, v. 53 : “I’ mi son un che, quando / Amor mi spira, noto, e a quel modo / ch’e’ ditta dentro / vo significando”. Pézard traduit : « Je suis homme qui chante/ quand souffle Amour, et vais en telle guise/ signifiant comme il dicte en mon âme » (p. 1289) ; Vegliante : « Je suis homme qui lorsque l’Amour m’inspire, note ; et de la façon qu’il dicte au-dedans, ainsi le signifie » ; Risset : « Je suis homme qui note/ quand Amour me souffle, et comme il dicte/ au cœur je vais signifiant ». Si « dicteur » n’est pas très heureux, le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey l’atteste : « dictable, adj. et dicteur, n.m. (1889) sont peu usités ».
-
[20]
Dans le livre II du De Vulgari Eloquentia, Dante assimile le vulgaire illustre au style tragique en vers : « Mais laissons les autres, et, à présent, traitons en détail, comme il convient, du style tragique. C’est bien évidemment le style tragique que nous devons utiliser lorsqu’avec la profondeur de la pensée s’accordent tant la splendeur des vers que l’élévation de la construction et l’excellence des vocable. 8. C’est pourquoi, si nous nous rappelons bien que nous avons démontré que les choses les plus élevées sont dignes de ce qui est le plus élevé, et que le style appelé ‘tragique’ est à l’évidence le plus élevé des styles, alors les thèmes les plus élevés, selon la distinction exposée, doivent être chantés en ce seul style, à savoir le salut, l’amour et la vertu, et les pensées que l’on peut former à leur propos, si du moins aucun accident ne les ternit. » Dante, De l’éloquence vulgaire, traduction et commentaires sous la direction d’Irène Rosier, Paris, Fayard, 2011, p. 197.
-
[21]
T.S. Eliot, Dante, traduction Bernard Hœpffner, Climats, Collection Micro-climats, 1991, p. 86. [Je remercie Jean-Patrice Courtois de m’avoir aidé à repérer la version française de cette citation].
-
[22]
T. S. Eliot avait eu recours à ce terme dans un article consacré à Hamlet : « The only way of expressing emotion in the form of art is by finding an ‘objective correlative’ ; in other words, a set of objects, a situation, a chain of events which shall be the formula of that particular emotion » : « le seul moyen d’exprimer l’émotion dans la forme de l’art est de trouver un « corrélat objectif » ; en d’autres termes, un ensemble d’objets, une situation, une chaîne d’événements qui seront la formule de cette émotion particulière ». Voir « Hamlet and his problems » [1921], in The Sacred Wood : Essays on Poetry and Criticism, New York, Aflred Knopf, 1922, traduction « Hamlet », in Essais choisis, Paris, Seuil, 1950, p. 168 sq.
-
[23]
Contini utilise ici le mot « gabbo » qu’il trouve dans Enfer XXXII, 7 : “ché non è impresa da pigliare a gabbo ». Le mot italien gabbo provient de l’ancien français “gab” : plaisanterie, dérision. Pézard traduit : « car ce n’est tâche à tenir en vain gab » ; Vegliante : « car ce n’est pas affaire à prendre en dérision ».
-
[24]
Il s’agit du vers 7 du deuxième quatrain : “Ed io, fra gli amorosi pensamenti” que Pézard traduit par « et moi, parmi trop d’amoureux pensers » et Risset par « Mais moi, parmi mes pensées amoureuses », p. 113.
-
[25]
Dante da Maiano, poète italien, de la seconde moitié du xiiie siècle, représentant de l’école siculo-toscane. Voir Dante da Maiano, Rime, R. Bettarini (éd.), Florence, Le Monnier, 1969 ; Lippo Pasci de’ Bardi (Florence, ?-avant 1332) ; Chiaro Davanzati (Florence, ?- 1303), poète de l’école siculo-toscane, voir ses Rime, Aldo Menichetti (éd.), Bologne, 1965 ; Puccio Bellondi (1262 ?-1291 ?) ; Lappo Gianni poète florentin mort après 1328 ; Guido Orlandi (1265-1333/1338), poète florentin et figure politique, voir Valentina Pollidori, Le Rime di Guido Orlandi, in « Studi di Filologia Italiana», LIII, 1995, pp. 55-202 ; Meuccio Tolomei, poète florentin de la seconde moitié du treizième siècle, auteur de quelques poèmes satiriques : voir Rimatori comico-realistici del Due e Trecento, M. Vitale (éd.), Turin 1956, p. 7-60.
-
[26]
Il s’agit des Rime LXXXIII, « Poscia ch’Amor del tutto m’ha lasciato // Puisqu’amour de tout point m’a délaissé », Pézard, p. 163 et CVI « Doglia mi reca ne lo core ardire // Deuil au cœur m’est venu qui m’enhardit », Pézard, p. 214.
-
[27]
Pézard, p. 33-35.
-
[28]
Guilhem de Montanhagol troubadour provençal de la période albigeoise (1233-1268), voir Les poésies de Guilhem de Montanhagol : troubadour provençal du xiiie siècle, (Ricketts, Peter T. éd-), Pontifical Institute for Medieval Studies, 2000 ; Guiraut Riquier (1230 – fin du xiiie siècle) fut l’un des derniers troubadours, voir Guiraut Riquier. Las Cansos, texte critique et commentaire Ulrich Möck, Winter, Heidelberg, 1962.
-
[29]
Peire Cardinal (1180-1278), voir Dans la nef des fous, Chansons et sirventès de Peire Cardenal, présentation et traduction de Yves Leclair, édition bilingue occitan-français, éditions fédérop, Gardonne, 2020, 26.
-
[30]
Giraut de Borneil (1138-1215), troubadour, voir l’ancienne édition de Kölsen, Sämtliche Lieder des Trobadors Giraut de Bornelh ; mit Übersetzung, Kommentar und Glossar kritisch, Halle, 1910 ; Bertran de Born (1140-1215), troubadour maître du sirvente politique, voir Gérard Gourian, Le seigneur troubadour d’Hautefort : l’œuvre de Bertran de Born, Aix-en-Provence, université de Provence, 1987 ; Folchetto : Folchetto di Marsiglia ou Folco di Tolosa (1155-1231), troubadour et moine cistercien que Dante loue au chant IX du Paradis pour avoir lutté contre les albigeois. Sordello : Sordello da Goito (1200/1210-1269), présent dans les chants VI-IX du Purgatoire ainsi que dans le De Vulgari Eloquentia.
-
[31]
Sur la correspondance de Dante, voir désormais, Le lettere di Dante, ambienti culturali, contesti storici e circolazione dei saperi, Antonio Montefusco (éd.), Toscana bilingua, storia sociale della traduzione medievale, Berlin/ Boston, De Gruyter, 2020.
-
[32]
Ferdinando Neri (1880-1954), critique littéraire italien auteur de plusieurs essais sur Dante dont « Il Petrarca e le rime dantesche della Pietra » [1929], republié successivement dans Letteratura e legenda, Turin, Chiantore, 1951 et dans Saggi, Milano, Bompiani, 1964.
1.
1L’importance de la lecture de Dante proposée par le philologue Gianfranco Contini (1912-1990) a été et reste décisive. Ici même, à des titres divers, les essais de Carlo Ginzburg et de Giorgio Inglese lui rendent hommage.
2Le texte que nous proposons est la préface à l’édition des Rime de Dante, rédigée en 1938 et publiée chez Einaudi en 1939. Contini avait repris ce texte dans Varianti e altra linguistica, una raccolta di saggi (1938-1968), Einaudi, 1970, puis dans Un’idea di Dante, saggi danteschi, Einaudi, 1970 et 1976.
3En 2005 (no 110), la revue Po&sie avait publié les « Notes préliminaires sur la langue de Pétrarque » de Gianfranco Contini (trad. R. Pasquier et M. Rueff). Il faut aussi rappeler que « Dante et la mémoire poétique » avait été traduit en 1976 dans le numéro 27 de la revue Poétique par Claude Cazalé et Paul Larivaille (p. 297-316).
4Sur le Dante de Contini, voir Giuseppe Sangirardi, « Contini e la costruzione del modello dantesco » in Ermeneutica letteraria : rivista internazionale : X, 2014, « Gianfranco Contini entre France et Italie : philologie et critique ».
2.
5« Quant aux Rimes », écrivait Jacqueline Risset dans la préface de sa traduction aux Rimes de Dante (Paris, Flammarion, 2014), « elles sont certainement la partie la plus oubliée et la plus méconnue de l’œuvre. Elles sont en général jugées comme une sorte de résidu, et ne seraient que la somme des poèmes, variés, hétéroclites, exclus par Dante de la Vita Nuova et des autres ensembles qu’il se plaisait à construire. De plus, quand les dantologues s’y sont intéressés, ils ont surtout pris en considération l’identité des femmes qui y étaient chantées. S’agit‑il, dans tel ou tel poème de Béatrice, ou d’une anti-Béatrice, ou d’une pargoletta, quasi-fillette interchangeable (Fioretta, Violetta, Lisetta), ou bien d’une cruelle inconnue aussi dure que la pierre, ou encore d’une pure allégorie – Dame philosophie ? ».
6Plus loin, dans la note sur le texte, elle précise : « l’ensemble des poèmes qu’on appelle Rimes (le mot « rime », en ce cas, a le sens de « poème ») n’a jamais été réuni en volume par Dante, à la différence de ceux qu’il a rassemblés dans la Vita Nuova et dans le Convivio, livres tous deux formés de vers et de prose (la prose escortant et commentant les vers dans la Vita Nuova, et, dans le Convivio, la poésie – allégorique ou non, guidant les développements théoriques qu’elle accompagne). Les Rimes, elles, sont seules (sans prose) et indépendantes : chaque poème est à entendre par lui-même. […] C’est seulement en 1921 que Michele Barbi publie les Rimes sous ce titre, dans un ordre à peu près chronologique, avec pour dernière section vingt-six poèmes d’attribution douteuse. L’édition de Gianfranco Contini, en 1939, (elle sera republiée plusieurs fois, jusqu’en 1995), fera aussitôt autorité par la fermeté méthodologique et le talent critique de ses commentaires ; Contini reprend l’ordre de Michel Barbi, avec quelques modifications dans la graphie et dans la ponctuation, et supprime les sections de l’édition Barbi (« Rimes du temps de la Vita Nuova », « Tenson avec Forese Donati », « Rimes allégoriques et doctrinales », « Autres rimes d’amour et de correspondance », « Rimes pour la Dame Pierre », « Rimes variées de l’exil », et aussi « Rimes d’attribution douteuse »), faisant ainsi se succéder les poèmes seuls, un par un, choix certainement plus adéquat au rapport de Dante avec ses « Rimes » : chacune vivant et s’imposant par elle-même » (p. 39).
3.
7Voici quelques éditions italiennes récentes des Rime :
- Dante Alighieri, Rime, edizione commentata, édition de Domenico de Robertis, Florence, Edizioni del Galluzzo, 2005 ;
- Dante Alighieri, Rime giovanili e della Vita nuova, Teodolinda Barolini, Milan, 2009
- Dante, Rime, édition et commentaires de Claudio Giunta, in Dante, Opere, I (Rima, Vita Nuova, De Vulgari Eloquentia), Milano, Mondadori, « I Meridiani », 2011.
9En langue française :
- André Pézard, Rimes in Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, Pézard suit Barbi.
- Philippe Guiberteau, Dante et la suite de son itinéraire spirituel selon le Canzoniere, Rime, introduction des livres et traduction glosée, Paris, Corti, 1985.
- Rimes de Dante, traduction de Jacqueline Risset, Paris, Flammarion, 2014.
11Voir Le Rime di Dante, atti della giornata di studi (16 novembre 2007), édition de Paolo Grossi, Paris, Cahiers de l’Hôtel Galliffet, XV, 2008.
12Remarques sur la traduction :
- A deux exceptions près, toutes les notes sont du traducteur.
- Toutes les indications à la numération des Rimes ainsi que celles des traductions sont du traducteur. Contini indique les poèmes par leur premier vers. seulement. Nous avons voulu favoriser leur repérage par le lecteur français.
- Nous avons choisi de renvoyer ici aux traductions des Rimes par Pézard dans une édition complète, numérotée et facile à repérer.
14Plutôt que d’un Canzoniere, comme on le fait, semble-t‑il, sur les pas de Charles Lyell (1835) [1], il est plus prudent de parler des Rimes de Dante : car à l’acception de Canzoniere, tel qu’on l’entend depuis le seizième siècle, se trouve associée, de façon involontaire, depuis l’expérience de Pétrarque, l’idée d’une œuvre unitaire, de l’aventure organique d’une âme, or, en cédant à cette pente on tend à rapporter au treizième siècle, l’exigence d’une construction consciente aussi bien psychologique que stylistique, renfermée dans la cuirasse d’une histoire lucide, et dans laquelle le style est, précisément, avant toutes choses, un effort inlassable d’élimination et de simplification. Chez Dante aussi les efforts d’unification ne manquèrent pas, et avant tout, celui de la Vita Nuova : mais il s’agit d’une unification tard venue, construite avec des choses du passé au moment où la jeunesse se refermait et avec l’intention de liquider lyriquement une période pour en préparer une autre, plus splendide encore (« io spero di dicer di lei quello che mai non fue detto d’alcuna/ j’espère dire d’elle ce qui ne fut dite d’aucune ») [2] ; il s’agit donc tout uniment d’une unification partiale, anecdotique, faite à partir d’un présupposé de pluralité, et d’une unification transcendante, recherchée dans un système de razos et dans un schéma narratif. [3] Si l’on exclut d’autres groupes spontanés (mais celui qui est dessiné par Parole mie est conscient – Rime LXXXIV, « Mes paroles d’amour au monde éparses », Pézard, p. 168), on trouve une autre tentative d’unification, bien moins solide celle-ci, dans le Convivio : recueil des chansons allégoriques les plus ambitieuses de Dante, dans lesquelles l’intention que la belle forme soit, sans possibilité de faire la distinction, la célébration des vertus morales, est une constante. C’est ainsi que le soi-disant Canzoniere de Dante gravite autour de l’absence, au moins, de la Vita nuova, comprend les résidus des rimes exclues et les nombreuses nouveautés qui ont suivi le pur style stilnoviste, et on peut la définir comme la plus magnifique collection de textes « extravagants » qui fût jamais.
15C’est une évidence que l’histoire de notre poésie des origines obéit encore à des schémas dantesques, correspondant certes à des exigences critiques générales de l’époque, mais qui n’ont existé véritablement qu’après l’impératif de Dante (constitution de l’école sicilienne, du Dolce Stile, limitation sicilienne de la poésie inspirée de Guittone) ; et à plus forte raison, de sa propre poésie. Il ne s’agit pas seulement de définitions nominales, comme les nove rime, ou les poésies de la louange (poesie della loda), et du bello stilo qui fit honneur à Dante, modelé sur la haute Tragédie virgilienne, celui des grandes chansons, légitimement isolées, en tant qu’application, chacune, du style tragique ; mais surtout du fait que le jugement critique de Dante sur ses prédécesseurs et ses contemporains, des provençaux à Cino, [4] se construit sur la base de sa propre poétique. Ces éléments d’histoire littéraire dantesque sont contenus certes dans une œuvre théorique comme le De Vulgari Eloquentia, qui vaut, du reste, comme justification du bello stilo à peine évoqué et s’interrompt de manière symptomatique quand, aux fragmenta de style tragique, fait suite de manière définitive le caractère organique du poème, mais se trouve au moins tout autant dans la Commedia, qui constitue, dans sa richesse vitale, une véritable somme stylistique. Considérons l’importance essentielle, pour le Convivio lui-même, de l’apologie du vulgaire et de la justification du banquet idéal qui, faisant suite à la Vita Nuova de la jeunesse, scellera l’unité des chansons allégoriques de l’époque virile ; et c’est ici qu’éclate dans toute sa netteté, comme une constante de la personnalité dantesque, cette présence ajoutée de la réflexion technique à côté de la poésie, cette association concrète de pratique concrète de la poésie et d’intelligence stylistique. Cela confère à l’œuvre de Dante une apparence singulière, ne disons pas de discontinuité, mais de périodicité rythmée ; la paix ne règne jamais en lui, mais le tourment de la dialectique. Il apparaîtra donc moins illégitime à son propos que pour d’autres poètes (et justement à cause de ces résidus d’une transcendance poétique) de recourir au procédé didactique (qui n’a rien certes d’une proposition universelle) qui consiste à reconnaître dans l’opera omnia d’un auteur les traces d’une chronologie idéale. Résidus d’une transcendance poétique ; mise en œuvre du style conçu non comme tension absolue, selon le module qui sera non celui de Pétrarque l’humaniste ou de la Renaissance platonicienne, mais comme une preuve « locale » ; perception non d’une limite de la forme en général, mais des limites particulières des styles scolastiques ; manière propre de dégrader l’expérience passée, de lui enlever sa finalité intrinsèque, de l’exploiter comme un élément de l’expérience présente : c’est en ce sens que les textes « extravagants » de Dante obéissent à une ligne unitaire, mais ce sens est le même que celui qui anime la progression inquiète qui le mène d’un essai à l’autre ; et si le canzoniere est fragmentaire, ce n’est pas seulement pour le chercheur amateur de fulgurations et d’intuitions pures, mais comme une série de tentatives, comme le soutint, provoquant le scandale dans le landernau ombrageux de ses collègues, un spécialiste des plus aigus de Dante : Parodi. [5]
16Les maîtres et les amis de Dante faisaient déjà montre d’une grande amplitude de possibilités techniques et d’un goût sûr. Ne parlons pas des siciliens à propos desquels il serait franchement difficile de poser le problème d’une cohérence stylistique. Le premier Guido avait été un disciple zélé de Guittone d’Arezzo, [6] et sa docilité lui avait valu, après qu’il eut « mutata la maniera », de la part d’un autre poète de stricte observance comme Bonagiunta, [7] non seulement des reproches formulés ad personam, mais l’observation critique précise selon laquelle la poésie n’est pas une science ; si ce n’est que la nouveauté qu’il introduisait ne se limitait pas à la doctrine (apparente) de Al cuore gentil, ni même au mythe de la femme salvatrice, mais qu’elle allait jusqu’à inclure l’anecdote bourgeoise de Chi vedesse a Lucia un ver capuzzo et le « réalisme » primitif de Diavol te fera. [8] Avec plus de désinvolture, Cavalcanti sait refaire, avec une virtuosité au reste des plus fraîches, tous les « genres », ou presque, de la poésie, le thème de la pastorale transalpine (In un boschetto), la chansonnette sicilienne (Fresca rosa novella), et même un certain sentiment panique imprégné de naturalisme qu’avait inventé Guinizzelli (Beltà di donna) ; quant à la rigueur et à l’ésotérisme doctrinal, il parvient à l’emporter sur les plus savants (Donna mi prega) [9] ; il est capable de mener l’analyse psychologique jusqu’à la parodie ; et le tout, cela va sans dire (car il s’agissait là des manières d’un grand seigneur), sans compromettre le moins du monde sa mélancolie spleenétique de gentilhomme un peu snob. [10] Quant à Cino, si l’on y fait attention, l’unité tonale de celui qu’un lieu commun veut voir comme le précurseur de Pétrarque, est un peu involontaire, disons plutôt qu’elle relève de la psychologie (et c’est là précisément la limite de son pétrarquisme avant la lettre) ; et, au sein de tant de soucis et de tant de larmes, de peur et de sentiment de mort, on peut certes trouver, sur la même ligne un sonnet comme Tutto ciò ch’altrui agrada, [11], mais il obéit finalement à un motif obligé que personne aujourd’hui ne voudrait comprendre comme un redoutable document romantique, mais reconduirait plutôt aux manières caricaturales d’un Cecco Angiolieri, et à celles du xive siècle des bouffons. [12] La variété de Dante, qui n’est pas moindre matériellement, et qui va de la ballade de la guirlande à la ballade pour Violetta et aux rime petrose, du sonnet pour la Garisenda à la chanson Tre donne ou à la montanina, cette variété, donc, possède une toute autre signification. Jamais chez lui un soupçon de scepticisme. Il y a des plaisanteries aussi chez lui, mais on les trouve au plus loin du centre de son inspiration. Au fond, ce qui domine chez lui, c’est un sérieux terrible : toutes les « imitations », il les laisse se déposer jusqu’au dernier degré, il les pousse jusqu’à leurs conséquences ultimes (certains fruits de sa lecture des siciliens dureront, indélébiles, dans les Rimes), mais elles ne vont jamais jusqu’à l’amplification un peu cynique d’où pourrait jaillir la parodie. En réalité, la technique relève chez lui de l’ordre du sacré, elle est la voie d’un exercice ascétique qu’on ne peut distinguer de l’angoisse de la perfection. Il y a d’une part, de manière universelle, dans la richesse même des essais de Dante, une technique douce, qui veut effacer la trace de ses efforts, qui se résout dans un tissu d’écriture régulier qui se module sans la moindre dénivellation – mais c’est au fond le monde même de la Vita nuova, le renoncement à la terre et la référence à une femme d’autant plus réelle qu’elle se refuse au poète et qu’elle se retire jusqu’à son salut et à son regard, et n’atteint toute sa réalité qu’au moment qu’elle meurt physiquement ; le même climat qui scelle la victoire sur le péché, répétons : l’effort de vaincre le péché tend à perdre son caractère de rareté et à se normaliser dans l’acceptation quotidienne d’un idéal. Et c’est ainsi (distinguons de manière très sommaire ces deux pôles extrêmes de son inspiration), qu’on trouve d’autre part, une technique âpre, qui souligne l’effort, qui en accentue explicitement le relief dans le point saillant du rythme, et de manière très singulière, dans la rime – mais cette dernière ne fait qu’un avec le sentiment de l’amour et de la vie difficile, de l’obstacle, de son dépassement. Un exemple vaut ici de manière péremptoire, pour cette seconde acception : c’est justement l’exemple où Dante se trouve en contact avec un de ses amis intrinsèques. Cino écrit un sonnet au marquis Malaspina : [13] c’est une plainte provoquée par les souffrances que cause un nouvel amour, écrit sur des rimes plutôt faciles, avec un calembour sur le nom du marquis et quelque percée d’ésotérisme inspiré de Guittone dans le début du poème comme dans son explicit. C’est Dante qui se charge de la réponse en vers de la part de Moroello, et il y insiste sur le motif, que l’on retrouve ailleurs, de la volubilité de Cino, qu’il oppose d’un côté à l’enchantement de sa poésie, de l’autre à la passion authentique du répondant – sonnet CXIII, Pézard, p. 228. [14] Un regard comparatif posé sur les rimes des quatrains des deux poèmes suffit à convaincre de l’abime de savoir qui sépare les deux artisans : Cino : oro, inchina, spina, moro, ploro, fina, destina, dimoro ; Dante tesoro, latina, « chiara », disvicina, fóro, poro, medicina, (verbe), affina, discoloro. On trouve déjà ici la magnanimité lexicale de la Comédie, et déjà plutôt celle des deux derniers cantiques : fóri comme « ferite » brisent la personne de Jacopo del Cassero, [15] le soleil « discolora »/ « décolore » l’herbe métaphorique de la nomination mondaine dans la comparaison d’Oderisi, [16] et c’est le terme « latino » qui représentera Piccarda Donati ; si « medicina » est un emprunt bien heureux au provençal, la belle litote contenue dans « disvicinare » est porteuse du même sceau d’inventivité que des créations verbales comme « dismentare », « immillare », ou « indovare ». Il est fort instructif de voir cette robustesse lexicale remonter le corps du vers, se répandre à rebours par rapport à la rime conçue comme le « centre des difficultés » : « ma volgibile cor ven disvicina » ; ou bien « ove stecco d’Amor mai non fé foro » ; ou encore : « del prun che con sospir si medicina ». Si l’irradiation part de la rime, autant dire que le point de départ de l’inspiration est l’obstacle (ce qui fut appelé, de manière plus ou moins appropriée, « la résistance du médium ») ; et que l’obstacle, c’est l’ennemi qu’il faut battre un jour après l’autre, l’état de guerre permanente ; la conscience de l’eros dangereux auquel le poète cède et où il trouve sa perfection et sa gloire. Les mêmes observations devraient être reconduites à propos des tercets : (Cino : conte (« connues »), gioia, noia, moia, monte, fonte ; Dante fronte, poia, croia, ploia, conte « « habiles », ponte dans des locutions fortement idiomatiques) ; marquant que la différence consiste dans le fait que Dante insiste, de manière polémique sur la contrepartie négative opposée à la moralité du tourment à chaque fois accepté, sur la malhonnêteté de l’inconstance. Pour l’essentiel, le « moyen » technique n’est que l’instrument de l’investigation de soi, et plus exactement, c’est la soif religieuse en acte ; ce par quoi nous n’excluons pas, en pratique, la chute fréquente peut-être, dans les dangers que peut faire encourir un technicisme abstrait. Et si la correspondance de techniques singulières et de moments singuliers de l’âme de Dante pouvait en principe seulement détruire l’hypothèse d’une distance prise à l’égard des expériences singulières et d’un désintérêt fondamental pour ces dernières (hypothèse qu’il serait difficile de repousser pour certains des collègues de Dante), et par là relever de l’histoire des mœurs et du cercle de la vie morale, cette variété apparaît pour finir comme la marque d’une évolution spirituelle dans sa circulation même : c’est-à‑dire comme un fait formel.
17Si, quand on évoque la poésie de Dante, le recours aux poètes de son époque est un réflexe habituel, cette circonstance ne répond pas seulement aux superstitions de l’histoire littéraire, ou à l’artifice didactique habituel d’une définition procédant par différenciations et antithèses, mais plutôt à la nature du fait lui-même et à sa duplication par le critique. Le Dolce stile est l’école qui referme avec la plus nette conscience de soi et le plus de bonne volonté, le sens d’une participation à une œuvre de poésie objective : en bref, c’est de toutes les écoles, celle qui est le plus conforme à l’idée d’école. Il est insuffisant, et inexact même, de penser à un idéal stylistique commun, auquel chacun se serait rallié indépendamment ; mais on trouve en plus, avec le Dolce stile, toutes les prémisses sentimentales d’une cohérence de travail, et en premier lieu, l’idée d’amitié qui rappelle, chez ces messieurs décadents et bourgeois qui appartiennent à la haute culture, la parité et la solidarité des cavaliers de la langue d’oïl. C’est à juste titre qu’on interprète le sonnet, Guido, i’ vorrei, comme un produit typique du Dolce Stile Nuovo [17] ; mais ce n’est pas dans la mesure où on pourrait en extraire le motif de l’évasion enchantée vers des distances exotiques, où l’on pourrait reconnaître sans effort excessif la tradition du plazer provençal ou celui des fous de la cour, [18] mais dans la mesure plutôt où cette fuite vers un monde irréel devrait se réaliser au sein de l’affection entre les amis les plus proches, accompagnés de leurs belles : dans cette proximité, comme réchauffée d’être imaginaire, les désirs seraient les mêmes et le désir de rester ensemble ne cesserait de s’accroître. La séparation absolue du réel, qui se transforme en amitié – tel est le contenu authentique du poème ; et l’amitié est l’élément pathétique qui définit le Stil Novo. Dans la pratique de la poésie, la tendance à l’indifférenciation propre à cette école, le désintérêt de ses membres et leur refus de souligner ce qui permet de distinguer un individu, sont des faits qui s’opposent à la compréhension occidentale après l’exaltation subjectiviste apportée par le grand romantisme européen. C’est qu’il ne s’agit pas de cette équivalence involontaire qui rendrait âprement difficile l’attribution des œuvres, en cas d’anonymat, même des petits romantiques, ni de l’acception sentimentale ou historico-nationale, et plus des tard des petits symbolistes et des petits surréalistes ; et il ne s’agit pas davantage de la poétique objective des périodes « classiques » (dans l’antiquité, Martial, un auteur d’épigrammes précisément atteste déjà l’exigence du « Hic est »…), mais de quelque chose de bien plus résolu, parce que le classique, en bon ouvrier, croit qu’il existe un canon lié à l’ars, au travail, alors que le stilnoviste croit, quant à lui, à une inspiration et se tient, selon l’expression de Dante, bien accroché avec sa plume au dicteur, Amour [19]. Le fait qu’il soit très souvent facile de confondre les attributions des manuscrits, le fait aussi qu’en l’absence d’attestations probantes, les données stylistiques ne suffiraient pas à une « expertise » susceptible de distinguer certains couples d’écrivains : tel est le pâle reflet extérieur d’une équivalence avant tout théorique. La ligne qui partage Dante et Cino, pour citer un cas typique (et si l’on décide de ne pas s’arrêter aux circonstances qui ont rendu l’échange possible mais qui n’auraient pu agir de manière aussi large à l’extérieur du Moyen Age) n’est pas si claire que cela. Incertitude juridique – c’est presque un truisme que de le rappeler – qui vaut autant que le caractère inessentiel de la propriété et de l’individu.
18En vérité, ce que dit Dante dans l’épisode de Bonagiunta auquel nous faisions référence, constitue le texte fondamental qui permet de comprendre le Dolce Stile. Il convient cependant de l’interpréter de manière complète et de comprendre que l’inspiration (Amor mi spira) n’a rien de privé ni d’occasionnel, et n’est pas même seulement une aspiration qui relève de l’ordre amoureux [20] (les armes elles-mêmes, reconnaîtra le De Vulgari, peuvent être l’objet du style tragique, mais on sera alors passé de la considération d’un « style général » à un style « particulier », techniquement compris), mais il s’agit d’une inspiration qui naît d’un principe transcendant, d’un abandon résolu à Amour. L’inspiration est objective et absolue, et c’est pourquoi, si le contenu normal de la poésie du stile nuovo est le fait amoureux analysé le plus minutieusement possible avant d’être hypostasié dans ses éléments, il ne faut pas rapporter cette analyse à l’individu empirique, mais, par-delà son aventure initiale, à un exemplaire universel d’homme : à un individu, lui aussi, objectif et absolu. Ceci explique bien comment la personnalité du nouveau troubadour, loin de s’affirmer, doit se dissoudre dans le chœur de l’amitié ; et c’est pourquoi cette amitié, en plus d’être la condition de possibilité générale de cette poésie, se trouve même conçue dans le rôle de motif poétique initial. Au chœur des amis au sein duquel le poète se perd, répond d’ailleurs, comme un motif poétique jumeau, le fond choral des femmes duquel se détache Béatrice vue comme reine siège fondamental de leur honneur et source de leur beauté. Il va de soi que dans un tel climat de paradis terrestre, antérieur à l’histoire elle-même, si du côté d’Adam, il existe quelques hommes en chair et en os, la clientèle féminine, moins étendue, a pour seule tâche de mettre en valeur Eve, et vit par métaphore des amis qui entourent le poète. Il reste que tout comme ce dernier, le personnage qui parle en première personne, est « l’individu absolu », de la même manière, la femme perd à son tour tout attribut historique, toute possibilité d’une pluralité authentique. Au fur et à mesure que le champ d’observation s’étend, on constate que l’expérience stilnoviste dans son ensemble est dépersonnalisée, qu’elle se mue en un ordre universel : toute mémoire des occasions est perdue pour être immédiatement cristallisée. D’une manière plutôt élémentaire et empirique (mais la remarque ne vient‑elle pas justement de la terre d’élection de l’empirisme ?), cette vérité s’est trouvée exposée par le plus illustre des poètes anglais contemporains à peine après avoir refusé que le « roman » de Dante pouvait recouvrir la signification contemporaine d’une confession : « Il est difficile d’imaginer qu’à une époque (ou à différentes époques) les êtres humains ont pu se préoccuper du salut de l’ “âme”, mais pas des autres êtres en tant que “personnalités”. Or Dante avait, je pense, vécu des expériences qui lui semblaient avoir une certaine importance ; non pas importantes parce que vécues par lui, ni parce que lui, Dante Alighieri, était un personnage important qui faisait beaucoup travailler les argus de la presse, mais importantes en elles-mêmes ; et il lui semblait donc qu’elles revêtaient quelque valeur philosophique et impersonnelle ». [21] Il est toujours utile de garder à l’esprit notre formation romantique de modernes, éduqués au culte esthétique des réactions subjectives qui s’offrent à nu ; pour mesurer comment, par contraste, le stilnoviste les représentait, les restituait figurativement. Un système pour ainsi dire plastique de rapports entre les choses est la seule manière dont, pour lui, les objets de ses rêves acceptent de s’exprimer de façon ordonnée : ce que des lecteurs anglo-saxons très récents et un peu excentriques, partant des prémisses qu’on vient à peine d’évoquer, ont voulu exprimer par la formule « suggestive » de « corrélat objectif ». [22] Tout occupés à constater que la figuration ne se trouve pas sans rapport et se préoccupant peu de la signification allégorique concrète, ces interprètes fantaisistes révèlent leurs insuffisances sur le plan exégétique ; et pourtant, en pratique, un exercice de translittération de la figuration objective des stilnovistes à travers les schèmes de représentation subjectiviste de type « romantique » peut bien servir aujourd’hui, pédagogiquement, à montrer la signification de cette incarnation en termes plastiques. Quand, dans le sonnet Sonar bracchetti, – « Sonar bracchetti, e cacciatori aizzare », Rime LXI, « Brachets onner et chasseurs crier ‘hare’ ! », Pézard, p. 137-, Dante reçoit d’un « pensamento » (à savoir une préoccupation) amoureux qui s’adresse à lui comme le ferait un farfadet, le reproche ou le « gab » [23], de s’occuper aux satisfactions bourgeoises de la chasse plutôt que de se livrer au devoir courtois de la « joi d’amor », nous nous trouvons face à « l’action » extérieure d’un remords interne : au lieu des mythes de la conscience, une « représentation sacrée » en miniature (mais on n’oubliera pas que, de ce point de vue, une des caractéristiques générales de l’art médiéval était la dimension dramatique que pouvait emprunter la vie intérieure, mieux : sa dimension théâtrale). Et quand, dans un autre poème (le sonnet De gli occhi della mia donna), [24] Dante revient sur le lieu de tous les dangers (« e tornomi colà dov’io son vinto/ et je retourne où j’ai trouvé défaite ») et que face aux yeux de la femme, ses propres yeux se ferment et que son désir meurt, cette figuration plurielle et spatiale agitée pourrait se traduire ainsi : céder à la tentation et succomber. Un homme qui, parce qu’il les trouve peu virils, tente de chasser ses tristes pensées et s’en montre incapable et doit recourir au désir d’amour pour parvenir à préciser l’inquiétude que fait naître en lui le sentiment saisissant de la mort de la femme aimée : telle est la leçon de Un dì si venne a me Malinconia – « Un dì si venne a me Malinconia », – Rime LXXII, « Un jour s’en vint à moi Mélancolie », Pézard, p. 151 ; mais en se tenant à cette leçon, on laisse échapper le parfum fondamental de ce sonnet, à savoir la manière dont le pressentiment privé se mue concrètement en une vision tangible – à savoir la réalité de l’ange. Un dernier exemple, qui est à la fois le plus clair et mieux lisible comme une fable, est celui de la Lisetta de « Per quella via che la bellezza corre » – Rime CXVII, « Par cette voie où la beauté s’encourt », Pézard, p. 234- , diagramme de la victoire sur la tentation due à un homme fort : le désir est intrépide tant qu’il erre dans la zone vague de la velléité, mais il ne peut menacer la solidité de la décision morale. Il est clair, au regard de la mentalité qui meut la poétique médiévale, qu’il ne s’agit pas, dans ce sonnet, d’un fait physique, d’une Lisetta en chair et en os que le poète aurait repoussée. Et c’est ici, même, que le fruit que Dante pouvait encore tirer de la séparation (motif cher aux poètes siciliens) de la femme de son image, peinte dans le cœur du poète, est le plus évident. Lisetta est réelle (il ne s’agit pas ici, parce que ce serait vraiment superflu, d’un point de vue absolu, mais précisément de la conscience initiale du poète) en tant que fantasme dans l’esprit de Dante. C’est pourquoi, le travail d’identification et de distinction, menée avec force recherches et force désaccords, des femmes soi-disant aimées par Dante, quand il ne vise pas à isoler clairement des expériences poétiques, n’est pas seulement étranger à la critique esthétique, mais extérieur à la poétique dantesque elle-même. Il en découle une autre conséquence, des plus importantes, du point de vue de la tonalité du poète : une fois qu’il a distingué et mis à distance les événements de sa vie intérieure, le poète peut cesser de froncer les sourcils, cette pose que les poètes romantiques, obsédés de leur moi ne cessaient d’adopter (avec l’ultime subterfuge du grotesque), et passer par toute une série d’attendrissements ou du confusions, de reprises de soi et de sourires (« prendo vergogna, onde mi ven pesanza » ; « Amore/ lo mira con pietà » ; « Che hai cattivello ? » ; Or ecco leggiadra di gentil core… » ; « passa Lisetta baldanzosamente ») ; et chez Dante, des plus sérieux quand il s’agit de méthode, se dessine alors la possibilité naissante de son « ironie ».
19C’est justement ce qu’on a pu décrire comme un manque de « lyrisme » dans la poésie lyrique de Dante qui explique le mieux pourquoi, loin de voir se développer chez Dante un « itinéraire » stylistique clair et distinct, un regard historique ne peut y distinguer qu’un processus d’inquiétude permanent. Le premier tournant que l’on puisse identifier d’une formule est constitué par les nove rime. On ne saurait parler d’un abandon du style de Guittone d’Arezzo pour le stilnovisme, parce que, du point de vue scolaire, les poésies inspirées de Guittone de Dante se résument à des galanteries, à des paris, peccata iuventutis, et cette soi-disant conversion se réduit à un passage d’une amitié à une autre (on a pu mesurer ce que signifie l’importance de l’amitié), de celle qui le liait à l’homonyme Dante da Maiano, à Lippo, peut-être même à Chiaro Davanzati et Puccio Bellondi, à celle qui le liera à Guido Cavalcanti, et Lapo Gianni, et mettons aussi Guido Orlandi et Meuccio Tolomei. [25] Du point de vue de l’exercice, en revanche, le Dante proche de Guittone qui ose fracasser de plusieurs manières un mot comme parla pour multiplier les rimes équivoques, et fait rimer ch’amatao avec le rare camato (un hapax presque), ne recule pas devant les répétitions (« ciò che sentire/ doveano a ragion senza veduta, non conobber vedendo // ») se retrouvera, à travers quelques traces chez le Dante de la Comédie, qui, après des années passées à s’abstenir de tels procédés dans le climat « tragique » des grandes chansons morales (les « distese » des recueils de Boccace), placera, par exemple, un « non ci ha » dans la bouche de maître Adam, pour le faire rimer avec oncia et sconcia, et au chant XIII de l’Enfer, Pier della Vigna fera naître d’une branche les plaintes de la prostituée qui enflamma contre lui toutes les âmes, et les « enflammés enflammèrent Auguste », et dans une chaleureuse péroraison et priera et priera encore Virgile que sa prière en vaille mille. Les commentateurs répètent à l’envi, et non sans raison, que le faussaire est en train de maudire sa terrible immobilité (« potessi in cent’anni andare un’oncia// de pouvoir en cent années avancer d’un pouce », Enf., XXX, 83), et qu’une extension ridicule pour un être humain s’ouvre avec effroi devant lui jusqu’à l’angoisse d’une rime brisée (« men d’un mezzo di traverso non ci ha/ et en travers moins d’un demi [mille] n’en compte ») ; ils répètent, avec la même légitimité, qu’au ministre de Federico II sied bien un discours de dictateur prince, et que dans les prières, se déploient les raffinements de la rhétorique de son siècle : c’est ainsi qu’ils veulent expliquer que le Dante inspiré de Guittone ne peut plus se déployer en toute liberté mais se trouve comme enfermé et mis à profit dans le Dante de la Comédie ; et comment ce dernier, en parlant de Guittone avec mépris, évoque un moment primitif qu’il a largement dépassé à l’intérieur de lui. Le poète guittonien qui vécut, inexpert, à l’état pur, se trouve désormais subordonné et docile, obéissant à toute autre chose qu’à une discipline poétique abstraite. Il est clair qu’il faut distinguer à l’intérieur de Guitton lui-même ; et l’historien, qui doit nourrir sans se forcer, des sentiments de piété à l’endroit de ceux qui sont tombés au combat pour la gloire, est bien obligé de reconnaître que quelque chose d’autre, et de plus essentiel, qui est passé à travers Dante, dans la plus haute conscience de la tradition littéraire italienne, à savoir la construction d’un lyrisme-essayisme, est né culturellement de Guittone, de Fra Guittone, et de personne d’autre. La veine éloquente et pleine d’énergie qui courra de Poscia ch’Amore à Doglia mi reca, s’inscrit de toute évidence dans le sillon des chansons morales de Guittone. [26] L’ingratitude de Dante à l’égard de son vieux maître, de la même manière que le mouvement qui s’oppose à D’Annunzio chez plusieurs de nos contemporains, est justement le signe, aussi, que Guittone a été battu sur son propre terrain, de plus grand mérite, d’avoir mené à terme et dépassé l’ambition la plus haute qui l’habitait.
20Si pour Dante, le stilnovisme, est, comme on a pu le dire, pour l’essentiel, fidélité au « dicteur », et, par conséquent, poétique de l’objectivation des sentiments, son comble, tout comme son point d’innovation est constitué par l’instant où l’organisation des fidèles d’Amour atteint sa complétude au point de pouvoir inclure la justification de la parole elle-même. Il s’agit là d’un des plus beaux mythes que compte l’histoire de la poétique (Vita Nuova, XVIII) [27] : si le bonheur ne peut plus se trouver dans la moindre des choses extérieures à l’amante, alors le salut de la Dame, qui jusque là était la cause finale de sa propre existence, consistera en quelque chose de permanent, « in quelle parole che lodano la donna/ en ces paroles qui louent ma dame » – Pézard, p. 32) ; et dès lors que – tout à la fois thème du chœur féminin et thème de « l’objectivation » du remords – les gentilles dames lui reprochent d’avoir utilisé d’autres paroles que celles qu’il vouait à la louange de sa Dame, il se propose de « prendere per matera dello suo parlare sempre mai quello che fosse loda di questa gentilissima / de prendre pour matière de son parler, désormais, ce qui serait à la louange de cette très gentille » – Pézard, p. 35. C’est donc une exigence d’unité et de totalité qui meut l’esprit de Dante et détermine les nove rime (la razo de Donne ch’avete intelletto d’amore – Pézard, p. 36 – nous permet d’assister au rapport qu’il y a entre l’inspiration, l’est deus in nobis, dont tire origine le commencement, « allora dico che la mia lingua parlò quasi come per se stessa mossa./alors je dis que ma langue parla presque de son propre mouvement » (Pézard, p. 36) et le travail, la pensée de « alquanti die/ayant songé quelques jours »). C’est la même exigence qu’inspire l’extension de la poésie amoureuse à la poésie morale, et qui fait sortir des nove rime le bello stilo. Un tel passage se trouve allégorisé dans le sonnet « Due donne in cima de la mente mia/ Deux dames sont venues ensemble au faîte de mes pensées » (Pézard, p. 171), où l’unicité d’amour se scinde d’abord en deux aspects, beauté et vertu, avant de recomposer leur unité primitive, proclamée, il faut le souligner d’Amour lui-même, en tant que « fonte del gentil parlare/ fontaine du gent parler », en tant que « celui qui dicte » donc. Reste toujours le risque que cette unité se défasse, le risque de la poésie allégorique. Jusqu’ici il ne s’agissait pas d’allégorisme, dans le sens courant (dualiste) de ce terme : au contraire, la poétique objective qu’on a décrite jusqu’à présent est à peu de choses près l’inverse de l’allégorisme, entièrement prise qu’elle est par la préoccupation éminemment unitaire d’une présentation sensible des faits internes. L’allégorisme commence par le divorce des significations et c’est alors que Voi che’ntendo/ Vous dont l’esprit meut le troisième ciel (Rime LXXIX, Pézard, p. 311) s’achèvera sur l’exclamation pathétique : « Ponete mente almen com’io son bella/ car prenez garde au moins que je suis belle » dont on trouve la glose dans le Banquet II, XI, 4 : « c’est pourquoi je dis à présent que la bonté et la beauté de tout discours sont l’une de l’autre départies et diverses, car la bonté est dans la signifiance, et la beauté est dans l’ornement des paroles ; et l’une et l’autre s’accompagnent de plaisir, encore que par-dessus tout, plaisante soit la bonté », (Pézard, p. 342). D’un côté, donc, pluralité des significations, dualité des plans qui glissent l’un sur l’autre, interférant l’un avec l’autre sans pour autant correspondre tout à fait ; d’un autre côté, possibilité que l’exposition philosophique, la « prose » de la définition idéaliste, reste seule et minable – c’est le cas extrême se trouve dans une autre chanson, les « Dolce rime d’amore ch’io solia/ Douces rimes d’amour qu’en mes paroles », qui ouvre le livre IV du Banquet – Pézard, p. 426. A cette époque, Dante, pour se justifier d’avoir isolé de manière variée et progressive les thèmes moraux, construira toute une mythologie, fondée sur l’abandon en tout cas provisoire, d’Amour, dans son acception de douceur et de plaisir. Mais c’est toujours Amour qui reste comme source du bien, et la beauté, « a vertù solamente formata/ aux fins de vertu seule fut enformée » dont parle la chanson Doglia mi reca (Deuil au cœur m’est venu, Pézard, p. 214) : le « cantor rectitudinis » sort du chanteur d’Amour. Et cet abandon a parte obiecti devient aussi abandon a parte subiecti, à savoir que l’amour humain trouve un concurrent dans l’amour de la vertu, et en raison de cette poétique « objective », la concurrence est représentée comme rivalité entre femmes de telle sorte que dans sa phase initiale une hésitation exégétique est possible entre une interprétation littérale et une interprétation allégorique (qu’on pense au cas de la « pargoletta » : « - I’ mi son pargoletta bella e nova,/ « je suis plaisante et fraîche bachelette », Rime LXXXVII, (Pézard, p. 174). Femme réelle ? Symbole ? L’embarras des commentateurs n’a de sens et de poids que mis en rapport avec ce moment de « passage » dans la poétique de Dante.
21Il y a dans les Rimes morales de Dante le zèle d’un néophyte qui vient de se glisser depuis peu au sein des disputes des philosophes. On trouve un même enthousiasme chez le Dante amateur de poésie et chez le Dante étudiant en littérature qui se construisent, au reste, pendant ces mêmes années (enthousiasme scientifique et moral, et enthousiasme du spécialiste d’occitan sont contemporains dans le De vulgari). Le jeune Dante avait connu un provençalisme de seconde main et, pour ainsi dire, spécialisé, c’est-à‑dire maniéré, à travers les imitateurs de Guittone et les siciliens ; et même chez les provençaux antérieurs au Dolce Stile, dont les aïeux involontaires du Dante de la Vita Nuova, ont été identifiés chez des auteurs secondaires, désertés un par un par la grâce, comme Guilhem de Montanhagol le barbant, et peut-être Guiraut Riquier, [28]qui furent d’astucieux administrateurs de poésie dans une période de décadence générale commencée par la mort de Folchetto (en parlant de la sorte nous négligeons naturellement le seul véritable poète de la période, le grand archaïsant Peire Cardinal, car il ne fut pas chef d’école) [29]. Faut‑il dire que des temps abstraits ne pouvaient mériter qu’un occitanisme aussi indirect, aussi rituel ? « Et si nous voulons chercher en langue d’oc », dit la Vita Nuova (XXV, 4), « nous n’y trouvons nul ouvrage écrit de plus de cent et cinquante ans avant le temps présent » (Pézard, p. 54), Et sur cette étendue limitée, et compacte, il n’y a pas de très grande variété extérieure, car l’âme provençale est subtilement concentrée sur le métier ; mais si Dante se destinait précisément à en recueillir l’enseignement essentiel, le style, il lui fallait remonter ce bref laps de temps d’un siècle et demi, et différencier les générations. L’intelligence de la philologie au service de la poésie ! C’est ainsi que s’appelle le provençalisme dantesque de première main : rencontre avec les trouvères de la période dorée, ceux de la Comédie, Giraut de Borneil, Bertran de Born, Folchetto, Sordello (déphasé chronologiquement comme auteur périphérique) ; et au-dessus de tous, Arnaut Daniel. [30]Au sein des Rimes, ce provençalisme authentique est représenté par l’expérience des rimes petrose/ pierreuses : l’expérience qui restera, dégradée, dans la Comédie, comme verbe de la difficulté, de l’obstacle, comme prise de possession d’une réalité non pacifiée, selon la description qu’on en a faite plus haut. Le recours interprétatif proposé ici à la Comédie n’est pas un pur artifice didactique ; il ne concerne pas davantage la pente qui consiste chez les poètes à ravaler au simple rang de tentatives ou de matières préparatoires à la poésie qu’ils ont fini par atteindre : il relève de la nécessité d’intégrer ces poèmes immobiles, de leur manque d’autonomie. L’admiration légitime exprimée couramment pour cette série suggestive ne doit pas faire oublier comment, face aux « fragments » de poésie pierreuse qui se trouvent articulés dans la Comédie (par exemple, le cercle des traîtres), l’inspiration des rimes « pierreuses » apparaît à son tour comme frappée d’un caractère radicalement « fragmentaire ».
22A côté du sentiment d’une réalité difficile en soi, comme objet, que présentent les rimes « pierreuses », la Tenson avec Forese Donati (Rime, LXXIII-LXXVIII ; Pézard, p. 153-160) offre une réalité connue à travers une gamme de ressentiments et la déformation violente de la caricature. Et la représentation qu’on y trouve est riche déjà et techniquement drôle. Un seul exemple, pris dans le premier quatrain du second sonnet* : on sait combien le comble de l’artifice stylistique, pour les provençaux, est la sextine, dont le vers incline avec violence vers la clausule, destinée à accueillir les mots les plus recherchés, et en même temps le spectacle de la réalité la plus crue ; c’est avec un procédé semblable que les « petti de le starne/ les blancs de perdrix », avec leur tentation de bonne chère, se présentent à la clausule du vers, et prennent ainsi la suite de l’évocation fortement allusive et idiomatique du « nodo Salomone/ nœud salomon » ; tandis que tout de suite après, l’ingénieux rapprochement des destins de la chère, enfouie dans la physiologie du goinfre, et du destin de la peau, convertie en parchemin pour y enregistrer les dettes prohibitives, se présente sous un noble aspect, entre la devinette et le trobar clus :
24La menace imminente acquiert une concrétude physique dans le rythme haletant des rimes alternées (riment San Simone, la prison, et l’andarne, la nécessité douloureuse de la fuite, énoncée avec une joie féroce) : car Dante sait faire varier avec art jusqu’aux schémas, et réserve le type de rimes fermées pour une fin tranquille et d’autant plus triomphale). Et ce sont toutes les sciences de l’encyclopédie qui paient leur tribut à la chanson, de la physiologie (les « flegmes envieillies/ omor vecchi » de l’usure du mariage dans le sonnet LXXIII, Pézard, p. 154) à la minéralogie (l’origine du cristal de roche né de la glace, évoquée précisément dans une rime pierreuse, idem, p. 153) : « recommandé te soit mon grand Trésor/ sieti raccomandato il mio Tesoro » [Enfer, XV, v. 119]. On est au plus loin de l’aplatissement ascétique (et comme tout mouvement d’ascèse, uniment un mouvement de renoncement) de la Vita Nuova ; et le nouveau sens de la réalité postule un tissu bien plus riche, fait de compléments et de compositions qu’on ne retrouve pas dans le Canzoniere de la seconde période : ici encore, une fois rompue cette première unité propre au stilnuovo (qui apparaît donc comme provisoire), nous nous trouvons face à des fragments tout à fait remarquables, qui concourent à coup sûr à former une unité ; mais cette unité existe à l’extérieur de ces poèmes, on ne redira pas où, seulement, elle est ici en acte.
25Il est certain toutefois que la poétique du ressentiment se greffe de manière singulière sur la poétique de la vie morale, quand ce ressentiment se fait dédain pour la bassesse de la génération présente, et que les vertus deviennent des femmes lacérées et méprisées comme la Pauvreté du chant franciscain. C’est le mauvais traitement que ces vertus subissent qui garantit la fidélité de Dante, mais surtout leur existence poétique : et c’est pourquoi la vie morale acquiert une réalité figurative, comme avaient acquis une réalité figurative les conventions hyperboliques d’un culte amoureux non rémunéré, ou plutôt auto-rémunéré. Dans la chanson « Tre Donne/ Entour mon cœur trois dames sont venues », (Rime CIV, Pézard, p. 205), le « cantor rectitudinis » et le vengeur de soi-même habitent ensemble, et avec eux aussi le dessinateur habile de compositions symboliques : là où le malheur climatérique d’un siècle tout entier, au sens étymologique, le désastre « e dolgasi la bocca/ de li uomini a cui tocca // geigne la bouche et soient en pleurs les yeux / des gens dont c’est l’affaire », p. 209) rencontre le temps de faits personnels (« E io, che ascolto nel parlar divino// Lors écoutant par divines paroles »). Pour ce qui est de Tre donne, il semblerait donc, dans notre rapide résumé, que le diagramme de la poésie de Dante vienne s’achever, mais on tombe à nouveau sur le divorce entre les deux chronologies, idéale et littérale, car un reste de préoccupation biographique nous fait retenir que cette chanson se situe aux tout premiers temps, mieux, aux tout premiers mois, de l’exil, et nous pousse à remarquer que les poèmes de l’exil, une fois que l’argument astronomique les a coupés des rimes pierreuses, offrent un aspect en tout point différent d’une organicité stylistique. Ne parlons pas de la correspondance avec Cino (et, pour ce qui la concerne, moins incertaine, mais pas moins problématique, que la correspondance avec Giovani Quirini) [31], qui, tout en étant bien loin de la constance de l’ami, reste bigarrée de technicismes, et tire de cette constante une certaine physionomie d’ancienne fidélité. Et ne parlons pas non plus du sonnet pour Lisetta (« Per quella via che la bellezza corre/ Par cette voie où la beauté s’encourt » Rime CXVII, Pézard, p. 234), bien que réellement archaïsant (au reste, il s’agit d’un poème tout sourire, et au fond d’une plaisanterie), qui fut attribué à cette époque par pure hypothèse. Mais des raisons historiques attestent que deux grandes chansons sont bien postérieures à Tre donne : « Doglia mi reca /Deuil au cœur qui m’enhardit », Rime, CVI, (Pézard, p. 214), en raison d’un congé évoqué de manière allusive à une femme des contes Guidi et « Amor, da che convien pur ch’io mi doglia/ Amour puisqu’il faut bien que je me plaigne », Rime CXVI, (Pézard, p. 231) en raison de l’épître à Moroello Malaspina. Or, « Doglia mi reca » présente des nouveautés de syntaxe relâchée et d’énoncés enthousiastes ; mais si l’on saute Tre donne, en vue de cette légèreté de structure on se trouve ramené aux rimes doctrinaires du Banquet, et précisément à Le Dolci rime, où l’on constate une même alternance rapide d’hendécasyllabes et de septénaires dans la longue strophe (qu’on pense ici à des coups comme : « Ubidente, soave e vergognosa// « obéissante, vergogneuse et souëve », Banquet IV, XXVI, 1, Pézard, p. 528). Et sans doute on trouve dans celle-ci plusieurs traces de la réalité figurative des vertus : le travail rapide de la Discrétion dans la seconde stance, l’honnête oiselance dans la sixième ; on remarquera cependant un manque d’évidence, dans un des points qui est précisément le plus suggestif pour la présence de choses quotidiennes des plus réelles placées à la rime « Maledetto lo tuo perduto pane, / che non si perde al cane ! // Maudit le pain à te nourrir perdu, / qui aux chiens ne se perd », Rime CVI, (Pézard, p. 217). En toute rigueur ne sommes-nous pas encore en plein chantier ? Et ce ne sont pas même des questions d’atelier, mais de vieilles et légèrement paresseuses conventions que présente la chanson dite « la montanina » Amor, da che convien pur ch’io mi doglia/ Amour puisqu’il faut bien que je me plaigne », Rime CXVI, (Pézard, p. 231) : car d’un côté elle dénonce sans aucun doute l’expérience pierreuse (mais il ne faut pas exagérer : elle est comme endurcie par son contenu ou son « motif » ; et ne trouve sa fécondité linguistique qu’à l’ouverture de la cinquième stance : « Così m’hai concio, Amore/ Ainsi m’as-tu malmis entre les monts, Amour » (Pézard, p. 233)) ; et pourtant, elle nous replonge, pour une grande part et pour la tonalité d’ensemble, dans une manière sicilienne, dépourvue des anciens mérites de l’ingénuité (peinture de l’image, distinction de la femme et de l’image). Et c’est là que le conflit des chronologies devient un indice sans appel de la crise fondamentale des Rime, quand elles sont sur le point (et ce n’est pas en vain) de finir. Un des plus précis ordonnateurs idéaux des Rimes, et sans aucun doute le plus élégant, Ferdinando Neri, déclare : « cette chanson constitue un problème que moi aussi je renonce à m’expliquer : il y a là de l’amour courtois, un soupçon de Cino, et un autre de rime ‘pierreuse’ ». [32] Par-delà l’anecdote, le « problème » qu’il évoque est le même que le problème général de l’insuffisance du Canzoniere à se justifier par lui-même, de son inexplicabilité iuxta propria principia. La chanson qu’on appelle « la montanina » est la seule poésie de Dante à laquelle on parvient à assurer une date relativement tardive, et, elle se trouve sur une courbe d’involution, presque comme une erreur. Pourrait‑on trouver un meilleur argument pour affirmer de nouveau, en conclusion, combien l’obsession de la Comédie, dans l’âme de l’exégète des Rimes, n’est pas un vain fantasme mûr par le seul principe d’autorité ? C’est seulement à l’intérieur de ce canon que l’on peut voir se calmer les souffrances exploratoires de Dante et la fureur de l’exercice.
Notes
-
[1]
Cf. Charles Lyell, The Canzoniere of Dante, Londres, Murray, 1835.
-
[2]
Il s’agit du commentaire du dernier sonnet de La Vie Nouvelle (LXII), trad. française André Pézard, Dante Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 83.
-
[3]
Guittone d’Arezzo (1235-1294), poète toscan. Voir Gianfranco Contini, Poeti del duecento, tome I, Milan-Naples, Ricciardi, 1960, p. 189-256 et, en français, Recherches sur Guittone d’Arezzo, Claude Margueron, Paris, Presses Universitaires de France, 1966.
-
[4]
Cino da Pistoia (1270-1336/1337). Voir Gianfranco Contini, Poeti del duecento, tome II, p. 629-692.
-
[5]
Ernesto Giacomo Parodi (1862-1923). On doit à ce philologue italien, outre des éditions de Dante, de précieux commentaires qui ont fait autorité. Voir notamment : Poesia e storia nella "Divina Commedia", Gianfranco Folena et Pier Vincenzo Mengaldo (éds.), Venezia, Neri Pozza, 1965.
-
[6]
Il s’agit ici de Guido Guinizzelli (1237-1276), le « père » du Dolce Stile Nuovo, voir Gianfranco Contini, Poeti del duecento, tome II, p. 447-486.
-
[7]
Bonagiunta Orbicciani (ou da Lucca), (1220-1290) : poète italien de l’école toscane. Voir Gianfranco Contini, Poeti del duecento, tome I, p. 257, 282. Dans le sonnet “Voi, ch’avete mutata la maniera” (Contini Poeti del duecento, p. 481) il s’en prend à Guido Guinizzeli et lui reproche d’avoir abandonné la tradition lyrique amoureuse des poètes de l’école provençale et sicilienne pour porter la poésie vers des raisonnements captieux et inutilement alambiqués.
-
[8]
Il s’agit de poèmes de Guido Guinizzelli : Al cuore gentil (voir Contini Poeti del duecento, II, p. 460 sq.), Chi vedesse a Lucia un ver capuzzo (ibidem, p. 479) Diavol te fera – “Volvol te levi, vecchia rabbiosa”, (ibidem, p. 480).
-
[9]
Guido Cavalcanti (1258-1300). Voir Contini Poeti del duecento, tome II : “In un boschetto”, p. 555, traduction de Danièle Robert in Guido Cavalcanti, Rime, Vagabonde, p. 158 ; “Fresca rosa novella”, p. 491 (p. 36) ; “Beltà di donna”, p. 493 (p. 45) ; “Donna mi prega”, p. 522 (p. 96).
-
[10]
Sur Cavalcanti et Dante, voir G. Contini, « Cavalcanti in Dante” [1968], in Un idea di Dante e Maria Corti, La felicità mentale : Nuove prospettive per Cavalcanti e Dante, Torino, Einaudi, 1983.
-
[11]
“Tutto ciò ch’altrui agrada” : sonnet de Cino da Pistoia, voir G. Contini, Poeti del duecento, II, p. 653.
-
[12]
Cecco Angioleri (Sienne, 1258-1312) ; voir Contini Poeti del duecento, II., p. 367-401.
-
[13]
On trouve ce sonnet dans les Rimes de Dante, numéro CXII, Pézard, p. 227.
-
[14]
Ces deux poèmes sont cités en annexe.
-
[15]
Contini commente l’emploi du mot « fóri » au vers 4 du premier quatrain. Dante emploie ce mot dans l’épisode de Jacopo del Cassero au vers 73 du chant V du Purgatoire : « quindi fu’ io ; ma li profondi fóri/ond’uscì » que Pézard traduit par « de ce lieu fus ; mais les profondes plaies/ par où jaillit le sang », p. 1147 ; Risset : « là je naquis, mais les blessures profondes », p. 198.
-
[16]
Contini commente l’emploi du verbe « discolorare » au vers 8 du deuxième quatrain du poème : Dante recourt à ce verbe au vers 116 du chant XI du Purgatoire : « La vostra nominanza è color d’erba/, che viene e va, e quei la discolora / per cui ella esce de la terra acerba ». Pézard traduit « découleure » (p. 1195), Risset « décolore »
-
[17]
« Guido, Io vorrei, che tu e Lapo ed io// Guy, je voudrais que toi Jacque et moi”, Rime, LII, Pézard, p. 131.
-
[18]
Le « plazer » provençal est un genre littéraire médiéval qui consiste à énumérer les plaisirs de la vie.
-
[19]
Le terme italien est « dittatore » : celui qui dicte. L’image est employée par Dante dans le Purgatoire, XXIV, v. 53 : “I’ mi son un che, quando / Amor mi spira, noto, e a quel modo / ch’e’ ditta dentro / vo significando”. Pézard traduit : « Je suis homme qui chante/ quand souffle Amour, et vais en telle guise/ signifiant comme il dicte en mon âme » (p. 1289) ; Vegliante : « Je suis homme qui lorsque l’Amour m’inspire, note ; et de la façon qu’il dicte au-dedans, ainsi le signifie » ; Risset : « Je suis homme qui note/ quand Amour me souffle, et comme il dicte/ au cœur je vais signifiant ». Si « dicteur » n’est pas très heureux, le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey l’atteste : « dictable, adj. et dicteur, n.m. (1889) sont peu usités ».
-
[20]
Dans le livre II du De Vulgari Eloquentia, Dante assimile le vulgaire illustre au style tragique en vers : « Mais laissons les autres, et, à présent, traitons en détail, comme il convient, du style tragique. C’est bien évidemment le style tragique que nous devons utiliser lorsqu’avec la profondeur de la pensée s’accordent tant la splendeur des vers que l’élévation de la construction et l’excellence des vocable. 8. C’est pourquoi, si nous nous rappelons bien que nous avons démontré que les choses les plus élevées sont dignes de ce qui est le plus élevé, et que le style appelé ‘tragique’ est à l’évidence le plus élevé des styles, alors les thèmes les plus élevés, selon la distinction exposée, doivent être chantés en ce seul style, à savoir le salut, l’amour et la vertu, et les pensées que l’on peut former à leur propos, si du moins aucun accident ne les ternit. » Dante, De l’éloquence vulgaire, traduction et commentaires sous la direction d’Irène Rosier, Paris, Fayard, 2011, p. 197.
-
[21]
T.S. Eliot, Dante, traduction Bernard Hœpffner, Climats, Collection Micro-climats, 1991, p. 86. [Je remercie Jean-Patrice Courtois de m’avoir aidé à repérer la version française de cette citation].
-
[22]
T. S. Eliot avait eu recours à ce terme dans un article consacré à Hamlet : « The only way of expressing emotion in the form of art is by finding an ‘objective correlative’ ; in other words, a set of objects, a situation, a chain of events which shall be the formula of that particular emotion » : « le seul moyen d’exprimer l’émotion dans la forme de l’art est de trouver un « corrélat objectif » ; en d’autres termes, un ensemble d’objets, une situation, une chaîne d’événements qui seront la formule de cette émotion particulière ». Voir « Hamlet and his problems » [1921], in The Sacred Wood : Essays on Poetry and Criticism, New York, Aflred Knopf, 1922, traduction « Hamlet », in Essais choisis, Paris, Seuil, 1950, p. 168 sq.
-
[23]
Contini utilise ici le mot « gabbo » qu’il trouve dans Enfer XXXII, 7 : “ché non è impresa da pigliare a gabbo ». Le mot italien gabbo provient de l’ancien français “gab” : plaisanterie, dérision. Pézard traduit : « car ce n’est tâche à tenir en vain gab » ; Vegliante : « car ce n’est pas affaire à prendre en dérision ».
-
[24]
Il s’agit du vers 7 du deuxième quatrain : “Ed io, fra gli amorosi pensamenti” que Pézard traduit par « et moi, parmi trop d’amoureux pensers » et Risset par « Mais moi, parmi mes pensées amoureuses », p. 113.
-
[25]
Dante da Maiano, poète italien, de la seconde moitié du xiiie siècle, représentant de l’école siculo-toscane. Voir Dante da Maiano, Rime, R. Bettarini (éd.), Florence, Le Monnier, 1969 ; Lippo Pasci de’ Bardi (Florence, ?-avant 1332) ; Chiaro Davanzati (Florence, ?- 1303), poète de l’école siculo-toscane, voir ses Rime, Aldo Menichetti (éd.), Bologne, 1965 ; Puccio Bellondi (1262 ?-1291 ?) ; Lappo Gianni poète florentin mort après 1328 ; Guido Orlandi (1265-1333/1338), poète florentin et figure politique, voir Valentina Pollidori, Le Rime di Guido Orlandi, in « Studi di Filologia Italiana», LIII, 1995, pp. 55-202 ; Meuccio Tolomei, poète florentin de la seconde moitié du treizième siècle, auteur de quelques poèmes satiriques : voir Rimatori comico-realistici del Due e Trecento, M. Vitale (éd.), Turin 1956, p. 7-60.
-
[26]
Il s’agit des Rime LXXXIII, « Poscia ch’Amor del tutto m’ha lasciato // Puisqu’amour de tout point m’a délaissé », Pézard, p. 163 et CVI « Doglia mi reca ne lo core ardire // Deuil au cœur m’est venu qui m’enhardit », Pézard, p. 214.
-
[27]
Pézard, p. 33-35.
-
[28]
Guilhem de Montanhagol troubadour provençal de la période albigeoise (1233-1268), voir Les poésies de Guilhem de Montanhagol : troubadour provençal du xiiie siècle, (Ricketts, Peter T. éd-), Pontifical Institute for Medieval Studies, 2000 ; Guiraut Riquier (1230 – fin du xiiie siècle) fut l’un des derniers troubadours, voir Guiraut Riquier. Las Cansos, texte critique et commentaire Ulrich Möck, Winter, Heidelberg, 1962.
-
[29]
Peire Cardinal (1180-1278), voir Dans la nef des fous, Chansons et sirventès de Peire Cardenal, présentation et traduction de Yves Leclair, édition bilingue occitan-français, éditions fédérop, Gardonne, 2020, 26.
-
[30]
Giraut de Borneil (1138-1215), troubadour, voir l’ancienne édition de Kölsen, Sämtliche Lieder des Trobadors Giraut de Bornelh ; mit Übersetzung, Kommentar und Glossar kritisch, Halle, 1910 ; Bertran de Born (1140-1215), troubadour maître du sirvente politique, voir Gérard Gourian, Le seigneur troubadour d’Hautefort : l’œuvre de Bertran de Born, Aix-en-Provence, université de Provence, 1987 ; Folchetto : Folchetto di Marsiglia ou Folco di Tolosa (1155-1231), troubadour et moine cistercien que Dante loue au chant IX du Paradis pour avoir lutté contre les albigeois. Sordello : Sordello da Goito (1200/1210-1269), présent dans les chants VI-IX du Purgatoire ainsi que dans le De Vulgari Eloquentia.
-
[31]
Sur la correspondance de Dante, voir désormais, Le lettere di Dante, ambienti culturali, contesti storici e circolazione dei saperi, Antonio Montefusco (éd.), Toscana bilingua, storia sociale della traduzione medievale, Berlin/ Boston, De Gruyter, 2020.
-
[32]
Ferdinando Neri (1880-1954), critique littéraire italien auteur de plusieurs essais sur Dante dont « Il Petrarca e le rime dantesche della Pietra » [1929], republié successivement dans Letteratura e legenda, Turin, Chiantore, 1951 et dans Saggi, Milano, Bompiani, 1964.