Notes
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[1]
D’abord rencontré dans l’anthologie bilingue de Hölderlin publiée par Geneviève Bianquis en 1943 – dont le reparcourir aujourd’hui me fournit une preuve (s’il en fallait, j’y reviens plus bas) de la différence des âges de la traduction.
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[2]
Revue de poésie, numéro 100, à la BnF.
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[3]
Claude Esteban, Le partage des mots, Gallimard, collection « L’un et l’autre ».
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[4]
K comme Kolonie, éditions La Fabrique, 2020.
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[5]
Kleist, De l’inachèvement de la pensée dans le parler (allmäliche Verfertigung desDenken beim Reden).
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[6]
Élisabeth de Fontenay, Marie-Claire Pasquier, Traduire le parler des bêtes, Éditions de l’Herne, 2008.
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[7]
« Et tout retourne à l’inéclaircissable », disait Kafka.
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[8]
Paris, Gallimard, 1972.
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[9]
Josée Lapeyrère, 1944-2007.
1Au seuil d’une ingression par raccourcis au pays du Traduire, contrée énorme où tout nous parle, je désire évoquer d’abord l’affect qui nous y attire : l’émotion devant toute page ou perception de l’autre langue, l’autre pensée, l’autre vouloir-dire. Nulle empathie ici, ou altruisme. Mais la stupeur devant l’inaudibilité du proche ; le ne-pas-pouvoir (s’)entendre, précédant le malentendu fatal dans le désir de s’entendre ; l’étrangeté abyssale dans l’imminent dialogue des êtres-parlant.
2À l’instant donc, sur ce seuil, je traduis le poème de Hölderlin qui dit cela et me le fit entendre, pressentir plutôt, il y a des décennies dans l’autre siècle ; et m’accompagne virtuellement chaque fois au début de la grande Tâche : l’épreuve de l’étranger. C’est la cinquième strophe de Die Wanderung (1802) [1] :
Car à peine s’étaient-il entraperçus, les autres / S’avancèrent les premiers et les nôtres alors, l’âme / Curieuse, firent halte à leur tour sous l’olivier / Mais lorsqu’ils eurent touché leurs vêtements / Sans que nul découvrît un sens aux dires / De l’autre, le discord / Eût pu naître si les branches n’avaient laissé descendre / Sur eux cette fraîcheur / Qui fait parfois des antagonistes / s’éployer un sourire. Et s’étant / Regardés en silence, ils se tendirent Des mains amies. Et bientôt.
5Un mot alors sur l’atelier de traduction, l’expérience restreinte de la traduction généralisée, mes années de coopération à la tâche benjaminienne – en l’occurrence à la petite revue de poésie que je fondai dans les années soixante avec le poète italo-chilien Godofredo Iommi et les artistes sud-américains de Paris, répondant à l’injonction de Lautréamont, celle de « la poésie faite par tous », c’est-à-dire par un nous ensemble. Il s’agissait des œuvres : l’intérêt du désir (affect) initial est tourné vers l’œuvre, non vers la communication ; et encore moins la com. Les langues sont de Shakespeare, de Pouchkine, de Molière etc.
6Atteinte directe au postulat de la traduction personnelle, ou du couple princeps « un auteur / un traducteur », voici comment nous opérions : un texte, une œuvre sur la table, en présence effective de plusieurs, entourés d’une bibliothèque de dictionnaires. Par exemple pour traduire (« faire venir » en français) les sept derniers chants du Purgatoire [2]. Notre protocole était : au moins trois opérateurs (ou un multiple), à savoir,
7Un natif de la langue maternelle de provenance
8Un docte de la langue d’accueil (« italianisant », donc, ici)
9Un écrivain natif de la langue d’accueil, même ignorant de la langue source (ego, par exemple).
10« Au fond », tout reposait sur le bilinguisme, la diglossie, la bienfaisante malédiction dont parle Claude Esteban [3] qui permet de proche en proche de s’entendre du mieux possible, comme dans ces westerns où un indien métisse, « bilingue » par trahison, permet aux rangers et aux Sioux de « se parler ». De proche en proche Babel, cité des traducteurs, invente une architecture commune où vivre…
11Et en cas de désaccord entre les coopérateurs de la revue, comment décider la version ? Par la supposée « objectivité » d’une préférence majoritaire des susdits (par exemple trois contre un)…
12De cet atelier naquit en 1977 la revue Po&sie (Belin – Humensis) ouverte à la traduction de toute langue vers le français, à la poétique, et à la philologie.
13Un de nos premiers plus lourds obstacles aura été celui de la chronophagie. Comme notre protocole exigeait la co-présence, nous nous retrouvions la nuit pour de longues heures. Et en peu d’années les vies, de famille et de voyages, nous séparèrent. Le dernier moment de la Revue de poésie (assumée à nos frais par une petite imprimerie provinciale) consista en un numéro blanc, à remplir par les soixante-huitards de rencontre.
14Nous fûmes en disputation et dispute avec nombre de groupes adverses – par exemple avec le collectif de Royaumont, qui préférait ne pas confronter sur le papier les textes originaux et leurs versions. À quelques mois de là, le numéro 9 de la revue Po&sie, l’un des tous premiers entièrement dédiés à Paul Celan, présenta en apposition le triplet de l’original celanien, d’une version littérale « mot à mot », et d’une version « française » lisible par un lecteur ignorant de la provenance : de la fidélité à la belle infidèle (aussi difficile que fût l’étrange poème) – jusqu’à ce que Jean-Pierre Lefebvre et quelques autres l’accompagnassent de leur compréhension.
15Partager l’incompréhensible est le but.
De la littéralité
17Avec le « plus d’une langue » derridien, l’être-parlant tient dans, et à, son monolinguisme vernaculaire : une seule langue, la mienne, la seule « où je me permets des choses (Arendt), où je néologise, c’est-à-dire pense, entendant le double sens, la duplicité (équivocité, multivocité, et ambiguïté) du même ; l’oscillation réversible contrariante, non synthétisable, du même ; « l’intraduisible », dans le vocabulaire philosophique de Barbara Cassin ; le philosophème. Cet exemple avec un lacanisme : « manquer à sa place », qui se dédouble pour l’inné français en a) ne pas occuper sa place ; b) ne pas pouvoir ne pas manquer là où j’ai à être.
18J’emprunte à Marie-José Mondzain une formule de son récent ouvrage [4] : « Il éprouve son incapacité à garder sa tenue et sa cohérence en se laissant pénétrer par ce dont il manque ». Dans sa phrase le pronom « il » se réfère au continent européen. Le détournement ici de cette référence consiste à faire parler la phrase de la traduction : « il » désigne maintenant le texte traducteur dans la langue d’accueil (L2 = langue française traduisant). C’est l’épreuve de l’étranger : comment me priver activement de ce dont je manque pour faire comme lui ? Comment vicarier le linguistiquement irrecevable, comment par exemple remplacer un morphème de déclinaison dans une langue d’accueil qui n’a pas de « cas » ; ou une « infinitive », ou un « ablatif absolu »…
19(Exercice lui-même encore plus impraticable entre langues sans parenté, comme du mandarin au grec).
L’implant
21Entendre le russe, par exemple, en français est toujours le « grand rêve » du traducteur. » On n’entend pas Pouchkine en français ! », se lamente le russophone. Et en effet on ne peut l’entendre, Pouchkine est inaudible… en français. Le rêve d’un parallélisme de littéralité optimale entre langues cousines (latines, par exemple), linguistiquement apparentées, nous hante comme si ce privilège pouvait rapprocher aussi deux langues désespérément étrangères !
22Pour soutenir cet éloge de la littéralité maximale, je fais une comparaison de dentiste : en termes de transplantation d’implants ; en implants mot à mot, en pièce à pièce dans l’autre bouche, de la bouchée intelligible (Claudel), jusqu’à ce que ça s’ajuste sans « faire mal » ; qu’on ne sente plus rien de douloureux. « J’ai réussi mon implant d’italien dans la mâchoire française ! », rien n’est mal posé.
« In mezzo del camine della vita nostra »
24La traduction ne parvient jamais à un achèvement dit de perfection. Si l’on compte les nombreuses versions des premiers tercets de La Divine Comédie, dont il semble que la résolution traductrice de littéralité devrait parvenir à bout, à un même bout, on constate qu’elles diffèrent, et nous savons que le désir de (re)traduction ne s’éteindra jamais.
25Pour un exercice de traducteur d’occasion mais nullement à l’improviste, je reprends les maximes de : a) littéralité acharnée ; b) obéissance aux refrains épars, aux répétitions littérales, aux relais d’assonances ou de paronomases ; c) abandon de la rime parce que la contrainte pour que « ça rime » éloigne les deux protagonistes plutôt qu’elle ne les rapproche (si éprouver la distance dans le rapprochement est le but final).
Tout est traduction ?
28La signification la plus constante du « traduire » est celle de « l’expression de la pensée » : « je n’ai pas bien traduit ma pensée », « il a bien traduit son émotion »… L’inextricable indivision du penser au parler ; des « représentations de mots » aux « représentations de choses » ; le continent de l’inconscient, ou de « la nuit », exploré par Freud fait croître l’intelligibilité de la condition : « wo es war, soll ich werden ». Élever le moi au Soi, sublimation de la vie.
29L’usage de la « traduction », banal comme la restrictio mentalis des Jésuites, accompagne toutes nos représentations, dissociant constitutivement le sujet-parlant, l’« inachevant » dans l’imperfection du rapport à soi, eût dit Kleist [5]. L’indicible est ce qui a du mal à être dit : tâche du poème comparant ou figurant ; « musaïque » qui se méfie du silence comme d’une paresseuse excuse. Et comme il n’y a pas d’« intuition intellectuelle » (Kant), ce qu’on ne peut pas dire, on le rapproche imaginalement avec ce-qui-n’a-rien-à-voir de prime abord dans le visible. « Comme quand » – le « Wie Wenn » de l’incipit hôlderlinien. Ainsi de l’Être même dans le jargon heideggérien, dont le dernier nom en traduction française (Fédier) se dirait « fervescence », autrement dit « effervescence » sans « ef », comme si une chose, à savoir l’eau minérale ou bouillante, servait de comparant au don de l’Être.
Quelle limite au « tout est traduction » ?
30Le traduire, le « se-traduire », est l’élément dans lequel se déploie l’anthropogenèse par logogenèse – et non « l’évolution de la vie ».
31La logogenèse de l’être-parlant, interminable au long de centaines de millénaires, et irreconstituable expérimentalement, autrement dit non-scientifique, « sépare »-t-elle humanité et animalité, « l’animal que donc je suis » et les « bêtes », pour citer Élisabeth de Fontenay, qui titre son ouvrage d’un infinitif optatif [6] – lui-même devenu programme pour une génération d’intellectuels ? Le dialogue et la disputation avec cette philosophe, penseur(e) magnifique, ne cessera pas. Je glisse un argument contre sa thèse : la phénoménologie appelle « animal » ce qui se montre dans l’ouverture phénoménale de l’être, hérisson ou girafe, chat ou abeille ; mais quoi du vivant minuscule – et je ne mentionne pas seulement le vermisseau écrasé du pied de la promenade philosophique. L’amibe est-elle une bête ? Le « vivant » qui n’a de perceptibilité que par la technologie de la microscopie électronique ? Le dialogue du virus avec l’éléphant ou le platane est malaisé à subsumer sous le « traduire ».
32L’Umwelt du vivant (la tique d’Uxkuhl ou la souris de compagnie) ne leur donne pas accès au tout-traductible. Une mémoire d’humain retient « le tout ». L’entourage de l’animal le confie à notre monde. La colombe « roucoule » – dans notre langue. Toute la création gémit, disait Paul. Et nous l’entendons. La « création » est une fable magnifique. L’humain se crée en créant la création.
34Il y a des âges de la traduction. Tout traduire est un retraduire. Les herméneutiques se succèdent historialement, épochalement, pour répondre à la demande de sens de « notre » temps, la continuation inventive d’un présent, ou « création ». L’herméneutique est une heuristique. La succession n’est pas fleuve tranquille, mais combat – un des modes de la violence que Tiphaine Samoyault met en titre.
35Ainsi pendant un siècle le vers fameux de Hölderlin, « Was bleibet aber stiften die dichter », l’un des cinq leitmotive de sa poésie pensante selon les « Erlaüterungen » de Heidegger, fut traduit par « Mais ce qui demeure les poètes le fondent » ; dans le langage métaphysique du fondement qui confiait aux poètes la fondation plutôt qu’à la Dishtung musaïque de tous les arts, y compris les enfants bâtards des neuf sœurs. Un siècle plus tard, ce qui reste, ce sont les restes, les reliques. Qu’est-ce qu’une relique ? Quelles sont les reliques pour les relinquants (relinqués) ? Les reliques intraduisibles demandent pour ne pas disparaître au Léthê [7] de se prêter à la faculté prophétique de la pensée. En quoi transformer les reliques ?
36De l’immense archive « grecque » romantique de Hölderlin, rassemblée en 1943 dans la versification laborieuse de Geneviève Bianquis – milliers de quatrains désolés de la perte des dieux, dont l’amour de Diotima éclaire sa clairvoyance et lui donne de recueillir encore la vicariance dans la splendeur des demi-dieux, visibles du haut de la « sérénité » qui découvre la grandeur des grands fleuves et des grands monts – que nous reste-t-il, ou comment sortir du romantisme sans tout perdre, nous qui avons renoncé au phantasme heideggérien du Poète-à-venir du Peuple allemand refondé par son Guide et s’appropriant enfin son poète et entendant la parole de 1800, pour le Recommencement (« Ereignis ») dans la langue gréco-germanique de l’Être – que nous reste-t-il dont nous puissions, et devions, faire reliques ?
37La traduction de Bianquis – germaniste elle-même non poéticienne, et par exemple sourde aux incipits du poète en « Wie Wen », dont elle méconnaît la clé musicale en « rendant » la locution par « tel », le vieux tel que des traductions routinières des Anciens – contribue à son devenir inaudible.
38La mise en pièces, en « Pläne und Brucstücke » et « poèmes de la folie », héritée de la mise en leitmotive heideggérienne, est à son tour recouverte par le foisonnement de l’expressivité culturelle des poètes, euthanasiant la tradition des « chefs-d’œuvre ».
39Les âges du traduire exigent l’anamnèse transformatrice des « générations », cette « trahison » si vous voulez, que méditait Gérard Granel dans son Traditionis traditio [8]. Non pas « générations » selon le comptage du démographe, mais par « âges » des paradigmes épistémologiques « foucaldiens », tel celui du structuralisme récent. La poétique héritière, à condition que la soulève la question « Que peut un poème ? Que peut le poème aujourd’hui ? », a pour grande tâche de défigurer pour refigurer et transformer, en déromantisant le « spiritualisme » ou « animisme » des grands thèmes – au profit de la signifiance de la lettre. « Traduction » de l’œuvre à elle-même dans sa langue. Ainsi ai-je risqué de réentendre l’admirable Chimère nervalienne finale (« Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres ») en cette paronomase : « L’impur esprit s’accroît dans l’aubier des vocables ».
Aparté sur l’équivalence, ou d’une limite à la traduction
41Il y a quelques lustres, et précédant les jeux oulipotiques du même type, la regrettée Josée Lapeyrère [9], poète et psychanalyste, proposa à plusieurs cet exercice de translation : transcrire à l’improviste et sans élaboration d’après-coup les phonèmes (ou signifiants ? ou sons ?) d’une phrase de langue inconnue des joueurs (en l’occurrence d’un poème hongrois publié) en consonance française de mots, sans souci de signification. Le bruit d’une langue dans le bruit d’une autre ? Dilapidation de l’incompréhensible qu’il ne s’agit plus de « partager ». Jeu vain et dangereux… sauf pour la soirée des copains.
43En marge de la question de la violence traductrice, réélaborée dans le livre de Tiphaine Samoyault, et dans toute l’extension du traduire, je me demande si le concept de « tension », central dans la réflexion de Ricoeur (passim), convient à mesurer la violence, même s’il ne se plie pas, on le sait, à l’esprit dialectique hégélien ni à une synthèse finale conciliatrice.
44Car les pôles d’un champ n’extrêmisent pas seulement une opposition mais scindent la chose en elle-même, et la pensée ne « parcourt » pas une relation d’antagonismes mais l’aporie plus impossible que paradoxale ou oxymorique – abyssale.
46Que peut le poème si son « dit » – ou vouloir-dire – principal ne peut plus être entendu, ni même écouté ?
47Or qu’a-t-il à dire ? John Keats le redisait :
« Thing / Beauty / Joy… for ever”.
49Chose ; beauté, en langue de la beauté ; c’est la joie (des Daseins pour Goethe, Cantate pour Bach, Hymne beethovenien), dans la transfiguration d’un présent en son « for ever », son toujours possible : nulle « éternité », mais un maintenant dicible en figure du visible.
Notes
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[1]
D’abord rencontré dans l’anthologie bilingue de Hölderlin publiée par Geneviève Bianquis en 1943 – dont le reparcourir aujourd’hui me fournit une preuve (s’il en fallait, j’y reviens plus bas) de la différence des âges de la traduction.
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[2]
Revue de poésie, numéro 100, à la BnF.
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[3]
Claude Esteban, Le partage des mots, Gallimard, collection « L’un et l’autre ».
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[4]
K comme Kolonie, éditions La Fabrique, 2020.
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[5]
Kleist, De l’inachèvement de la pensée dans le parler (allmäliche Verfertigung desDenken beim Reden).
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[6]
Élisabeth de Fontenay, Marie-Claire Pasquier, Traduire le parler des bêtes, Éditions de l’Herne, 2008.
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[7]
« Et tout retourne à l’inéclaircissable », disait Kafka.
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[8]
Paris, Gallimard, 1972.
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[9]
Josée Lapeyrère, 1944-2007.