Couverture de POESI_167

Article de revue

Conversation au coin bon

Pages 215 à 219

Notes

  • [1]
    « Édition augmentée de commentaires dilettantes, d’anecdotes délectables prises à divers auteurs anciens et modernes, de remarques saisissantes et de propos inactuels sur la situation présente par Dominique Meens ». (note pied de page)
in memoriam Henri Poncet.

1 Certains entretiens sont détendus, d’autres ressemblent à un oral de concours, mais tous ont le même objectif : isoler la performance individuelle du salarié, l’objectiver, si possible, sous la forme d’indicateurs mathématiques et faire en sorte qu’elle progresse Le Monde.

2 – Je ne sais ce que c’est que la nature. Probablement que c’est entre autre pour examiner ce point que j’écris. La question que vous me posez est très sérieuse, et la réponse que vous donnez à cette série, je ne dispose pas de la balance qui la préciserait. Petit-fils de paysans né à la mi-temps du siècle dernier, j’ai le maternel et définitif adieu veau, vache, cochon, couvée, pour « nature » et tout ce qui s’ensuit, mettez le Journal de Renard pour description. C’est lanedan que je trouve mon tas de signifiants, à mon tour. J’écris « à mon tour », parce que signifiant dans la nature est, pour moi, déjà un signifiant, que j’ai découvert au Séminaire XVIII de Lacan. Dans les pieds donc, d’où le promeneur, la nature arpentée, ça n’est pas plus compliqué ; avec une bibliothèque emplie de livres qui ont répondu, répondent et répondront à vos questions sérieuses. Innombrables, les livres où il est écrit sur la couverture « De la nature », « Histoire naturelle », quelque titre enfin avec le signifiant “nature” dedans, et les dix-mille autres où il y est, sous-entendu.

3 Cette réponse est toute diplomatique. La première réaction de Ni à la lecture de la question multiple qu’on lui adressait fut un énervement marqué, suivi de rejet. Un « Ni ! » Le questionneur ne sait pas lire. Il n’a jamais été question de faire de la conserve de signifiant, dans quelque bocal que ce soit. L’expression « signifiant dans la nature » vient tout droit d’un séminaire de Lacan, cela a été assez répété, tant dans Mes langues ocelles que dans L’île lisible. Si l’on y tient, on se référera donc à la définition lacanienne du signifiant : un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant qui ne le représente pas. D’où l’exemple, également donné dès l’ouverture de L’île lisible, du tonnerre. Pour plus d’éclaircissements, que l’on songe à ces sauveteurs de la Compagnie Républicaine de Sécurité qui roulent à tout berzingue le long de la plage, invitant tour à tour baigneurs et vacanciers à déguerpir. Un front orageux très noir et boursouflé comme une tatin vue de dessous approchait la côte, fouettant les flots d’éclairs bilieux. Demandez-leur, à tous ceux-là, ce qu’est le bocal qu’un Dieu va leur renverser sur le coin de la gueule. On lira de même l’introduction de Signes annonciateurs d’orages, le livre d’Olivier Chiran et de Pierre Muzin aux éditions Pontcerq. La perche tendue est décidément peu tentante. L’auteur se demande s’il ne va pas tout simplement refuser de poursuivre un entretien si mal parti. On trouve une note inscrite sur un bristol, qui relève ceci, le virage de la valeur de “du signifiant dans la nature” au cours de L’île lisible, considéré comme “suspens conceptuel”, à ne pas dévoiler.

4 Soi-disant propose de modifier la réponse diplomatique, si elle est adoptée.

5 – S’il fallait résumer, et étriquer mon propos, considérez ceci, que la réalité telle que je la conçois aujourd’hui est formée de ces trois plans superposés : réel, symbolique, imaginaire. Ce dernier relève des sens ; le second du langage ; du premier, j’en répète qu’il est l’impossible. Il est impossible de traverser un mur, c’est en quoi il est réel. Ce mur, dont Jabès écrivait que la question était plus en tête que lui, est en cela symbolique. Imaginaire ? Je ne me souviens jamais sans plaisir du « Ô Mur ! » shakespearien. J’ajoute, que vous situiez le personnage, car c’est de cela qu’il s’agit me concernant, j’y insiste, et pour quoi je pense, à lire votre question, avoir bien fait d’écrire Mes langues ocelles plutôt que Les langues ocelles, j’ajoute que dès mes premières années de lycée, je ne me plaignais jamais des averses qui me rinçaient, dans mes allers et retours à bicyclette : voilà quelque chose, me disais-je, à quoi ils ne peuvent rien.

6 Soi-disant rédige quelque chose dans son coin, l’ajoute, et raye tous les paragraphes précédents, trop vinaigrés :

7 – La Nature, tout le monde sait skeucé, je ne vais pas m’étendre là-dessus, à moins d’une plage, d’où je ne vous écrirais plus. Du signifiant dans la nature est à prendre en bloc, signifiant lui-même, trouvé chez Lacan comme j’ai dit, qui m’a assez occupé le temps d’écrire Mes langues ocelles et L’île lisible. Sa valeur y varie jusqu’à la métonymie : du signifiant [évaporé] dans la nature. Ce ne sont pas des essais philosophiques, plutôt des machins célibataires, comme il fut suggéré en d’autres temps, qui, broyant leur chocolat, permettent un peu d’inattendu, « La Hasse au brègue » pour le premier, « Sabotage Théâtre » pour le second. Disons-le, des poèmes – me demanderez-vous ce que c’est qu’un poème ? Un autre bocal encore, où conserver d’la poésie ?

8 – Puisque vous insistez, ce qu’on dit au poète à propos de fleurs est répété auprès d’un autre à propos de nature. La nature du jour est industrielle, loisible, publicitaire. C’est-à-dire technocratique. Ai-je écrit, et, page vingt et une : « La bibliothèque est aussi dans la nature. La nature est empêtrée dans les discours. Il n’y a pas de nature en dehors de ses discours. La nature sans discours n’est rien. Tenter de retrouver la nature sans le discours est encore un discours. » Le sous-titre de L’île lisible est du sens commun. Du signifiant dans la nature : imaginez votre homme allant par monts et vaux remontant vers le Nord, jusqu’à ce confluent où trouver près un affleurement de sel. Il nous en reste assez de ces images, pour savoir skeucé que la nature, et projeter ce signifiant sur nos vues. Une part de ciel observée d’une terrasse un soir où les orages déferlent de l’ouest, par exemple. Ce que j’ajoute ici à la διατριβή, que la nature est historique, aussi ne pouvons-nous nous fixer, nous raidir sur une définition, serait‑elle négative. Je les récuse toutes, adopte l’ordinaire de la conversation ordinaire, du jour. Demandons, non aux forts des halles que Malherbe consultait, mais à notre cousin, ce que c’est que la nature. Skeucé ? Mes langues ocelles se demande si ce que nous entendons venu d’oiseaux, leurs chants, dit‑on, peut tenir lieu de signifiant. Je crois que ce livre montre qu’effectivement, oui, certains sujets n’y trouvent pas à redire de ne pas y rechigner. J’ai écouté il y a peu un choral de Cassicans à gorge noire, qui renouvelle une phrase venue d’ailleurs : ils ont le chant mais point la musique, disposent de la parole mais point du langage. De ceux qui les écoutent, certains subiront ce choral, en seront un temps les sujets, d’autres nous renverront une fois de plus, têtes brûlées qu’ils sont, à la communication, au territoire, etc. Les pires seront ceux qui leur apprendront en sifflotant la… Marseillaise !

9

Le signifiant qui me tient peut sembler
à beaucoup ni très digne d’intérêt
ni élevé – Ne le mépriseront
ceux qui en eux-mêmes auront observé
les liens qui nouent les heures périssables
de la vie et les étranges appuis
où le monde – et mémoire et pensée –
demeure soutenu.
d’après Wordsworth, Le Prélude, livre VII, 458-466.

10 – Revenu de Finlande où j’avais couru le signifiant dans la nature qui pour moi consistait en ce que le sens commun nomme le chant des oiseaux, quand ni les grues, ni les grands corbeaux et les courlis qui m’y ont remarqué ne chantent guère ; revenu de ces étendues de forêts, lacs, marais et marines, toutes dramatiques – ce pourquoi en est sortie ma « Hasse au brègue » ; revenu d’épisodes où le moi ne tient plus en place, au bord de l’évanouissement psychotique, je me suis précipité vers les rivages d’une île que je fréquentais déjà depuis des années. Je les ai longuement parcourus en tout sens – il n’y en a pas tant ! Et j’ai vu autre chose. C’est le moment de vous raconter une anecdote. Une connaissance m’invite à visionner la conférence donnée par un peintre italien. Il rend compte de l’examen prolongé qu’il a fait d’une grotte ornée située dans les Pouilles. Et certes, ce qu’il découvre là n’est pas ordinaire, et me subjugue. J’en fais part à cette connaissance qui, me dit‑elle, s’était plutôt intéressée au parcours spéléologique parce que le peintre s’y montrait un sujet. Eh bien ! Admettez qu’il m’arrive la même chose déambulant des écluses de l’Écuissière aux sables de Maumusson. Je marche d’une lettre à l’autre. Il n’y a plus là, d’aucune façon, de laisses de mer, de végétaux, de fétus, d’os de seiche ou de bouts de ficelles. Quand le bonhomme dont on trouve l’os gravé aux abords d’une grotte a fait sa première encoche, puis l’a répétée, du même coup, avec une légère avance, de cette avance dont on fait pédagogie, le signifiant dans la nature, ici lettre, lui avait déjà sauté à la gueule. Ce type avait déambulé sur une plage. Tout cela, cette sorte de déchirement, d’explosion, de séparation déchirante wolman, renouvelée à chaque parution et adoption d’un enfant dans, dirai-je, l’espace humain, recouvert, bouché, endormi, condamné, par la désormais comme unique passion  ! Ce qui est communiqué, ce sont des ordres, ceux qui les ont donnés sont également ceux qui diront ce qu’ils en pensent. Le promeneur – encore et toujours l’auteur des livres que vous questionnez – n’a pas d’ordre à donner ni à recevoir. Il fait des siennes, passe, déséquilibre chaque fois réinventé, d’un signifiant à l’autre, je ébroué. Ce qui ne va pas, puisque je l’écris, sans ébriété. Quant à la rythmique de cette annonciation : c’est celle du déjà-là. Archimède s’était baigné mille fois avant de pousser son cri ; les grands corbeaux déposaient quelques cailloux dans une mare asséchée afin d’y boire depuis des millénaires. Le promeneur n’est pas un écrivain de métier. Le promeneur doit retrouver chaque fois comment s’y mettre. Je n’inaugure pas quelque savoir, il n’y a rien à connaître, seulement des dispositions à prendre – une bonne situation à s’faire – et d’en tirer tout le profit possible… avec ce mot-là, je suis bien de mon temps.

11 – Je me reprends aux vagues : j’entends celles de Virginia Woolf, plutôt que celles de Platon, dont Émile Benveniste nous a démontré la platitude. Les dépôts lettrés sur l’estran atlantique d’Oléron ne sont pas le fait des vagues seules, ou seulement. L’île lisible le souligne, c’est tout un complexe à l’œuvre autour de la gravité, et pas seulement. Platon fait de la vague son exemple de sorte à affaiblir le complexe dit « rythme », à le conduire tranquillement et sûrement aux mesures qu’il prendra pour sa République. Je ne vais pas m’y remettre. À quoi j’assiste donc une deuxième fois, après avoir assisté le chœur complexe de grands corbeaux, de goélands cendrés et de pygargues à queue blanche ? à la parence d’un effet rythmique, soit un mouvement des formes, un change de formes a-t‑on pu dire, malgré un donner le change trop tenté de faire prendre vessies pour lanternes. J’imagine, je rêve, car voyez-vous, je ne pense pas – ce pourquoi j’écris et je promène –, je me propose donc d’assister une troisième fois à de telles agapes, qui rendront la chose vraie. Je suis curieux de ce qui va me tomber dessus pour troisième coup de gong. À moins que ce « Ni ! » dont je vous ai dit le mot… Quant au rythme, il est ici-même démontré, résolument. C’est ainsi que je m’y prends. Aujourd’hui je dors se coupe d’un discours à l’autre comme la chaîne saute, quand ils voudraient régner, chacun pour soi renforçant le prochain, indéfiniment.

12 – Pas plus de traduction que de roman ou de poésie. Comme écrivait Virginia Woolf, ce qu’elle avait à dire concernant le roman – qu’il aille au diable – et la poésie, qui est morte. Le roman n’est pas mort, évidemment, ni la poésie. Le roman parce qu’il y a de la romancière que veux-tu et du romancier en quantité ; la poésie parce qu’il y a tant et tant de [censuré par l’auteur]. « Le grand dégoût est écrit, il n’y a pas à y revenir, c’est fait, pourquoi revenir là-dessus. » J’y suis revenu, je ne cesse d’y revenir depuis vingt ans. C’est inutile, puisqu’il était écrit, et qu’écrit déjà je vois que de l’écrire n’était suivi d’aucun effet. Théorie, pamphlet, roman, poème, traduction, aucun effet. Le dégoût un point c’est tout. Le monde tout entier roulé dans cette fange.

13 – Oui, bon.

14 – L’exaspération de Tityre et sa transformation en un Timon résolu n’est pas inattendue. Comment une sortie individuelle du marigot où nous dépérissons serait‑elle possible ? Un ermite campé au fond d’un désert verrait s’assombrir l’horizon, n’irait‑il jamais au bourg qui stagne à quinze jours de marche pour se fournir en huile, sel, et autres nécessités. Le même entendrait de jolis contes de ceux qui viendraient chez lui pour dix peaux d’ours ou quatre chèvres. Au coin bon, point d’ermite, si tous nous avons fini, l’âge venu, par nous écarter du mieux que nous pouvons, avec une tendresse particulière pour les jeunes gens chargés de ce que nous laissons. Cependant, sommes-nous cyniques ? Non, pas même stoïques, ni sceptiques. Aussi, bien des nouvelles qui nous arrivent aux oreilles emplies d’acouphènes ou sous nos yeux de presbytes nous blessent‑elles, comme il est naturel. Nouvelles est insuffisant, il ne s’agit pas seulement de communiqués, j’ose espérer qu’on s’en doute. Un paysage est changeant, et l’articulation des phrases. La plantation d’une haie brutale de thuyas nous rudoie, le moindre départ d’un slogan publicitaire nous écorche.

15 – Bon, bon, je te dis. Tu devrais leur dire.

16 – Quoi donc ?

17 – Que tu ne réponds plus de rien.


Date de mise en ligne : 07/08/2019

https://doi.org/10.3917/poesi.167.0215

Notes

  • [1]
    « Édition augmentée de commentaires dilettantes, d’anecdotes délectables prises à divers auteurs anciens et modernes, de remarques saisissantes et de propos inactuels sur la situation présente par Dominique Meens ». (note pied de page)

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