Couverture de POESI_165

Article de revue

Georg Simmel, la puissance du flou

Le statut de la forme impressionniste dans Le Cadre, un essai esthétique

Pages 207 à 219

Notes

  • [1]
    Pour une analyse de Simmel l’essayiste, cf. Rammstedt O., « La “littérature de l’anse” » de Georg Simmel. Une approche de l’essai », in Sociétés, Paris, De Boeck Supérieur, vol. 101, no3, 2008, pp. 7-22.
  • [2]
    Cf. Thouard D. et Zimmerman B (éd.), Le parti-pris du tiers, Paris, CNRS éditions, 2017.
  • [3]
    Cf. Swedberg R. & Reich W., “Georg Simmel Aphorism”, Theory Culture & Society, London, Newbury Park and New Delhi, SAGE, vol. 27, no1, 2010, pp. 24-51.
  • [4]
    Cf. Thouard D., « Comment lire Simmel ? », in Sociologie et société, Presses universitaires de Montréal, vol. 44, no 2, automne 2012, pp.19-41.
  • [5]
    Lukacs G., « Georg Simmel » 1918, Theory, Culture & Society, London, Newbury Park and New Delhi, SAGE, vol. 8, 1991, p. 146 (ma traduction).
  • [6]
    Lukacs G., « Georg Simmel », op. cit., p. 146 (ma traduction).
  • [7]
    Lukacs G., « Georg Simmel », op. cit., p. 147 (ma traduction).
  • [8]
    Cf. Simmel G., « Le cadre. Un Essai esthétique », in Le cadre et autres essais, trad. Winkelvoss K., Paris, Gallimard, Le cabinet des lettrés, 2003.
  • [9]
    Simmel G., Le cadre. Essai d’esthétique, op. cit., p. 29.
  • [10]
    Ibid., p. 29.
  • [11]
    Si nous ne traitons pas ici directement de cette question, il est intéressant de noter que Simmel ne cite en réalité que trois genres de totalité : l’œuvre d’art, l’âme et le monde. Son développement laisse à penser qu’il s’agit là des trois totalités possibles, toutes les parties de l’expérience se rapportant ultimement à l’une d’entre elles. Elles sont d’ailleurs toutes trois pensées selon un même modèle, à savoir précisément celui de l’œuvre d’art. L’âme est ainsi « encadrée » par le corps.
  • [12]
    Simmel G., « Le cadre. Essai d’esthétique », op. cit., p. 30.
  • [13]
    Ibid., p. 31.
  • [14]
    Simmel G., « Le cadre. Essai d’esthétique », op. cit., p.32.
  • [15]
    Le terme « cadre » provient de l’italien quadro, le carré et désigne au début du Quattrocento l’apparition d’un nouveau format pictural qui détrône le polyptyque gothique. Des panneaux de bois sont constitués, des toiles sont tendues sur la forme d’un quadrilatère, une forme faite de quatre angles droits. Cette invention se double précisément à l’instant même où elle est créée. L’apparition de la tavola quadrata est en effet historiquement concomitante de celle de la cornice, cadre de bois qui, chevauchant les limites de la toile ou du panneau, cache celles-ci. L’accessoire et le format se disputent, dès sa formulation, un même et unique terme. L’invention du cadre est d’emblée duelle. Pour une étude sur le statut du cadre pictural cf. Marin L., « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », in De la représentation, Paris, Seuil-Gallimard « Hautes études », 1994, pp. 63-81.
  • [16]
    Thouard D., « Comment lire Simmel ? », op. cit., p. 36.
  • [17]
    Simmel G., « Le cadre. Essai d’esthétique », op. cit., pp. 37-38.
  • [18]
    Le terme « mécanique », nous le verrons, subit dans ce texte un usage stratégiquement restreint mais révélateur de la problématique qui sous-tend cet essai. Cf. Simmel G., « Le cadre. Essai d’esthétique », op. cit., p. 39 : « C’est ainsi que la conception mécanique et uniforme du cadre auquel on n’accorde plus de signification propre, à l’opposé de la conception architectonique ou “organique”, montre que le rapport entre le tableau et ce qui l’entoure est, pour la première fois, envisagé comme un tout et exprimé de manière adéquate ».
  • [19]
    Simmel G., Rembrandt, trad. Muller S., Saulxures, Circé, 1994, pp. 15-16.
  • [20]
    On doit noter que cette approche découle directement d’une conception du fragment propre à la tradition romantique allemande. (Pour une réflexion sur le statut du fragment dans le romantisme allemand cf. Van Eynde L., « Du fragment au roman », in Introduction au romantisme de l’Iéna. Friedrich Schlegel et l’Athenäum, Bruxelles, Ousia, 1997, pp. 116-136.) Simmel était considéré comme théoriquement très proche de cette tradition, ce qui lui fut d’ailleurs abondamment reproché par la Théorie critique de l’École de Francfort, et notamment par Jürgen Habermas : « Simmel est un enfant de la fin du siècle ; il appartient encore à l’époque à laquelle, pour la bourgeoisie cultivée, Kant et Hegel, Schiller et Goethe étaient restés des contemporains, des contemporains sur lesquels commençait, certes, à planer l’ombre de Schopenhauer et de Nietzsche ». Habermas J., "Georg Simmel on Philosophy and Culture : Postscript to a Collection of Essays", Critical Inquiry, vol. 22, no3, 1996, p. 407 [notre traduction].
  • [21]
    Simmel G., Philosophie de l’argent, trad. Cornille S. et Ivernel P., Paris, Presses universitaires de France, 1987, pp. 16-17.
  • [22]
    On doit également évoquer sa pratique aphoristique qui perdure, parallèlement à ses écrits scientifiques, tout au long toute sa vie. Si la forme aphoristique procède elle-même d’un effet de compression de la totalité, et partage donc de nombreux points communs avec la forme littéraire du fragment, certains de ses aphorismes sont, de plus, directement consacrés à la problématique du fragment.
  • [23]
    Simmel G., « Le cadre. Un Essai esthétique », op. cit., p.36.
  • [24]
    S’il fait l’objet de l’essai de 1906, le style est également au centre du dernier chapitre de la philosophie de l’argent intitulé : Les styles de vie. Cf. Philosophie de l’argent, op. cit., pp. 545-662.
  • [25]
    Cf. Simmel G., « Le problème du style » 1908, in La parure et autres essais, trad. Collomb M., Marty P. et Vinas F., Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, Collection Philia, 1998, pp.93-104.
  • [26]
    « … finalement le style est la tentative de répondre esthétiquement au grand problème de la vie : comment une œuvre ou un comportement individuel, qui constituent un tout, une unité fermée sur elle-même pourraient-ils en même temps appartenir à une unité supérieure, être soumis à un rapport d’homogénéité contraignant ? », cf. Simmel G., « Le problème du style » 1908, op. cit., p. 103.
  • [27]
    Winkelvoss K., « Préface », in Simmel G., Le cadre et autres essais, trad. Winkelvoss K., Paris, Gallimard, 2003, Le cabinet des lettrés, p.15.
  • [28]
    Simmel G., « Pont et porte », in La tragédie de la culture, trad. Cornille S. et Invernel P., Paris, Rivages, 1988, p.162.
  • [29]
    Si l’on a retrouvé l’héritage de Simmel dispersé parmi les penseurs de la première moitié du xxe siècle, sans doute doit-on également reconnaître, sur ce point, l’influence de sa réflexion chez des penseurs contemporains rattachés au mouvement de l’Ecological Aesthetics, tel que Tim Ingold. Cf. Ingold T., Lines : A Brief History, Abington, Oxon, Routledge, 2007.

1 Les particularités formelles de la philosophie de Georg Simmel sont désormais bien connues, en témoignent les nombreuses études sur ce sujet. Ainsi, certains considèrent prioritairement Simmel comme le philosophe de l’essai : il est celui qui a réinventé cette forme à la modernité. [1] D’autres ont analysé avec beaucoup de justesse son désintérêt pour l’entreprise systématique et son rapport critique au langage conceptuel. [2] D’autres encore se sont penchés sur les aphorismes qu’il ne cessa jamais d’écrire, parallèlement à son œuvre philosophique et sociologique. [3] Cependant, si son style formel a donc été maintes fois analysé, son œuvre demeure largement méconnue. En effet, trop peu encore se sont penchés sur les conséquences théoriques d’une telle forme d’écriture.

2 Cette écriture, notons-le, se caractérise par un intérêt marqué pour les études de cas, pour les détails et les phénomènes saisis dans toute leur singularité. Cette importance accordée à la concrétude de l’expérience va de pair avec un refus de toute théorie globale conditionnant la recherche dans ses prémisses ou dans ses résultats. Son attention connue pour les anses de vases antiques, les portes, les ponts, les cadres, la mode, ou encore les parures témoigne ainsi d’une approche qualitative toujours renouvelée, d’une attention pour la contradiction, d’un pluralisme ontologique volontairement maintenu.

3 L’essai que nous présentons ici s’inscrit en partie dans la lignée des études menées par Denis Thouard et prend notamment comme appui son analyse du style de pensée simmelien. [4] Désirant remettre en cause les malentendus et nombreuses idées reçues concernant cet auteur, Denis Thouard y nuance, avec rigueur et justesse, le « déficit scientifique » apparent de ces écrits. Il a ainsi déconstruit les critiques désormais classiques de l’œuvre de Simmel, dont celle qui est sans doute la plus fondamentale : la critique que formula Georg Lukács dès 1918.

4 Lukács écrit en hommage à l’œuvre du penseur cette formule désormais classique : Simmel serait « le véritable philosophe de l’impressionnisme ». Par cette formule, Lukács ne signifie pas l’intérêt théorique de Simmel pour le courant artistique mais désigne bien plutôt une forme de philosophie singulière participant du même esprit que ce mouvement pictural. Simmel partagerait avec ces peintres un problème de forme. Tout impressionnisme, selon Lukács, se refuserait à la complétude, à la définition parfaite de sa forme, de peur que celle-ci ne fasse violence aux couleurs et à la richesse de la vie qu’il désire décrire. Chaque œuvre impressionniste ne présente donc par nature qu’une forme transitionnelle, une forme qui se contredit dans son sens et annule sa propre nature : « Si la forme cesse d’être autonome et indépendante, souveraine et complète en elle-même, elle cesse d’être une forme. Il ne peut y avoir de forme qui serve la vie et qui lui soit ouverte » [5]. Pour cette raison, Simmel est considéré comme « le plus grand philosophe d’une période de transition » [6], héros tragique dont l’entreprise s’achève nécessairement dans une impasse. Constatant toutes les apories du classicisme dont la rigidité formelle contredit la vie qu’il tentait précisément de saisir, Simmel serait cependant incapable de réinventer une forme nouvelle, systématique et inclusive, incapable d’inventer un nouveau classicisme. Le constat est sans appel : « La place historique de Simmel peut être formulée ainsi : il est le Monet de la philosophie qui n’a pas encore été suivi par un Cézanne » [7]. Nul doute que Lukács se destinait à être ce Cézanne de la philosophie, apportant structure à celui qui n’aura été que couleurs.

5 Si l’analyse de Lukács s’avère partiellement pertinente, sa conclusion nous semble cependant fallacieuse. Si Simmel entretient un rapport conflictuel à la forme, s’il incarne sans doute ce philosophe de l’impressionnisme, cela ne constitue cependant pas une aporie théorique. Tout en acceptant certains constats de l’analyse de Lukács, nous voudrions toutefois conférer à cet « hommage » une nouvelle conclusion, en saisissant la puissance propre de l’approche simmelienne et sa contribution originale à la question de la forme. Nous voudrions, en d’autres termes, démontrer la performativité d’une écriture stratégiquement impressionniste.

6 Cette étude vise donc à arracher la question de la forme au niveau de généralité qu’elle conserve encore dans les débats simmeliens et à évacuer de cette manière certains malentendus qui y demeurent attachés. Nous désirons travailler une forme concrète de l’œuvre de Simmel, en nous penchant sur un essai qui témoigne précisément, plus qu’aucun autre peut-être, d’une problématique formelle, à savoir ce qui constitue la définition des limites d’une forme. Par cet examen, nous voudrions ainsi ultimement répondre à la question : en quoi consiste exactement une forme impressionniste ?

7 Pour ce faire, nous nous attacherons principalement au court essai que Simmel consacre au cadre pictural, intitulé Le cadre. Un essai esthétique. [8] Ce texte, publié en 1902, s’attache à la matérialité de son objet et pointe l’importance que peuvent revêtir, pour l’expérience esthétique, des détails aussi concrets que l’épaisseur des bordures extérieures, l’orientation et l’abondance des éventuels ornements, l’agencement des différents éléments, ou encore la tenue du matériau employé. Chacun de ces paramètres est analysé à l’aune de son échec ; la fragilité du cadre pictural révèle ainsi par la négative toute l’importance de cet objet dont la fonction est trop souvent considérée comme secondaire ou superflue.

8 Les choix méthodologiques dont témoigne ce texte – une attention particulière accordée à la matérialité d’une part, une approche négative du sujet d’autre part –, parce qu’ils sont, à plus d’un titre, typiques de l’œuvre de Georg Simmel, sont sans doute paradoxalement l’une des raisons principales du peu d’intérêt que les commentateurs de Simmel portent à ce texte de quelques pages. Cet essai est en effet le plus souvent repris au sein d’analyses portant sur la forme particulière de l’essai philosophique. Le cadre sert le plus souvent une réflexion générale sur le style d’écriture propre à Simmel et n’est que trop rarement travaillé et analysé pour lui-même. Celui-ci possède pourtant, selon nous, un intérêt propre et une importance toute particulière au sein de la pensée de Simmel. Car le choix dont résulte ce texte, choix d’une réflexion prenant comme principale focale la faillite du cadre, ne peut plus y être identifié uniquement à une simple option épistémologique. La négativité fait, au contraire, partie intégrante de l’objet même sur lequel Simmel a décidé de se pencher. En d’autres termes, Le cadre nécessite et appelle une telle approche : c’est là notre hypothèse.

1. Le tout et la partie

9 Dans cet essai, Simmel éclaire de manière inédite l’un des enjeux les plus marquants de sa réflexion sur l’art, à savoir le rapport qu’entretient la partie avec la totalité ou ce que Simmel appelle également le tout. Le texte débute sur cette distinction, qu’il semble poser comme possédant un statut primordial et originaire :

10

Le caractère d’une chose dépend, en dernier ressort, de ce qu’elle est un tout ou une partie [Ganze oder Teile]. Qu’un être constitue une unité propre, n’obéisse qu’à la loi de sa propre nature et se suffise à lui-même, ou qu’il tire sa force et son sens de la relation qu’il entretient, en tant que partie, à un tout, c’est là ce qui distingue l’âme de tout ce qui est matériel, l’être libre du simple être social, la personnalité morale de celui que la concupiscence rend tributaire de tout ce qui est donné. Et c’est aussi ce qui distingue l’œuvre d’art d’un quelconque fragment de nature [Stück Natur]. [9]

11 Du fragment de nature à l’œuvre d’art, de l’être social à l’être libre, il n’existe ultimement pour Simmel que des parties et des totalités, les premières se rapportant nécessairement aux secondes. Débutant sur une telle distinction, le texte nous incite à vouloir inscrire le cadre, sujet annoncé de cet essai, au sein d’une telle alternative. Pourtant, il semble qu’il n’en soit rien. L’alternative du tout et de la partie permet à Simmel de forger, dès l’introduction, la définition de l’œuvre d’art et non de celle de son cadre :

12

En tant que réalité naturelle, chaque chose n’est en effet que le théâtre du passage ininterrompu des flux d’énergies et substances, il ne s’explique que par ce qui précède et n’a de sens qu’en tant qu’élément de l’ensemble du processus naturel. L’essence de l’œuvre d’art est au contraire d’être un tout pour elle-même, qui se passe de toute relation à un dehors et renoue en son centre chacun des fils qu’elle a déroulés. [10]

13 Simmel choisit donc, pour expliciter cette polarité fondamentale, de se référer à l’œuvre d’art. Cette dernière est définie, assez classiquement, comme une totalité autosuffisante et close sur elle-même, à l’opposé des éléments naturels soumis à des changements constants. Simmel distingue donc d’emblée deux formes de limites. Si toute parcelle de nature est traversée de perpétuelles exosmoses et endosmoses, les limites de l’œuvre d’art constituent, quant à elles, une clôture absolue, provocant à la fois une concentration interne et une distance indifférente à ce qui lui est extérieur. L’œuvre d’art est sa propre clôture, c’est même en cela qu’elle se distingue des parties et des fragments naturels qui subissent l’assaut permanent de flux extérieurs qu’ils ne maîtrisent ni ne choisissent. Cependant, l’œuvre d’art ne constitue pas uniquement un exemple possible de totalités ni un exemple cité au hasard. [11] L’œuvre se situe littéralement au centre de la problématique qui occupe Simmel, elle se situe au cœur de la définition du cadre. De la définition de l’œuvre devra donc découler, en toute logique, le rôle et la fonction du cadre. Par ce geste de définition, le philosophe pose, en d’autres termes, l’œuvre d’art comme prémisse à sa propre enquête sur le cadre pictural, une prémisse qui se va révéler précisément intenable.

14 Définissant d’emblée l’œuvre comme une totalité possédant sa propre clôture — une clôture décrite comme absolue —, le texte semble en effet construire sa propre impasse. Quel peut encore être le rôle du cadre ? Ne peut-il être autre chose qu’un ornement superflu de nature additionnelle ? Comment désormais définir sa fonction ? Si la prémisse du texte paraît conduire à une aporie certaine, Simmel décrit cependant à deux reprises le rôle et la fonction du cadre pictural pour l’œuvre d’art :

15

Le cadre sert l’œuvre d’art en ce qu’il symbolise et renforce [symbolisiert und verstärkt] cette double fonction de sa limite. Il exclut de l’œuvre d’art le monde alentour et donc aussi le spectateur, contribuant ainsi à la placer dans une distance qui seule la rend appréciable d’un point de vue esthétique. La distance à laquelle nous maintient un être signifie, dans le domaine de l’âme, l’unité de cet être lui-même […]. [12]
Les qualités du cadre se révèlent soutenir et incarner cette unité intérieure du tableau. À commencer par quelque chose d’aussi contingent en apparence que les jointures entre ses côtés. C’est en les suivant que le regard glisse vers l’intérieur ; l’œil les prolongeant jusqu’au point idéel de leur intersection, la relation du tableau avec son centre se trouve soulignée par tous les côtés. [13]

16 Cette double description du rôle du cadre témoigne d’une double fonction de sa limite : il s’agit pour le cadre de renforcer la limite entre l’œuvre et le monde, de garantir la distance entre eux, mais également de soutenir l’unité interne de l’œuvre comprise comme une île. S’y reprenant à deux fois, Simmel multiplie les verbes pour décrire cette fonction. Celui-ci doit symboliser et renforcer la limite de l’œuvre d’art, alors même que cette dernière est décrite comme absolue. Le cadre doit soutenir et incarner, ou plus exactement constituer à la fois l’aide et le souvenir de l’unité du tableau als Hilfen und Versinnlichungen. Mais il ne s’agit par ces termes – l’unité et la distance – que de rendre compte de la double dimension de la clôture propre à la totalité artistique. L’unité et la distance de l’œuvre ne sont qu’une seule et même chose appréhendée de deux points de vue différents : l’unité du tableau est le fruit de la distance, la distance est une production de l’unité. Le cadre doit donc être à la fois le symbole et l’incarnation de cette limite, il doit la renforcer et la soutenir tout en même temps. Mais comment soutenir l’autonomie absolue d’un tout ? Comment l’incarner tout en la symbolisant ?

17 L’égarement du lecteur s’intensifie alors qu’entre en jeu le regard du spectateur. La limite de l’œuvre doit être renforcée par le cadre afin de laisser entrer le regard du spectateur, mais également afin de garder ce dernier prisonnier :

18

C’est moins pour garantir la synthèse que pour assurer la fonction de clôture que le côté du cadre est doublé de deux bordures. Cela permet à toute l’ornementation ou au relief du cadre de se déployer comme un courant entre deux rives. Et c’est là précisément ce qui favorise cette position insulaire qu’exige l’œuvre d’art face au monde extérieur. C’est pourquoi il est essentiel que le dessin du cadre permette la circulation continue du regard, comme s’il ne cessait de refluer en lui-même. La configuration du cadre ne doit donc offrir aucune brèche, aucun pont, par lequel, pour ainsi dire, le monde pourrait s’introduire, ou par lequel le tableau pourrait s’écouler dans le monde. [14]

19 L’échec du cadre signifie donc l’échec de l’expérience esthétique, l’œuvre elle-même risquant de se perdre et de s’écouler dans le monde extérieur ou le monde de se répandre en elle.

20 On ne cesse d’osciller, dans ces pages, entre une compréhension de la limite du cadre saisie comme ouverture de l’œuvre au regard et comme fermeture de l’œuvre sur le monde ; on ne cesse apparemment d’hésiter entre deux approches incompatibles de ce même objet : celle d’une clôture comprise comme nécessaire et primordiale et celle d’une limite saisie comme strictement décorative. Mais il ne s’agit pourtant pas d’une hésitation ni d’un égarement de la part de l’auteur. Simmel révèle en réalité la contradiction qui constitue le cadre comme objet théorique, contradiction qui demeure présente, en sous-main, dans toute tentative de définition de celui-ci : le cadre oscille classiquement, et ce, depuis son avènement théorique au Quattrocento, entre l’accessoire additionnel et la condition de possibilité de l’œuvre d’art. [15]

21 L’essai de Simmel, loin de définir la fonction du cadre, nous renvoie à son impossible définition. Que signifie, en effet, encadrer une totalité ? Qu’est-ce qui peut contenir ou faire le tour de celle-ci ? Un tout ou une partie ? Le cadre, dont la fonction paraît elle-même contradictoire, se trouve ainsi ontologiquement renvoyé à la question de sa propre intégration au sein de la binarité fondamentale du tout et de la partie. Cette question est, à première vue, laissée en suspens par Simmel. Mais une lecture plus approfondie oblige cependant le lecteur pressé à revoir ce jugement hâtif. La problématique inscription du cadre au sein du dualisme originaire n’est en vérité pas oubliée par l’auteur. Au contraire, Simmel considère et explore véritablement chacune des branches de cette alternative. Comme Denis Thouard le remarquait très justement dans l’un des articles qu’il a consacrés à cet auteur, les essais philosophiques de Simmel, généralement construits sous la forme de problèmes « donne[nt] à chaque possibilité logique la chance de se déployer pour elle-même, puis en rapport aux autres » [16].

22 Cette analyse des possibles prend place au sein d’un passage déterminant de l’essai, à l’intérieur duquel Simmel semble soudainement désireux de conférer une certaine historicité à son sujet. Sans jamais revenir de manière systématique sur les fondements historiques ou conceptuels de son sujet, Simmel lui accorde cependant une forme d’historicité à travers une comparaison entre ce qu’il nomme la conception du cadre ancien, dit architectonique, et la conception du cadre moderne :

23

Si donc le cadre est déterminé par une certaine neutralité et, plus encore, par cette dynamique des formes dont le flux régulier souligne son caractère de simple limite du tableau, alors certains cadres et plus particulièrement les cadres très anciens, semblent contredire cette position esthétique. Il n’est pas rare en effet que leurs côtés prennent la forme de pilastres ou de colonnes qui soutiennent une corniche ou un fronton ; chacune des parties, comme le tout qui en résulte, est alors beaucoup plus différenciée et plus caractéristique que dans un cadre moderne dont les quatre côtés sont tout à fait interchangeables. Ce déploiement massif de moyens architecturaux, en créant une interdépendance entre les éléments qui se partagent les tâches, a certes pour effet de porter à son paroxysme la clôture intérieure du cadre ; mais celui-ci se trouve alors doté d’une vie organique et d’une importance propre qui entrent en conflit avec sa fonction de simple cadre et lui portent préjudice. [17]

24 Simmel semble décrire une progression unilatérale dans ce glissement du cadre ancien – impur parce qu’encore sous l’emprise d’un art qui lui est exogène, l’architecture – au cadre moderne, dont chaque élément, par son caractère interchangeable, rend la clôture, fonction première de cet objet, efficace. Mais il ne s’agit pourtant pas dans ce passage de décrire l’échec du cadre ancien ni de mettre en avant sa réussite moderne. La progression historique qu’il décrit n’est pas si évidente, ni si rectiligne, puisqu’elle suppose, en réalité, une perte. Le caractère organique du cadre ancien – permettant « la clôture intérieure du cadre » – a précisément disparu dans la sobriété du cadre moderne, sobriété que l’auteur qualifie quelques lignes plus loin de mécanique. [18] Simmel décrit bien moins une progression qu’une opposition complémentaire entre deux conceptions du cadre : la conception mécanique d’une part et la conception organique de l’autre. Chacune possède ses forces et ses failles. Le cadre moderne est une clôture efficace pour l’œuvre d’art dans la mesure où il n’est considéré que comme une partie, dépendant de l’œuvre qu’il encadre, le terme de « mécanique » renvoyant ici strictement à l’idée de partie et de fragment. Mais par ce fait même, le cadre moderne contredit l’essence de l’œuvre d’art qui est toujours déjà en elle-même et par elle-même une totalité. Le cadre ne peut donc venir la compléter. Le cadre ancien, à l’inverse, fonctionne précisément parce qu’il est en lui-même une totalité organique, il est indépendant de l’œuvre qu’il sert. Il est sa propre clôture. Mais c’est exactement pour cette même raison que le cadre ancien faillit également à sa tâche. Il est une totalité, il est sa propre limite et non celle de l’œuvre. Il n’est plus un cadre. Il doit être un tout pour clôturer un tout, mais ne peut être un véritable tout, sous peine de devenir une individualité autonome qui contredit sa fonction et affaiblit l’unité du tout qu’il est censé renforcer.

25 Loin de décrire un progrès, ce passage renvoie dos à dos deux conceptions du cadre, chacune réussissant là où l’autre précisément échoue. La symétrie de leurs failles et de leurs forces propres nous introduit à l’incapacité structurelle du cadre matériel à remplir la tâche apparemment impossible qu’on lui a assignée : celle d’être la clôture de l’œuvre d’art. Le cadre ne peut remplir sa fonction sans, en même temps, y faillir nécessairement, semble suggérer Simmel. On ne peut être à la fois un tout et une partie ; au sein de ce texte, l’un exclut nécessairement l’autre. En ce sens, la négativité fait nécessairement partie intégrante de la définition de cet objet.

2. La stratégie du flou

26 Dans cet essai, l’usage indistinct de termes à la signification elle-même lâche tels que Stück ou Teile (traduit ici indifféremment par « fragment ») participe en vérité d’une telle incompatibilité, ou du moins, en constitue l’un des symptômes les plus saillants. Dans cet essai particulier, Simmel confère en effet une signification étrangement restrictive et peu dialectique à ces deux termes, et ce, en comparaison à d’autres de ses écrits. Cette restriction est en effet d’autant plus étonnante qu’elle est à plusieurs reprises remise en cause par l’auteur lui-même. L’usage que Simmel fait de ces termes ne correspond pas à celui qu’il leur confère ailleurs.

27 Au sein de la monographie qu’il consacre à Rembrandt en 1916, Simmel utilise précisément le terme Stück, mais confère à celui-ci une définition très précise. Il le distingue en effet de la simple partie, Teile. Cette distinction y est explicitée en détail, dans un passage qui traite justement du rapport entre partie et totalité :

28

De même que la vie semblait à présent avoir trouvé une formule plus profonde – sa totalité n’est rien en dehors des différents instants qui la composent, mais elle est tout entière dans chacun d’entre eux, parce qu’elle n’est pas autre chose justement que le mouvement traversant toutes ces choses opposées – de même la figure animée chez Rembrandt manifeste qu’il n’y a pour ainsi dire pas de partie [keinen Teil] dans la manière dont un destin intérieur expose sa vie et s’offre aux regards, mais qu’au contraire chaque fragment [Stück] de quelque point de vue qu’on l’ait isolé de la vue de l’ensemble, est la totalité de ce destin intérieur qui s’exprime. [19]

29 Ce passage du Rembrandt confère à la binarité du tout et de la partie des nuances et une richesse apparemment absentes de l’essai de 1902. Le fragment (Stück) est distingué de la simple partie mécanique (Teile) et se révèle être la concentration de la totalité à laquelle il prend par ailleurs part. Le fragment, par distinction de la partie, est un éclat du tout. Simmel a étonnamment décidé de conserver un même terme, alors même qu’il en fait ici un usage contraire. On pourrait penser que, dans cet ouvrage plus tardif consacré aux portraits de Rembrandt, le philosophe a simplement revu et corrigé l’approximation grossière présente dans l’un de ses précédents textes d’esthétique. Par cette rectification, Simmel aurait ainsi complexifié, dialectisé, le rapport par trop binaire, du tout et de la partie et ce, notamment grâce au tournant vitaliste que connaît sa pensée dès 1910 et qui inaugure un nouveau rapport entre forme et vie.

30 Mais cette première hypothèse, bien que séduisante, méconnaît d’autres éléments de son œuvre. En effet, ce que nous appellerons désormais cette théorie du fragment [20] – ce rapport dialectique entre tout et partie –, qui apparaît dans la monographie de 1916, est en réalité déjà présente dans son grand ouvrage de 1900, Philosophie de l’argent. En préface à son ouvrage, Simmel explicite en effet les raisons méthodologiques qui l’ont conduit à rassembler et à « recadrer » ses différentes études sous cet unique titre :

31

L’unité des études qu’on va lire ne tient donc point à une affirmation intéressant tel contenu particulier du savoir, ni à sa démonstration progressive, mais à la possibilité – qui appelle sa mise en œuvre – de déceler dans chaque détail [Einzelheit] de la vie le sens global de celle-ci. … l’avantage immense de l’art sur la philosophie est qu’il se pose à chaque fois un problème particulier, bien circonscrit : tel être, tel paysage, telle atmosphère – et partant de là fait goûter toute une extension vers l’universel, toute adjonction du sentiment cosmique dans ses grands traits, comme une richesse, un cadeau, un bonheur en quelque sorte immérité. [21]

32 Si le terme de Stück en est explicitement absent, cet extrait démontre pourtant la possibilité d’un rapport complexe entre le tout et la partie, entre le détail, matériel et particulier, et la généralité théorique. Par ailleurs, cette préface explicite une approche épistémologique cohérente que Simmel conservera, semble-t-il, jusque dans son Rembrandt. [22] Si l’art intéresse Simmel, c’est donc également parce qu’il offre un modèle épistémique nouveau et contraire à celui de la philosophie, un modèle conférant une nouvelle place à la concrétude, un nouveau tissage entre le particulier et l’universel, entre le tout et la partie, précisément.

33 Cependant, cela ne rend cependant que plus inexplicable les choix formels de Simmel dans l’essai qui nous occupe. Pourquoi cet emploi indistinct des deux termes à la signification elle-même flottante ? L’usage, apparemment grossier, des concepts de partie, de morceau, pièce ou fragment possède selon nous une raison d’être. Le refus de complexifier ces concepts trouve sens et cohérence au cœur même de cet essai.

34 L’hypothèse que nous désirons avancer ici est la suivante : l’usage de termes approximatifs au sein du Cadre, loin d’être simplement imprécis ou naïf, est stratégique et délibéré. Pour le dire plus précisément, Simmel confère à l’imprécision une force théorique encore inédite. L’esquisse volontairement rudimentaire de ces termes s’inscrit dans une stratégie d’écriture plus ample, dans laquelle nous pourrions d’ailleurs inscrire le traitement d’un autre couple conceptuel : celui de l’organique et du mécanique. Le refus de Simmel de s’attarder sur cette seconde binarité lui permet en effet d’opérer un geste d’assimilation conceptuelle assez similaire. L’organique est saisi dans ce texte comme principe de la totalité tandis que le mécanique est rabattu, uniquement, sur la notion de partie. Cette dualité ne s’inscrit donc pas exactement dans la distinction classiquement posée entre ces deux concepts ; elle ne décrit pas deux formes distinctes de totalités. Le mécanisme est généralement considéré comme un ensemble s’identifiant à l’exacte somme de ses parties se distinguant de l’organisme dont la totalité présente toujours un excédent par rapport à l’addition de chacune de ses particularités, excès qui est très précisément la raison pour laquelle l’organisme peut prétendre à l’autonomie. Le texte de Simmel effectue un léger glissement conceptuel, ou plutôt provoque un léger flottement sémantique. Si cette dualité fait donc traditionnellement état de deux types de rapport entre partie et totalité, Le cadre rabat cette distinction sur la binarité originaire du tout et de la partie. Le texte de Simmel ne mentionne pas d’ensembles, de totalités qui soient de nature mécanique ; le qualificatif mécanique ne caractérise que la partie, tandis que l’organique définit exclusivement la totalité.

35 Simmel ébauche donc volontairement ses termes, refusant de les définir parfaitement. Paradoxalement, la richesse de ce texte tient justement à ce refus de préciser, de clôturer les concepts qu’il mobilise. Les termes de Stück ou de Teile, que le philosophe conserve tout au long de son œuvre, procèdent dans cet essai particulier d’un usage stratégique, un usage volontairement imprécis. L’esquisse et le caractère non défini des termes utilisés permettent à Simmel de définir étrangement le cadre comme ce qui doit précisément faire clôture. L’identification de ces deux termes à la partie – tout comme l’usage approximatif du qualificatif mécanique – ne constitue pas simplement un rabattement conceptuel sauvage et arbitraire ; ou du moins, si rabattement il y a, ce dernier est cependant motivé. Car l’enjeu de ce texte est, semble-t-il, la binarité elle-même, sa conservation et son aiguisement. Simmel fait en sorte que le dualisme du tout et de la partie — dualisme qu’il pose comme fondamental — ne soit pas amenuisé. Il œuvre activement à conserver, voire à aiguiser sa binarité originaire qui est paradoxalement affutée par le flou sémantique. Dépourvues de ces troisièmes termes que pouvaient représenter le concept de fragment ou celui de mécanique, les deux possibilités de cette inégale alternative — le tout ou la partie — demeurent donc à la fois parfaitement incompossibles l’une vis-à-vis de l’autre et toutes deux nécessaires au cadre et à sa fonction. Simmel renforce l’aporie.

36 Cette impasse théorique se rejoue également au sein même du cadre, en chacun des termes de cette alternative : le cadre doit simultanément être et ne pas être un tout ; le cadre doit et ne peut être une partie. L’alternative, la binarité est en elle-même la problématique du cadre ; celle-ci ne prend place chez Simmel qu’en se dédoublant, de manière interne, en chacun des termes qui la composent. Ainsi, l’impossibilité de trancher se retranche à la fois dans le tout et dans la partie. La binarité, fondatrice, se mue dans le cadre en une contradiction intenable, rendant celui-ci structurellement indéfinissable. Cette distinction fondamentale trouve dans le cadre sa propre limite. Pour le dire autrement, ce qui était saisi jusque-là comme une dualité primordiale semble trouver dans cet objet sa propre origine.

37 Au sein du texte, le concept de clôture (Schließen) prend en charge cette impossibilité à trancher le statut originaire du cadre pictural. Le terme est en effet repris par le philosophe berlinois pour signifier à la fois la réussite et l’échec, tant du cadre organique que du cadre mécanique, tant de la partie que du tout. Cristallisant la contradiction, la clôture est la raison pour laquelle le cadre doit et ne doit pas être un tout, pour laquelle il doit et ne doit pas être partie. Le cadre est, par-delà ses différentes configurations historiques, identifié à la clôture, mais cette dernière ne peut elle-même être définie. Concentrant en son sein les deux pôles de la binarité, la clôture réalise concrètement l’impossibilité de trancher cette dernière. L’usage de ce concept par Simmel empêche toute forme de définition – de clôture précisément –, du cadre, celui-ci étant renvoyé à une double aporie. Ce terme condense les contradictions.

3. La forme impressionniste

38 Ce faisant, le philosophe pose là un geste que Lukács a pu caractériser d’impressionniste. La forme langagière semble en effet être utilisée à contre-emploi pour servir l’indétermination ou du moins pour conserver une multiplicité ontologique que Simmel se refuse à trancher. La forme n’est en effet pas fermement clôturée ni définie, elle demeure ouverte et imprécise et ce, jusqu’à l’indéfinition. L’aporie conceptuelle à laquelle mène volontairement cet essai constitue sans conteste l’un des effets de l’imprécision langagière de Simmel. Cependant, il ne s’agit pas d’une impasse théorique. Ce n’est pas tant que Simmel ait, de quelque manière, refusé de trancher la question qu’il s’était initialement posée, qu’il avait même initialement affutée. Ce texte ne témoigne pas d’un abandon ou d’un suspens de cette alternative initiale. Cet essai participe au contraire de part en part à sa non-résolution. Nous ne faisons pas ici l’hypothèse d’un auto-sabotage théorique, mais, bien plutôt, celle d’un nouage étroit entre l’écriture concrète de ce texte et le sujet dont traite ce dernier. La tentative de définition du cadre se construit ainsi autour d’un double geste au sein de l’écriture de Simmel : celui du renforcement de la binarité originaire, d’une part et celui de la production d’une impossibilité à trancher cette même binarité au sein du cadre, d’autre part. Simmel concentre au sein de la clôture la contradiction, qui en devient par là même essentiellement indécidable. Elle est tour à tour décrite comme étant nécessaire et superflue, elle est ouverture et fermeture. Elle est un tout et une partie, elle n’est ni l’un ni l’autre.

39 Ce qui est volontairement absent de ce texte, c’est précisément la problématique d’une catégorie tierce. Ce flottement conceptuel sert en effet à rabattre les termes utilisés derrière un même et unique dualisme, empêchant toute brèche au sein de la binarité, renforçant dont l’impossibilité de définir le cadre. Ainsi ce qui doit caractériser le cadre, telle la clôture, demeure en réalité le noyau de son impossible détermination. Il en est de même pour la catégorie de style qui apparaît incidemment dans son essai. En effet, comme Simmel le signale laconiquement : « Le cadre, comme le meuble, doit faire preuve de style et non d’individualité » [23]. Si le terme n’est pas explicitement analysé dans l’essai de 1902, il constitue cependant dès 1908 la problématique à part entière d’un essai intitulé : Le problème du style.

40 Ce terme, tout aussi vague, est également employé en plusieurs sens par Simmel dans son œuvre. [24] Si toutes les significations que le philosophe confère à ce terme semblent dérivées d’une référence classique à l’art décoratif – le style est d’abord ce qui caractérise l’ornemental, par contraste avec l’œuvre d’art autonome – ce terme désigne pourtant également, sous sa plume, le propre des grands artistes, tels que Michel-Ange et Rembrandt. [25] Le style constitue en réalité une non-catégorie échappant à la fois à l’universel de la nature et à la singularité absolue de l’âme. Le style répond ainsi esthétiquement au combat éternel entre singularité et universalité. [26] Pourtant, cette lutte, le style ne l’équilibre ni ne la résout. Il peut ainsi lui-même correspondre à l’un de ces deux pôles, il existe un style individuel, tout comme un style général. Il incarne uniquement la contraction, réussie ou échouée, des opposés en un seul terme. En cela, il est décrit tour à tour comme la matrice formelle de toute chose et un simple effet d’époque, et donc défini, à l’instar du cadre, comme superflu et comme fondateur. Tout comme le cadre, donc chaque manifestation concrète est une renégociation, plus ou moins réussie, plus ou moins échouée, du monde et de l’œuvre, le style ne peut se définir uniformément puisqu’il renvoie lui aussi, dans ses manifestations concrètes, à des nouages chaque fois différents de l’individuel et de l’universel.

41 Si la catégorie du tiers demeure absente de l’essai de 1902, c’est donc paradoxalement parce qu’elle en constitue le sujet principal. Cet essai ne témoigne en réalité d’aucune hésitation conceptuelle. Simmel y pose l’impossibilité de délimiter, de clôturer la clôture. Si la question du cadre ne peut être tranchée, c’est parce que le cadre est ce tranchant même, il est ce geste que Simmel lui-même opère dans son bref essai. Le cadre y est compris littéralement comme ce qui définit et donc ce qui ne peut l’être lui-même. Il est ce qui clôture et donc ce qui ne peut être clôturé. Si ce texte échoue à définir le cadre, c’est précisément parce qu’il fait, lui-même, œuvre de cadrage. Cet essai aiguise, par son écriture, un tranché qui ne peut se définir sans se retrancher, sans entamer à nouveau l’action qui le définit, mais qui, par là même, empêche toute définition. Le cadre renvoie à un faire et non à un état ; il est l’acte même de la distinction, il est le producteur de la binarité. Il est le geste propre à l’écriture simmelienne. Le cadre ne constitue pas un aporétique troisième terme. S’il ne peut être un tout ni une partie et s’il est nécessairement les deux, c’est qu’il est cela même qui fonde leur distinction. Si le cadre ne pouvait pas être compris ni confiné au sein de l’une des branches de l’alternative originaire du tout et de la partie, c’est parce qu’il est ce qui, en la tranchant, la fonde. Il est le geste de production de la binarité elle-même. Si tel que l’énonce Karine Winkelvoss dans sa préface à la traduction française de cet essai, « le cadre donne à voir ce que la simple logique discursive échoue à penser » [27], si le cadre rapproche l’œuvre tout en l’éloignant, c’est précisément parce que le cadre concentre les contradictions. Cette concentration – et donc ultimement le flou qu’elle induit – est la condition même de leur distinction et de leur nouage. Le cadre incarne et condense les contraires : il désigne la production du trait qui sépare et distingue, qui crée la binarité au sein de laquelle il ne peut donc lui-même se situer. Simmel achève ultimement son essai par ce qui semble être une véritable définition du cadre. Le cadre est, en tant que geste, une tâche nécessairement infinie :

42

Le cadre exige manifestement une proportion extrêmement fine de présence et d’effacement, d’énergie et de retenue si, dans la sphère du visible, il doit servir d’intermédiaire entre l’œuvre d’art et son milieu, que tout à la fois il relie et sépare – une tâche à laquelle, dans l’histoire, l’individu et la société s’épuisent mutuellement.

43 Cet essai glisse ainsi, en quelques pages, d’une attention portée à la matérialité du cadre concret au fait que ce dernier doit se définir comme un acte, un geste et un mouvement fondateur et déterminant. L’un a, semble-t-il, mené à l’autre. Pour Simmel, il n’y a donc pas contradiction entre ces deux approches du cadre pictural ; elles doivent, au contraire, nécessairement être tenues ensemble. La production concrète du cadre ne suspend pas le geste mais le révèle. La matérialité du cadre conserve et met en exergue l’impossibilité de sa clôture, tout en la réalisant pourtant concrètement. Le cadre matériel réalise de fait une clôture, tout en rendant compte de l’impossibilité théorique d’une telle limitation. L’acte ne s’interrompt donc pas purement et simplement dans la réalisation de l’objet. C’est en ce sens qu’il faut comprendre, selon nous, une remarque faite incidemment au sein d’un essai de 1909, intitulé Pont et porte, un essai portant précisément sur la question de la délimitation. Dans cet écrit, Simmel constate le caractère étonnamment « mouvant » des productions concrètes. Il y évoque cette « coagulation du mouvement par une structure solide » [28] que représente selon lui tout acte de production d’une délimitation. La forme matérialisée coagule, conserve en elle les mouvements, les tracés, nécessairement duels et contradictoires, de sa formation. [29] En cela, le cadre, comme toute forme, conserve à ses bords le flou d’où il émerge.

Notes

  • [1]
    Pour une analyse de Simmel l’essayiste, cf. Rammstedt O., « La “littérature de l’anse” » de Georg Simmel. Une approche de l’essai », in Sociétés, Paris, De Boeck Supérieur, vol. 101, no3, 2008, pp. 7-22.
  • [2]
    Cf. Thouard D. et Zimmerman B (éd.), Le parti-pris du tiers, Paris, CNRS éditions, 2017.
  • [3]
    Cf. Swedberg R. & Reich W., “Georg Simmel Aphorism”, Theory Culture & Society, London, Newbury Park and New Delhi, SAGE, vol. 27, no1, 2010, pp. 24-51.
  • [4]
    Cf. Thouard D., « Comment lire Simmel ? », in Sociologie et société, Presses universitaires de Montréal, vol. 44, no 2, automne 2012, pp.19-41.
  • [5]
    Lukacs G., « Georg Simmel » 1918, Theory, Culture & Society, London, Newbury Park and New Delhi, SAGE, vol. 8, 1991, p. 146 (ma traduction).
  • [6]
    Lukacs G., « Georg Simmel », op. cit., p. 146 (ma traduction).
  • [7]
    Lukacs G., « Georg Simmel », op. cit., p. 147 (ma traduction).
  • [8]
    Cf. Simmel G., « Le cadre. Un Essai esthétique », in Le cadre et autres essais, trad. Winkelvoss K., Paris, Gallimard, Le cabinet des lettrés, 2003.
  • [9]
    Simmel G., Le cadre. Essai d’esthétique, op. cit., p. 29.
  • [10]
    Ibid., p. 29.
  • [11]
    Si nous ne traitons pas ici directement de cette question, il est intéressant de noter que Simmel ne cite en réalité que trois genres de totalité : l’œuvre d’art, l’âme et le monde. Son développement laisse à penser qu’il s’agit là des trois totalités possibles, toutes les parties de l’expérience se rapportant ultimement à l’une d’entre elles. Elles sont d’ailleurs toutes trois pensées selon un même modèle, à savoir précisément celui de l’œuvre d’art. L’âme est ainsi « encadrée » par le corps.
  • [12]
    Simmel G., « Le cadre. Essai d’esthétique », op. cit., p. 30.
  • [13]
    Ibid., p. 31.
  • [14]
    Simmel G., « Le cadre. Essai d’esthétique », op. cit., p.32.
  • [15]
    Le terme « cadre » provient de l’italien quadro, le carré et désigne au début du Quattrocento l’apparition d’un nouveau format pictural qui détrône le polyptyque gothique. Des panneaux de bois sont constitués, des toiles sont tendues sur la forme d’un quadrilatère, une forme faite de quatre angles droits. Cette invention se double précisément à l’instant même où elle est créée. L’apparition de la tavola quadrata est en effet historiquement concomitante de celle de la cornice, cadre de bois qui, chevauchant les limites de la toile ou du panneau, cache celles-ci. L’accessoire et le format se disputent, dès sa formulation, un même et unique terme. L’invention du cadre est d’emblée duelle. Pour une étude sur le statut du cadre pictural cf. Marin L., « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », in De la représentation, Paris, Seuil-Gallimard « Hautes études », 1994, pp. 63-81.
  • [16]
    Thouard D., « Comment lire Simmel ? », op. cit., p. 36.
  • [17]
    Simmel G., « Le cadre. Essai d’esthétique », op. cit., pp. 37-38.
  • [18]
    Le terme « mécanique », nous le verrons, subit dans ce texte un usage stratégiquement restreint mais révélateur de la problématique qui sous-tend cet essai. Cf. Simmel G., « Le cadre. Essai d’esthétique », op. cit., p. 39 : « C’est ainsi que la conception mécanique et uniforme du cadre auquel on n’accorde plus de signification propre, à l’opposé de la conception architectonique ou “organique”, montre que le rapport entre le tableau et ce qui l’entoure est, pour la première fois, envisagé comme un tout et exprimé de manière adéquate ».
  • [19]
    Simmel G., Rembrandt, trad. Muller S., Saulxures, Circé, 1994, pp. 15-16.
  • [20]
    On doit noter que cette approche découle directement d’une conception du fragment propre à la tradition romantique allemande. (Pour une réflexion sur le statut du fragment dans le romantisme allemand cf. Van Eynde L., « Du fragment au roman », in Introduction au romantisme de l’Iéna. Friedrich Schlegel et l’Athenäum, Bruxelles, Ousia, 1997, pp. 116-136.) Simmel était considéré comme théoriquement très proche de cette tradition, ce qui lui fut d’ailleurs abondamment reproché par la Théorie critique de l’École de Francfort, et notamment par Jürgen Habermas : « Simmel est un enfant de la fin du siècle ; il appartient encore à l’époque à laquelle, pour la bourgeoisie cultivée, Kant et Hegel, Schiller et Goethe étaient restés des contemporains, des contemporains sur lesquels commençait, certes, à planer l’ombre de Schopenhauer et de Nietzsche ». Habermas J., "Georg Simmel on Philosophy and Culture : Postscript to a Collection of Essays", Critical Inquiry, vol. 22, no3, 1996, p. 407 [notre traduction].
  • [21]
    Simmel G., Philosophie de l’argent, trad. Cornille S. et Ivernel P., Paris, Presses universitaires de France, 1987, pp. 16-17.
  • [22]
    On doit également évoquer sa pratique aphoristique qui perdure, parallèlement à ses écrits scientifiques, tout au long toute sa vie. Si la forme aphoristique procède elle-même d’un effet de compression de la totalité, et partage donc de nombreux points communs avec la forme littéraire du fragment, certains de ses aphorismes sont, de plus, directement consacrés à la problématique du fragment.
  • [23]
    Simmel G., « Le cadre. Un Essai esthétique », op. cit., p.36.
  • [24]
    S’il fait l’objet de l’essai de 1906, le style est également au centre du dernier chapitre de la philosophie de l’argent intitulé : Les styles de vie. Cf. Philosophie de l’argent, op. cit., pp. 545-662.
  • [25]
    Cf. Simmel G., « Le problème du style » 1908, in La parure et autres essais, trad. Collomb M., Marty P. et Vinas F., Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, Collection Philia, 1998, pp.93-104.
  • [26]
    « … finalement le style est la tentative de répondre esthétiquement au grand problème de la vie : comment une œuvre ou un comportement individuel, qui constituent un tout, une unité fermée sur elle-même pourraient-ils en même temps appartenir à une unité supérieure, être soumis à un rapport d’homogénéité contraignant ? », cf. Simmel G., « Le problème du style » 1908, op. cit., p. 103.
  • [27]
    Winkelvoss K., « Préface », in Simmel G., Le cadre et autres essais, trad. Winkelvoss K., Paris, Gallimard, 2003, Le cabinet des lettrés, p.15.
  • [28]
    Simmel G., « Pont et porte », in La tragédie de la culture, trad. Cornille S. et Invernel P., Paris, Rivages, 1988, p.162.
  • [29]
    Si l’on a retrouvé l’héritage de Simmel dispersé parmi les penseurs de la première moitié du xxe siècle, sans doute doit-on également reconnaître, sur ce point, l’influence de sa réflexion chez des penseurs contemporains rattachés au mouvement de l’Ecological Aesthetics, tel que Tim Ingold. Cf. Ingold T., Lines : A Brief History, Abington, Oxon, Routledge, 2007.
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