Notes
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[1]
Après avoir été professeur associé de philologie romane à Bonn, puis à Marburg (1925) et à Cologne (1931), Spitzer avait refusé le poste qu’on lui avait proposé à Manchester et s’était rendu à Istanbul (où il précéda Auerbach). L’accession au pouvoir de Hitler l’incite à accepter en 1936 l’invitation de la Johns Hopkins. Il y enseignera pendant 20 ans. Spitzer est une personnalité scientifique hors du commun : un polyglottisme assumé (il écrit en allemand jusqu’en 1932, en français et en espagnol jusqu’en 1947, en anglais jusqu’en 1954 puis en italien jusqu’à sa mort) marque une activité scientifique prolifique qui prend surtout la forme d’articles. Spitzer est d’abord un romaniste, un philologue soucieux de la lettre des textes, un grammairien aussi attentif à la sémantique, à la morphologie qu’à la syntaxe, et enfin un critique et d’un théoricien littéraire.
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[2]
Études de style, précédé de « Leo Spitzer et la lecture stylistique par Jean Starobinski », traductions d’Éliane Kaufholz, Alain Coulon et Michel Foucault, Paris, Gallimard, NRF, 1970. Cf. aussi : Leo Spitzer, Études sur le style. Analyses de textes français, (1918-1931), Paris, Jean-Jacques Briu et Étienne Karabétian (éds.), Paris, Ophrys, 2009. Sur Spitzer, cf. Leo Spitzer, Lo stile e il Metodo, I. Paccagnella et E. Gregori, Esedra, Padoue, 2010.
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[3]
« Leo Spitzer et la lecture stylistique », article cité, pp. 14-15.
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[4]
Cf. E. Kristina Baer et Daisy Shenholm, Leo Spitzer on Language and Literature, A Descriptive Bibliography, English Book, Modern Language Association, 1991, p. 103.
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[5]
M. Wasserman va jusqu’à fabriquer une forme dérivée du terme de rhétorique classique : oxymoronic – formation barbare qui blesse l’oreille non seulement classique, mais encore américaine ; dans une phrase comme « [Pan’s] est la nature oxymoronique aux confins (bourne] du ciel] » le mélange de néologisme et de solécisme fait mal. L’oreille latine est de nouveau blessée par la fabrication coextential (p .36) ; s’agit-il de créer un terme porte-manteau (coexistent + coextensif) ?
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[6]
Tout en étant opposé à ce que M. Wasserman appelle à juste titre le comportement « auto-flagellateur » qui, chez certains extrémistes parmi les critiques, consiste à exclure par principe de l’explication de texte tous les éléments extérieurs au poème, je crois que la mesure des allusions à des éléments du dehors doit être soigneusement calculée. Par exemple, dans le cas de notre ode, une meilleure stratégie critique consisterait, non pas à citer d’emblée des passages d’autres poèmes (« Il est un lendemain qui bourgeonne dans le minuit », « aux confins du ciel ») ou des idées générales sur Keats, mais à reconstruire le poème pour le lecteur en recourant aux mots et concepts empruntés autant que possible au poème étudié. Le lecteur doit être amené à sentir le poème comme s’expliquant lui-même et se suffisant à lui-même (car c’est bien là, dans la plupart des cas, ce qui est visé par le poète), comme se déployant lui-même organiquement devant le lecteur sans qu’il soit besoin d’aucun commentateur. Une aide du dehors introduite trop tôt et comme si elle était nécessaire, est de nature à détruire l’impression d’unicité et de totalité spécifiques de l’œuvre d’art. C’est seulement quand lecteur a complètement compris le poème, guidé peut-être plus qu’il ne s’en rend compte par l’aide invisible du critique, que ce dernier peut sortir des coulisses pour proclamer : « Ce n’est pas là tout ce qu’il vous faut savoir. Ce poème doit également être vu en rapport avec l’ensemble de la production et de l’idéologie de Keats. »
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[7]
Pourquoi cette formule légale-commerciale « aux confins du ciel » ?
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[8]
Des passages comme celui-ci, qui présentent comme déjà réalisés depuis le début par le poète ce qui en général est seulement la récompense finale d’une longue méditation, l’unio mystica, provoque chez le lecteur non préparé une légère sensation de vertige, puis un sentiment de frustration devant la solution prématurée de tous les problèmes, solution ostensiblement atteinte avec tant de facilité et si peu de peine.
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[9]
Du fait que, dans l’antiquité déjà, l’ekphrasis poétique était souvent consacrée à des objets circulaires (boucliers, coupes, etc.), il était tentant pour les poètes d’imiter verbalement ce principe de construction dans leurs ekphraseis. Le poème de Mörike sur une lampe ancienne montre la même circularité formelle motivée par la forme du modèle que celle qu’adopte l’ode sur l’urne de Keats ; cf. mon article dans Trivium, IX (1951), p. 134-147.
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[10]
Note du traducteur : « What » en anglais – soit, dans la traduction du poème : « Quel », « Quelle », « Quels », « Quelles »…
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[11]
Je me demande si M. Wasserman n’a pas fait trop jouer la catégorie « historienne sylvestre » en l’opposant à la « reconstitution historique » (dont Keats était notoirement adversaire) ; tandis que « la reconstitution historique » selon Wasserman « particularise et par conséquent confine les actes au monde mortel », « l’historien sylvestre saisit les passions humaines et les rend « presque éthérées par le pouvoir du poète »… L’histoire humaine chronique le devenir changeant ; mais l’urne est l’historienne essentielle et elle chronique l’essence du devenir… » Mais Keats a créé le terme « sylvestre historienne » (non pas « histoire sylvestre ») seulement pour l’occasion, seulement pour le contexte de notre ode, et pour qu’il soit immédiatement oublié, cristal aussi parfait que l’est un flocon de neige qui va fondre l’instant d’après. On a ici le pénible sentiment qu’un analyste hyperconscient a relevé toutes les catégories possibles d’histoire ; en plus des genres bien connus de l’histoire culturelle, de l’histoire sociale, de l’histoire économique, voici que se trouve créée une nouvelle branche qui devrait être désormais connue comme « histoire sylvestre ». Et nous devons nous rappeler que si l’urne est dite historienne par Keats, c’est seulement par une figure de style appelée lucus a non lucendo du fait que l’échec de l’œuvre d’art en tant qu’« historienne » va être démontrée dans le poème lui-même (à la strophe IV).
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[12]
On pourrait attendre que l’urne qui contient les cendres du mort représente avant tout le silence et le calme de la mort – mais Keats dans ce poème vraiment grec (pythagoricien-platonicien) a soigneusement évité toute allusion directe à la mort qui rapprocherait le poème de la poésie du xviiie siècle sur les cimetières. L’urne de Keats n’est depuis le début autorisée qu’à être un monument grec de la beauté – en conformité, en fait, avec cette pratique des anciens que Lessing dans son traité Wie die Alten den Tod gebildet, a formulée le premier et que Gœthe a trouvée en harmonie avec sa propre philosophie de la vie : la pratique de représenter la mort en termes de vie et de beauté. Voir la Venetianische Epigramme (1890), n° 1 :Nous pouvons remarquer, au passage, l’insistance de Gœthe, dans cette épigramme, sur la qualité audible des scènes animées telles que représentées sur le silencieux monument d’art antique.« Sarkophagen und Urne verzierte der Heide mit Leben :Faunen tanzen umher…Cymbeln, Trommeln erklingen ; wir sehen und hören den Marmor…So überwältigelt Fülle den Tod ; und die Asche da drinnenScheint, im stillen Bezirk, noch sich des Lebens zu freun. »
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[13]
Les puissances non terrestres incarnées dans tous les éléments sauf celui de la terre tiennent des « sessions de sphères » ; elles mettent en œuvre le concert de l’harmonie des sphères qui reste inaudible pour des oreilles terrestres – un silence parlant qui peut être comparé à celui d’une urne consacrée à la mort (même si Keats évite une fois encore de mentionner ce concept, c’est bien à la mort qu’on trait les allusions au destin et à la « mesure de saison »). Pour nous il est important de comprendre l’étroite association dans l’esprit de Keats entre l’urne silencieuse et la pythagoricienne harmonie musicale du monde. Keats n’est pas le premier à avoir identifié le silence d’un monument historique, qui par sa mélodie d’au-delà du monde surmonte la mort, avec la musique des sphères. Le poète baroque espagnol du xviie siècle Quevedo entendait une harmonie mélodieuse dans les vieux livres. Voici les quatrains d’un sonnet adressés à son éditeur :Ici, donc, le silence, du « livre savant » est une musique contrapuntique pythagoricienne des sphères qui « seconde » la pensée du poète ; mais le poète baroque ne craint pas de mentionner la mort ; au contraire, il est convaincu que les morts sont « éveillés » et possédés de la vérité vivante, tandis que la vie est un rêve et une illusion. Sa pensée chrétienne paradoxale (« la vie » = « un rêve ») qui s’exprime dans des paradoxes verbaux et des jeux métaphysiques (« J’entends avec mes yeux », « éveillés les morts parlent », « le livre seconde la pensée du poète ») est en désaccord avec le paradoxe platonicien de Keats ; avec Quevedo, ce monde apparaît enveloppé en desengano ; avec Keats il paraît refléter (dans ses œuvres d’art) la lumière céleste de l’Idée.Retirado en la paz de estos desiertoscon pocos, pero doctos libros juntos,vivo en conversacion con los difuntosy escucho con mis ojos a los muertos ;Sino siempre entendidos, siempre abiertos.O enmiendan o secundan mis asuntos ;Y en musicos callados contrapuntosAl sueno de la vida hablan despiertos.
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[14]
Cf les mots de Schiller : « In siche selbst ruht und wohnt die ganze Gestalt, eine völlig geschlossene Schöpfung… da ist eine Kraft, die mit Kräften kämpfte, keine Blösse, wo die Zeitlichkeit einbrechen könnte » et d’autres passages de Schiller cités par Ilse A. Graham, « Zu Mörikes Gedicht “Auf eine Lampe” », MLN, LXVIII, 331.
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[15]
M. Wasserman croit (p. 37) que « si l’affirmation que la beauté est vérité est l’intention totale du poème, alors c’est là (à l’endroit du climax dans le strophe III) qu’elle a sa place et nulle part ailleurs. Car c’est ce que le poème a dit jusqu’à ce point. » Selon moi, l’aphorisme ne peut survenir qu’après la strophe IV, dans laquelle le poète a fait la découverte de l’impossibilité de « l’empathie historique », et il vient alors comme soulagement et consolation.
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[16]
Je trouve quelque peu arbitraire la suggestion de M. Wasserman (p. 30) selon laquelle on pourrait trouver un accroissement de l’« empathie dans les dispositions syntaxiques dont font usage les Strophes I-III » ; selon lui, le moins empathique est le mode interrogatif (dans la strophe I), les deux tours qui suivent en empathie croissante (et qui apparaissent mêlés dans la strophe II) sont des indicatifs et des impératifs, le climax de l’empathie étant atteint dans des phrases exclamatives (Strophe III). Voilà qui est dépourvu de validité en général pour le langage et de pertinence pour nos strophes ; à coup sûr, le tour interrogatif peut être hautement empathique dans des questions comme : « Avez-vous un jour vu Shelley banal / et s’est-il arrêté pour vous parler … ? » Pour ce qui est de notre strophe I, les questions ne sont interrogatives que dans la forme ; elles ont en réalité la valeur émotionnelle d’exclamations (« Quel sauvage délire ? » pourrait être imprimé « Quel sauvage délire ! » Il n’est sûrement pas vrai que l’exclamation comme telle « assure que le sujet s’engage dans la vie du prédicatif – s’y est mêlé – « et de la sorte vient à en faire partie » ») De plus, l’indicatif comme tel n’est ni empathique, ni le contraire ; « Douces sont les mélodies entendues » est non pas empathique, mais, comme on l’a dit, philosophiquement méditatif, tandis que « tu ne peux interrompre ton chant » est réellement empathique. Finalement, des exclamations comme « Ah, heureux, heureux rameaux ! » est empathique, mais seulement du fait de l’adjectif particulier : « heureux ».
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[17]
Il est regrettable que la terminologie métaphysique de M. Wasserman tende ici comme dans d’autres passages à effacer tout ce qui est concret, même quand il va dans la bonne direction : « Keats pose maintenant trois questions. La première, comme celles de la première strophe, interroge l’identité : « Quels sont ceux qui s’avancent en vue d’un sacrifice ? » Mais bien sûr, il ne peut y avoir de réponse, car aux confins du ciel il n’y a qu’abnégation de soi. Les deux questions suivantes… portent sur des directions, elles sont des questions spatiales et ne peuvent pas plus recevoir de réponse que celles portant sur l’identité, car les confins du ciel sont de l’espace essentiel. Le résultat de la fréquentation de l’essence est que nous devenons “complètement alchimisés, et libres de l’espace” » (p. 41). Pour moi des affirmations comme celles en italiques sonnent telles les déclarations d’une sorte de bureaucratie fantasmatique « aux confins du ciel », répondant aux questions avec une auto-assurance péremptoire évidemment caractéristique de flics de la circulation céleste. Et que penser d’allégorisations comme celles-ci : « L’autel du sacrifice vers lequel se dirige la procession est… consacré au ciel, au royaume du pur esprit : l’immortel sans le mortel, la vérité sans la beauté. Et la ville que quittent les âmes est la ville que toutes les âmes quittent dans leur avancée humaine vers l’autel du ciel » (p. 42) Non, l’autel et la ville sont simplement un autel grec quelconque et une ville grecque quelconque, et oublions « le royaume du pur esprit » et « l’autel du ciel » pour nous concentrer sur le seul constant problème du poème : que peut nous apprendre une urne grecque ?
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[18]
L’association établie ici entre le détail de la ville morte et le sentiment d’une qualité de l’histoire semblable à la mort est symétriquement parallèle à l’association dans les strophes I-II entre le détail des pipeaux et tambourins représentés sur la frise et la croyance du poète en la musique du silence pythagoricienne.
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[19]
Mr Wasserman a justement cité, sans l’identifier avec le Platonisme, un passage d’une lettre où Keats définit le summum bonum en termes platoniciens : « Ce que l’imagination saisit comme Beauté doit être vrai, que cela existe ou non ». Je peux signaler une identification similaire de la beauté et de la vérité dans le poème de Schiller « Die Künstler » (1789) ; par exemple dans des passages comme :Nur durch das Morgenthor des SchönenDrangst du in der Erkenntnis Land…Was wir als Schönheit hier empfunden,Wird einst als Wahrheit uns entgegengehn…Der freisten Mutter freie Söhne,Schwingt euch mit festem AngesichtZum Strahlensitz der höchsten Schöne !Um andre Kronen buhlet nicht !Die Schwester, die euch hier verschwunden,Holt ihr im Schoss der Mutter ein ;Wa schöne Seelen schön empfunden,Muss trefflich und vollkommen sein.
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[20]
Une similaire approche antiarchéologique se trouve dans « Kore », un court poème, moins ambitieux, de Gœthe, écrit approximativement à la même époque (1819 ou 1821) que l’ode de Keats : (la vierge est Proserpine, dont Gœthe a vu quelques représentations antiques). En donnant au poème le sous-titre « Nicht gedeutet » (non expliqué) Gœthe a choisi de proclamer, en contradiction avec les interprétations contemporaines des œuvres d’art antiques telles que celles de Creuzer et de Welcker, le droit de l’antique œuvre d’art à « ne pas être violée ». La première strophe du poème se moque de toutes les tentatives d’identification factuelle par les archéologues :L’« énigme » factuelle va alors rester sans solution ; ce qui est de toute importance pour le « sens artistique » est, comme le proclame la seconde strophe, la « nature divine » de la Koré, c’est-à-dire le message d’une beauté se transcendant toujours elle-même incarnée dans Proserpine (et dans ses supposées représentations) :Oh Mutter ? Tochter ? Schwester ? Enkelin ?Von Helios gezengt ? Von wem geboren ?Wohin gewandert ? Wo versteckt ? Verloren ?Gefunden ? – Rätsel ist’s dem Künstlersinn.Die Gott-Natur enthüllt sich zum Gewinn :Nach höchster Schönheit muss die Jungfrau streben,Sizilien verleiht ihr Götterleben. »
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[21]
Une fois seulement, dans l’adresse au « bourg » que Keats n’a imaginé que par inférence, l’hymnique « tu » n’est pas réservé à l’urne et aux choses à y voir. Dans ce cas, le poète s’est permis de s’avancer, par-delà l’œuvre d’art, jusque dans l’« histoire » – et de ce qui est, pour ainsi dire, un égarement de son imagination, symbolisé par le mésusage de « tu », le poète va être rappelé par l’effet de la forme entière de l’urne telle qu’elle se dresse devant ses yeux : « Ô galbe attique ! »
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[22]
On doit garder à l’esprit que, outre les inscriptions funéraires véritables, les Grecs développèrent le genre littéraire des pseudo-inscriptions, destinées au lecteur, dans lesquelles l’œuvre d’art devait être décrite. Hellmuth Rosenfeld, qui dans son livre Das deutsche Bildgedicht (Leipzig, 1935), s’occupe centralement de la survivance de ce genre dans la poésie allemande, distingue les types antiques suivants de la « Bildgedicht », cette « forme hybride et esthétiquement stimulante dans laquelle l’œuvre d’art en repos et la poésie qui est mouvement sont amenées à une parfaite union » ; il peut s’agir 1/ de l’adresse objective au lecteur par la personne qui a fait don de l’œuvre d’art en tant qu’ex-voto ; 2/ d’un procédé fictionnel par lequel l’œuvre d’art elle-même est supposée parler, s’introduire elle-même et répondre aux questions du lecteur ; 3/ du développement ultérieur dans lequel le poète prend le rôle du lecteur dans le dialogue avec l’œuvre d’art (le dialogue peut devenir alors un monologue du poète) ; 4/ enfin, de la variante où le poète (qui désigne l’œuvre d’art : « vois… vois… » !) la décrit pour un spectateur idéal ou reconstitue, comme s’il était personnellement ému, la scène représentée dans l’œuvre d’art en tant qu’action dramatique. Rosenfeld appelle ce type, par réminiscence de la scène homérique, « teichoscopique ». Il paraît évident que l’ode de Keats contient les éléments 2/, 3/et 4/ arrangés de telle manière que 2/ (la réponse de l’œuvre d’art) et 3/ (l’adresse à un spectateur idéal) se développent organiquement à partir de 4/ (la présentation « teichoscopique » de l’urne). Je peux ajouter que, dans la collection réunie par Rosenfeld de « Bildgedichte » allemandes, je n’ai rien trouvé de parallèle à l’« aperception esthétique développée dans le temps » qui est si caractéristique de l’ode de Keats.
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[23]
Maintenant que nous avons vu la correspondance entre les derniers vers de l’ode et la pratique grecque d’inscriptions sur des monument funéraires, nous pouvons aller plus loin et nous demander si même plus tôt dans ce poème ne pourrait se trouver un autre parallèle du même genre. Les répétitives « questions touchant à l’identité historique » dans les strophes I et IV, qui se révèlent chargées de tant d’émotion personnelle de la part du poète, peuvent avoir leurs antécédents dans des questions similaires inscrites sur les monuments grecs et ostensiblement adressées à qui passe près du monument. Cf. la description par Friedländer d’une colonne surmontée par un Sphinx et portant l’inscription : « O Sphinx, chien de l’Hadès, qui surveilles-tu tandis que tu te tiens assis en gardien des morts ? » Suit alors le nom d’un mort particulier, en manière de réponse. Mais les questions de Keats, adressées qu’elles sont au Sphinx de l’Histoire, n’admettent pas de réponse de l’Histoire. Le dialogue inhérent à l’inscription funéraire a été explicité par le poète néo-latin Pontanus qui, dans son Tumuli (1518), souvent imité par les poètes français de la Pléiade, montre un Viator posant répétitivement des questions (qui touchent à l’identité historique) auxquelles il était répondu par le Genius ou l’umbra du défunt. Dans les Bergeries de Rémy Belleau (1572) nous trouvons des descriptions en prose de somptueuses pierres tombales de la Renaissance suivies d’épitaphes en vers qui se lisent comme des réponses poétiques à la silencieuse demande de qui contemple. Je ne prétends évidemment pas que Keats ait réellement vu ou étudié l’une quelconque des inscriptions grecques particulières mentionnées ci-dessus (ou leurs dérivés à la Renaissance) ; mais le poème a été évidemment écrit par quelqu’un qui avait été immergé dans l’atmosphère particulière que crée tout musée d’art classique.
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[24]
Voir ci-dessus la note 2.
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[25]
Autrement dit : les images de notre poème ne sont pas de nature associative (comme le sont par exemple celles du « Bateau ivre » de Rimbaud) ; c’est seulement si elles l’étaient que serait justifiée une approche à prédominance imagistique.
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[26]
Il s’agit d’Arthur Lovejoy, auteur de The Great Chain of Being : A Study of the History of an Idea (1936). Harvard University Press.
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[27]
Il est paradoxal de voir à l’œuvre chez M. Wasserman deux tendances qui sembleraient mutuellement exclusives, d’un côté une beaucoup trop hâtive allégorisation métaphysique, de l’autre un asservissement à une métagrammaire imagistique ; dans les deux cas, ce qui est évident, c’est un excès du « méta », un éloignement de cette aurea mediocritas qui évite les extrêmes de la critique littéraire. (Mais ces « excès » naissent, bien entendu, d’une même vertu pour laquelle nul éloge ne suffit – le désir passionné de Wasserman de comprendre pleinement le poème.)
1Spitzer publie « “Ode on a Grecian Urn” : or Content vs Metagrammar » en 1955 dans Comparative Literature 7, p. 203-225. Il enseigne alors à la Johns Hopkins University qu’il quittera en 1956 pour Forte dei Marmi où il meurt en 1960 à l’âge de 73 ans [1].
21955 est une année de consécration pour Spitzer : il reçoit à Rome le prix Feltrinelli. Il venait de publier en 1954 Critica stilistica e semantica storica. En 1955, Spitzer a Jean Starobinski pour collègue – ce dernier est à Baltimore depuis deux ans et va y rester jusqu’en 1956. Jean Starobinski a beaucoup fait pour la connaissance de Spitzer en langue française en dirigeant la publication de ses Études de style [2]. Dans sa préface il évoque le goût de Spitzer pour la polémique : « Spitzer avait besoin de se sentir provoqué pour prendre la plume : l’erreur des autres, sur tel point qui lui importait, était pour lui l’une des stimulations les plus efficaces. Comme tant d’amoureux qu’anime la présence d’un concurrent, Spitzer semblait souhaiter que sa conquête du sens des textes litigieux coïncidât avec la déconfiture du rival. Au demeurant, rectifier un malentendu, réfuter un contre-sens, contredire un collègue, c’était pour lui repartir d’un point périphérique et se replacer dans la position externe d’où pouvait être lancée l’offensive victorieuse en direction du centre. Si tant d’études, écrites parfois à la diable, mais avec un dessin très ferme, prennent l’aspect batailleur de la polémique universitaire (de l’« entremangerie professorale » dont parlait déjà drôlement Pierre Bayle), ce n’est nullement que Spitzer se complût dans les petitesses de l’odium philologicum (ou theologicum), mais c’est qu’il cherchait dans la contestation une sorte d’énergie motrice initiale : quelqu’un contre qui et à qui parler du sens de ses œuvres. La plupart de ses articles sont des réponses. L’étude sur La Vie de Marianne, où Spitzer s’en prend amicalement à Georges Poulet (son collègue depuis peu à la Johns Hopkins University de Baltimore), est parfaitement révélatrice : c’est une lettre ouverte [3]. »
3Ainsi ce texte, un des rares que Spitzer ait consacrés à la littérature anglaise (douze publications dans un catalogue qui en comporte 1006 [4]), est une réplique à Earl Reeves Wasserman qui venait de publier The Finer Tone : Keats’Major Poems (Baltimore, The Johns Hopkins U.P., 1953).
Auream quisquis mediocritatemDiligit, tutus caret obsoletiSordibus tecti, caret invidendaSobrius aula.
4Le professeur Earl R. Wasserman dans son récent ouvrage, The Finer Tone (1953), consacre cinquante pages à la célèbre ode de Keats – et c’est un remarquable exemple de recherche ardue, d’étude méditative sur le sens et la forme d’un poème remarquable, d’une volonté sans faille de comprendre chaque mot ou pensée, d’observations pertinentes qu’on n’avait probablement jamais faites, et de questions justifiées. M. Wasserman est un esprit solide, acharné à travailler et à penser, qui ne recule pas devant les difficultés (fussent celles qu’il peut lui arriver de créer lui-même), qui se refuse tout repos avant d’avoir trouvé une solution qui soit satisfaisante pour lui (ce juge sévère entre tous ne porte de jugement que sur lui-même – les autres opinions savantes ne sont pas prises en considération).
5C’est comme si en dépit des deux alternatives proposées dans les vers de Keats dans Endymion
7M. Wassermann a pris pour devise le premier terme : l’aile patiente, le charme constant. On peut en outre remarquer chez M. Wasserman un profond désir de dépasser dans son interprétation de la poésie la grisaille de la prétendue école historique et de réduire la faille entre les « nouveaux critiques » et les « savants » en adoptant le principe, nullement nouveau, des premiers (qu’un poème est d’abord non pas un document historique, mais un véritable organisme qui doit être recréé par le critique) sans abandonner les méthodes traditionnelles d’explication (recours à la biographie, à des passages parallèles à ceux du poème étudié tirés d’autres écrits de l’auteur ou de ses contemporains, etc.) Pour un savant né Européen, éduqué dans une tradition séculaire d’interprétation à la fois savante et esthétique, en particulier dans les domaines classique et français (qui ne peut que déplorer la guerre fratricide menée dans chaque département d’anglais de ce pays entre les « savants » et les « critiques » – comme si un savant en littérature ne devait pas être versé en l’une et l’autre approche), c’est une source de beaucoup de plaisir et de réconfort que M. Wassermann, savant parfaitement formé en histoire des idées et en méthode philologique, se soit avancé bien au-delà de son terrain d’origine et en soit venu à utiliser des démarches de critique esthétique identifiables avec celles des critiques. En combinant donc les deux approches, il a certainement réussi dans son entreprise de montrer que Keats n’est pas un poète se complaisant dans de « somptueuses expériences sensuelles », mais un artiste du mot qui dans ses poèmes « use à la fois de sa tête et de son cœur » – autrement dit, que des structures intellectuelles existent en arrière-fond des supposés gazouillis de ce rossignol poétique. Si, en dépit de tous ces atouts, M. Wasserman n’a pas toujours réussi à emporter la conviction par ses interprétations, la faute me semble en revenir à une acceptation peut-être trop empressée de certaines habitudes discutables de la critique contemporaine – par exemple une tendance à faire apparaître le texte poétique comme plus difficile, complexe, paradoxal qu’il ne l’est en réalité. C’est ce qui implique de la part du critique un jeu verbal-métaphysique qui rend le poème excessivement métaphysique. Ce qui convient pour Donne peut ne pas toujours convenir pour Keats, comme M. Wasserman lui-même le remarque, sans paraître pourtant toujours s’en souvenir. En général, le critique devrait se souvenir du spirituel avertissement de Croce parodiant les Nazis : « Mitsingen ist verboten ». En outre, M. Wasserman fait un usage extensif de formulations poétiques qui pour le poète étaient des créations en des moments inspirés et dont il fait des termes techniques, récurrents, des crochets toujours disponibles pour y suspendre du commentaire critique plus prosaïque (par exemple : « aux confins du ciel », « des sessions de sphères » : il insiste à l’excès sur l’imagerie au détriment du sujet et même du contexte idéologique du poème ; il a recours à certains termes sophistiqués comme « syntaxe imagistique » (ou « métagrammaire »), « oxymore mystique » [5], etc. qui contribuent peut-être moins à nos techniques descriptives qu’elles ne semblent le promettre.
8N’étant pas un spécialiste de Keats mais seulement un praticien de l’explication de texte française, je peux me permettre d’offrir mon explication relativement simple de l’« Ode sur une urne grecque », dans l’espoir que la différence de méthode et peut-être le traditionalisme de mon approche ne soient pas sans valeur (même s’il se peut que mon interprétation ait été proposée par d’autres savants dans le passé). En tout cas, je crois que la discussion d’une théorie donnée d’un critique particulier par d’autres critiques, la critique détaillée d’une œuvre spécifique – habitude qui dans nos jours d’anarchie, de solitude spirituelle et de langage privé tend de plus en plus à disparaître de nos revues savantes – peut encore donner un résultat valable en des matières strictement linguistiques. Le consensus omnium est un idéal pour l’explication de poésie tout autant que pour les recherches étymologiques. Un essai écrit avec l’énergie mentale de M. Wasserman appelle – et mérite – une évaluation minutieuse de ses résultats par le plus grand nombre possible de spécialistes de littérature.
Ode sur urne grecqueIÔ toi, l’épouse encore inviolée du Calme,Nourrisson du Silence et du Temps patient,Sylvestre historienne, qui, plus gracieusementQue nos vers, sais présenter un conte fleuri,Quelle légende, frangée de feuilles, court sur tes flancs,Personnages divins ou mortels, ou les deux,Quels hommes ou quels dieux ? quelles vierges rebelles ?Quelle folle poursuite et quel effort pour fuir ?Quels pipeaux, quels tambours ? quel sauvage délire ?IIDouces les mélodies entendues, mais plus doucesCelles qu’on n’entend point. Jouez, tendres pipeaux,Non pour l’oreille et les sens, mais, pour mieux séduire,Jouez toujours pour l’âme vos airs privés de son.Tu ne peux, bel éphèbe, interrompre ton chantSous cet arbre, ni cet arbre jamais se dénuder.Amant hardi, jamais tu n’auras ce baiserQuoique si près du but, mais ne t’afflige point :Tu n’as point ton bonheur, mais elle est toujours jeune :À jamais ton amour et sa beauté vivront.IIIHeureux, heureux rameaux qui n’aurez à répandreVos feuilles, ni jamais au printemps dire adieu !Et heureux musicien, toi qui, sur ton pipeau,Inlassable, modules des chants toujours nouveaux !Mais plus heureux amour, oh ! combien plus heureux !Amour toujours ardent et toujours en attente,Qui, aspirant toujours, restes toujours jeune,Bien au-dessus de toute passion qui respire,Laissant le cœur de l’homme triste et rassasié,Le front brûlant de fièvre, la bouche desséchée.IVQuels sont ceux qui s’avancent en vue d’un sacrifice ?Prêtre mystérieux, quel autel verdoyantAttend cette génisse qui mugit vers les cieuxEt dont les flancs soyeux sont drapés de guirlandes ?Quel bourg, auprès d’un fleuve ou au bord de la mer,Ou dressant sur un mont sa paisible acropole,S’est vidé d’habitants en ce pieux matin ?Et, petite cité, tes rues à tout jamaisSeront silencieuses : pas une âme pour direVÔ galbe attique ! poses gracieuses ! vase ornéD’un entrelacs marmoréen d’hommes et de vierges,De branches de forêt et d’herbes que l’on foule,Forme muette, tu troubles et confonds l’espritComme l’éternité ! Ô froide Pastorale !Quand la vieillesse aura consumé notre siècle,Tu survivras parmi d’autres afflictionsQue les nôtres, amie de l’homme à qui tu dis :« Le beau est le vrai, le vrai est le beau » – c’est toutCe que tu sais sur terre et que tu dois savoir.
11M. Wasserman commence par le cadre métaphysique du poème tel qu’il se trouve reflété dans le premier vers et avec « l’oxymore mystique » ou « l’entrefusion mystique » supposée contenue dans la description de l’urne en tant qu’« épouse encore inviolée » :
Même si l’ode est une action symbolique ayant trait à une urne, son thème intrinsèque est cette région où le terrestre et l’éthéré, le temps et le non-temps se font un… « Epouse », suggérant la première phase du processus de génération, fait référence à l’humain et au muable, et par conséquent à la même relation paradoxale à l’« inviolé » que demain à minuit…. [6] Comme le caractère humain et/ou [7] divin de ces figures, comme le mariage-chasteté de l’urne ou la virginité-viol des jeunes filles, l’immortalité de l’urne et le caractère temporel des figures sont dans une équilibre délicat de part et d’autre des confins du ciel, aspirant à cette région d’entrefusion mystique… [8]
13Au lieu de commencer comme le fait M. Wasserman, je me demanderai d’abord, à la manière « française », terre-à-terre, factuelle : De quoi s’agit-il dans l’ensemble du poème dans les termes les plus simples, les plus évidents ? C’est tout d’abord la description d’une urne – qui, autrement dit, appartient au genre, connu dans la littérature occidentale depuis Homère et Théocrite jusqu’aux Parnassiens et à Rilke, de l’ekphrasis, de la description poétique d’une œuvre d’art peinte ou sculptée, description qui implique, selon les mots de Théophile Gautier, « une transposition d’art », la reproduction, par le medium des mots, d’objets d’art sensiblement perceptibles (ut pictura poesis). Je crois que ce qui m’autorise à commencer par une affirmation « générique » aussi évidente, c’est le titre du poème « Ode à une urne grecque » qui, quoique situé hors du poème, lui appartient pourtant et contient l’orientation voulue pour nous par le poète qui, comme c’est toujours le cas, s’adresse dans son titre à son public en tant que critique.
14Du fait, donc, que l’ode est une transposition verbale de l’apparence sensible d’une urne grecque, ma question suivante doit être : qu’est-ce exactement que Keats a vu (ou a choisi de nous montrer) et qu’il dépeint sur l’urne qu’il décrit ? La réponse à cette question va nous fournir un ferme contour, non seulement de l’objet de sa description mais de la description elle-même, ce qui va ensuite nous permettre de distinguer les inférences symboliques ou métaphysiques tirées par le poète des éléments visuels qu’il a aperçus. En outre, cette réponse pointera pour nous plusieurs incertitudes dans la vision dont le poète aura fait l’expérience en déchiffrant l’objet sensible dont il traite, incertitudes qui peuvent en fin de compte nous aider à discerner quel message particulier Keats souhaite nous faire voir en tant qu’incarné dans l’urne, et à l’exclusion de quels autres.
15Le poète décrit une urne (évidemment consacrée aux cendres d’une personne morte) portant à la manière typiquement grecque une frise circulaire « frangée de feuilles » (et telle est, dirai-je, la raison principale pour laquelle le poème est circulaire ou, comme l’a dit M. Wasserman, « parfaitement symétrique » dans sa forme externe et interne, reproduisant par-là symboliquement la forme de l’objet d’art qui est son modèle) [9]. La frise représente au-dedans d’une frange de feuilles trois scènes grecques « pastorales » (exactement comme la frise de la coupe décrite dans la première Idylle de Théocrite représente trois scènes pastorales encadrées par une guirlande de lierre) : (1) Strophe I : la sauvage poursuite de vierges par des êtres fous d’amour ; (2) Strophes II-III : la tendre cour que fait à une vierge un jeune homme ; (3) Strophe IV : la solennelle cérémonie de sacrifice accomplie par un prêtre devant la communauté d’une ville sur un autel. La forme circulaire de la frise rend nécessaire que les principaux éléments de la première scène réapparaissent dans la Strophe V (« vase orné / D’un entrelacs marmoréen d’hommes et de vierges, / De branches de forêt et d’herbes que l’on foule »).
16Notre question suivante sera : qu’est-ce que Keats a échoué à discerner clairement sur la frise ? En deux endroits, il manifeste en effet de l’incertitude, un flottement qui devient plus évident par la répétition de la conjonction « ou » : (1) « Quelle légende, frangée de feuilles… / Personnages divins ou mortels, ou les deux, / Dans le val de Tempé ou les vallons d’Arcadie/ Quels hommes ou quels dieux ? » (St. 1) ; (2) « Quel bourg, auprès d’un fleuve ou au bord de la mer, / Ou dressant sur un mont sa paisible acropole… » (St. IV).
17Dans deux cas, ceux des Scènes 1 et 3, qu’il faut distinguer de la Scène 2 où nulle semblable incertitude n’est suggérée, nous avons affaire à l’identification de certains détails qui ne sauraient être discernés par qui contemple la coupe. Ce ne peut être un hasard si les Scènes 1 et 3 sont aussi celles où les éléments de la frise tels qu’énumérés sont introduits pas des questions (« Quel ? » [10], répété sept fois dans la strophe 1 ; « qui ? », « pour quel ? » et « quel ? » dans la strophe IV) tandis que dans la scène 2 de semblables questions d’identité ne sont pas posées. J’en infère que cette incertitude sur l’identité, circulairement répétée, est un des problèmes principaux du poème, et de surcroît je propose de constater que cette incertitude est centrée sur l’identité historique. Keats, tout simplement, ne sait pas qui sont précisément les protagonistes grecs dans la scène de la poursuite et du sacrifice : cette question semble ne pas surgir dans la scène 2 qui, évidemment parce qu’elle a trait à l’éternel sentiment de l’amour, n’appelle aucune identification historique spécifique. En d’autres termes, très prosaïques, pour les scènes 1 et 3, Keats aurait besoin d’un archéologue spécialisé ou d’un historien de la civilisation grecque pour lui expliquer les allusions factuelles d’ordre mythologique ou théologique possiblement impliquées.
18À la lumière de ces considérations, le premier vers du poème – « Ô toi, l’épouse encore inviolée du Calme » – devient clair ; ce n’est pas le cas dans l’interprétation métaphysique ou allégorique de M. Wasserman, qui laisse dans le doute le sens littéral précis des mots « épouse » et « inviolées » : « Comme la chasteté dans le mariage de l’urne et la chasteté virginale des jeunes filles, l’immortalité de l’urne et la temporalité des figures sont délicatement pesées de part et d’autre des confins du ciel » ; « “épouse”, suggérant la première phase du processus de génération, fait référence à l’humain et au changeant et a par conséquent la même relation paradoxale à “inviolée” que celle que demain entretient avec minuit : l’urne appartient à la fois à ce qui devient et à l’immuabilité. » J’interprèterais les mots « épouse encore inviolée du calme » comme une allusion au calme de l’œuvre d’art représentée par l’urne qui n’a pas encore été violée par du savoir archéologique ou historique, par une explication rationalisée. Nous devrions croire que le poète, se trouvant face à une urne grecque récemment découverte, décrit son impact direct sur lui-même avant que les professionnels de l’histoire et de la philologie aient violé (« ravish’d ») son secret, ainsi qu’ils le feront immanquablement au cours du temps (« encore inviolée »).
19Le premier désir du poète doit donc avoir été que l’urne (qui a été si longtemps « Nourrisson du Silence et du Temps patient ») maintenant lui parle, lui révèle la véritable histoire dont elle a dû être le témoin. C’est pourquoi le poète s’adresse à l’urne comme à une « sylvestre historienne » ; le terme « historienne » est dans un contraste paradoxal avec « l’épouse encore inviolée du Calme », puisque l’une doit révéler, l’autre doit retenir. L’urne, qui n’a pas encore été agressée par les antiquaires, est elle-même une « historienne » ; cependant, c’est une « historienne sylvestre » qui « plus gracieusement que nos vers […] sait présenter un conte fleuri » dans sa « légende frangée de feuilles », non pas un historien professionnel qui nous fournirait des détails factuels, avec le qui et quoi de l’histoire passée de l’homme. Le compte rendu historique, « sylvestre », de l’urne, nous révèle l’histoire sous forme de la beauté qui ne change jamais de la nature, des forêts, des feuilles, des fleurs, comme le font généralement les vases grecs [11].
20La première strophe contient donc une série d’oppositions paradoxales irrésolues comme le montrent les sept questions perplexes, agitées, voire angoissées à couper le souffle, que pose le poète. Sa propre quête, à cette étape, d’une identité historique qu’il faudrait arracher à l’urne silencieuse l’empêche de saisir en son tout la beauté de l’œuvre d’art, et il suggère, hors de tout effort de fusion, les multiples contradictions qui l’étreignent à ce premier moment de contact avec l’antique œuvre d’art : (1) « temps lent » / maintenant comme moment dramatique de la découverte de l’urne et de son ultime déchiffrement ; (2) secret inviolé de l’urne / désir du poète de l’étudier (cette curiosité historique qu’il peut partager avec des historiens professionnels) ; (3) histoire dont l’urne est un témoin / beauté de la nature éternelle qui est représentée sur la frise ; (4) silence de l’œuvre d’art / qualité expressive qui « parle » à qui la contemple ; (5) silence de l’urne / bruit et fureur suggérés par la première scène dépeinte sur la frise [12]. Ce sont ces deux derniers contrastes, le paradoxe d’un silence qui parle et celui des sons rendus silencieusement par l’œuvre d’art, qui seront développés dans la strophe II :
22Je dirais que M. Wasserman n’insiste pas assez sur le fort contraste entre « sauvage délire » à la fin de la strophe I et « tendres pipeaux » dans la strophe II, quand il suggère que le thème de l’« extase » forme une transition graduelle entre I et II :
[…] Dans le sens de « la plus exquise passion », le mot « extase » tend à entraîner en même temps les symboles mortels et immortels vers un point de fusion tel que dans la strophe suivante le poète puisse entrer en empathie avec eux… Mais, dans le sens du « passage de l’âme hors du soi » (ek + istanai = faire se tenir hors), il décrit l’accomplissement de l’acte empathique des symboles [Question : des symboles peuvent-ils eux-mêmes accomplir un acte empathique ?]… La propre avancée empathique du poète est extériorisée, en partie, par la contraction de son attention alors qu’elle se déplace de l’ensemble de l’urne… vers la frise sur l’urne, vers l’intense activité sur la frise.
24Selon moi, il y a une rupture totale après la première strophe ; la chasse et la lutte sauvages nous balaient, nous et le poète, en ne s’offrant en rien à l’ « empathie » de ce dernier (tout au plus, peut-être, à son attention) ; et l’« extase » ici formulée, n’ayant lieu que dans les personnages dépeints, non pas chez le poète et encore moins dans les « symboles », est aussi incompréhensible qu’elle est angoissante pour le poète, qui marque sa réaction par le staccato de questions privées de verbes : « Quelles vierges rebelles ? Quelle folle poursuite ? » (le climat est ici entièrement « dionysiaque »). Dans la strophe II, nous avons un nouveau commencement. Le poète voit une autre scène, qui n’a en commun avec la première que la présence d’instruments de musique ; maintenant vont être exprimés de doux sentiments d’amour et les pipeaux vont jouer doucement. En ce point, Keats a réalisé que, tout comme il est impossible dans ce cas d’entendre réellement les sons (sauvages ou doux) des instruments représentés sur la frise, il peut être non moins vrai que l’urne silencieuse elle-même contienne, pour ainsi dire, du son congelé, qu’elle puisse être une musique et une mélodie audibles pour le seul « esprit ». Il s’est, en fait, rappelé, en parfait accord avec l’environnement grec, les enseignements pythagoriciens sur l’harmonie du monde : « Douces les mélodies entendues, mais plus douces celles qu’on n’entend point », autrement dit, puisque nous, créatures terrestres aux oreilles grossières, sommes incapables d’entendre l’harmonie subtile (fondée sur les nombres et les proportions) de la musique des sphères, ce que nous sentons comme du silence peut n’être rien d’autre que cette harmonie céleste même. Je me crois autorisé à introduire ce concept grec (qui après tout est familier à tout lecteur cultivé) et de lui donner une portée pour notre poème, car c’est là un topos chez Keats, comme je le déduis de ces passages keatsiens, cités par M. Wasserman, qui reflètent la pensée pythagoricienne. Le titre du livre de Wasserman est tiré d’une lettre de Keats : « nous jouirons dans l’au-delà de trouver ce que sur terre nous appelions bonheur répété en une musique plus belle et ainsi répétée. » À la page 50, apparaissent deux passages d’Endymion : « Le silence était la musique venue des sphères sacrées » et
Ah ! au-dessus du Destin aux vieilles lèvres desséchéesMille Puissances demeurent en religieux étatDans l’eau, le royaume ardent et les confins aériens :Et, silencieuses telles une urne consacrée,Elles tiennent sessions de sphères à mesure de saison.Cependant peu de ces lointaines majestés ah, trop peu !Ont dévoilé leurs opérations à ce globe [13].
26À la p. 61 est cité un vers de « Bardes de la Passion et de la Joie » ; le rossignol chante « la mélodieuse vérité divine ; / la douceur des nombres philosophiques. » (La référence à un topos de Keats est permise au moins autant que des passages parallèles de Keats qui sont tous informés par ce topos.)
27Grâce à l’équation pythagoricienne entre le silence et l’harmonie céleste inaudible pour l’homme, Keats peut résoudre le paradoxe de l’urne silencieuse mais qui « parle » et peut aussi trouver la transition entre les choses vues (avec les yeux) et les choses entendues (avec l’« esprit »). La phrase « Les mélodies entendues sont douces… » est méditative et philosophique dans son contenu, et sa syntaxe est celle d’une calme prédication philosophique (une phrase complète et déclarative en opposition avec les questions, sans verbe, souffle coupé, de la strophe I et avec les exclamations empathiques qui suivent dans la strophe II). C’est seulement avec l’exclamation « jouez tendres pipeaux » que commence l’« acte emphatique » du poète, l’identification du poète avec une image vue sur la frise – une identification limitée exclusivement à la scène 2 (la scène de doux amour qui s’étend sur deux strophes).
28Il est également vrai qu’avec l’exclamation « jouez » (« play on ») un autre thème suggéré au début est venu au premier plan. L’urne perpétue un mouvement transitoire particulier du passé, le brûlant amour d’un jeune homme pour une belle jeune fille tel qu’il se manifeste dans un chant et dans le jeu des pipeaux au milieu de la nature, le moment qui précède la consommation, le moment troubadour de l’amour, pourrait-on dire. Amour, chant, arbre ont été, comme le montre Wasserman, soustraits au fardeau du temps et sont devenus « heureux », autrement dit heureux en eux-mêmes, se suffisant à eux-mêmes, intemporels, comme le sont toutes les choses belles (tout Allemand se rappellerait le vers de Mörike : « aber das Schöne, selig scheint es in ihm selbst » [14]) L’identification empathique avec ce que le poète voit sur l’urne atteint son climax [15] dans la strophe III, comme le montre la répétition des mots « heureux » (six fois) et « (pour) toujours » (cinq fois) – un sommet qui ne peut qu’être suivi par une douloureuse désillusion dès lors que la pensée de la réalité terrestre, non-artistique, de l’amour assaille le poète (fin de la strophe III) [16].
29La description de la scène sacrificielle dans la strophe IV nous offre, comme M. Wasserman l’a senti, un climat totalement différent de celui de la deuxième scène [17], toute de mystère et d’étrangeté inassimilables, de morne désolation, de ce que j’appellerais « le silence de l’histoire », sans possibilité de communication. Le modèle des questions sur l’identité qui s’égarent se répète, les questions devenant de plus en plus troublées ; et la tentative du poète pour y satisfaire par le détail historique qui manque (dans des questions disjonctives du type « quel… ou… ? ») prend beaucoup plus de place que dans la strophe I. En vérité, comme l’a remarqué M. Wasserman, le « bourg » (little town) avec ses rues solitaires existe, non sur la frise, mais dans la seule imagination du poète. Si toute la population de la polis grecque assiste à la cérémonie du sacrifice, la ville doit avoir été laissée « vide » et « désolée », et ce vide (qu’on peut déduire) et cette désolation se fondent dans l’esprit du poète avec ce même sentiment qui est généralement produit en nous par les sites historiques abandonnés par l’homme, les cités en ruines, les excavations [18], etc. À ce moment, le poète en vient à sentir le gouffre de l’histoire tel qu’il est impliqué dans un monument d’une civilisation morte sans survivants. Même le monument artistique qu’est l’urne devant lui ne peut franchir cet abîme. Si proche qu’il puisse se sentir appartenir à la vieille civilisation dans la scène 2 (à la fois du fait de la place élevée dont jouit le doux amour dans le système de valeur de Keats et parce que ce sentiment transcende toutes les époques), la scène 3 lui a montré l’échec de l’urne en tant qu’« historienne ». La fermeture hermétique, la froideur non communicative de la religion de la civilisation antique que cette scène tend à révéler à son œil se fait claire pour son esprit (et sa capacité d’empathie s’éloigne encore plus de toute réalisation que dans la scène 1, qui était seulement soupçonnée d’impliquer une étrange mythologie mais ne dépeignait pas d’étranges rites religieux comme le fait la scène 3). Même la génisse sacrificielle « qui mugit vers les cieux » semble se révolter contre la cérémonie à laquelle elle doit contribuer et interrompre l’harmonie des sphères qui régnait auparavant.
30À ce point le plus bas de la « compréhension historique » – plus bas que dans la scène 1, où le sauvage délire de la chasse dionysiaque avait au moins réussi à emporter l’imagination du poète avec elle, quel que soit son échec à identifier les participants – à ce moment où la religion d’une civilisation du passé n’éveille nulle réponse chez le poète et où nul message historique n’est audible, un soulagement spirituel lui vient lorsque, se détournant du détail des trois scènes, il regarde la beauté de l’ensemble de l’urne et de toute la frise,
32le premier vocatif se rapportant à l’urne, le second aux personnes représentées sur la frise… Le message archéologique de l’urne est mort, son message esthétique est vivant « pour toujours » (en vérité la troisième scène désolée n’était pas dépourvue de sa propre beauté : « autel verdoyant », « les flancs soyeux drapés de guirlandes », « paisible acropole », « pieux matin »). M. Wasserman semble ne pas avoir senti la soudaine élévation de la voix en une heureuse exaltation, la puissante recrudescence du sentiment marquée par ce vers magique, « Ô galbe attique !… », dans lequel l’urne, après avoir été comme fragmentée selon des divisions diverses sous l’examen au microscope du poète curieux, soudain rassemble sa totalité non-brisée et sans défaut, se dressant de nouveau devant ses yeux, et renaissant en un tout parfait ! Et cette vision de la beauté artistique organique vient au poète dans le moment de sa plus profonde dépression en une lumineuse consolation – dans une formule d’invocation adressée, pourrait-on dire, à la déesse dont il a clairement aperçu l’entité de « edle Einfalt und stille Grösse ». On remarquera que, tandis que le poème s’ouvre comme si Keats n’était pas en train d’entamer mais plutôt de poursuivre une conversation avec un « tu » auquel il attache des épithètes descriptives comme « épouse encore inviolée », « nourrisson », « sylvestre historienne », voici que la définition finale (« Ô galbe attique … ») vaut comme évocation d’une présence, d’un numen (on notera le « Ô » d’invocation, unique dans le poème) ; et ici le « toi » (« thou ») suit la prédication de la créature. Le commencement et la fin du poème forment donc un modèle en chiasme qui ajoute à son effet cyclique.
33Mais même après la révélation du message esthétique de l’urne, le souffle de mortalité s’élevant des chambres scellées de l’histoire – ce que Gœthe appelait le « Leichengerusch der Geschichte » – qui refroidissait l’empathie du poète ne se retire pas complètement ; car il voit dans « la silencieuse forme » de l’urne un « entrelacs marmoréen, d’hommes et de vierges », une « Froide Pastorale », aussi froide et monotone que l’idée d’éternité (« […] tu troubles et confonds l’esprit »). La formule « Froide Pastorale » correspond à la « sylvestre historienne » (de la strophe 1) à l’envers ; l’urne commémore des scènes sylvestres (c’est-à-dire pastorales) et même si parfois elle perpétue la chaleur de l’amour humain, elle est finalement aussi froide que l’histoire (ou que le temps ou l’éternité). Donc l’œuvre d’art qui survit à la mort soufflerait quelque chose comme l’air de la mort. Cette idée – qui d’entre nous contemplant la Vénus de Milo n’a pas senti quelque chose de la présence de la majesté de la mort ! – n’est pas exprimée, même si nous pouvons la sentir latente sous les mots effectifs du poète. Évitant systématiquement le mot « mort », il préfère se raccrocher à de consolants messages apolliniens tels que celui de l’impérissable œuvre d’art en tant qu’« amie de l’homme » et, bien sûr, ce qui est exprimé dans les deux derniers vers :
35un passage controversé qui, j’en suis sûr, deviendra plus clair à la lumière de l’interprétation déjà suggérée. M. Wasserman commente ces lignes comme suit :
Même si l’urne est capable de révéler à l’homme l’unité de la beauté et de la vérité, elle ne peut l’informer que c’est là la somme totale de son savoir sur terre et que c’est suffisant pour son existence terrestre (« all ye need to know ») ; car à l’évidence il connaît d’autres choses sur terre, par exemple le fait que dans le monde la beauté n’est pas vérité, et cela devrait même avoir plus de valeur au-dedans du monde que de savoir que les deux sont une aux confins du ciel. Mais, plus important, l’action symbolique du drame ne justifie nulle part la limitation par l’urne de son message ; nulle part l’urne ne représente le fait que l’homme ne sait rien de plus sur terre que cette identité de la beauté et de la vérité, et que ce savoir est suffisant.
Et puis il est significatif que ce soit là une ode sur une urne grecque. Si Keats voulait dire à, il l’aurait dit, comme pour l’« Ode à un rossignol ». Là, le sens du poème est issu des relations dramatiques entre le poète et le symbole ; mais sur implique un commentaire, et c’est Keats qui doit faire le commentaire sur le drame dont il a fait l’observation et l’expérience au-dedans de l’urne. C’est le poète, donc, qui dit les mots : « c’est tout / ce que tu sais sur terre et que tu dois savoir », et il s’adresse lui-même à l’homme, au lecteur. D’où le changement de référence du « thou » (l’urne) au « ye » (l’homme »). Je n’adhère pas à l’objection souvent soulevée que si le dernier vers et demi appartient au poète et est adressé au lecteur, c’est sans préparation dramatique. Le poète s’est graduellement imposé à la conscience du lecteur dans les deux dernières strophes en se retirant de son expérience empathique et en prenant une identité. Il est devenu distinctement présent dans la dernière strophe en tant qu’il parle en s’adressant à l’urne, et corrélativement l’urne s’est rétractée en cessant d’être le centre de l’intérêt dramatique ; il n’y a plus maintenant qu’un court pas à faire pour détourner son adresse de l’urne au lecteur. En outre, le lecteur a été subtilement introduit dans la strophe, car le poète marque vivement sa séparation complète d’avec l’essence de l’urne en se pluralisant (« tu nous troubles » ; « d’autres afflictions/Que les nôtres ») et, par-là, en se situant lui-même dans une catégorie entièrement distincte de l’urne ; et par cet acte Keats a maintenant impliqué le lecteur comme un troisième membre du drame. Finalement, quand le lecteur a été extrait des pluriels de « nous » et de « nôtre » par la référence à « l’homme », le poète peut maintenant lui adresser ses observations finales sur le drame.
Mais le poète n’a pas plus de justification que n’en aurait l’urne à conclure que la somme de la nécessaire sagesse terrestre est l’identité de la beauté et de la vérité. À coup sûr, quand il est retourné dans le monde dimensionnel à la strophe quatre il a trouvé que les deux étaient antithétiques, non identiques. Une part de la difficulté que Keats a rencontrée en cherchant à orienter ce qu’il entend dire peut se voir dans les trois versions des vers finaux qui ont une autorité manuscrite ou textuelle. On lit dans le manuscrit de Keats et dans les transcriptions faites par ses amis :Dans les Annals of the Fine Arts de 1820, où le poème a été publié pour la première fois, le vers se lit comme suit :Beauty is truth, truth beauty, – that is all…Et dans le volume des poèmes de Keats de 1820, on lit :Beauty is Truth, Truth Beauty. – That is all…Aucune de ces versions ne résout le problème, même si chacune donne à entendre la difficulté. À l’évidence, chacune cherche à séparer l’aphorisme de l’assertion que formule ensuite le poète ; et en même temps chacune cherche à préserver une relation entre le pronom « c’ » et quelque chose qui est venu auparavant. Donc, puisque nous avons vu que l’antécédent de « c’ » ne peut être raisonnablement l’aphorisme – puisque ni l’urne ni le poète ne peuvent être en train de dire que ce que tout homme sur terre sait et doit savoir, c’est que le beau est le vrai – l’antécédent doit être l’entière phrase qui précède.« Beauty is truth, truth beauty, » – that is all…
Tout ce que l’homme sait sur terre, et tout ce qu’il a besoin de savoir, c’est queC’est seulement ce sens qui peut être cohérent avec l’action dramatique du poème, car il ne se contente pas de nier que dans le monde la beauté n’est pas la vérité, il assimile aussi ce fait à une plus grande vérité. La somme de la sagesse terrestre est que dans ce monde de souffrance et décomposition, où l’amour ne peut être pour toujours brûlant et où même les plus hauts plaisirs laissent nécessairement un front brûlant et une bouche desséchée, l’art demeure, immuable dans son essence parce que l’essence est capturée dans une « Froide Pastorale »… Cet art est pour toujours disponible en tant qu’« ami de l’homme », en tant que puissance consentant à admettre l’homme à ses « sessions de sphères »… Le grand but de la poésie, écrit Keats, est « qu’elle devrait être une amie/ Pour soulager les soucis et alléger les pensées de l’homme », car l’art rend moins pesant ce fardeau en offrant à l’homme la promesse que quelque part – aux confins du ciel, là où les malheurs de ce monde seront résolus – les chants sont pour toujours nouveaux, l’amour est pour toujours jeune, la passion humaine est « humaine passion bien au-dessus », la beauté est vérité ; que, même si la beauté n’est pas vérité dans ce monde, ce que l’imagination saisit comme beauté doit être vérité – qu’elle existe auparavant ou non [pp. 58-61].Quand la vieillesse aura consumé notre siècle,Tu survivras parmi d’autres afflictionsQue les nôtres, amie de l’homme à qui tu dis :« Le beau est le vrai, le vrai est le beau »
Du fait que l’assertion que la beauté est vérité a l’illusoire apparence d’être l’affirmation la plus explicite et la plus significative de « L’Ode sur une urne grecque », presque toutes les analyses de ce poème se sont concentrées sur les vers de la fin, seulement pour découvrir que les abstractions apparemment claires sont un feu follet émanant d’un marais de quasi-philosophie… L’aphorisme est d’autant plus séduisant qu’il apparaît près de la fin du poème, car sa position apparemment culminante a généralement conduit à la supposition qu’il est la récapitulation abstraite du poème, détachable des quarante-huit vers qui précèdent et égale à eux.
Mais l’ode n’est pas une affirmation abstraite ou une incursion en philosophie. C’est un poème au sujet de choses : une urne, des pipeaux, des arbres, des amants, un prêtre, une ville ; et les images poétiques ont une grammaire propre qui est contenue dans leurs actions dramatiques… seule une lecture de toute la grammaire des images du poème peut en déployer l’intention quand les seuls vers de la fin ne le peuvent. En réalité, par une pareille lecture totale, l’aphorisme se révèle être non pas un résumé du poème, ni même le point culminant de sa visée, mais seulement une composante fonctionnelle subordonnée de sa grammaire d’images [pp. 13-14].
37Croyant comme je le fais que les deux derniers vers en entier sont à comprendre comme des mots prononcés par l’urne, je vais essayer de réfuter en détail le premier passage de M. Wasserman que j’ai cité. Le premier argument (l’urne ne peut dire à l’homme que l’identité de la beauté et de la vérité est le seul savoir nécessaire sur terre puisqu’« à l’évidence [!] il sait d’autres choses sur terre », etc.) est une légère réminiscence du commentaire caustique que j’ai entendu à Johns Hopkins en référence à notre poème : « La beauté n’est pas vérité et la vérité n’est pas beauté et il vous faut en savoir sacrément plus sur terre. » L’argument de M. Wasserman semble être une vague approbation, par un critique si profondément voué au spirituel, d’un prétendu « réalisme endurci » ou de cette vision radicalement non poétique du monde qui tient pour acquis que la poésie « n’est qu’illusion », n’est qu’aberration par rapport à la vérité « normale ». Cette vue d’un Paradis irrémédiablement perdu en ce monde, discutable en tant que base d’une compréhension de la poésie en général, est encore moins propice à la compréhension particulière d’un poète pour qui le Paradis était encore proche de notre terre, et qui, ordonné dans la foi platonicienne [19], pourrait fort bien avoir postulé l’absolue suffisance « sur terre » de sa religion esthétique. Keats au xixe siècle croyait que la beauté et vérité de l’idée transcendantale est révélée « sur terre » tout aussi fermement que Du Bellay au xvie siècle professait sa foi en « l’Idée de la Beauté qu’en ce monde j’adore. »
38Le second argument (l’urne n’a pas « joué le fait que l’homme ne sait rien de plus sur terre… ») doit tomber si j’ai raison d’affirmer que l’urne a « joué », d’une part, l’insuffisance de la vérité historique (dans les scènes 1 et 3 l’identité historique était brouillée, dans la scène 2 ce qui était atteint était seulement le métahistorique, et l’ensemble de la frise reproduit essentiellement non pas l’histoire mais la nature) et d’autre part, l’absolue auto-suffisance du message esthétique – l’équation platonicienne « beauté = vérité » est à elle seule une connaissance précieuse, en contraste avec l’érudition historique (ou, peut-être, avec toute espèce de savoir rationnel qui tend à « violer » le secret virginal de la beauté). Les questions touchant à l’identité historique, avec leur tonalité de perplexité et d’angoisse (dans les strophes I et IV), ouvrent, dans la strophe finale, la voie à une tonalité polémique contre la quête de savoir historique – car c’est une telle exclusion qui est impliquée dans les mots : « c’est tout ce que tu dois savoir ». [20]
39La déduction de M. Wasserman, à partir de l’observation correcte selon laquelle notre ode est sur et non pas à une urne grecque, que c’est le poète qui doit faire la remarque « c’est tout ce que tu dois savoir » est un évident non sequitur. Il faut noter que, même s’il écrit sur une urne, le poète a dans tout le poème parlé à une urne (« thou ») et qu’il peut très bien suggérer sa propre conclusion par des mots prêtés à l’urne. En vérité, en accord avec l’interprétation de M. Brook, je pense, conformément aux passages précédents sur le « silence » de l’urne, qu’à cette dernière il est finalement permis de parler, qu’il lui est permis de formuler le vrai message qui, selon Keats, est incorporé en elle et dont il a lui-même finalement pris conscience. L’ekphrasis, la description d’un objet d’art par le medium des mots, s’est ici développée en compte rendu d’une expérience exemplaire éprouvée par le poète confronté à une œuvre d’art antique, une expérience montrée dans le poème selon son développement tandis que les aspirations purement esthétiques de Keats en viennent à se libérer de toutes adjonctions inessentielles. Ce fut la prouesse de Keats que d’avoir présenté l’« ode sur » sous la forme d’une « ode à », c’est-à-dire d’une manière qui consonne avec l’émotion élevée traditionnellement requise pour le genre de l’ode et qui aurait satisfait même un Lessing – que d’avoir changé une longue énumération de détails factuels, difficiles à visualiser, en une adresse, unique et guidée par l’émotion, à l’urne [21] et en une quête dramatique pour le message qui y est contenu.
40Quant à l’affirmation de M. Wasserman que dans les dernières strophes le poète se serait graduellement imposé à la conscience du lecteur et que, proportionnellement, l’urne se serait rétractée hors du centre d’intérêt – nous avons déjà dit que l’urne, loin de s’être « rétractée », est re-née et s’est reformée dans la dernière strophe – comment le poète pourrait-il, dans ce moment suprême, l’avoir perdue de vue ? Qui plus est, le prétendu « bref pas » par lequel le poète est supposé déplacer son adresse « de l’urne au lecteur » est complètement impossible. Il serait sûrement bien maladroit et didactique pour le poète de terminer sa conversation avec l’urne et ensuite de se tourner vers nous pour dire : « et maintenant je viens à vous, hommes mes compagnons, pour vous dire » – mais avec une pareille transition le changement suggéré par M. Wasserman serait à tout le moins possible. Ici, cependant, il n’y a pas eu de pareille transition, et un soudain « ye » venant après une série de « thou’s » ne peut appartenir au même locuteur ; « ye » exige toujours un antécédent (la référence, quelques vers plus tôt, à l’« homme » ne sert en rien de préparation pour un tel changement) ; nul substantif, sinon au vocatif, ne peut être l’antécédent d’un pronom de deuxième personne.
41Qui plus est, Wasserman prétend que dans le dernier vers et demi le poète prêche une leçon à ses compagnons humains, alors qu’en réalité Keats lui-même, qui a « péché » auparavant contre l’œuvre d’art (par sa curiosité historique), n’a compris que maintenant la leçon (à propos de son message purement esthétique qui se maintient, que l’urne dépeint « pour toujours » le chaud amour humain ou bien une civilisation d’où « pas une âme… ne peut jamais revenir ») Ce doit être l’urne qui formule pour Keats la leçon dont lui aussi bien que l’humanité a besoin et que les deux entendront avec reconnaissance. L’urne, dont la puissance de la présence s’est accrue et qui en est venue à parler dans la dernière strophe, doit avoir le dernier mot et ce dernier mot doit être d’amitié et de consolation pour la communauté humaine. L’expérience « numineuse » qui est celle de Keats avec l’urne avait été suprapersonnelle et sa valeur exemplaire ne peut être communiquée à l’humanité que par l’amical numen lui-même auquel il doit son expérience et qui, dans une sorte de métamorphose ovidienne inversée, trouve une voix humaine pour dire des mots de chaleur humaine à partir du marbre d’art et du silence de l’histoire. Si l’urne ne prononçait que le court aphorisme intellectuel « Le beau est le vrai, le vrai est le beau » sans adresse personnelle à l’humanité, comme le suggère M. Wasserman, elle ne serait pas humaine. Et comment peut-on imaginer qu’ayant à la fin doté de parole l’urne de pierre, Keats puisse alors défaire le miracle qu’il a forgé, interrompre (après cinq mots !) le flot de communication direct, suprapersonnel, entre œuvre d’art et humanité qu’il avait contribué à créer (à travers le délicat passage du « tu » au « nous » au vers 44 au « nôtre » et à « homme » au vers 48) et capter les feux de la rampe pour lui-même juste avant que ne tombe le rideau, en congédiant le public avec une déclaration complaisante comme : « Moi le poète vous déclare que ce que je viens de dire est tout ce que vous devez savoir » ? Tout cela représenterait, à mon avis, un inadmisisible manque de tact de la part de Keats. Afin de comprendre le développement final de notre poème, le critique doit avoir fait l’expérience religieuse, non moins que Keats, de la qualité numineuse de l’œuvre d’art.
42Il y a encore une raison pour attribuer entièrement les deux derniers vers à l’urne, une raison qui se propose à quiconque est familier de l’art antique. Une urne grecque porte en général une inscription ou une légende en forme d’épigramme. Comme Paul Friedländer dans son livre Epigrammata (Berkeley-Los Angeles, 1948) nous le dit : « Les Grecs, tout en suivant l’Orient en érigeant et dédiant des monuments, se plaisaient à donner à une inscription funéraire ou à une consécration à une divinité le mètre et le style d’Homère ou des poètes élégiaques ou iambiques », la forme principale des inscriptions épigrammatiques étant le distique élégiaque. Ces inscriptions poétiques, composantes éloquentes des muettes statues et pierres tombales, étaient supposées s’adresser au passant :
44et être lues par ce dernier de telle manière que monument et voyageur en viennent à engager un dialogue, « car lire dans l’antiquité, c’est toujours lire à haute voix. » Pour adopter les mots d’une épitaphe latine :
46Jusqu’à la fin de l’ode, Keats et lui seul parlait à l’urne, autrement dit, c’est lui qui pensait à haute voix en s’interrogeant sur son sens. Pourquoi n’aurait-il pas pensé, dans un poème ayant trait au retour à la vie d’une œuvre d’art antique, à un dialogue entre cette œuvre d’art et ceux qui la contemplent, dialogue dans lequel l’urne, en un miracle grec ou par une métamorphose, en viendrait, s’adressant à eux (sous la forme « ye » qui inclut le poète), à dire son inscription, répondant par là à la quête de sens qui est celle du poète en tant qu’« ami de l’homme » – exactement comme les inscriptions funéraires grecques remerciaient le passant qui, après avoir jeté les yeux sur le monument (urne, stèle, etc.), avait lu respectueusement le nom du défunt avec des mots de consolation et vœux amicaux (« heureux voyage, ô passant ! » « bonne route, ô étranger ! » – Friedländer, n° 168) ou même des admonitions morales (« gnomè » ou « paraenesis ») conçues pour son bien spirituel durable. On peut noter que l’insistance sur la beauté du sépulcre (qui, dans l’intention de l’artiste et des donateurs, répond à la beauté de la personne commémorée) est fréquente dans les inscriptions grecques.
47Donc, l’idée que la beauté de l’œuvre d’art va survivre à celle des modèles dont elle fait le portrait est donnée dans le genre littéraire grec même auquel Keats se conforme – combinant avec cette idée l’idée platonicienne de l’Idée qui était son propre credo poétique. Et ce n’est pas seulement dans le contenu mais aussi dans la forme que le distique final de Keats semble connecté au genre grec de l’épigramme funéraire [22] ; son distique apparaît avec l’exacte forme métrique (le vers de sept pieds) sous laquelle l’épitaphe par Simonide des trois cents Spartiates aux Thermopyles est connue en anglais ; et l’adresse au passant (« ye ») se trouve chez Keats dans le dernier des deux vers, c’est-à-dire, précisément, dans la partie du distique qui correspond au pentamètre grec dans lequel les bons vœux pour le voyageur sont habituellement exprimés. Nous devons prendre en considération la qualité de topos basique du « ye » de l’inscription et du dialogue entre monument et voyageur inhérent à une urne grecque gravée ; tandis que dans les inscriptions grecques des questions sur l’identité historique sont posées et reçoivent une réponse, Keats, qui a posé à l’urne des questions de nature historique, reçoit une réponse, dans la forme grecque de l’épigramme historique, mais renfermant un message au contenu non-historique (esthétique). Tandis que l’antique épigramme funéraire était consacrée à la commémoration d’un mort particulier, l’épigramme à la manière de Keats contient un message général adressé aux vivants exclusivement. Contrairement à l’assertion de M. Wasserman, c’est le poète qui dans la dernière strophe de notre ode s’est « rétracté » hors de l’image et c’est l’urne qui « pour toujours » va converser avec les passants – tous les lecteurs de l’ode de Keats devraient devenir des passants, s’arrêtant devant l’urne immortelle et écoutant son consolant message [23].
48Pour en revenir à des questions plus philologiques, les trois ponctuations différentes dans l’avant-dernier vers ne servent pas, comme le concède notre critique, à clarifier la référence précise du pronom démonstratif that. Elles montrent seulement, je crois, les hésitations du poète quant à la relation entre l’aphorisme et le reste de la légende. Il ne savait pas s’il devait ou non présenter l’épigramme intellectuelle comme une unité qui se suffirait. C’est plus franchement une unité auto-suffisante dans la version du volume de 1820 – « “Le beau est le vrai, le vrai est le beau”, – c’est tout… » – tandis que dans la version du manuscrit, généralement et, je crois, correctement reproduite dans nos éditions courantes – Le beau est le vrai, le vrai est le beau, – c’est tout…, le courant de la parole dans le distique est moins interrompu et l’aigu intellectualisme de la maxime – anti-intellectuelle – peut être contré par le ton du cœur selon lequel l’œuvre d’art montre – par le pronom « ye » – son souci de « l’homme ».
49Quant à la solution que propose M. Wasserman lui-même, que l’antécédent du pronom that soit l’ensemble de la phrase qui précède
51interprétation grâce à laquelle il est possible à Wasserman de soutenir que ce n’est pas l’urne mais le poète qui affirme qu’il suffit à l’homme de connaître l’identité de la beauté et de la vérité « aux confins du ciel » – contre cette hypothèse je soutiendrais d’abord que, pour ce qui est de « that » se référant à l’ensemble de la phrase depuis « Quand la vieillesse » jusqu’à « truth beauty » (« le vrai est le beau »), le contenu de cette phrase n’est pas assez général pour être dit « tout ce que tu sais sur terre, ensuite, l’idée que pour Keats « le beau est le vrai, le vrai est le beau » aux confins du ciel est connue de M. Wasserman du fait de ses amples lectures de Keats, mais n’est évidemment pas exprimée dans notre poème ; si d’un côté il est dit aux lecteurs du poème que le fait que l’urne veut « pour toujours » rester auprès d’eux comme une amie est le seul savoir dont ils ont besoin sur terre, et que de l’autre côté l’urne proclame « Le beau est le vrai… », comment les lecteurs pourraient-ils déduire que l’aphorisme « Le beau est le vrai… » n’est valide qu’aux confins du ciel ? Une pareille « aide du dehors » fournie par le critique détruit l’organisme poétique. [24]
52Si au contraire on accepte mon interprétation selon laquelle le savoir historique est la chose même qui est exclue de ce que « tu dois savoir » et que l’expérience esthétique avec l’urne a conduit le poète à exprimer (dans le distique final) sa religion platonicienne de l’art, je crois que l’unité du poème demeure intacte et que les vers finaux sont bien la formulation abstraite tout naturellement développée de l’expérience effective de l’œuvre d’art que fait le poète telle que dramatiquement dépeinte par cette ode d’ekphrasis.
53Quant au second passage extrait ci-dessus des commentaires de M. Wasserman, je m’en tiendrai à dire que je suis incapable de reconnaître la pertinence, au moins pour la poésie romantique, d’une quelconque « grammaire imagistique » (ou d’une métagrammaire ou syntaxe). L’usage de ces métaphores pour une séquence d’images vise évidemment à impliquer une rigueur traditionnellement associée avec ces termes grammaticaux ; car toute assertion particulière dans la « grammaire » d’un langage donné requiert l’usage de certaines formes, un usage généralement et automatiquement suivi par tous ceux qui pratiquent ce langage :
55À coup sûr, les inventeurs des termes « grammaire (ou syntaxe) imagistique » n’entendaient pas nous communiquer l’idée que les images d’un poème donné ont été prescrites au poète (par la poésie ou le goût ?) de la même manière que le mode, indicatif ou subjonctif, dans une phrase donnée est dicté par les règles de la grammaire. Puisque Wasserman parle de la « grammaire imagistique d’un poème particulier », il doit ne rien vouloir signifier de plus ambitieux que « l’évolution cohérente et concordante des images au sein de l’économie de ce poème particulier. » En réalité je pense qu’« imagerie » (terme technique qui n’existe pas dans d’autres langages) a toujours été quelque peu surfait chez les critiques littéraires anglais qui se délectent outre mesure de cet élément sensible qui, selon eux, fait du poème un poème (attitude qui a ses raisons historiques – voir l’article de E. L. Stahl sur la théorie de la poésie de Coleridge dans Weltliteratur, Festgabe für Fritz Strich, Bern, 1952) ; et l’idée, chez Wasserman, d’une « grammaire imagistique » va même plus loin dans cette direction en proclamant implicitement une autonomie des images – son affirmation étant que c’est seulement à partir de « la grammaire imagistique totale du poème » que l’on peut en déduire le contenu (ou l’ « intention »). Selon Wasserman, l’aphorisme « Le beau est le vrai… » ne peut être le moment culminant du poème du fait que son imagerie n’a soi-disant pas « joué » la maxime finale. Mais comment le critique est-il autorisé à négliger le fil intellectuel de la pensée que marque la consécution des formules (même si pour une part imagistiques) « sylvestre historienne », « Ô galbe attique ! », « forme muette », « froide pastorale », qui culmine avec l’aphorisme « Le beau est le vrai… » ? Je soutiendrais plutôt que nulle séquence imagistique ne saurait être tenue pour valide si elle n’est confirmée par l’aphorisme final.
56Nul mythologème au monde tel que « grammaire imagistique » ne saurait nous convaincre que, dans la poésie européenne antérieure au symbolisme et au surréalisme, les images ont une vie propre sans le soutien des idées. C’est bien en vertu de l’idée du poème (« le message esthétique, non historique, de l’œuvre d’art ») que Keats offre à nos yeux les trois scènes différentes (ou ensembles d’images) sur la frise dans lesquelles son sens historique et son sens esthétique ne trouvent pas une égale satisfaction (n’atteignant l’équilibre que dans la deuxième scène, et non pas dans la première et la troisième) – que ces trois scènes aient existé sur un vase grec qu’il aurait réellement vu ou qu’il ait lui-même inventé (ou modifié) les trois scènes afin qu’elles s’accordent à sa thèse générale sur l’œuvre d’art. Donc, selon moi, les critiques, après avoir montré le détail matériel et les clairs contours de la sculpture décrite dans notre poème, auraient dû établir sa solide architecture idéologique (le pas singulier ou la nuance qu’il représente parmi les poèmes traitant de l’art ou de philosophies de l’art) avant d’analyser l’imagerie (qui dans notre poème est à coup sûr subordonnée). Les images de notre poème n’ont pas le pouvoir de réduire l’aphorisme final à une position subordonnée ; au contraire, l’aphorisme final, qui se détache si clairement pour tout lecteur impartial et doit nécessairement être relié aux idées antérieurement suggérées dans le poème, ne peut que réduire les images à une position subordonnée – à la position où elles incarnent l’idée [25]. Il y a quelque ironie dans le fait que M. Wasserman, disciple de l’auteur de La grande chaîne de l’être [26], en vienne, alors qu’il explique un poème d’idées plutôt simple, à abandonner son point de vue privilégié, l’histoire des idées (qui inclut l’histoire des idées antiques) [27].
57Établir une métagrammaire imagistique qui ignorerait le contrôle total exercé par « la grammaire intellectuelle » d’un poème reviendrait à mettre en mouvement un dangereux « apprenti sorcier ». Il nous faut, dans nos explications des poèmes classiques de la littérature anglaise, moins de magie ou d’alchimie imagistiques fleurant la lampe, et plus d’air libre, plus de lucidité cristalline autour de l’œuvre d’art – et c’est ce qui est présent dans l’ode de Keats, dans laquelle pensée et image sont devenues naturellement une du fait que l’image n’a pas empiété sur la pensée, et que la pensée a trouvé son incarnation appropriée. Le beau vers : « Ô galbe attique ! poses gracieuses !… » est lui-même la parfaite incarnation de l’image au service de la pensée.
58The Johns Hopkins University
Notes
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[1]
Après avoir été professeur associé de philologie romane à Bonn, puis à Marburg (1925) et à Cologne (1931), Spitzer avait refusé le poste qu’on lui avait proposé à Manchester et s’était rendu à Istanbul (où il précéda Auerbach). L’accession au pouvoir de Hitler l’incite à accepter en 1936 l’invitation de la Johns Hopkins. Il y enseignera pendant 20 ans. Spitzer est une personnalité scientifique hors du commun : un polyglottisme assumé (il écrit en allemand jusqu’en 1932, en français et en espagnol jusqu’en 1947, en anglais jusqu’en 1954 puis en italien jusqu’à sa mort) marque une activité scientifique prolifique qui prend surtout la forme d’articles. Spitzer est d’abord un romaniste, un philologue soucieux de la lettre des textes, un grammairien aussi attentif à la sémantique, à la morphologie qu’à la syntaxe, et enfin un critique et d’un théoricien littéraire.
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[2]
Études de style, précédé de « Leo Spitzer et la lecture stylistique par Jean Starobinski », traductions d’Éliane Kaufholz, Alain Coulon et Michel Foucault, Paris, Gallimard, NRF, 1970. Cf. aussi : Leo Spitzer, Études sur le style. Analyses de textes français, (1918-1931), Paris, Jean-Jacques Briu et Étienne Karabétian (éds.), Paris, Ophrys, 2009. Sur Spitzer, cf. Leo Spitzer, Lo stile e il Metodo, I. Paccagnella et E. Gregori, Esedra, Padoue, 2010.
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[3]
« Leo Spitzer et la lecture stylistique », article cité, pp. 14-15.
-
[4]
Cf. E. Kristina Baer et Daisy Shenholm, Leo Spitzer on Language and Literature, A Descriptive Bibliography, English Book, Modern Language Association, 1991, p. 103.
-
[5]
M. Wasserman va jusqu’à fabriquer une forme dérivée du terme de rhétorique classique : oxymoronic – formation barbare qui blesse l’oreille non seulement classique, mais encore américaine ; dans une phrase comme « [Pan’s] est la nature oxymoronique aux confins (bourne] du ciel] » le mélange de néologisme et de solécisme fait mal. L’oreille latine est de nouveau blessée par la fabrication coextential (p .36) ; s’agit-il de créer un terme porte-manteau (coexistent + coextensif) ?
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[6]
Tout en étant opposé à ce que M. Wasserman appelle à juste titre le comportement « auto-flagellateur » qui, chez certains extrémistes parmi les critiques, consiste à exclure par principe de l’explication de texte tous les éléments extérieurs au poème, je crois que la mesure des allusions à des éléments du dehors doit être soigneusement calculée. Par exemple, dans le cas de notre ode, une meilleure stratégie critique consisterait, non pas à citer d’emblée des passages d’autres poèmes (« Il est un lendemain qui bourgeonne dans le minuit », « aux confins du ciel ») ou des idées générales sur Keats, mais à reconstruire le poème pour le lecteur en recourant aux mots et concepts empruntés autant que possible au poème étudié. Le lecteur doit être amené à sentir le poème comme s’expliquant lui-même et se suffisant à lui-même (car c’est bien là, dans la plupart des cas, ce qui est visé par le poète), comme se déployant lui-même organiquement devant le lecteur sans qu’il soit besoin d’aucun commentateur. Une aide du dehors introduite trop tôt et comme si elle était nécessaire, est de nature à détruire l’impression d’unicité et de totalité spécifiques de l’œuvre d’art. C’est seulement quand lecteur a complètement compris le poème, guidé peut-être plus qu’il ne s’en rend compte par l’aide invisible du critique, que ce dernier peut sortir des coulisses pour proclamer : « Ce n’est pas là tout ce qu’il vous faut savoir. Ce poème doit également être vu en rapport avec l’ensemble de la production et de l’idéologie de Keats. »
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[7]
Pourquoi cette formule légale-commerciale « aux confins du ciel » ?
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[8]
Des passages comme celui-ci, qui présentent comme déjà réalisés depuis le début par le poète ce qui en général est seulement la récompense finale d’une longue méditation, l’unio mystica, provoque chez le lecteur non préparé une légère sensation de vertige, puis un sentiment de frustration devant la solution prématurée de tous les problèmes, solution ostensiblement atteinte avec tant de facilité et si peu de peine.
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[9]
Du fait que, dans l’antiquité déjà, l’ekphrasis poétique était souvent consacrée à des objets circulaires (boucliers, coupes, etc.), il était tentant pour les poètes d’imiter verbalement ce principe de construction dans leurs ekphraseis. Le poème de Mörike sur une lampe ancienne montre la même circularité formelle motivée par la forme du modèle que celle qu’adopte l’ode sur l’urne de Keats ; cf. mon article dans Trivium, IX (1951), p. 134-147.
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[10]
Note du traducteur : « What » en anglais – soit, dans la traduction du poème : « Quel », « Quelle », « Quels », « Quelles »…
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[11]
Je me demande si M. Wasserman n’a pas fait trop jouer la catégorie « historienne sylvestre » en l’opposant à la « reconstitution historique » (dont Keats était notoirement adversaire) ; tandis que « la reconstitution historique » selon Wasserman « particularise et par conséquent confine les actes au monde mortel », « l’historien sylvestre saisit les passions humaines et les rend « presque éthérées par le pouvoir du poète »… L’histoire humaine chronique le devenir changeant ; mais l’urne est l’historienne essentielle et elle chronique l’essence du devenir… » Mais Keats a créé le terme « sylvestre historienne » (non pas « histoire sylvestre ») seulement pour l’occasion, seulement pour le contexte de notre ode, et pour qu’il soit immédiatement oublié, cristal aussi parfait que l’est un flocon de neige qui va fondre l’instant d’après. On a ici le pénible sentiment qu’un analyste hyperconscient a relevé toutes les catégories possibles d’histoire ; en plus des genres bien connus de l’histoire culturelle, de l’histoire sociale, de l’histoire économique, voici que se trouve créée une nouvelle branche qui devrait être désormais connue comme « histoire sylvestre ». Et nous devons nous rappeler que si l’urne est dite historienne par Keats, c’est seulement par une figure de style appelée lucus a non lucendo du fait que l’échec de l’œuvre d’art en tant qu’« historienne » va être démontrée dans le poème lui-même (à la strophe IV).
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[12]
On pourrait attendre que l’urne qui contient les cendres du mort représente avant tout le silence et le calme de la mort – mais Keats dans ce poème vraiment grec (pythagoricien-platonicien) a soigneusement évité toute allusion directe à la mort qui rapprocherait le poème de la poésie du xviiie siècle sur les cimetières. L’urne de Keats n’est depuis le début autorisée qu’à être un monument grec de la beauté – en conformité, en fait, avec cette pratique des anciens que Lessing dans son traité Wie die Alten den Tod gebildet, a formulée le premier et que Gœthe a trouvée en harmonie avec sa propre philosophie de la vie : la pratique de représenter la mort en termes de vie et de beauté. Voir la Venetianische Epigramme (1890), n° 1 :Nous pouvons remarquer, au passage, l’insistance de Gœthe, dans cette épigramme, sur la qualité audible des scènes animées telles que représentées sur le silencieux monument d’art antique.« Sarkophagen und Urne verzierte der Heide mit Leben :Faunen tanzen umher…Cymbeln, Trommeln erklingen ; wir sehen und hören den Marmor…So überwältigelt Fülle den Tod ; und die Asche da drinnenScheint, im stillen Bezirk, noch sich des Lebens zu freun. »
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[13]
Les puissances non terrestres incarnées dans tous les éléments sauf celui de la terre tiennent des « sessions de sphères » ; elles mettent en œuvre le concert de l’harmonie des sphères qui reste inaudible pour des oreilles terrestres – un silence parlant qui peut être comparé à celui d’une urne consacrée à la mort (même si Keats évite une fois encore de mentionner ce concept, c’est bien à la mort qu’on trait les allusions au destin et à la « mesure de saison »). Pour nous il est important de comprendre l’étroite association dans l’esprit de Keats entre l’urne silencieuse et la pythagoricienne harmonie musicale du monde. Keats n’est pas le premier à avoir identifié le silence d’un monument historique, qui par sa mélodie d’au-delà du monde surmonte la mort, avec la musique des sphères. Le poète baroque espagnol du xviie siècle Quevedo entendait une harmonie mélodieuse dans les vieux livres. Voici les quatrains d’un sonnet adressés à son éditeur :Ici, donc, le silence, du « livre savant » est une musique contrapuntique pythagoricienne des sphères qui « seconde » la pensée du poète ; mais le poète baroque ne craint pas de mentionner la mort ; au contraire, il est convaincu que les morts sont « éveillés » et possédés de la vérité vivante, tandis que la vie est un rêve et une illusion. Sa pensée chrétienne paradoxale (« la vie » = « un rêve ») qui s’exprime dans des paradoxes verbaux et des jeux métaphysiques (« J’entends avec mes yeux », « éveillés les morts parlent », « le livre seconde la pensée du poète ») est en désaccord avec le paradoxe platonicien de Keats ; avec Quevedo, ce monde apparaît enveloppé en desengano ; avec Keats il paraît refléter (dans ses œuvres d’art) la lumière céleste de l’Idée.Retirado en la paz de estos desiertoscon pocos, pero doctos libros juntos,vivo en conversacion con los difuntosy escucho con mis ojos a los muertos ;Sino siempre entendidos, siempre abiertos.O enmiendan o secundan mis asuntos ;Y en musicos callados contrapuntosAl sueno de la vida hablan despiertos.
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[14]
Cf les mots de Schiller : « In siche selbst ruht und wohnt die ganze Gestalt, eine völlig geschlossene Schöpfung… da ist eine Kraft, die mit Kräften kämpfte, keine Blösse, wo die Zeitlichkeit einbrechen könnte » et d’autres passages de Schiller cités par Ilse A. Graham, « Zu Mörikes Gedicht “Auf eine Lampe” », MLN, LXVIII, 331.
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[15]
M. Wasserman croit (p. 37) que « si l’affirmation que la beauté est vérité est l’intention totale du poème, alors c’est là (à l’endroit du climax dans le strophe III) qu’elle a sa place et nulle part ailleurs. Car c’est ce que le poème a dit jusqu’à ce point. » Selon moi, l’aphorisme ne peut survenir qu’après la strophe IV, dans laquelle le poète a fait la découverte de l’impossibilité de « l’empathie historique », et il vient alors comme soulagement et consolation.
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[16]
Je trouve quelque peu arbitraire la suggestion de M. Wasserman (p. 30) selon laquelle on pourrait trouver un accroissement de l’« empathie dans les dispositions syntaxiques dont font usage les Strophes I-III » ; selon lui, le moins empathique est le mode interrogatif (dans la strophe I), les deux tours qui suivent en empathie croissante (et qui apparaissent mêlés dans la strophe II) sont des indicatifs et des impératifs, le climax de l’empathie étant atteint dans des phrases exclamatives (Strophe III). Voilà qui est dépourvu de validité en général pour le langage et de pertinence pour nos strophes ; à coup sûr, le tour interrogatif peut être hautement empathique dans des questions comme : « Avez-vous un jour vu Shelley banal / et s’est-il arrêté pour vous parler … ? » Pour ce qui est de notre strophe I, les questions ne sont interrogatives que dans la forme ; elles ont en réalité la valeur émotionnelle d’exclamations (« Quel sauvage délire ? » pourrait être imprimé « Quel sauvage délire ! » Il n’est sûrement pas vrai que l’exclamation comme telle « assure que le sujet s’engage dans la vie du prédicatif – s’y est mêlé – « et de la sorte vient à en faire partie » ») De plus, l’indicatif comme tel n’est ni empathique, ni le contraire ; « Douces sont les mélodies entendues » est non pas empathique, mais, comme on l’a dit, philosophiquement méditatif, tandis que « tu ne peux interrompre ton chant » est réellement empathique. Finalement, des exclamations comme « Ah, heureux, heureux rameaux ! » est empathique, mais seulement du fait de l’adjectif particulier : « heureux ».
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[17]
Il est regrettable que la terminologie métaphysique de M. Wasserman tende ici comme dans d’autres passages à effacer tout ce qui est concret, même quand il va dans la bonne direction : « Keats pose maintenant trois questions. La première, comme celles de la première strophe, interroge l’identité : « Quels sont ceux qui s’avancent en vue d’un sacrifice ? » Mais bien sûr, il ne peut y avoir de réponse, car aux confins du ciel il n’y a qu’abnégation de soi. Les deux questions suivantes… portent sur des directions, elles sont des questions spatiales et ne peuvent pas plus recevoir de réponse que celles portant sur l’identité, car les confins du ciel sont de l’espace essentiel. Le résultat de la fréquentation de l’essence est que nous devenons “complètement alchimisés, et libres de l’espace” » (p. 41). Pour moi des affirmations comme celles en italiques sonnent telles les déclarations d’une sorte de bureaucratie fantasmatique « aux confins du ciel », répondant aux questions avec une auto-assurance péremptoire évidemment caractéristique de flics de la circulation céleste. Et que penser d’allégorisations comme celles-ci : « L’autel du sacrifice vers lequel se dirige la procession est… consacré au ciel, au royaume du pur esprit : l’immortel sans le mortel, la vérité sans la beauté. Et la ville que quittent les âmes est la ville que toutes les âmes quittent dans leur avancée humaine vers l’autel du ciel » (p. 42) Non, l’autel et la ville sont simplement un autel grec quelconque et une ville grecque quelconque, et oublions « le royaume du pur esprit » et « l’autel du ciel » pour nous concentrer sur le seul constant problème du poème : que peut nous apprendre une urne grecque ?
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[18]
L’association établie ici entre le détail de la ville morte et le sentiment d’une qualité de l’histoire semblable à la mort est symétriquement parallèle à l’association dans les strophes I-II entre le détail des pipeaux et tambourins représentés sur la frise et la croyance du poète en la musique du silence pythagoricienne.
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[19]
Mr Wasserman a justement cité, sans l’identifier avec le Platonisme, un passage d’une lettre où Keats définit le summum bonum en termes platoniciens : « Ce que l’imagination saisit comme Beauté doit être vrai, que cela existe ou non ». Je peux signaler une identification similaire de la beauté et de la vérité dans le poème de Schiller « Die Künstler » (1789) ; par exemple dans des passages comme :Nur durch das Morgenthor des SchönenDrangst du in der Erkenntnis Land…Was wir als Schönheit hier empfunden,Wird einst als Wahrheit uns entgegengehn…Der freisten Mutter freie Söhne,Schwingt euch mit festem AngesichtZum Strahlensitz der höchsten Schöne !Um andre Kronen buhlet nicht !Die Schwester, die euch hier verschwunden,Holt ihr im Schoss der Mutter ein ;Wa schöne Seelen schön empfunden,Muss trefflich und vollkommen sein.
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[20]
Une similaire approche antiarchéologique se trouve dans « Kore », un court poème, moins ambitieux, de Gœthe, écrit approximativement à la même époque (1819 ou 1821) que l’ode de Keats : (la vierge est Proserpine, dont Gœthe a vu quelques représentations antiques). En donnant au poème le sous-titre « Nicht gedeutet » (non expliqué) Gœthe a choisi de proclamer, en contradiction avec les interprétations contemporaines des œuvres d’art antiques telles que celles de Creuzer et de Welcker, le droit de l’antique œuvre d’art à « ne pas être violée ». La première strophe du poème se moque de toutes les tentatives d’identification factuelle par les archéologues :L’« énigme » factuelle va alors rester sans solution ; ce qui est de toute importance pour le « sens artistique » est, comme le proclame la seconde strophe, la « nature divine » de la Koré, c’est-à-dire le message d’une beauté se transcendant toujours elle-même incarnée dans Proserpine (et dans ses supposées représentations) :Oh Mutter ? Tochter ? Schwester ? Enkelin ?Von Helios gezengt ? Von wem geboren ?Wohin gewandert ? Wo versteckt ? Verloren ?Gefunden ? – Rätsel ist’s dem Künstlersinn.Die Gott-Natur enthüllt sich zum Gewinn :Nach höchster Schönheit muss die Jungfrau streben,Sizilien verleiht ihr Götterleben. »
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[21]
Une fois seulement, dans l’adresse au « bourg » que Keats n’a imaginé que par inférence, l’hymnique « tu » n’est pas réservé à l’urne et aux choses à y voir. Dans ce cas, le poète s’est permis de s’avancer, par-delà l’œuvre d’art, jusque dans l’« histoire » – et de ce qui est, pour ainsi dire, un égarement de son imagination, symbolisé par le mésusage de « tu », le poète va être rappelé par l’effet de la forme entière de l’urne telle qu’elle se dresse devant ses yeux : « Ô galbe attique ! »
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[22]
On doit garder à l’esprit que, outre les inscriptions funéraires véritables, les Grecs développèrent le genre littéraire des pseudo-inscriptions, destinées au lecteur, dans lesquelles l’œuvre d’art devait être décrite. Hellmuth Rosenfeld, qui dans son livre Das deutsche Bildgedicht (Leipzig, 1935), s’occupe centralement de la survivance de ce genre dans la poésie allemande, distingue les types antiques suivants de la « Bildgedicht », cette « forme hybride et esthétiquement stimulante dans laquelle l’œuvre d’art en repos et la poésie qui est mouvement sont amenées à une parfaite union » ; il peut s’agir 1/ de l’adresse objective au lecteur par la personne qui a fait don de l’œuvre d’art en tant qu’ex-voto ; 2/ d’un procédé fictionnel par lequel l’œuvre d’art elle-même est supposée parler, s’introduire elle-même et répondre aux questions du lecteur ; 3/ du développement ultérieur dans lequel le poète prend le rôle du lecteur dans le dialogue avec l’œuvre d’art (le dialogue peut devenir alors un monologue du poète) ; 4/ enfin, de la variante où le poète (qui désigne l’œuvre d’art : « vois… vois… » !) la décrit pour un spectateur idéal ou reconstitue, comme s’il était personnellement ému, la scène représentée dans l’œuvre d’art en tant qu’action dramatique. Rosenfeld appelle ce type, par réminiscence de la scène homérique, « teichoscopique ». Il paraît évident que l’ode de Keats contient les éléments 2/, 3/et 4/ arrangés de telle manière que 2/ (la réponse de l’œuvre d’art) et 3/ (l’adresse à un spectateur idéal) se développent organiquement à partir de 4/ (la présentation « teichoscopique » de l’urne). Je peux ajouter que, dans la collection réunie par Rosenfeld de « Bildgedichte » allemandes, je n’ai rien trouvé de parallèle à l’« aperception esthétique développée dans le temps » qui est si caractéristique de l’ode de Keats.
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[23]
Maintenant que nous avons vu la correspondance entre les derniers vers de l’ode et la pratique grecque d’inscriptions sur des monument funéraires, nous pouvons aller plus loin et nous demander si même plus tôt dans ce poème ne pourrait se trouver un autre parallèle du même genre. Les répétitives « questions touchant à l’identité historique » dans les strophes I et IV, qui se révèlent chargées de tant d’émotion personnelle de la part du poète, peuvent avoir leurs antécédents dans des questions similaires inscrites sur les monuments grecs et ostensiblement adressées à qui passe près du monument. Cf. la description par Friedländer d’une colonne surmontée par un Sphinx et portant l’inscription : « O Sphinx, chien de l’Hadès, qui surveilles-tu tandis que tu te tiens assis en gardien des morts ? » Suit alors le nom d’un mort particulier, en manière de réponse. Mais les questions de Keats, adressées qu’elles sont au Sphinx de l’Histoire, n’admettent pas de réponse de l’Histoire. Le dialogue inhérent à l’inscription funéraire a été explicité par le poète néo-latin Pontanus qui, dans son Tumuli (1518), souvent imité par les poètes français de la Pléiade, montre un Viator posant répétitivement des questions (qui touchent à l’identité historique) auxquelles il était répondu par le Genius ou l’umbra du défunt. Dans les Bergeries de Rémy Belleau (1572) nous trouvons des descriptions en prose de somptueuses pierres tombales de la Renaissance suivies d’épitaphes en vers qui se lisent comme des réponses poétiques à la silencieuse demande de qui contemple. Je ne prétends évidemment pas que Keats ait réellement vu ou étudié l’une quelconque des inscriptions grecques particulières mentionnées ci-dessus (ou leurs dérivés à la Renaissance) ; mais le poème a été évidemment écrit par quelqu’un qui avait été immergé dans l’atmosphère particulière que crée tout musée d’art classique.
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[24]
Voir ci-dessus la note 2.
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[25]
Autrement dit : les images de notre poème ne sont pas de nature associative (comme le sont par exemple celles du « Bateau ivre » de Rimbaud) ; c’est seulement si elles l’étaient que serait justifiée une approche à prédominance imagistique.
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[26]
Il s’agit d’Arthur Lovejoy, auteur de The Great Chain of Being : A Study of the History of an Idea (1936). Harvard University Press.
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[27]
Il est paradoxal de voir à l’œuvre chez M. Wasserman deux tendances qui sembleraient mutuellement exclusives, d’un côté une beaucoup trop hâtive allégorisation métaphysique, de l’autre un asservissement à une métagrammaire imagistique ; dans les deux cas, ce qui est évident, c’est un excès du « méta », un éloignement de cette aurea mediocritas qui évite les extrêmes de la critique littéraire. (Mais ces « excès » naissent, bien entendu, d’une même vertu pour laquelle nul éloge ne suffit – le désir passionné de Wasserman de comprendre pleinement le poème.)