Couverture de POESI_160

Article de revue

Le monde de Dante et le monde de Pétrarque

Pages 205 à 222

Notes

  • [a]
    NDT. Ce texte constitue le 1er chapitre du grand ouvrage de Karlheinz Stierle, Francesco Petrarca, ein Intellektueller im Europa des 14. Jahrhunders, Carl Hanser Verlag, 2003.
  • [1]
    Jürgen Mittelstraß, Leonardo-Welt. Über Wissenschaft, Forschung und Verantwortung, Francfort 1992.
  • [b]
    NDT. C’est seulement dans son édition de 1555 que la Commedia de Dante sera appelée Divina Commedia. Nous conservons le nom italien, suivant en cela le choix de Karlheinz Stierle.
  • [2]
    Francisci Petrarce Familiarium Rerum libri XXIV, edizione critica per cura di Vittorio Rossi, 4 vol (vol. 4, lib 20-24, per cura di Umberto Bosco) Firenze 1933-1942, vol. 1, p. 94-100. C’est cette édition qui est citée dorénavant, sous l’abréviation Rossi.
  • [3]
    Dante Alighieri, Commedia, con il commento di Anna Maria Chiavacci Leonardi, 3 vol., Milano 1997, vol. I, Inferno XXVI, v. 94-96. C’est de cette édition que sont tirées nos citations.
  • [c]
    NDT. Nous prenons le parti de donner en traduction française la version de Jacqueline Risset. Dante, La Divine Comédie, traduction française de Jacqueline Risset, Paris, GF-Flammarion, 1992.
  • [4]
    Cf. Harold Bloom, The Anxiety of Influence. A Theory of Poetry (1973), Oxford 1975, p. 5 : “[…] self-appropriation involves the immense anxieties of indebtedness, for what strong maker desires the realization that he has failed to create himself ?”
  • [5]
    Francesco Petrarca, Rerum memorandarum libri, edizione critica per cura di Giuseppe Billanovich, Firenze 1943, p. 98.
  • [6]
    Seniles V, 2. Francisci Petrarchae […] Opera que extant omnia, 3 t., Basileae 1554, reprint Ridgewood, New Jersey, 1965. Toutes nos citations renvoient, sous la forme abrégée Opera omnia (Op. omn.), à cette édition qui jusqu’à aujourd’hui reste sans équivalent. La pagination des Lettres de vieillesse (Seniles) suit l’édition de Giuseppe Fracassetti, Letere senili di Francesco Petrarca, volgarizzate e dichiarate con note, 2 vol., Firenze 1869-1870.
  • [7]
    Cf. Karlheinz Stierle, „Der Schrecken der Kontingenz – ein verborgenes Thema in Dantes Commedia“, in Bernhard Greiner und Maria Moog-Grünewald (éd.), Kontingenz und Ordo. Selbstbegründung des Erzählens in der Neuzeit, Heidelberg 2000, p. 29-46.
  • [8]
    Sur la nouvelle conception de la figure d‘Ulysse chez Dante, cf. Karlheinz Stierle, Odysseus und Aeneas (cf. Introduction, note 4) ; sur la conception de l‘Ingenium par Dante, cf. Karlheinz Stierle, „Mito, memoria e identità nella Commedia“, in Dante. Mito e poesia, a cura di Michelangelo Picone e Tatiana Crivelli, Firenze 1999, notamment p. 186-187 ; sur le lien entre la nouvelle figure d’Ulysse chez Dante et ses prémices du Moyen Âge : « “A te convien tenere altro viaggio” Dantes Commedia und Chretiens Contes del Graal », in Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 25 (2001), p. 39-64.
  • [d]
    NDT. La phrase de Dante se développe sur quatre vers : « Io e’ compagni eravam vecchi e tardi / quando venimmo a quella foce stretta / dov’ Ercule segnò li suoi riguardi / accio che l’uom piu oltre non si metta ». Traduction Jacqueline Risset : « Mes compagnons et moi, nous étions vieux et lents / lorsque nous vînmes à ce passage étroit / où Hercule posa ses signaux / afin que l’homme n’allât pas au-delà » (La Divine Comédie, L’Enfer, traduction Jacqueline Risset, GF Flammarion.
  • [e]
    Dante, La Divine Comédie, Le Paradis, trad. Par Jacqueline Risset, Paris, GF Flammarion, 2004.
  • [f]
    Ibid.
  • [9]
    Sur la Divine comédie comme « fable du monde », cf. Karlheinz Stierle, « La fable du monde et le système des beaux-arts : Ovide, Dante, Proust », in Rassegna europea di letteratura italiana 12 (1998), p. 9-35.
  • [10]
    NDT : Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, traduit du russe par Léon Robel, Gallimard, Bibliothèque des idées, 1970. Les deux citations sont aux pages 398 et 399 de l’édition française.
  • [11]
    Après les premiers travaux de Castelvetro, ce n’est que récemment que le lien étroit entre Pétrarque et Dante a été mis en lumière de manière systématique. Un premier pas essentiel fut le texte de Marco Santagata “Presenze di Dante ‘comico’ nel ‘Canzoniere’ del Petrarca”, in Giornale storico della letteratura italiana 146 (1969), p. 163-211. Sur lui s’appuie l’enquête détaillée de Paolo Trovato Dante in Petrarca. Per un inventario del dantismi nei « Rerum vulgarium fragmenta » (Firenze, 1979), qui reconstruit selon un schéma de différenciation subtil le système des reprises de Dante par Pétrarque, et démontre ainsi l’évidente prépondérance de la Commedia comme source des références intertextuelles de Pétrarque concernant Dante. Cf. aussi Michelangelo Picone, “Riscritture dantesche nel ‘Canzoniere’ di Petrarca”, in Rassegna europea di letteratura italiana 2 (1993), p. 115-125. Dans son livre Per moderne carte. La biblioteca volgare di Petrarca (Bologna 1990) Santagata n’a pas seulement posé la question complémentaire de la relation de Pétrarque à Dante en tant que poète, mais il a aussi placé Pétrarque, au moins dans quelques études exemplaires, dans le contexte de la poésie lyrique du Duecento italien et de son propre temps (bien qu’ici, Cino da Pistoia, à peine mentionné, aurait été plus important que Cecco d’Ascoli et Boccace). Les commentaires de Santagata dans sa monumentale nouvelle édition des Canzoniere sont le couronnement d’une tentative de montrer en détail les références essentielles que Pétrarque fait à Dante (Francesco Petrarca, Canzoniere, edizione commentata a cura di Marco Santagata, Milano 1996 [cf. Indice Dante Alighieri, p. 1510-1523]). La question de savoir à quel point les recherches de Trovato et Santagata ont aussi inspiré la recherche allemande sur Pétrarque peut être documentée par deux ouvrages récents : Peter Kuon, « Autobiographische Narration und danteske Intertextualität in Petrarcas Kanzone der Metamorphosen » (in W. Helmich, H. Meter, A. Poier-Bernhard, éd., Poetologische Umbrüche. Romanistische Studien zu Ehren von Ulrich Schulz-Buschhaus, München 2002, p. 191-207) et Gerhard Regn, „Allegorice pro laurea corona : Dante, Petrarca und die Konstitution postmittelalterlicher Dichtungsallegorie“, in Romanistisches Jahrbuch 51 (2000), p. 125-152.
  • [12]
    Cf. Dante Alighieri, La Commedia, secondo l’antica vulgata, a cura di Giorgio Petrocchi, I : Introduzione, Firenze 1994, p. 60 s.
  • [13]
    Cf. Trovato, p. 150 : “Per quanto riguarda la Commedia quasi non ci sono problemi : non c’è dubbio che il Petrarca potesse giovarsi, ben prima del dono boccacciano (identificato, come si sa, nel Vaticano Latino 3199), di copie integrali del poema.” [En ce qui concerne la Commedia, il n’y a guère de difficultés : nul doute que Pétrarque ait pu se servir de copies intégrales du poème bien avant le cadeau que lui fit Boccace (qui, on le sait, est identifié comme le manuscrit Vaticano Latino 3199).]
    L’existence de réminiscences de Dante, surtout de la Commedia, dans l’ensemble des Rerum vulgarium fragmenta, amène aussi Trovato à penser que le jeune étudiant en droit à Bologne était familier de la Commedia : “E si è già notato come all’estrema varietà dei luoghi (danteschi) di provenienza corrisponda una rete non meno estesa di punti d’arrivo nei RVF : con tutte le conseguenze che una distribuzione di questo tipo comporta riguardo ai tempi presumibili di lettura (cioè della prima lettura, non certo dell’unica) della Commedia, da riportare agli anni dell’apprendistato petrarchesco, forse (ma non necessariamente) nella Bologna del Bambaglioli.” (p. 150). [On a déjà noté qu’à l’extrême variété des textes de départ chez Dante correspond un réseau tout aussi étendu de points d’arrivée dans les RVF, avec toutes les conséquences qu’une distribution de ce genre peut avoir sur les périodes de lecture de la Commedia (la première lecture n’ayant certainement pas été la seule), au cours des années d’apprentissage de Pétrarque, sans doute – mais non nécessairement – dans le Bologne de Bambaglioli.]
    Carlo Calcaterra avait déjà défendu ce point de vue de manière plus décidée. Cf. “La prima ispirazione dei ‘Trionfi’”, in Carlo Calcaterra, Nella selva del Petrarca (Bologna 1943, p. 188 : “La Divina Commedia al contrario era entrata nello spirito formativo del Petrarca fin dalla giovinezza, cioè dagli anni vissuti, liberamente e poeticamente vissuti, a Bologna, la quale, mentre egli era allo Studio, era piena del nome di Dante.” [La Divine Comédie, au contraire, était entrée dans l’esprit de Pétrarque dès ses jeunes années de formation, les années libres et poétiques vécues à Bologne, ville qui, au moment où il fréquentait l’Université, était remplie du nom de Dante.]
  • [14]
    Sur l’omniprésence de l’Ulysse de Dante comme figure d’identification chez Pétrarque, cf. Michele Feo, « Un Ulisse in Terrasanta », in Rivista di cultura classica e medievale 19 (1977), p. 383-387 et Michelangelo Picone, « Il sonetto CLXXXIX », Lectura Petrarce IX (1989), Padova 1991, notamment p. 168.
  • [15]
    Virgile, Énéide, t. II, livres VII-XII, texte établi par René Durand et traduit par André Bellessort, Paris, Les Belles Lettres, 1957, IX, V. 602, p. 102.
  • [16]
    Francesco Petrarca, Le Familiari, I/1 : libri I-V ; I/2 : libri VI-XI ; introduzione, traduzione, note di Ugo Dotti, Urbino 1974. Vol. 1, p. 15.
  • [17]
    Epystole III, 19, a Barbato da Sulmona, Poëmata II, p. 28.
  • [18]
    Hölderlin, « Mnemosyne », 3e version in Gedichte nach 1800, éd. par Friedrich Beissner, Kleine Stuttgarter Ausgabe vol. 2, Stuttgart 1953, p. 206.
  • [19]
    Cela n’apparaît qu’une seule fois, en supposition fugace dans la Canzone « Ne la stagion che ‘l ciel rapido inchina verso occidente » RVF 50 (À la saison où le ciel à l’ouest rapidement s’incline).
  • [20]
    « tibi serviat ultima Thule », in P. Vergilii Georgicon I, 30, texte établi et traduit par E. de Saint-Denis, Paris, Les Belles Lettres, collection Budé, 1963, p. 3.
  • [g]
    Dante, Paradis, IV, 130–132, “Nasce per quello, a guisa di rampollo / a piè del vero il dubbio ; ed è natura / ch’al sommo pinge noi di collo in collo”. Traduction Jacqueline Risset : « Par ce désir naît, comme une pousse, / le doute, au pied du vrai ; et c’est la nature / qui nous porte au sommet, de ciel en ciel ».

1Dans un essai sur le monde moderne, Jürgen Mittelstraß a proposé de lui donner le nom évocateur de « Monde de Léonard [1] ». Pour caractériser la naissance puis les débuts des temps modernes et la dynamique de leur transition, nous pourrions alors parler de « Monde de Dante » et de « Monde de Pétrarque ». Le chemin qui va vers le monde de Pétrarque, centré sur l’Avignon des papes, part du monde de Dante qui est en même temps le monde de Giotto. C’est seulement à partir de cet arrière-plan que l’on peut saisir le projet par lequel Pétrarque se créa un monde nouveau.

La lettre de Pétrarque sur Dante et l’anecdote des Rerum memorandarum libri

2C’est tardivement que Pétrarque s’est exprimé sur Dante de façon explicite. En 1353, Boccace lui avait sans doute déjà envoyé une copie autographe de la Commedia[b], copie dont on peut penser que c’est Pétrarque lui-même qui en avait passé commande. Lorsque Boccace rendit visite à Pétrarque à Milan au cours du printemps 1359, Dante fut probablement un de leurs sujets de conversation. Par la suite, Boccace écrivit à Pétrarque une lettre, aujourd’hui perdue, contenant un poème (qui a été conservé) à la gloire de Dante, et il y recommandait à nouveau ce dernier à son attention. La réponse de Pétrarque, la célèbre lettre 15 du 21e livre de ses Familiares[2], qui a dû être rédigée au cours de l’année 1359, cherche à préciser, et par là à justifier, sa relation compliquée avec Dante, dont le nom n’est pas pour autant prononcé.

3La lettre de Pétrarque marque la fin d’un long silence qui ne concerne pas seulement son rapport à Dante, mais aussi (et de façon indirecte) son rapport à Boccace et le rapport de celui-ci à Dante. Pétrarque ne veut y approfondir que deux points de la lettre de Boccace, puisque tous les autres sont censés avoir déjà été clarifiés dans la conversation qu’ils avaient eue peu de temps auparavant. Que Boccace s’excuse expressément auprès de lui pour son éloge de Dante, donne à penser à Pétrarque, qui a l’oreille fine, que Boccace pourrait présumer qu’il entretient une certaine animosité envers Dante. Le motif en serait une jalousie inavouée, et le sentiment que l’éloge de Dante par Boccace risquerait de se faire au détriment de l’admiration qu’il a pour Pétrarque. Ce dernier veut d’abord souligner un point qui leur est commun : Dante est « conterraneus noster », florentin comme Boccace, et comme lui-même par l’origine. C’est le lien qui les unit tous les trois. Le problème qu’a Pétrarque avec Dante vient d’une contradiction : l’auteur de la Commedia est « proche du peuple » dans « sa façon d’écrire ». Si à première vue cela veut dire qu’il s’exprime comme le peuple, de façon moins neutre cela peut signifier qu’il écrit dans la langue de la plèbe pour avoir du succès, et que Boccace se serait laissé éblouir par le procédé. Pétrarque concède pourtant aussitôt qu’en ce qui concerne l’objet même de sa poésie, Dante est un « nobilis poeta ».

4Et quand Boccace, abandonnant ses premiers compliments à Dante, essaie de chanter de manière exubérante les louanges de son ami, Pétrarque les rejette sur le ton d’un orgueil, pour ainsi dire, finement offensé ; il lui suggère, non sans quelque mauvaise foi, de rester fidèle à celui qui guida les recherches poétiques de sa jeunesse, et peut-être aussi aux origines un peu vulgaires de sa propre muse qui n’a atteint une sphère plus élevée que grâce à la rencontre de Pétrarque. « Que ne devons-nous pas à ceux qui ont éveillé et formé notre esprit ? » En clair : l’éloge de Dante par Boccace ne saurait jouer au détriment de Pétrarque, il se retourne contre son auteur et contre les origines de sa muse. L’approbation venimeuse de Pétrarque semble sans limites. Il s’empresse ensuite de clarifier son propos et de réfuter de manière pathétique le soupçon que son rapport à Dante pourrait être motivé par la jalousie. Quand l’éloge est destiné à quelqu’un qui n’en est pas digne, il n’en ressent tout simplement que de la douleur. Pétrarque devient encore plus explicite : il se plaint de la rumeur malintentionnée qui circule à son sujet (« apud multos de me vulgatam opinionem »), selon laquelle il haïrait Dante, ce qui serait destiné à le livrer à la haine de la plèbe qui vénère celui-ci (« ut vel sic mihi odia vulgarium conflent quibus acceptissimus ille est »). Sous une forme cachée, c’est aussi une polémique acerbe à l’encontre de Boccace qui semble prêter foi à cette rumeur, ne serait-ce que de manière indirecte.

5Pétrarque n’éprouvant aucune haine pour Dante trouve là une occasion de parler de choses personnelles. Il a non seulement fait, alors qu’il était encore enfant, en compagnie de son père et de son grand-père, la rencontre de Dante qui avait été chassé de Florence la même année que sa propre famille (en 1302), mais le sort commun et l’amitié qui s’en sont suivis entre Dante et son père doivent le mettre à l’abri de tout soupçon injustifié. Pourtant, il reste en lui une réserve ou même un ton permanent, de plus en plus perceptible, de dédain agressif. Alors que le père de Pétrarque, également ami de la poésie, avait renoncé à ses penchants littéraires pour le bien de sa famille et pour assurer sa subsistance, Dante était resté fidèle à la poésie « en sacrifiant tout à la seule recherche de la gloire ». Rien, pas même l’amour qu’il éprouvait pour son épouse et ses enfants, ne l’avait détourné de la voie choisie. Dans le « non amor coniugis non natorum pietas » transparaît ce que Dante dit d’Ulysse au 26e chant de l’Enfer : qu’il est tellement saisi par l’« ardore […] a divenir del mondo esperto » (v. 97 sq, « l’ardeur de connaître à fond le monde ») que ni son fils, ni son vieux père ni même sa femme bien aimée ne peuvent le convaincre de rebrousser chemin :

6

né dolcezza di figlio, né la pieta
del vecchio padre, né ‘l debito amore
lo qual dovea Penelopè far lieta[3].
ni la douceur de mon enfant, ni la piété
pour mon vieux père, ni l’amour dû
qui devait faire la joie de Pénélope [c].
(v. 94-96)

7Ainsi l’Ulysse de Dante devient la figure du poète dévoué à sa seule gloire, renonçant à toute autre attache, et Pétrarque ne manque pas de lui adresser ses éloges ambigus pour faire mentir ses adversaires. Il lui reste ensuite à réfuter un deuxième mensonge qui circule à son sujet : il aurait, lui qui est connu pour son amour des livres et son zèle à les acquérir, dédaigné se procurer au plus vite une copie de la Commedia. Pétrarque admet le retard, mais pas les raisons qu’on lui impute (« Factum fateor, sed eo quo isti volunt animo factum nego », p. 96). La raison de ce dédain n’était ni l’animosité ni même la jalousie, mais le besoin qu’il ressentait, en tant que poète qui avait lui-même commencé par des essais en langue vulgaire, de se soustraire à la puissante influence de Dante.

8Pétrarque rend ici explicite un motif que Harold Bloom appellera « anxiety of influence[4] ». Il constate que, pendant sa jeunesse, il s’est résolument soustrait à cette influence de Dante, et si l’on devait quand même trouver des réminiscences de celui-ci dans son œuvre, elles seraient « fortuito caso », le fruit du hasard. Maintenant qu’il est sûr de lui, il n’a pas de difficulté à avouer que la palme de l’éloquence en langue vulgaire revient à Dante (« ut facile sibi vulgaris eloquentiae palmam dem », p. 97). Pour Pétrarque, ce sont les admirateurs imbéciles n’ayant rien compris à Dante qui lui reprochent de ne pas le comprendre, alors qu’il comprend mieux qu’eux ce qui a touché leurs oreilles sans pouvoir pénétrer leur esprit (« qui id est eis ipsis incognitum quod illorum aures mulcet, sed obstructis ingenii tramitibus in animum non descendit », ibid.). Si, comme le dit Cicéron, les lecteurs de discours et de poèmes remarquables ne savent souvent pas ce qui les saisit, comment pourrait-il en être autrement dans le cas d’un poète qui est jeté aux ignorants, dans les tavernes et sur les places (« inter ydiotas in tabernis et in foro ») ? Habilement, le glissement se fait de Dante à ses admirateurs qui, par ignorance, reprochent à Pétrarque d’être un détracteur de leur idole dont, dans leur admiration myope et malhabile, ils déforment l’œuvre et la mettent en pièces (« scripta eius pronuntiando lacerant atque corrumpunt » ; ibid.).

9Ce dédain pour la réception incompétente qui fut réservée à Dante sert de transition vers la profession de foi poétique de Pétrarque, car c’est bien l’accueil fait à Dante qui l’a détourné de son intention initiale d’écrire, comme lui, de la poésie en langue vulgaire et de s’exposer ainsi au jugement des ignorants. Et, en 1359, il en est d’autant plus froissé que les quelques poésies qu’il a faites en langue vulgaire dans sa jeunesse lui reviennent sous la forme défigurée que leur a donnée le peuple. Comment donc pourrait-il envier Dante ? Le reproche de jalousie n’est-il pas dicté par la jalousie elle-même ?

10Il est probable que Pétrarque, avec une agressivité dissimulée, prend ici à nouveau pour cible Boccace lui-même. S’il réitère sur un ton consterné l’affirmation solennelle de son « chant dédié à un grand homme » (son poème épique Africa dédié au roi Robert de Naples), affirmation selon laquelle il ne jalousait personne, et qui semble maintenant mise en doute par son propre ami, il y a là en même temps une indication qu’il a dû écrire ce poème épique latin, inaccessible au peuple, en pensant à Dante et en entrant en compétition avec lui.

11Avec insistance, Pétrarque pose la question qui relativise à nouveau son éloge de Dante : comment pourrait-il lui envier ce qu’il n’a jamais souhaité pour lui-même, à savoir consacrer toute son énergie à une seule œuvre en langue vulgaire ? C’est Dante qui « a voué sa vie à une chose vers laquelle je ne me suis tourné que pendant mes premiers essais de jeunesse ». Deux tempéraments poétiques sont ici mis en contraste : Dante, le poète professionnel, avide de gloire et d’applaudissements, dont l’œuvre est, sinon l’unique du moins la plus grande passion ; et Pétrarque, qui comprend sa première poésie comme jeu, consolation et première école de l’esprit (« iocus atque solatium […] et ingenii rudimentum »). Mais à supposer que Dante aurait réussi ce dont il était capable aux yeux de Boccace (à nouveau, de la part de Pétrarque, une subtile façon de rabaisser), y aurait-il là une raison d’être jaloux ? Comment envier à Dante les vils applaudissements (« raucum murmur ») de ses grossiers admirateurs, les aubergistes, teinturiers, et tisserands de lin (« fullonum et cauponum et lanistarum ceterorum »), tous ceux qui, en le louant, ne font que le rabaisser ? Au point que Pétrarque se félicite de ne pas recevoir ce genre d’éloges, et de se retrouver ainsi au côté de Virgile et Homère. C’est ici l’intellectuel d’Avignon qui parle, qui méprise l’œuvre trop vulgaire du Florentin, et qui veut arracher son ami Boccace au monde d’une poésie d’artisans. Pétrarque ne veut pour autant pas amoindrir son éloge de Dante et ses restrictions ne portent que sur un point : cet homme n’a pas été égal à lui-même (« fuisse illum sibi imparem »). Et cela se perçoit davantage en langue vulgaire qu’en latin.

12Après cette longue clarification, qui ne ménage pas l’ami Boccace, la lettre se termine par l’évocation émouvante du moment où Pétrarque et Boccace se sont rencontrés pour la première fois à Florence (en 1350) et sont immédiatement devenus amis. Une évocation appelée à finalement dissiper l’irritation qui se lit dans la lettre de Pétrarque.

13Dès le 2e livre de ses Rerum memorandarum libri, qui date probablement de 1344, Pétrarque a érigé un monument perfide à la gloire de Dante. Dante y est célébré comme étant « le plus éclatant en langue vulgaire » (vir vulgari eloquio clarissimus[5]) mais il est déprécié humainement et renvoyé à la compagnie douteuse des ménestrels et des bouffons (« histriones ac nebulones ») à la cour de Cangrande, où il a été accepté comme exilé mais où il se serait rendu chaque jour plus impopulaire.

Boccace et Dante

14L’affirmation formulée avec emphase par Pétrarque dans sa lettre à Boccace, selon laquelle il aurait fermement résisté à l’influence de Dante pendant sa jeunesse est indirectement relativisée dans une nouvelle lettre que Pétrarque adresse peu de temps après à Boccace. Il y souligne son aversion pour le plagiat (Fam, XXII, 2) tout en parlant de ses auteurs favoris, Virgile, Horace, Tite Live et Cicéron, qu’il aurait absorbés comme une nourriture : « Je me les suis tellement appropriés – et ils ne font pas seulement partie de ma mémoire mais de ma propre moëlle – qu’ils ne font plus qu’un avec mon esprit ». Lors d’une telle assimilation-appropriation, la différence entre soi-même et l’étranger s’efface, et le souvenir de l’influence subie se perd, « entretemps j’ai oublié l’auteur ». Pétrarque n’aurait-il pas oublié de cette manière un tout autre auteur, à savoir Dante ? Ne pourrait-on trouver là un aveu caché qui non seulement relativiserait l’affirmation péremptoire de Pétrarque selon laquelle il n’avait pas découvert Dante pendant sa jeunesse, mais qui renverserait cette affirmation en son contraire ? Ne l’aurait-il pas absorbé de manière aussi intense que les grands classiques romains, et oublié pour cette raison ? L’« anxiety of influence » de Pétrarque est plus compliquée qu’il ne le voudrait. Derrière ce refus de Dante si péremptoirement affirmé, on devine une « réception » rejetée et un aveu indirect et caché.

15Dans une lettre plus tardive à son ami, datant probablement de 1366, au 5e livre des Lettres de la vieillesse[6] (Sen. V,2), Pétrarque revient sur Dante. L’occasion en est une rumeur qui lui est parvenue par l’intermédiaire d’un de ces pauvres bougres qui, incapables d’écrire eux-mêmes, mendient un texte auprès de poètes prestigieux pour s’en servir ensuite à des fins alimentaires devant une cour. Ce bougre lui aurait ainsi appris que Boccace, chez qui il voulait l’envoyer, aurait livré aux flammes ses propres poésies de jeunesse en langue vulgaire. Leur ami commun Donato Albanzani lui aurait confirmé cela lors d’une conversation à Venise et lui en aurait donné la raison : Boccace aurait d’abord été un poète plein d’enthousiasme pour la langue vulgaire, jusqu’à ce qu’il tombe, lors de ses nombreuses lectures, sur les poèmes de jeunesse italiens de Pétrarque et doive en reconnaître la supériorité. Ceci l’aurait, d’après Albanzani, tellement dégoûté de ses propres poèmes qu’il les aurait tout simplement brûlés. Dans cette lettre, il s’agit à nouveau d’une amicale rivalité poétique à propos d’un tiers : Dante. Pétrarque veut imposer à Boccace un examen de conscience, comme s’il n’était pas son rival mais son confesseur. Est-ce l’humilité, humilitas, qui a provoqué cette destruction, ou superbia, un orgueil autodestructeur ?

16Au tout ou rien fougueux qu’il suppose chez Boccace, Pétrarque veut opposer une contemplation plus sereine de la hiérarchie des plus grands poètes contemporains. Il ne doute pas qu’en langue vulgaire il y ait quelqu’un de plus grand que Boccace et lui-même, mais seulement en langue vulgaire : Dante. Ici encore, le nom n’est pas mentionné, il est seulement question de « ce prince de notre langue vulgaire ». La dispute sur la deuxième place est vaine parce que Pétrarque veut bien la céder à son ami, si cela devait le rendre heureux – même s’il a pleine conscience qu’en tant que prince de la langue latine, il n’a, lui, personne qui l’égale, pas même Dante. Un vieux critique de Ravenne qu’ils connaissent tous les deux (senex ille Ravennatis) aurait pourtant attribué à Boccace la troisième place, mais Pétrarque est tout disposé à lui laisser la deuxième. Chercher à aller plus haut relèverait par contre d’une impardonnable démesure. Et ne pas avoir tout atteint, n’est-ce pas une incitation dont ne bénéficie plus celui qui est arrivé au sommet ? Pétrarque, qui ne veut d’aucune précellence sur Boccace, l’exhorte, comme il le dit en ami et sans jalousie, à accepter le jugement public qui le place au-dessus de lui. Il l’incite même, si ce jugement devait être fondé, à le suivre de si près qu’aucun intervalle ne permette à un tiers de se glisser entre eux. Mais ensuite la discussion entre eux prend une autre tournure, car Pétrarque trouve une autre raison à l’acte autodestructeur de Boccace : ne serait-ce pas qu’il a été découragé par son époque ? Par le manque de jugement et la morgue insipide de son époque ?

17Tous deux pourraient alors se rejoindre sur ce point, car Pétrarque aussi a failli détruire ses poésies en langue vulgaire mais elles faisaient déjà l’objet d’une circulation publique, échappant ainsi aux dispositions de leur auteur. Pétrarque avoue ensuite à son ami qu’il avait lui-même envisagé – sur le modèle de Dante ? – de se consacrer entièrement à la poésie en langue vulgaire, puisque la perfection des auteurs anciens ne saurait, de toute manière, être dépassée. Il avait entrepris un grand ouvrage (magnum eo in genere opus inceperam ; Op. Omn., p. 879) mais il avait pris la mesure du public pour lequel il aurait dû écrire, inculte et incapable de manier la langue. Et il avait vu à quel point sa poésie allait être mise en morceaux par sa réception, et déformée par le bouche à oreille. Ceci l’aurait finalement convaincu que « déplacée sur le sable et la boue, [mon] œuvre serait perdue et déchiquetée par les mains du peuple ». Ainsi, il ne resterait en langue vulgaire que ses poèmes de jeunesse, épars et brefs (sparsa illa, et breuia, iuuenilia atque uulgaria). Il ne pouvait plus les arracher au peuple des ignorants, alors qu’il avait sauvé ses plus grandes œuvres en les transposant en latin. Pour Pétrarque, des présomptions insupportables, jointes à la plus grande ignorance, régissent ceux qui s’arrogent là le droit de juge r ou qui pourraient penser que le présent est supérieur à l’Antiquité : « Oh, époque sans gloire, comment oses-tu mépriser l’Antiquité, ta mère, la créatrice de tous les arts nobles ? »

18La question du rang entre les trois poètes florentins devient alors celle de la supériorité de la poésie ancienne ou moderne, en latin ou en langue vulgaire. Il semble que surgisse ici chez Pétrarque la profession de foi d’un premier humanisme, dans laquelle il implique son ami, qu’il place entre Dante et lui-même : « Mais quelle sera l’excuse, dirai-je, pour les lettrés qui ne devraient pas méconnaître les anciens, mais sont soumis au même aveuglement dans leur jugement ? Sache, mon ami, que je dis cela avec aigreur et colère. » Ici se donne libre cours la colère de Pétrarque contre l’arrogant esprit de son temps qui unit l’université scholastique et la nouvelle poésie en langue vulgaire, au détriment lui semble-t-il des grands auteurs de l’Antiquité. Et il peut ainsi absoudre Boccace qui, par mépris pour l’immense bêtise de son époque, avait décidé de ne pas soumettre son œuvre au jugement de celle-ci.

19Le rapport de Pétrarque à Dante est complexe et n’est pas complètement éclairé par ses propres prises de position. Elles sont toutes adressées à Boccace, qui est son ami, mais qui est en même temps pour Florence le premier lecteur et interprète de Dante. La lettre de Pétrarque à Boccace dans les Seniles semble confirmer qu’il se tourne, à la manière des premiers humanistes, vers l’Antiquité en s’écartant de l’obscurité contemporaine.

20En réalité, les choses sont bien plus complexes. Car Dante n’est pas un poète de l’obscur Moyen Âge, pas plus que Pétrarque n’est un poète de l’humanisme. Leurs œuvres illustrent au sein de la modernité du xive siècle deux orientations qui vont au-delà de cette période et sont toutes les deux d’une importance fondamentale.

21La réticence de Pétrarque vis-à-vis de Dante, accompagnée d’une reconnaissance un peu tourmentée, porte d’abord sur l’utilisation sans réserve de la langue vulgaire comme medium de la poésie. En tant que produit de la décomposition du latin et de l’Imperium Romanum, l’italien, langue vulgaire, a, aux yeux de Pétrarque, partie liée avec l’illégitimité de l’époque pendant laquelle l’Empire est tombé entre des mains étrangères. Mais l’objection selon laquelle Dante aurait courtisé un public inculte pour avoir du succès pèse lourd, elle aussi. Que Dante se soit adonné à sa tâche sans retenue et de manière exclusive, obsessive, suscite également la critique de Pétrarque qui n’a jamais pu se livrer avec une telle exclusivité à sa tâche poétique.

22Un point qui joue incontestablement un rôle important pour Pétrarque n’est pourtant pas mentionné ici : Dante est partisan de l’empereur allemand. Pour lui, il n’y a pas eu rupture de légitimité lors de la transition de l’Empire romain aux empereurs allemands à partir de Charlemagne. Pétrarque en revanche met en cause, dans son principe, la légitimité de cet empire, et en fin de compte la forme de pensée propre à la translatio, celle d’une continuité entre monde antique et nouveau.

Les deux mondes : verticalité et horizontalité

23En Dante et Pétrarque deux mondes se rencontrent. Pour Dante, la Florence précapitaliste avec son temps accéléré est le nombril du monde. Dans le 6e chant du Purgatorio, où il s’adresse d’abord à l’Italie déchirée par des guerres civiles et ensuite à la Florence moderne qui l’a expulsé, cette expérience du temps est rendue explicite, tout comme dans le 15e chant du Paradis, où l’ancêtre de Dante, Cacciaguida oppose l’ancienne Florence à l’actuelle. Le monde de Pétrarque est l’Avignon de l’aristocratie d’esprit, capitale de la modernité européenne du xive siècle. Dante et Pétrarque sont profondément marqués par la ville qui les a formés. Dante est florentin, même après son expulsion de Florence, même s’il n’a jamais revu sa ville. Pour Pétrarque, Florentin exilé de la deuxième génération, Florence a perdu son importance, sauf pour la langue qu’il continuera à faire évoluer, comme Dante, vers une langue originale de littérature et de poésie.

24Le monde de Pétrarque est le monde savant du xive siècle, intellectuel, écrivant en latin ; il est incarné par Avignon. Pétrarque est un Européen, il a un horizon européen, malgré ses liens avec la Rome antique qui lui est plutôt un programme qu’une réalité. Il se meut avec une aisance naturelle parmi les élites de fonction, les chanceliers et secrétaires des instances séculières et ecclésiastiques, qu’il courtise de son amitié et qui la lui rendent souvent. Et malgré ses liens avec Rome il est très conscient que l’Europe post-antique a déplacé ses centres de pouvoir vers le Nord : Paris est la nouvelle Rome, à côté de laquelle Avignon, située à mi-chemin entre la vieille et la nouvelle Rome, doit s’imposer.

25Le monde de Dante, tel qu’il apparaît dans sa grande fable du monde, la Commedia, est un monde de l’ordre universel, hiérarchique et divin tel que la théologie de Thomas d’Aquin l’a saisi en partant de la philosophie d’Aristote. La construction du monde par paliers ne connaît pas encore d’opposition entre le monde terrestre et l’au-delà. L’imagination géographique de Dante ne connaît que des transitions dans un monde où tout est, par principe, déterminé par la présence divine. Le saut qualitatif entre monde immanent d’ici-bas et monde transcendant de l’au-delà n’est pas encore pensable pour lui. Dante, qui parcourt des mondes imaginaires, est porté vers des sphères toujours nouvelles, mais ce sont toutes des sphères d’un seul monde, cohérent en soi, soumis à la volonté de Dieu. L’existence de ce monde est régie par la loi de sa verticalité, depuis le noyau de la terre – le point le plus profond de l’enfer, où Lucifer est enchaîné à la glace – jusqu’au sommet le plus élevé, l’Empyreum, d’où l’œil de Dieu contemple le monde. De sphère en sphère, l’expérience de la verticalité devient plus intense, jusqu’au moment où l’œil de Dante, guidé par l’œil extatique de l’extatique Saint-Bernard s’élève dans un ultime sursum corda jusqu’au point où il semble voir l’œil de Dieu, avant que Dante lui-même perde conscience devant la magnificence de cette vue. C’est cette verticalité qui fait correspondre la Commedia avec l’esprit des cathédrales gothiques. Mais on ne peut ignorer que ce monde (reposant sur des présupposés scholastiques, hiérarchisé du plus petit de ses éléments jusqu’au plus grand, tout entier régi par l’esprit de Dieu) entre avec Dante dans une crise qui se situe au seuil même du xive siècle, premier siècle de ces temps modernes dont on pressent la venue.

26La vision de Dante, embrassant la totalité du monde de son origine la plus élevée jusqu’à la plus profonde, prend sa source dans une détresse qui désespère si radicalement d’un sens que Dante, au milieu de la selva oscura, est en danger de mettre fin à ses jours. C’est là qu’apparaît Virgile, qui va l’accompagner au cours de ce voyage démesuré, seul capable de lui restituer sa confiance dans le monde. Virgile et Beatrice, qui se substitue à lui lors du passage vers le Paradis, prennent ainsi la place de cette figure allégorique de la philosophie qui, dans la Consolatio philosophiae de Boethius, élève le regard du moi – un moi prisonnier de son désespoir – vers l’ordre immuable et serein des astres dans le cours desquels se manifeste l’ordre divin. Et pourtant, jusqu’au moment le plus élevé, jusqu’au dernier moment de son voyage, Dante reste un moi inquiet, harcelé de questions. Le monde ne pourrait-il pas, au plus profond, être contingent ? Le soupçon de contingence n’est jamais complètement réduit au silence [7]. Mais surtout, secrètement inscrite dans la Commedia, la tragédie de Virgile – une âme pourtant chrétienne mais qui n’éprouvera, selon la volonté divine, jamais la grâce de la participation à la lumière d’En Haut – pose la question de la contingence de la justice divine. Il semble qu’il y ait chez Dante quelque chose comme une inévitabilité de la conditio humana, la constitution anthropologique de l’homme, au milieu d’un monde qui le dépasse.

L’Ulysse de Dante et l’ingegno

27Le propre de l’homme se place sous le signe de ce qu’Adam lui-même – lors de sa rencontre avec le voyageur du monde qu’est Dante – appelle, en pensant à l’expulsion du paradis, « trapassar del segno » (la transgression du signe) (Par. XXVI, 117). Cette transgression est la tentation la plus profonde de l’ingegno dont l’homme a été pourvu, de sa vocation à penser ce qui ne saurait être pensé. L’ingegno, dont la loi fondamentale est en quelque sorte le « trapassar del segno » d’Adam, est la force motrice à l’œuvre dans la construction de la tour de Babel, derrière l’« ovra inconsummabile » (l’œuvre inachevable), du « peuple de Nimrod » (Par. XXVI, 125 s.) Il suscite la construction de la nef des Argonautes dont le spectacle émerveille Neptune. Mais c’est surtout Ulysse, dont la petite trou pe surpasse la témérité des Argonautes, qui représente dans la Commedia la véritable incarnation de l’ingegno prenant sa source dans l’autonomie humaine et l’incarnant [8]. C’est lui qui, le premier – déjà vieux et rassasié du spectacle comme de l’expérience du monde – prend, au moment d’aborder les colonnes d’Hercule, une décision inouïe et impensable : celle de s’aventurer, avec sa troupe, sur la mer complètement inconnue qui s’ouvre à l’ouest, pour explorer le « mondo sanza gente » (le monde sans humains ; Inf. XXVI, 117). Et il aurait même retrouvé par ses propres moyens l’île du paradis que le pied d’aucun homme n’avait jamais foulé depuis l’expulsion d’Adam et Eve, si Dieu n’avait pas envoyé la tempête qui les avait engloutis lui et les siens alors qu’ils apercevaient cette île. Le franchissement des colonnes d’Hercule, « dov’Erculo segno li suoi riguardi[d] » (où Hercule posa ses signaux, Inf. XXVI, 108) est un « trapassar del segno » dans lequel, à l’encontre de la loi verticale de l’existence du monde, l’horizontalité close sur elle-même s’ouvre à l’exploration.

28Pour Dante, la figure d’Ulysse, mu par son ingegno et explorant le monde, est si essentielle qu’il en inscrit la présence intratextuelle dans toutes les parties de la Commedia. Et Dante lui-même, guidé, bien que différemment d’Ulysse, par des instances de la réalité divine, se comprend comme explorateur du monde aussi bien que poète sous le signe d’Ulysse. Lorsqu’au début du Paradis le poète Dante, s’imaginant en navigateur, dit de lui-même : « L’acqua ch’io prendo già mai non si corse » (L’eau que je prends n’a jamais été parcourue), il se conçoit tout à fait comme un Ulysse en plus grand. Au début de l’Enfer, déjà, le départ de l’incroyable voyage vers l’au-delà se fait sous le signe d’Ulysse, et il en est de même pour l’arrivée de Dante et de Virgile sur l’île du Paradis au début du Purgatoire. Ainsi, il y a dans le monde de Dante une horizontalité qui s’oppose à la verticalité emphatique de l’ordre divin, en tant que dimension de l’ingegno saisissant le monde, et qui trouve dans Ulysse sa figure exemplaire.

29Dante est un nouvel Ulysse sur le « gran mar dell’essere » (la grande mer de l’être ; Par. I, 113). Mais de même que l’esquif d’Ulysse devient pour ainsi dire sa flèche vers l’inconnu, la flèche de Dante est la question qui, au-delà de l’évidence, vise l’inconnu, et derrière laquelle il y a, même dans le Paradis, cette inquiétude cachée que le monde pourrait s’avérer, au plus profond de lui-même, contingent. C’est seulement au moment le plus élevé de la rencontre avec l’œil de Dieu que la question de la contingence s’efface dans la plénitude de l’évidence. C’est le moment où Dante perd conscience et se retrouve dans le monde terrestre, temporel, où sa mémoire est comme éblouie par l’intensité de ce qu’il a vécu. Ainsi, l’instant où la question cesse d’exister est lui-même mis en question :

30

perché appressando sé al suo disire,
nostro intelletto si profonda tanto,
che dietro le memoria non può ire.
Car en s’approchant de son désir
Notre intellect va si profond
Que la mémoire ne peut l’y suivre [e].
(Par. I, 7-9)

31Et encore une fois dans le 33e chant :

32

Da quinci innanzi il mio veder fu maggio
che ‘l parlar nostro, ch’a tal vista cede,
e cede la memoria a tanto oltraggio.
À partir de ce point mon voir alla plus loin
Que notre parler, qui cède à la vision,
Et la mémoire cède à cette outrance [f].
(Par. XXXIII, 55-57)

33La mémoire ne peut retenir le moment, pas plus que la parole ne serait capable de l’exprimer. Et pourtant c’est ici le véritable point de départ de la poésie de Dante. Elle est un supplément, la trace d’une approche vers ce que la mémoire elle-même ne révèle pas, ou qui n’est contenue en elle que comme intuition lointaine et inexprimable. C’est l’œuvre dans son évidence qui réaffirme esthétiquement un ordre du monde attaqué de multiples manières. Ce qui sauvera Dante de son désespoir autodestructeur n’est pas tant le sens garanti par l’évidence vécue mais plutôt le projet poétique qui en émane, le projet d’une affirmation qui ne saurait être autre chose qu’un supplément. Dante est un poète du monde devenu fable, qui affirme l’ordre du monde comme ordre de l’œuvre [9]. De la plus petite unité, le tercet, jusqu’à la construction architectonique des trois « Cantiche », des trois parties de la poésie du monde dans leur succession Inferno, Purgatorio, Paradiso, mais aussi dans les correspondances subtiles de la rime soulignant le sens, et dans le jeu infini des références thématiques et discursives, se construit une œuvre qui veut être un monde et témoigner d’un monde. En réaffirmant ainsi esthétiquement un ordre du monde qui chancèle, Dante crée cependant une idée nouvelle, l’idée de l’œuvre faisant référence à elle-même, une idée que la poésie moderne n’oubliera plus et qui, au seuil du xive siècle, ouvre au travail de l’art, et de concert avec l’ensemble de l’œuvre picturale de Giotto dans l’Église de l’Arena à Padoue, un nouvel horizon de possibilités.

34Mikhaïl Bakhtine, dans sa grande étude L’œuvre de Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge[10] a déjà fait ressortir, de manière impressionnante, la domination de la structure verticale dans la Commedia de Dante : « Tout le monde dantesque est étiré à la verticale, du bas le plus inférieur (la gueule de Satan) jusqu’aux dernières cimes du séjour de Dieu et des âmes bénites. L’unique mouvement essentiel, qui change la situation et la destinée de l’âme, est le mouvement vers le haut ou le bas sur cette verticale. La diversité essentielle n’existe pour Dante que sur celle-ci, c’est-à-dire ce qui se trouve plus haut ou plus bas ; les différences entre ce qui se trouve sur le même plan, le même niveau, ne sont pas importantes. Il s’agit là d’un trait caractéristique de la conception médiévale du monde : seul l’indice hiérarchique différencie sensiblement l’un de l’autre et crée la diversité des valeurs. La pensée officielle du Moyen Âge est indifférente aux autres distinctions non hiérarchiques. » Mais Bakhtine voit aussi la « crise » de la conception dantesque du monde et de ses forces contraires : « Son exceptionnelle vigueur artistique se manifeste dans l’énorme tension des directions opposées, dont sont emplies toutes les images de son univers. Au puissant élan vertical s’oppose la tendance d’une égale puissance des images à se lancer sur l’horizontale de l’espace réel et du temps historique, le désir de penser et de réaliser son destin en dehors des règles et appréciations hiérarchiques du Moyen Âge. »

35Pour Bakhtine, le Gargantua et le Pantagruel de Rabelais marquent l’aboutissement de la conception du monde dont les premiers traits s’annoncent chez Dante, et ce sous la forme d’une contre-culture populaire déjà observable dans le carnaval du Moyen Âge. Mais quel que soit le jugement que l’on porte sur la conception originale de Bakhtine qui fonde la Renaissance sur l’esprit de carnaval, il semble plus pertinent de prendre l’œuvre poétique et littéraire de Pétrarque comme le véritable contre-modèle d’une nouvelle perspective horizontale, déterminée par l’esprit de pluralité et qui met en œuvre un nouveau modèle anthropologique du monde.

Découverte de la Commedia

36Ici se pose concrètement la question de savoir à partir de quand dater la découverte de la Commedia par Pétrarque. En a-t-il, comme il l’affirme dans sa lettre de 1359 à Boccace, pris seulement connaissance par la copie de Boccace qu’il reçut en 1353 ? Cela semble peu probable, si l’on pense au grand nombre d’échos de Dante clairement identifiables que l’on trouve aussi bien dans les poésies des Rerum vulgarium fragmenta que dans sa deuxième œuvre en langue vulgaire, les Trionfi. Lodovico Castelvetro, le commentateur de l’humanisme tardif, avait déjà signalé un grand nombre de réminiscences de Dante dans son édition de Le rime del Petrarca brevemente sposte (Bâle, 1582). La nouvelle édition commentée de Marco Santagata démontre, bien au-delà de tous les commentaires faits jusqu’ici, la présence massive de Dante jusque dans les premières poésies en langue vulgaire de Pétrarque [11].

37Si Pétrarque dit de ses lectures des grands auteurs classiques qu’elles seraient à ce point devenues une partie de lui-même qu’il puiserait souvent inconsciemment en elles en écrivant son œuvre, cela semble valoir dans une très large mesure pour Dante qu’il ne mentionne pas. Pétrarque lui-même indique la trace d’une rencontre précoce avec la Commedia quand il remarque qu’il aurait pu en acquérir un Codex dans sa prime jeunesse si seulement il l’avait souhaité. (Fam. XXI, 15, p. 96). Quel a pu être le lieu le plus probable de cette rencontre ? La réponse n’est pas difficile. Car il n’y a pas de doute que l’œuvre de Dante fut très tôt en circulation à Bologne, où Pétrarque fit ses études de droit entre 1320 et 1326, et où il osa sans aucun doute ses premiers essais poétiques. La Commedia fut achevée peu avant la mort de Dante en 1321. À Bologne, elle dut tout particulièrement être considérée comme un événement littéraire. Le premier fragment préservé de la Commedia (Inf. III, 94-96) se trouve dans les registres de 1317 de la Curia del Podestà, à Bologne, et de nombreux autres fragments de textes de la période 1317-1339 dans les Memoriali de la ville [12]. Le texte de Dante y trouve tôt sa demeure (et transmis dans cette forme fragmentaire qui était si insupportable à Pétrarque). Il est presque obligatoire que Pétrarque, en tant que jeune homme de lettres curieux et ambitieux, ait au moins lu, sans peut-être l’acheter, la Commedia.

38Ceci signifierait que, contrairement à ses propres affirmations péremptoires, il était familier de Dante dès ses débuts littéraires [13]. Ceci est d’autant plus probable que Giovanni del Virgilio – qui avait eu avec Dante un échange épistolaire et poétique et qui n’avait pas seulement essayé de le convaincre d’utiliser le latin comme langue de la poésie mais l’avait aussi invité à Bologne – occupait toujours une chaire de rhétorique et de poétique lorsque Pétrarque commença ses études dans cette ville. Pétrarque ne parle pas de Giovanni del Virgilio, mais il est difficile d’imaginer que l’étudiant en droit si intéressé par la poésie ne soit pas entré en contact avec lui.

Le nouvel Ulysse

39Tout nous amène à penser que Pétrarque trouva sa propre modernité dans l’affrontement avec Dante. Le monde de Dante est encore pensé comme lien réel entre le monde terrestre, souterrain-infernal et le monde extraterrestre-paradisiaque qui forment ensemble l’unique monde. Chez Pétrarque, par contre, le monde terrestre est séparé du monde extraterrestre de manière radicale et immédiate. Ceci donne une nouvelle présence au monde terrestre qui s’étend tel un horizon. Le monde de Pétrarque est pour ainsi dire un monde d’Ulysse sous le signe de l’horizontalité et du « divenir del mondo esperto », de l’exploration et de l’expertise d’un monde qui n’est plus lié à l’architecture d’une totalité reposant sur des fondements scholastiques.

40Pétrarque, dans sa lettre à Boccace « au sujet de Dante » parle de celui-ci dans une formulation qui jusque dans le choix des mots fait penser à l’absence héroïque de liens qui caractérise Ulysse dans le 26e chant de l’Enfer. Cela est d’autant plus remarquable que Pétrarque s’imagine lui-même régulièrement en Ulysse, cet Ulysse dantesque qui s’enflamme tellement de curiosité et de passion pour la connaissance sensible qu’il en oublie même ses liens avec sa famille. Ulysse, que la curiosité pour le monde mène aux frontières du monde connaissable, devient la figure d’une passion de connaissance découvrant l’horizontalité du monde [14]. Dès la première lettre des Familiares, la lettre de dédicace à son ami Louis van Campen (ou van Beeringhen), qu’il appelait son Socrate, Pétrarque se conçoit de manière programmatique comme un nouvel Ulysse qui « jusqu’à ce moment passa presque toute sa vie à voyager. Je compare les errances d’Ulysse aux miennes : vraiment, si la célébrité du nom et des actes était la même, il n’aurait pas erré plus loin ni plus longtemps. » Errer veut ici dire aussi bien divaguer que découvrir, expérimenter. Mais l’élément positif domine. Pétrarque libère entièrement Ulysse de l’image virgilienne du « fandi fictor[15] », maître du faux discours, mais aussi de celle de mauvais conseiller, et il s’en tient au héros d’une découverte inouïe du monde, telle qu’elle apparaît pour la première fois chez Dante dans l’histoire d’Ulysse lui-même (Inf. XXVI). Quand, dans la 4e lettre du premier livre des Familiares[16] – où il raconte au cardinal Giovanni Colonna, son maître et mécène, son voyage en France et en Allemagne – il dit de lui-même qu’il est « videndi cupidus explorandique » (avide de voir et d’explorer), ces mots sont aussi une formule récurrente qui lui vient de l’Ulysse dantesque.

41Dans une lettre à Tommaso Caloiro, dont Pétrarque a fait la connaissance lors de ses études à Bologne (Fam. III, 2), il parle d’un ami auquel l’espoir du gain et du succès fait parcourir le monde, et il met en regard son propre désir ulysséen de connaître de nouveaux pays et de nouvelles mers : « Je ne condamne pas chez d’autres ce que j’excuse chez moi. La passion de voir beaucoup de choses m’a également poussé à traverser les pays et les mers, et ce désir vient tout juste de m’attirer au bout du monde, moi qui suis parti d’ici par dégoût des choses et haine des coutumes. » Il écrit une lettre indignée au musicien Philippe de Vitry qui s’était plaint de devoir quitter Paris, et lui met sous les yeux l’image du jeune Philippe de Vitry qui était encore animé par l’esprit d’Ulysse : « Ton sang, et cette noble passion, dans laquelle nul ne t’égalait, que tu avais pour l’exploration du caché et l’inconnu, se sont épuisés. » Au Philippe fatigué est à nouveau opposé l’Ulysse qui explora les mers et les pays, qui créa aux rives extrêmes de l’Occident une ville à son nom, et fit passer son trône et sa famille au second rang pour s’en aller connaître le monde et revenir un jour, vieux et plein d’usage.

42Dans une lettre à Francesco da Napoli, un secrétaire du pape Clément VI, Pétrarque oppose, comme en de multiples autres occasions, la gloire et les déboires d’une vie très active au bonheur d’une paisible vie privée. Là encore, Ulysse, tel que Dante l’avait conçu, sert de grand exemple : « Hercule aurait pu vivre en paix s’il n’avait été, par sa majestueuse et indomptable envie d’agir, poussé non seulement à accomplir ses douze travaux mémorables mais aussi à endurer mille autres peines ; et Ulysse aurait pu vivre en paix si son envie insatiable de voir et d’explorer ne l’avait mené sur tous les rivages et dans tous les pays. C’est une vertu difficile que celle qui ne permet pas à ceux qui la possèdent de trouver la paix, une vertu pénible, je vous le dis, mais riche en gloire et en honneurs, une peine qui est récompensée par l’amour et l’admiration. » Pétrarque lui-même entend se situer dans un entre-deux : d’une part, il est lui aussi avide de gloire : « Je ne nie pas que je suis, de nature, très avide de gloire », mais d’autre part, il veut chercher sa gloire dans le calme retrait de la vie privée. La profonde affinité qui le lie à un Ulysse sans patrie et anxieux, Pétrarque l’expose de la manière la plus circonstanciée dans une lettre au doge de Venise, Andrea Dandolo. (Fam. XV, 4) ; il y justifie une vie errante qui ne saurait être une marque d’instabilité morale.

43Pétrarque est sur le point de se fixer de manière définitive, et se remémore ses années de pérégrinations agitées. Alors qu’il désire maintenant la tranquillité, sa jeunesse s’est passée dans l’intranquillité de voyages par monts et par vaux : « J’avoue que les études de ma jeunesse ont consisté à suivre la proposition des chants homériques, à découvrir les coutumes et les villes de toutes sortes d’hommes, et à explorer de nouveaux pays, de hautes montagnes, des mers célèbres, des lacs dont on a fait l’éloge, des sources cachées, des fleuves impressionnants, les lieux les plus divers, avec une inépuisable curiosité. » Mais n’est-ce pas le propre de l’âme humaine que d’être avide d’inconnu et n’a-t-on pas besoin de sa raison pour mettre des limites à ce désir de savoir ? « Je ne sais comment cela se fait, mais je sais qu’un désir habite nos âmes, et particulièrement les plus nobles, celui de connaître de nouveaux endroits et des paysages qui changent, et je ne nie pas que cela doive être freiné et modéré par les brides de la raison. » Cela est également une réminiscence lointaine de Dante qui, avant de faire part de sa rencontre avec Ulysse, se rappelle qu’il doit brider son Ingenium pour ne pas subir le sort de son héros : « e più lo’ngegno affeno ch’i’ non soglio, / perché non corra che virtù nol guidi » (et je freine mon esprit plus que de coutume, / pour qu’il ne coure pas sans que vertu le guide (Inf. XXVI, 21-22).

44Mais quel lieu pourrait davantage captiver l’homme anxieux qui veut trouver la tranquillité, que ne le fait Venise, ville puissante construite sur la mer, d’où les navires vont et viennent en permanence ? Dans une perspective pragmatique, la lettre de Pétrarque devait être une tentative prudente ou une fine allusion à l’attention du doge de Venise, dont la ville serait l’endroit idéal pour un voyageur ayant trouvé la tranquillité et qui voudrait renoncer à sa devise « incola ceu nusquam, sic sum peregrinus ubique[17]. » (Je ne suis chez moi nulle part, partout, je suis un étranger). La lettre est écrite « près de la source de la Sorgue », lorsque Pétrarque est déjà attiré par l’Italie et que la France le retient encore. La datation est incertaine. Pétrarque l’a-t-il écrite peu avant de partir en mai 1353 pour l’Italie où il resta ensuite pendant huit ans comme hôte des Visconti à Milan ?

45Pour Pétrarque, un autre Ulysse en danger est Leonzio Pilato, l’aventurier qui passa son temps à aller et venir entre l’Italie et la Grèce, qui, à la demande de Pétrarque et de Boccace, traduisit en latin l’épopée homérique, et posa ainsi les bases d’une nouvelle présence d’Homère dans le monde occidental. Dans une lettre à Boccace de 1365 (Sen. III, 6), dans laquelle il lui demande une copie de la partie de la traduction de l’Odyssée où Homère raconte la descente d’Ulysse aux Enfers, il parle aussi de Leonzio lui-même. Pour une âme vagabonde comme celle de Leonzio, qui n’est pas fortement ancrée « dans la sagesse et la vertu » (in sapientia et virtute, Op. omn. II, p. 857), les livres sont dangereux car, au lieu de brider l’esprit ulysséen, ils l’excitent encore plus profondément. Les livres sont un stimulant de ce sens des possibles, de cet ingegno qui anime l’Ulysse de Dante : « Ils transmettent la témérité, donnent à l’âme des lieux à connaître, montrent le chemin, sont une aide à la préparation des voyages, donnent des ailes à l’imagination dans laquelle ils éveillent, tels des éperons, l’envie de voir beaucoup de choses ; ils ne brident pas l’âme inquiète de nature mais l’animent, l’incitent à se mouvoir, la font tournoyer. »

46Que le livre puisse exalter l’esprit ulysséen – idée tout à fait propre à Pétrarque – c’est aussi le thème d’une lettre de 1368 (Sen, IX, 2) à Francesco Bruni, le secrétaire du pape Urbain. Au début, Pétrarque y mentionne à nouveau ses voyages et se demande ce qu’ils lui ont apporté : le voyage fait cadeau de beaucoup d’amis, mais les amitiés restent souvent éphémères, et s’il permet de réellement gagner de l’expérience, ce gain est obtenu au prix d’un temps qui fait défaut aux études. Mu par la curiosité, Pétrarque, pendant sa jeunesse aurait voyagé à n’en plus finir si la conscience ne l’avait empêché de perdre trop de temps au détriment de ses études, et surtout de ses études littéraires. « Et si cette peur ne m’avait pas retenu et n’avait pas freiné mon élan, je serais – inconscient et avide de voir du nouveau comme l’était mon âme de jeune homme – parti vers les Serer d’Extrême Orient, vers les Indiens lointains et même jusqu’au pays le plus lointain de Taprobane [Ceylan]. Je sais ce que je ressentais alors, je n’étais effrayé ni par les difficultés ni par les fatigues de la mer ou le danger, mais bien plutôt par la perte de temps et la distraction de mon âme ; et je m’imaginais revenant plein du spectacle qu’auraient offert les villes, les fleuves, les montagnes et les forêts, mais pauvre et vide de ces connaissances littéraires que je cultivais au temps de mes jeunes études, et aussi pauvre en temps. » C’est avant tout le gain de temps qui incite Pétrarque à faire dorénavant ses voyages dans des livres ou sur des cartes. Le livre devient le supplément de ces voyages à la manière d’Ulysse, il offre l’avantage d’économiser le temps de la vie qui est pour Pétrarque le bien le plus précieux.

47Dans une de ses dernières lettres à Luca della Penna, dans laquelle il raconte sa passion des livres et surtout ses efforts pour posséder l’intégrale de Cicéron, même les plus inaccessibles, Pétrarque se souvient du voyage en France qu’il avait entrepris dans sa jeunesse, par désir ulysséen de découvrir l’inconnu. Il se souvient surtout de sa passion de jeune collectionneur de livres qui, chaque fois qu’un ancien monastère se trouvait au bord de la route, se mettait à y chercher d’éventuels trésors. À Liège, il avait réussi à découvrir deux écrits inconnus de son Cicéron bien-aimé. Partout, le nouvel Ulysse passionné de livres flaire la possibilité d’élargir les mondes de sa bibliothèque personnelle.

Thulé, la limite du monde

48Pétrarque n’a jamais cessé de se percevoir lui-même dans l’image de l’Ulysse dantesque. Les mots de Hölderlin, « Et toujours / le désir va vers là où il n’y a pas d’attaches [18] » semblent, au-delà de toutes les différences, jaillir de l’esprit de Pétrarque. Parmi les pays légendaires à l’horizon ou au-delà de l’horizon du monde connu, le monde inconnu situé au-delà de l’océan occidental sur lequel s’aventure Ulysse [19] l’intéresse moins que la Thulé légendaire, à l’horizon extrême du monde nordique, cette « ultima Thule » dont les anciens auteurs latins avaient déjà une vague notion.

49Lorsque Virgile, dans son éloge d’Auguste au début des Géorgiques pose « l’ultima Thule » comme horizon extrême atteint par l’Empire romain [20], cela désigne en même temps, au nord, l’horizon extrême du savoir et de la représentation propre à l’Antiquité. Pétrarque adresse une lettre (Fam. III, 1) à Tommaso Caloiro da Messina, dont il prétend qu’elle a été écrite dans sa jeunesse lors de son voyage vers le Nord, sur la plage de l’Atlantique qui fait directement face aux îles britanniques, mais qui a dû être rédigée bien plus tard – lors de la réécriture des Familiares – comme supplément fictif aux lettres écrites pendant ce voyage. Il s’y s’interroge sur les limites du savoir relatif au monde nord-occidental, au-delà des îles britanniques. La côte de « l’Oceanus britannicus » est la limite de l’expérience propre du voyageur, où l’incertitude de l’ultime horizon, au-delà de toute possibilité personnelle d’examen, requiert l’éclairage de la tradition aussi bien que celui de l’expérience moderne. Pétrarque expose toute l’histoire des représentations antiques de la légendaire Thulé. Il le fait, dit-il, de mémoire, car, renvoyé à son seul regard, il doit reconstruire son savoir sans le secours des livres. Il fait ici apparaître tout l’horizon de sa connaissance du monde nord-occidental, au-delà du continent européen. Mais si la tradition antique ne peut apporter de certitude, les auteurs des temps modernes n’en sont pas plus capables. Même Richard de Bury, chancelier du roi Edward III et ambassadeur d’Angleterre de 1329 à 1333 à la cour pontificale en Avignon, où Pétrarque s’est lié d’amitié avec lui, ne peut le renseigner. Il serait pourtant en tant qu’Anglais le plus compétent pour le faire, mais il devrait d’abord consulter sa bibliothèque, qu’il a laissée à Londres.

50Ainsi Thulé, et avec elle le dernier horizon, reste une énigme non résolue. Les sources disponibles n’apportent rien d’autre qu’un dédale de contradictions : « Quelle discorde ! Cette île me semble plus cachée que la vérité elle-même. » Tandis que la curiositas, la curiosité pour le monde, atteint ses limites et que l’horizon grand ouvert ne livre pas son secret, l’exploration du monde cède la place à l’exploration de soi : « Me connaître moi-même doit me suffire. » Mais tout comme le monde, dans ses derniers horizons, se dérobe au savoir, l’exploration de soi n’atteindra pas sa fin. Découverte du monde dans son horizon d’horizons et découverte de soi par le sujet se conditionnent et se renforcent mutuellement.

Errance et découverte du multiple

51En tant que nouvel Ulysse, Pétrarque découvre une horizontalité du monde qui n’est plus dominée par la verticalité d’un ordre de l’être. Lorsque Dante, dans le 4e chant du Paradis, dit, à propos du doute qui surgirait au pied de la vérité : « ed è natura / ch’al sommo pinge noi di collo in collo[g] » (et c’est la nature / qui nous porte au sommet, de ciel en ciel), ce mouvement d’ascension impulsé par le doute correspond à la montée de Dante, arpenteur du monde, jusqu’aux sommets de l’être. En revanche, la formule « Di pensier in pensier, di monte / in monte mi guida Amor » (de pensée en pensée, de montagne en montagne Amour me guide) au début de l’une des plus belles canzone de paysage écrites par Pétrarque (Rime, 129, 1-2), décrit un mouvement ouvert, sans direction, « errant », dans un monde de la pluralité où il n’y a plus aucun sens de l’orientation. Mais le « guide » Amor nous introduit alors dans la profondeur d’un paysage solitaire, où le moi se rencontre lui-même sous des aspects toujours nouveaux face à des horizons toujours renouvelés. L’errance dans le paysage ouvert est un mouvement sans but, où le moi se perd, mais c’est en même temps une déambulation qui repère et aménage, dans laquelle le moi se découvre lui-même tout autant que le paysage. Dante convoquait l’esthétique d’un ordre métaphysiquement fissuré. Pétrarque libère de ses attaches la multiplicité du monde qui s’offre d’horizon en horizon. Et il se vit lui-même comme pluralité de rôles, d’efforts, d’instances du moi, dans un monde ouvert et pluriel.

52Dante s’appliquait encore, dans l’immense effort de sa volonté d’œuvre, à transformer en expérience poétique la fable du monde en tant que « tout » dépassant toute imagination ; Pétrarque s’écrit dans l’ouvert, cherche de multiples formes de représentation, se place dans la simultanéité d’œuvres diverses, en devenir, et qui cherchent leur ordre. Dans l’œuvre considérable de Pétrarque il n’y a aucun écrit qui soit devenu un tout fini et complet. Ses ouvrages sont des additions, des configurations de textes singuliers nés du moment, mais encore et toujours retravaillés. L’errance de Pétrarque dans un monde ouvert qui s’offre à lui en perspective, devant des horizons changeants, signifie que la profondeur du temps stimule son sens de la découverte autant que le fait la profondeur de l’espace. Lorsque Pétrarque tente, avec un nouveau sens de l’Histoire, de raccommoder la toile déchirée de la littérature antique, et qu’il recherche inlassablement les œuvres qui se sont perdues au cours du temps, cela ne représente qu’un moment dans le contexte d’une expérience du monde qui est par principe plurielle. Et ce moment ne doit en aucun cas être isolé ou pris comme l’aspect déterminant de son identité intellectuelle. Pétrarque n’est pas un humaniste au sens de l’humanisme à venir. C’est peut-être justement la découverte de la multiplicité d’un monde ouvert, infini, ainsi que l’habitus intellectuel qui lui correspond, celui d’une attention au monde ulysséen du « divenir del mondo esperto » (Inf. XXVI, 98) qui transforment Pétrarque en figure originelle de la Renaissance. Cette figure ne cherche plus à s’accomplir en faisant renaître l’Antiquité, mais se place sous la loi dynamique d’une pluralité des mondes, dans laquelle le monde redécouvert de l’Antiquité a aussi sa place.

53La Commedia est encore sous l’emprise du réalisme philosophique de Thomas d’Aquin, bien que cet édifice intellectuel soit déjà ébranlé chez Dante. Pétrarque, même s’il réfute toute proximité avec la philosophie de son époque, se trouve cependant dans la sphère d’influence du nominalisme philosophique. Lui qui avait de nombreux amis parmi les théologiens de Paris, devait connaître ce mouvement qui se développait dans la capitale et dans toute l’Europe, d’autant qu’il a toujours eu l’oreille très fine pour les courants intellectuels de son siècle. Que le nominalisme, après une longue période de préhistoire au xive siècle, ait pu s’implanter si rapidement signifie aussi qu’il correspondait à une attente et à une nécessité embrassant toute la vie intellectuelle et économique de ce siècle, et pas seulement la philosophie et la théologie. La découverte par Pétrarque de la pluralité et de l’horizontalité – découverte qui lui permit de fonder une structure en profondeur de l’art, de la poésie et de la philosophie qui ne s’opposait pas à l’empreinte intellectuelle du Moyen Âge tardif mais reposait sur elle – est en lien direct avec la révolution de la pensée qui s’établissait en tant que via moderna dans les universités européennes.


Date de mise en ligne : 28/11/2017

https://doi.org/10.3917/poesi.160.0205

Notes

  • [a]
    NDT. Ce texte constitue le 1er chapitre du grand ouvrage de Karlheinz Stierle, Francesco Petrarca, ein Intellektueller im Europa des 14. Jahrhunders, Carl Hanser Verlag, 2003.
  • [1]
    Jürgen Mittelstraß, Leonardo-Welt. Über Wissenschaft, Forschung und Verantwortung, Francfort 1992.
  • [b]
    NDT. C’est seulement dans son édition de 1555 que la Commedia de Dante sera appelée Divina Commedia. Nous conservons le nom italien, suivant en cela le choix de Karlheinz Stierle.
  • [2]
    Francisci Petrarce Familiarium Rerum libri XXIV, edizione critica per cura di Vittorio Rossi, 4 vol (vol. 4, lib 20-24, per cura di Umberto Bosco) Firenze 1933-1942, vol. 1, p. 94-100. C’est cette édition qui est citée dorénavant, sous l’abréviation Rossi.
  • [3]
    Dante Alighieri, Commedia, con il commento di Anna Maria Chiavacci Leonardi, 3 vol., Milano 1997, vol. I, Inferno XXVI, v. 94-96. C’est de cette édition que sont tirées nos citations.
  • [c]
    NDT. Nous prenons le parti de donner en traduction française la version de Jacqueline Risset. Dante, La Divine Comédie, traduction française de Jacqueline Risset, Paris, GF-Flammarion, 1992.
  • [4]
    Cf. Harold Bloom, The Anxiety of Influence. A Theory of Poetry (1973), Oxford 1975, p. 5 : “[…] self-appropriation involves the immense anxieties of indebtedness, for what strong maker desires the realization that he has failed to create himself ?”
  • [5]
    Francesco Petrarca, Rerum memorandarum libri, edizione critica per cura di Giuseppe Billanovich, Firenze 1943, p. 98.
  • [6]
    Seniles V, 2. Francisci Petrarchae […] Opera que extant omnia, 3 t., Basileae 1554, reprint Ridgewood, New Jersey, 1965. Toutes nos citations renvoient, sous la forme abrégée Opera omnia (Op. omn.), à cette édition qui jusqu’à aujourd’hui reste sans équivalent. La pagination des Lettres de vieillesse (Seniles) suit l’édition de Giuseppe Fracassetti, Letere senili di Francesco Petrarca, volgarizzate e dichiarate con note, 2 vol., Firenze 1869-1870.
  • [7]
    Cf. Karlheinz Stierle, „Der Schrecken der Kontingenz – ein verborgenes Thema in Dantes Commedia“, in Bernhard Greiner und Maria Moog-Grünewald (éd.), Kontingenz und Ordo. Selbstbegründung des Erzählens in der Neuzeit, Heidelberg 2000, p. 29-46.
  • [8]
    Sur la nouvelle conception de la figure d‘Ulysse chez Dante, cf. Karlheinz Stierle, Odysseus und Aeneas (cf. Introduction, note 4) ; sur la conception de l‘Ingenium par Dante, cf. Karlheinz Stierle, „Mito, memoria e identità nella Commedia“, in Dante. Mito e poesia, a cura di Michelangelo Picone e Tatiana Crivelli, Firenze 1999, notamment p. 186-187 ; sur le lien entre la nouvelle figure d’Ulysse chez Dante et ses prémices du Moyen Âge : « “A te convien tenere altro viaggio” Dantes Commedia und Chretiens Contes del Graal », in Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 25 (2001), p. 39-64.
  • [d]
    NDT. La phrase de Dante se développe sur quatre vers : « Io e’ compagni eravam vecchi e tardi / quando venimmo a quella foce stretta / dov’ Ercule segnò li suoi riguardi / accio che l’uom piu oltre non si metta ». Traduction Jacqueline Risset : « Mes compagnons et moi, nous étions vieux et lents / lorsque nous vînmes à ce passage étroit / où Hercule posa ses signaux / afin que l’homme n’allât pas au-delà » (La Divine Comédie, L’Enfer, traduction Jacqueline Risset, GF Flammarion.
  • [e]
    Dante, La Divine Comédie, Le Paradis, trad. Par Jacqueline Risset, Paris, GF Flammarion, 2004.
  • [f]
    Ibid.
  • [9]
    Sur la Divine comédie comme « fable du monde », cf. Karlheinz Stierle, « La fable du monde et le système des beaux-arts : Ovide, Dante, Proust », in Rassegna europea di letteratura italiana 12 (1998), p. 9-35.
  • [10]
    NDT : Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, traduit du russe par Léon Robel, Gallimard, Bibliothèque des idées, 1970. Les deux citations sont aux pages 398 et 399 de l’édition française.
  • [11]
    Après les premiers travaux de Castelvetro, ce n’est que récemment que le lien étroit entre Pétrarque et Dante a été mis en lumière de manière systématique. Un premier pas essentiel fut le texte de Marco Santagata “Presenze di Dante ‘comico’ nel ‘Canzoniere’ del Petrarca”, in Giornale storico della letteratura italiana 146 (1969), p. 163-211. Sur lui s’appuie l’enquête détaillée de Paolo Trovato Dante in Petrarca. Per un inventario del dantismi nei « Rerum vulgarium fragmenta » (Firenze, 1979), qui reconstruit selon un schéma de différenciation subtil le système des reprises de Dante par Pétrarque, et démontre ainsi l’évidente prépondérance de la Commedia comme source des références intertextuelles de Pétrarque concernant Dante. Cf. aussi Michelangelo Picone, “Riscritture dantesche nel ‘Canzoniere’ di Petrarca”, in Rassegna europea di letteratura italiana 2 (1993), p. 115-125. Dans son livre Per moderne carte. La biblioteca volgare di Petrarca (Bologna 1990) Santagata n’a pas seulement posé la question complémentaire de la relation de Pétrarque à Dante en tant que poète, mais il a aussi placé Pétrarque, au moins dans quelques études exemplaires, dans le contexte de la poésie lyrique du Duecento italien et de son propre temps (bien qu’ici, Cino da Pistoia, à peine mentionné, aurait été plus important que Cecco d’Ascoli et Boccace). Les commentaires de Santagata dans sa monumentale nouvelle édition des Canzoniere sont le couronnement d’une tentative de montrer en détail les références essentielles que Pétrarque fait à Dante (Francesco Petrarca, Canzoniere, edizione commentata a cura di Marco Santagata, Milano 1996 [cf. Indice Dante Alighieri, p. 1510-1523]). La question de savoir à quel point les recherches de Trovato et Santagata ont aussi inspiré la recherche allemande sur Pétrarque peut être documentée par deux ouvrages récents : Peter Kuon, « Autobiographische Narration und danteske Intertextualität in Petrarcas Kanzone der Metamorphosen » (in W. Helmich, H. Meter, A. Poier-Bernhard, éd., Poetologische Umbrüche. Romanistische Studien zu Ehren von Ulrich Schulz-Buschhaus, München 2002, p. 191-207) et Gerhard Regn, „Allegorice pro laurea corona : Dante, Petrarca und die Konstitution postmittelalterlicher Dichtungsallegorie“, in Romanistisches Jahrbuch 51 (2000), p. 125-152.
  • [12]
    Cf. Dante Alighieri, La Commedia, secondo l’antica vulgata, a cura di Giorgio Petrocchi, I : Introduzione, Firenze 1994, p. 60 s.
  • [13]
    Cf. Trovato, p. 150 : “Per quanto riguarda la Commedia quasi non ci sono problemi : non c’è dubbio che il Petrarca potesse giovarsi, ben prima del dono boccacciano (identificato, come si sa, nel Vaticano Latino 3199), di copie integrali del poema.” [En ce qui concerne la Commedia, il n’y a guère de difficultés : nul doute que Pétrarque ait pu se servir de copies intégrales du poème bien avant le cadeau que lui fit Boccace (qui, on le sait, est identifié comme le manuscrit Vaticano Latino 3199).]
    L’existence de réminiscences de Dante, surtout de la Commedia, dans l’ensemble des Rerum vulgarium fragmenta, amène aussi Trovato à penser que le jeune étudiant en droit à Bologne était familier de la Commedia : “E si è già notato come all’estrema varietà dei luoghi (danteschi) di provenienza corrisponda una rete non meno estesa di punti d’arrivo nei RVF : con tutte le conseguenze che una distribuzione di questo tipo comporta riguardo ai tempi presumibili di lettura (cioè della prima lettura, non certo dell’unica) della Commedia, da riportare agli anni dell’apprendistato petrarchesco, forse (ma non necessariamente) nella Bologna del Bambaglioli.” (p. 150). [On a déjà noté qu’à l’extrême variété des textes de départ chez Dante correspond un réseau tout aussi étendu de points d’arrivée dans les RVF, avec toutes les conséquences qu’une distribution de ce genre peut avoir sur les périodes de lecture de la Commedia (la première lecture n’ayant certainement pas été la seule), au cours des années d’apprentissage de Pétrarque, sans doute – mais non nécessairement – dans le Bologne de Bambaglioli.]
    Carlo Calcaterra avait déjà défendu ce point de vue de manière plus décidée. Cf. “La prima ispirazione dei ‘Trionfi’”, in Carlo Calcaterra, Nella selva del Petrarca (Bologna 1943, p. 188 : “La Divina Commedia al contrario era entrata nello spirito formativo del Petrarca fin dalla giovinezza, cioè dagli anni vissuti, liberamente e poeticamente vissuti, a Bologna, la quale, mentre egli era allo Studio, era piena del nome di Dante.” [La Divine Comédie, au contraire, était entrée dans l’esprit de Pétrarque dès ses jeunes années de formation, les années libres et poétiques vécues à Bologne, ville qui, au moment où il fréquentait l’Université, était remplie du nom de Dante.]
  • [14]
    Sur l’omniprésence de l’Ulysse de Dante comme figure d’identification chez Pétrarque, cf. Michele Feo, « Un Ulisse in Terrasanta », in Rivista di cultura classica e medievale 19 (1977), p. 383-387 et Michelangelo Picone, « Il sonetto CLXXXIX », Lectura Petrarce IX (1989), Padova 1991, notamment p. 168.
  • [15]
    Virgile, Énéide, t. II, livres VII-XII, texte établi par René Durand et traduit par André Bellessort, Paris, Les Belles Lettres, 1957, IX, V. 602, p. 102.
  • [16]
    Francesco Petrarca, Le Familiari, I/1 : libri I-V ; I/2 : libri VI-XI ; introduzione, traduzione, note di Ugo Dotti, Urbino 1974. Vol. 1, p. 15.
  • [17]
    Epystole III, 19, a Barbato da Sulmona, Poëmata II, p. 28.
  • [18]
    Hölderlin, « Mnemosyne », 3e version in Gedichte nach 1800, éd. par Friedrich Beissner, Kleine Stuttgarter Ausgabe vol. 2, Stuttgart 1953, p. 206.
  • [19]
    Cela n’apparaît qu’une seule fois, en supposition fugace dans la Canzone « Ne la stagion che ‘l ciel rapido inchina verso occidente » RVF 50 (À la saison où le ciel à l’ouest rapidement s’incline).
  • [20]
    « tibi serviat ultima Thule », in P. Vergilii Georgicon I, 30, texte établi et traduit par E. de Saint-Denis, Paris, Les Belles Lettres, collection Budé, 1963, p. 3.
  • [g]
    Dante, Paradis, IV, 130–132, “Nasce per quello, a guisa di rampollo / a piè del vero il dubbio ; ed è natura / ch’al sommo pinge noi di collo in collo”. Traduction Jacqueline Risset : « Par ce désir naît, comme une pousse, / le doute, au pied du vrai ; et c’est la nature / qui nous porte au sommet, de ciel en ciel ».

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