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1La poésie amoureuse occupe depuis l’antiquité une place très particulière chez les Arabes. Nous pourrions qualifier cette particularité de sublime, parce que la poésie amoureuse représente le mot premier à la fois dans le langage poétique et dans l’imaginaire collectif. Cette poésie porte plusieurs noms dans la poétique arabe, mais le plus répandu est celui d’al ghazal. Dans le sens linguistique, le ghazal est le discours que les jeunes garçons et les jeunes filles échangent, ou encore il signifie la distraction avec les femmes. Dans le sens critique, le ghazal est la parole poétique qui exprime le sentiment du poète amoureux vis-à-vis de la beauté de son aimée et sa manière de la voir. Depuis l’ode d’Imrû’l-Qays (milieu du vie siècle) et donc depuis la poésie antéislamique, la poésie amoureuse est devenue l’un des registres favoris de la poésie arabe. Car l’ode, le poème long, contient plusieurs registres, et chaque registre représente une séquence de cette catégorie de poèmes. Le ghazal est la deuxième séquence dans l’ordre des séquences de l’ode, après le pleur sur les absents. Le lieu du ghazal fut déplacé, après cette époque, pour prendre la première place dans le panégyrique destiné à un roi, à un ministre ou à un gouverneur, « afin d’attirer l’attention des auditeurs », selon le point de vue d’un critique ancien. Attirer l’attention parce que le poète avait pour but de réussir la communication avec ses auditeurs, et de les séduire, rapidement, en un clin d’œil.
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2La poésie arabe est lyrique, d’après la typologie européenne, connue à la fin du xve siècle et généralisée avec les romantiques au xviiie siècle. Elle ne s’est jamais séparée du lyrisme dans les différents lieux de la civilisation arabe, entre Damas, Bagdad, le Caire, Séville, Cordoue, Palerme, Grenade, Kairouan, Fès et Marrakech. Alors que la poésie amoureuse recouvre des sens divers : de l’amour charnel à l’amour pudique, de l’amour raisonnable à l’amour fou, de l’amour profane à l’amour divin. Le lyrisme et le poème d’amour se rejoignent dans leur manière d’exprimer la soif de la vie.
3Ceci explique que la poésie amoureuse soit riche, multiple et qu’elle ait continué d’exister durant des siècles. Par ailleurs, l’expérience des poètes peut nous orienter afin de mieux connaître le sens et de l’amour et de sa poésie dans la littérature arabe. Si le poème est réparti en registres, et que chacun d’eux a une fonction spécifique, le poème d’amour a traversé le chemin vers la musique et le chant. C’est pour cette raison que la poésie amoureuse est un art profane, populaire, où chacun peut se retrouver : les rois, les princes et les gens du peuple. Elle est utilisée dans le langage du peuple et dans sa vie. Grâce à cette poésie, le désir, la séduction et la jouissance ont un statut intouchable dans le discours de la société sur elle-même. Les Arabes possèdent d’autre part une encyclopédie de la chanson et de la musique dont le nom est Kitâb al-Aghânî (Livre des chansons). Elle est écrite par Abu al-Faraj al Isfahani (763-809). C’est une anthologie de la poésie de l’amour, composée de vingt-sept volumes.
4Cette anthologie, consacrée à la chanson, est aussi un manuel qui regroupe les règles et les instruments de la musique. Elle est, de plus, une bibliothèque impériale résumée dans un livre tenu à la disposition de tous. Elle rassemble les discours littéraires et leurs styles, les histoires et les savoirs concernant les poètes et la poésie. Il n’est pas surprenant d’y trouver la poésie chantée, étant donné que la construction du poème se fondait, au début, sur la chanson, qui était son conducteur. Ce qui laisse entendre que le lyrisme, dans la poésie arabe, désigne des poèmes composés de vers et de rimes et dont la structure permet qu’ils soient chantés avec un accompagnement d’instruments musicaux, selon une mélodie que formaient les mètres de la prosodie. Al Asbahani sélectionne, dans son encyclopédie, cent voix, en réponse à la demande d’Hârûn ar-Rachîd, l’empereur Abbasside (763-809). L’une des qualités d’al Aghani est sa méthode pour inscrire les différentes parties du poème qui ont été adaptées à la chanson ou les poèmes qui ont été écrits pour être chantés. C’est-à-dire un nombre limité de vers qui ne dépasse pas, en général, quatre. D’où l’apparition du quatrain, qui sert à la chanson et qui sera investi ultérieurement pour la composition d’une nouvelle forme poétique.
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5Cette première esquisse dessine un canevas global de la poésie amoureuse. Mais le sens devient plus riche lorsqu’on y lit l’expérience existentielle des peuples et des civilisations. Il est vrai que l’expérience de l’amour est individuelle, et personne ne peut y prendre la place d’un autre. Mais la personne ne vit pas l’expérience de l’amour ni de l’extérieur de sa culture ni de l’extérieur de sa langue. L’amour n’est pas seulement une expérience sentimentale ou personnelle. L’amour est culturel, comme l’écrit Roland Barthes. Pour autant, chaque culture a construit sa propre vision de l’amour. De ce point de vue, la poésie amoureuse nous éclaire au-delà de la poésie de l’amour chez les Arabes, sur la vision toute entière qu’une civilisation se fait de l’amour. Malheureusement, nous vivons actuellement dans des circonstances culturelles (et politico-médiatiques) qui nous empêchent de percevoir le sens de cette civilisation dans la vie arabe moderne, ou dans le regard que portent les sociétés occidentales et leur culture sur les Arabes et leur civilisation.
6La lecture que je me propose est culturelle. Elle vise à distinguer les orientations théoriques qui fondent cette vision de la civilisation arabe. Elle repose également sur les interactions ininterrompues entre la civilisation arabe et les autres civilisations qui se sont établies à ses frontières. C’est une lecture qui tente de jeter des ponts entre histoire, culture et sens, dans leurs échanges mutuels.
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7Il est probable qu’une telle approche nous aiderait à discerner les corpus qui ont mené à construire la vision de l’amour dans la civilisation arabe. On pourrait les récapituler en quatre corpus essentiels : La poésie antéislamique, qui a constitué la notion de l’amour et la nature de la relation qui s’y noue entre l’amant et l’aimé. C’est une notion fondée sur le sentir et le désir, comme sur l’absence et l’impossible ; Le Coran, qui est le grand code, à la manière dont Northrop Frye traite la Bible dans la culture occidentale. Le Coran est venu, lui aussi, avec une vision de la vie et de la mort, de l’homme et de la nature, de l’ici-bas et de l’au-delà. Il a tracé, pour ce qu’il présente comme le bien, les limites des désirs permis à l’âme humaine. Ces limites sont le plaisir, le centrisme, et l’interdiction de tuer l’âme sans justice. Le troisième corpus est La culture asiatique, dans ses variations entre la culture persane, indoue et extrême orientale. Elle est le miroitement de la mystique et de la sagesse. Et enfin, la culture méditerranéenne, que représente l’influence de la culture grecque sur la culture arabe depuis la période antéislamique, qui s’est prolongée à travers l’histoire de la civilisation arabe ancienne, et à travers les échanges culturels entre les Arabes et les Méditerranéens depuis le Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui.
8De la fusion de ces corpus, une vision de l’amour s’est formée. Vision qui, par ailleurs, ne peut être issue d’un simple mélange. Le corps, en traversant la langue arabe, a fait son travail pour extraire une vision spécifique de l’amour qui s’enrichit de plusieurs éléments culturels hétérogènes. La langue, qu’un corps historique traverse, se transforme en trace ; c’est-à-dire en une marque et en une empreinte. L’histoire de la poésie amoureuse arabe nous montre cette trace à multiples facettes.
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9L’ode d’Imrû’l-Qays, son long et célèbre poème, insiste sur la vision première du rapport entre un homme et une femme et sur la manière dont chacun regarde l’autre. Cette ode est référentielle, comme lorsque Aristote évoque l’Iliade d’Homère, ou les œuvres de Sophocle ou d’Aristophane. J’entends par là les œuvres poétiques de référence des deux types majeurs de la poésie grecque, l’épopée et la tragédie. Mais l’ode arabe n’a pas un seul sujet ni une seule séquence. Elle est une chanson de la vie individuelle dans le désert de l’Arabie, dans la tribu, et dans le voyage à la recherche des oasis et des plaisirs. Elle décrit la vie nomade des tribus, de la séparation des aimés à la confrontation à l’absence, à la mort et au néant. Par conséquent, la poésie amoureuse est le chant de la vie, à travers l’amour de la nature, dont la femme incarne l’image absolue :
La femme, dans cette perspective, est le joyau de la nature et l’archétype de la beauté. Tout à coup, la poésie amoureuse se transfigure, en tant que langue dont le rythme le plus pur chante la femme dans la matérialité de sa beauté. Le désir ardent qu’exprime le corps du poète traverse la langue, qui tend à donner sens à la beauté dans sa présence et à la vie comme présence.Lorsqu’elle se retourna vers moi se répandit un doux parfumComme si la brise du matin exhalait une odeur de giroflée.Si dans mon désir je l’implorais, sur moi elle se penchaitInclinant son corps svelte, élancé, d’une blancheur cristalline,Cheville tendres, ventre plat,Poitrine claire telle un miroir poli,Unique dans sa blancheur nacrée.[…]Et un cou aussi gracieux que le sien, paré d’étincelants bijoux.Abondante comme les grappes mûres d’un dattier,Les mèches relevées par des rubans s’égarentDans l’épaisse chevelure ondulante et tressée.
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10L’image de la séparation et celle du désir resteront attachées à la poésie arabe à travers les siècles. Imrû’l-Qays vécut au sein d’une société où la quasi-totalité des membres pratiquait la poésie, en la composant ou en la récitant. Avec l’arrivée de l’Islam, la poésie continua d’exister, en particulier le poème amoureux. Il suffit de rappeler que le poète Ka’b ibn Zuhayr (mort vers 662) vint à la rencontre du prophète pour déclarer son Islam. Il lut devant lui un poème de panégyrique surnommé « poème du manteau ». La première séquence du poème est un ghazal. Juste après la lecture de ce poème, le prophète lui donna son manteau. Ainsi comprenons-nous que l’Islam n’a pas interdit la poésie de l’amour.
11Omar Ibn Abî rabî’a (644/712-744) est un poète de Quraych, la tribu du prophète. Aristocrate et élégant, il portait les habits les plus fins, et allait au pèlerinage, où les femmes de la haute société se retrouvaient et portaient des vêtements très légers qui laissent entrevoir la beauté de leur corps. Sa poésie est entièrement tournée vers l’amour charnel. Elle fut qualifiée de « pistache épluchée », pour son délice. Elle avait un effet magique sur le corps des femmes. Quand la femme l’entendait, elle poussait le cri d’un désir qui dévore sans merci :
Elle devint confuse lorsque je l’ai saluéeElle ne pouvait entendre des paroles susurrées.Comme la nuit fut brève !Quand elle fut sur le point de s’acheverEt les étoiles de s’éclipser un subit appel au départ m’effraya.Alors que pointait la lueur blanche de l’aube,Elle s’est levée blême, tourmentée.
13C’est une poésie qui fait apparaître l’attachement de la femme, au sein de la tribu, à son amour des hommes et sa passion pour l’amour.
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14À l’encontre de la poésie du désir affiché, qui ne connaît pas de limites chez ‘Umar ibn Abî rabî’a, on trouve un amour tragique, représenté par Qays ibn al-Mulawwah, membre d’un groupe de poètes qui ont tous connu le même destin tragique. C’est un jeune poète, qui vécut lui aussi perdu au viie siècle, au temps des Omeyyades (661-750). Fidèle à son amour, il erre à la recherche d’un moyen pour atteindre Layla, son aimée :
L’histoire de cet amour unique est connue, dans la littérature arabe, en tant que Roman du fou de Layla. Un poète fou, qui aime une seule femme, sa cousine Layla, dont la famille refuse de lui accorder la main, et exige, se soumettant à la loi de la tribu, qu’elle soit mariée à un autre homme. Dépourvu de raison, le poète suit l’appel de l’errance. Il se déplace d’un lieu à un autre, mettant sa vie en danger. Une seule parole sur ses lèvres, le nom de Layla que chante le poème, dans la fièvre et le délire. À jamais perdu, il meurt en martyr de l’amour.Éloignement, passion, nostalgie et tremblement,Tu ne réussis pas à diminuer la distance, ni moi à m’accompagner.Comme un oisillon serré dans la main d’un enfantQui ressent l’amertume de la mort tandis que l’enfant joueDépourvu de raison l’enfant ne peut s’apitoyer,Dépourvu de plume l’oisillon ne peut s’envoler,J’ai connu les chemins qui mènent vers mille visages.Toutefois, sans cœur où donc aller ?
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15Nous voyons déjà que la vision de l’amour de la civilisation arabe n’est pas statique ou figée, même si elle est caractérisée par l’élection de la femme comme image de la beauté absolue de la nature. C’est ce qui nous permet de nous approcher de la vision en mouvement de la poésie arabe. Ce dynamisme s’est constitué progressivement, dans les moments historiques durant lesquels les valeurs connaissaient de fortes mutations. En fait, ces mutations ont fini par être exposées au grand jour dans la première période de l’époque Abbaside (750-1258) au Moyen-Orient et à la même période en Occident, depuis la constitution du royaume Omeyyade (756-1031) et l’émergence d’une civilisation à part entière en Andalousie. Pendant ces deux moments, la vision de l’amour a suivi une démarche qui a bouleversé les valeurs existantes dans la société et dans la culture. Grâce à cette nouvelle démarche, les gens adoptèrent la valeur de liberté du corps et l’habitude de mener une vie de plaisir et de jouissance.
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16La période Abbasside à Bagdad a commencé au viiie siècle. Elle est l’époque de la grandeur de la civilisation arabe et de l’élargissement de l’Empire islamique jusqu’à la Chine du côté de l’Orient, et jusqu’à l’Andalousie du côté de l’Occident. Avec l’élargissement de l’empire, le métissage entre les ethnies a doublé. Les interactions sont devenues quotidiennes entre les savoirs, les arts et les courants culturels. Par ailleurs, les courants sociaux et politiques ont envahi la place. Dans le sillage de ce renouveau culturel et sociopolitique, des poètes créent une Nouvelle École. Celle-ci tend à critiquer les Anciens et à défendre une poésie moderne qui répond à la vie dans la cité, dont Bagdad fut le modèle. Parmi les grands représentants de ce courant dans son premier stade, le poète Abû Nûwass (747/762-815) s’annonce. Il définit son art poétique dans plusieurs poèmes. J’en cite ici un vers fabuleux (en deux hémistiches) :
18C’est une langue qui possède la grandeur d’un souverain ou même d’un dieu, ce qui oblige les autres langues à la considérer comme une idole. L’invention d’une telle langue est le signe de la modernité, où subjectivité et conscience du temps se conjuguent. Elle est la langue d’un poète qui choisit un art poétique qui lui est propre, et qui n’accepte plus les valeurs du poème ancien, qui remonte à la période antéislamique. Si Abû Nûwass, par ailleurs, critique les Anciens et incite à se libérer de leurs pleurs au début des poèmes, il invite également à effacer les noms de femmes bédouines, ou des femmes cachées dans les maisons de la tribu. Au lieu de la femme bédouine, Abû Nûwass élit une jeune femme citadine qui lui sert le vin dans une taverne où se réunissent les buveurs entourés des chanteuses et des concubines. En pleine nuit, la femme avance :
Dans le trouble de la nuit elle prit son amphore.De son visage émanait une lumière scintillante inondant la demeure.De la bouche de la cruche s’écoula une boisson pure,Rien qu’à la caresser des yeux, on somnole.Elle est plus fine et plus subtile que l’eauQui recule à sa vue,Toutefois avec la lumière elle aurait fusionnéJusqu’à engendrer lueurs et clarté.
20Nous sommes en présence d’une mise en scène d’adoration. La lumière, qui émane du visage de la jeune femme, laisse entrevoir la cruche comme source de la beauté. Le vin, boisson pure, est une lumière en métamorphose. De la fusion des deux lumières, des lueurs conduisent à la vision d’une clarté ouverte sur toutes les clartés. Dans un autre poème, l’ivresse se multiplie :
Du vin de son regard elle t’abreuve et avec ses mainsElle te verse du vin, tu es par deux fois enivré.J’ai deux plaisirs à la fois, mes compagnons n’en ont qu’unNul autre que moi ne jouit de pareille singularité.
22Métamorphose ou apologie du vin. Le poète chante le vin, pluriel et purificateur, dans une langue faite de lumière. Le regard de la jeune femme est un vin et ses mains versent un autre vin à celui qui reçoit, regard après regard et vers après vers, le don de l’ivresse. C’est une jouissance singulière que le poète obtient dans une séance d’extase, un face-à-face avec l’éclatement infini de la lumière.
23Elle nous enchante, cette nouvelle poésie amoureuse, par son obscurité novatrice, qui met la parole au tourbillon de la polysémie, pour exprimer une vie moderne, pleine de liberté et en quête d’absolu.
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24Les séances d’amusement, de chanson et d’orgie ont trouvé refuge à Bagdad. Pourtant, Bagdad fut également remplie d’ascètes, d’hommes pieux et de mystiques. Les uns et les autres prennent part à la pratique de la poésie. Dans cette atmosphère de culture et de rencontre entre les cultures, les mystiques se sont distingués par la création d’un sens nouveau de l’amour et de la poésie amoureuse. Chaque mystique est le maître d’une expérience spirituelle par laquelle il aspire à l’union avec Dieu. Parmi les plus célèbres, Hallâj, qui vécut au milieu du ixe siècle et fut exécuté au début du xe siècle. Il est considéré comme l’un des grands mystiques dans l’histoire de la mystique universelle. Sa poésie de l’amour s’est confrontée à l’expérience de l’impossible dans la langue. Pour accéder à l’extrême, Hallâj franchit les frontières des genres littéraires de son temps, transgressant codes et paroles. Il abolit les règles qui définissent les limites entre le texte sacré (Coran) et la parole profane (poésie, visions, locutions théophaniques). L’expérience de l’extrême, dans laquelle Hallâj s’est engagé, lui permit de faire de lui-même et de l’Autre (Aimé, Dieu) un seul, de la parole sacrée et de sa parole, une seule. Ainsi dit-il ce que personne n’ose dire publiquement : « Je suis la Vérité », ce qui a été compris comme vouloir être Dieu, puisque La Vérité en Islam est l’un des Quatre-Vingt-Dix-Neuf Noms de Dieu :
La vérité, écrit Hallâj, est une vérité, et la créature est une créature. Abandonne les créatures pour que, au regard de la vérité, tu puisses être Lui ou qu’il puisse être toi.
26Ou encore ce poème qui « nous aide, selon Louis Massignon, à interpréter le cri fameux prêté à Hallâj « Anâ’l-Haqq !), « Je suis la vérité ! » :
Ah ! où est Ton essence, hors de moi, pour que j’y vois clairMais déjà mon essence est bue, consumée, au point qu’il y a plus de lieu
28C’est un amour qui voyage du sensible à l’abstrait, du connu vers l’inconnu. La poésie amoureuse, dans ce cas, ne fait qu’augmenter les degrés d’obscurité dans la parole. Elle s’apparente à l’indicible, introduit la langue dans des contrées où ne l’on ne peut toucher que l’allégorique.
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29En Andalousie, à Séville ou dans les capitales des rois de la Taïfa (premier royaume 1009-1106), et durant les siècles qui suivirent, la poésie amoureuse exerça une grande influence sur la société, au point que l’Andalousie devint l’image d’un paradis terrestre. Les Andalous, de leur côté, furent, sous l’autorité islamique, un peuple de tolérance. Au sein de ce peuple, le mélange des ethnies était assuré, et les trois religions du Livre se reconnaissaient mutuellement. Entre Séville, Cordoue et Lisbonne, ou entre Tolède, Malaga, Valencia et Grenade, les gens se saluaient les uns les autres en poésie et pratiquaient la poésie dans leur vie quotidienne. L’amour est le mot d’ordre de leur parole. Dans son livre Le collier de la colombe (1028/1029), Ibn Hazm décrit, en pleine guerre civile (1002-1040) dont il est le témoin, la vie amoureuse des Andalous, tout en prêtant sa voix et son expérience à une écriture autobiographique sans égal dans la culture arabe.
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30Les Andalous ont de surcroît inventé un nouveau genre poétique, le muashshah, qui leur a apporté la reconnaissance, attendue avec impatience, des pays du Levant. Il a été écrit en arabe classique au ixe siècle, et en zajal, l’arabe dialectal, à partir du xe siècle. Ce nouveau genre poétique est consacré, généralement, à la célébration de la nature, de l’amour, et du vin. Il est écrit (et chanté) dans des formes musicales connues sous le nom de nawbât, c’est-à-dire le rôle, mis au point par Ziryâb (789-857), le célèbre musicien. Et avec le zajal, le muashshah est devenu, d’après Ibn Khaldoun, plus populaire. Il s’est considérablement répandu, après tant de réticences, en Andalousie, et, depuis, dans les pays du Maghreb et au Moyen-Orient. Il est, jusqu’à présent, bien préservé, lu et chanté, dans les pays arabes. Au Maroc, comme dans les autres pays du Maghreb, des orchestres spécialisés perpétuent les joies de la musique andalouse qui reprend des muashshahs sans se défaire des quatrains, extraits du poème. Un critique égyptien ancien, Ibn Sana’e al-Moulk (1150-1212) qualifie le muashshah de « la beauté des temps, le Babel de la magie, […] l’or de l’Occident ».
31Le muashshah utilise une forme compliquée qui se construit selon des strophes (appelées bay’t, vers, fait de deux distiques), et suit un système particulier de rythmes, avec des rimes diversifiées et codées selon des règles rythmiques et linguistiques strictes. La forme du vers (bay’t) se compose de deux éléments alternatifs et les rimes se succèdent selon la base rythmique : (aa) bbbaa cccaa dddaa eeeaa fffAA, avec une liberté de composition. On appelle les vers finaux (AA) de la dernière strophe kharja, sortie. Pendant que tous les autres vers du muwashshah sont écrits en arabe classique, la kharja est composée dans une des deux langues vulgaires de l’Andalousie, l’arabe dialectal, la langue romane ou l’hébreu pour certains poètes juifs.
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32La poésie amoureuse en Andalousie était écrite en poèmes et en mouashshahs. Ces deux genres servaient à chanter l’amour dans la vie. Les poètes des deux genres sont nombreux, et il serait opportun de nous permettre de lire cette poésie dans les deux genres. Pour nous approcher de sa double voix, je choisis en premier lieu, et à titre d’exemple, Ibn Zaydûn (1003-1071), qui écrit dans un poème :
Ô pluie ! visite de bon matin son palais et arroseCelle dont la pureté de l’amour nous abreuvait.J’ignorais lorsque je t’ai faite reine de mon cœurQue je cherchais moi-même ma propre mort.Puisses-tu vivre ! Le désir après la séparationM’anéantit. L’union pourrait-elle me ressusciter ?
34Ibn Zaydûn fait ici allusion à sa bien-aimée Wallada (994-1091), la poétesse aristocrate. L’amour est déclaré publiquement. Sans entraves ni restrictions. Les deux amoureux sont de Cordoue. Ils se déclarent mutuellement leur amour, et chacun est lié à l’autre. L’histoire si controversée de leur amour parfumait les maisons et les jardins de Cordoue, répétait, à l’infini, l’hymne de la liberté que la société andalouse connaissait alors, où l’amour unissait tous les Andalous.
35Et vint le mouashshah d’Ibn Al-Labbâna (1039 ?-1113), pour consolider cette vie de liberté dans le dire de l’amour. Le poète écrit :
À la coupe et aux lèvres d’une bouche fraîche et souriante,L’amant affligé puise sa consolation !Va de bon matin trouver la vierge et la jarre emplie de vinEt dans le même temps triomphe des deux sceaux !Alors jouis, dans la béatitude, de tes désirs, car c’est advenu le tempsOù s’ordonne le bonheur comme les perles du collier
37Comme le lever du soleil, le désir se dévoile. Une bouche fraîche et souriante dans un matin qui dure. Jour après jour. Ibn Al-Labbâna chante le bonheur de tous les Andalous qui ont façonné l’amour par leur propre manière de vivre. Dans ce fragment, le poète est notre accompagnateur. Ivre, il nous invite à suivre ses pas vers les moments du plaisir matinal qui s’ordonne, à l’intérieur de lui, comme un collier de perles. Il nous montre les ondulations de la joie et de la béatitude. Ce mouashshah est la manifestation de ce nouveau genre qui s’adapta, de plus en plus, à la chanson et envahit la société.
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38Et la voix féminine n’est pas absente. La poétesse Wallada, l’inspiratrice d’Ibn Zaydûn, est la plus connue des poétesses andalouses qui n’ont pas cessé de proclamer leur amour et leur libertinage. Wallada avait brodé sa robe de deux vers écrits à propos de sa vie d’amoureuse. En voici le deuxième vers :
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39Ibn Arabi (1165-1240) est le grand mystique musulman. Il est Andalou, de Murcie. Il fut très attaché à la Mecque, lieu de pèlerinage et d’adoration. Au moment de faire un de ses pèlerinages, il aperçut la fille d’un grand mystique d’Ispahan. Elle s’appelait Nizâm. Alors, épris de sa beauté, Ibn Arabi écrivit, en 1215, « sous ordre », un recueil entier consacré au ghazal, dédié à cette belle femme. Son titre est L’interprète des désirs. Un recueil des passions ardentes pour la beauté et pour l’amour. Ibn Arabi, dans ce recueil d’exception dans la mystique musulmane, est le chantre d’un amour divin, total. Voir Nizâm, dans le recueil, est un acte de Vision, théophanie de la beauté divine, parce que Dieu, selon Ibn Arabi, « a aimé Se voir en un autre que Lui-même et a créé le monde à l’image de Sa beauté. » Mais Il « n’a créé le monde que par amour ». Le mouvement de la création du monde est conduit par l’amour, tandis que « la réalité de l’existence est unique ». L’idée de l’unicité de l’existence (ou de l’Être) est révélatrice. La beauté de Nizâm est la transfiguration de la beauté de Dieu. Elle est l’absolu à qui le mystique dédie ses passions ardentes. L’amour, dans L’interprète des désirs, engage Ibn Arabi vers tous les territoires de l’existence, afin d’élaborer la subjectivité d’une religion de l’amour, qui accueille l’autre dans le bonheur de l’unité des êtres :
Mon cœur devient capable de toute image :Il est prairie pour les gazelles, couvent pour les moines,Temples pour les idoles, Mecque pour les pèlerins,Tablettes de la Torah et livre du Coran.Je suis la religion de l’amour, partout où se dirige ses montures,L’amour est ma religion et ma foi.
41L’amour d’une belle femme amène Ibn Arabi au-delà des confins. Par le poème, par sa langue, imprégnée de poésie antéislamique, où gazelles et désert ouvrent l’espace sur l’infini et sur l’impossible, Ibn Arabi atteint l’altitude d’une parole ineffable, scrute l’immensité de l’univers, embrasse des peuples et leurs croyances, là où ils sont, tels qu’ils sont, sème un souffle cosmique à l’état pur de l’extase sur le sens de l’amour, afin de lui donner la force qui éveille l’idée de croire, sans conditions, à toutes les religions.
42C’est un amour qui détruit les frontières que les interprétations malheureuses ont instaurées, dans différentes cultures et religions. Ibn Arabi laisse son cœur héberger toutes formes de croyances qu’expriment aussi bien les religions du Livre que les religions païennes, parce que l’amour est le secret de toute existence.
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43Un tour d’horizon. Il nous indique non seulement la présence de la poésie amoureuse dans la poésie arabe, mais nous montre, avant tout, le point de vue des Arabes vis-à-vis de l’amour et la place qui lui était réservée et dans la poésie et dans la culture. Cette place s’est imposée de par sa haute valeur. Ni la religion, ni les lois ne l’ont bannie. L’amour, dans cette poésie, est un fleuve sans rivages. Sa vision chez les Arabes est porteuse d’un humanisme ouvert sur la présence de l’être et sur son droit à jouir de la vie.
44Aussi bien serait-il utile de s’écarter de la dualité qui a dominé la critique ancienne et le discours moderne, notamment le discours orientaliste. Ce discours a classifié l’amour chez les Arabes selon la dualité de l’amour profane et de l’amour divin. L’amour profane, dans ce discours, est totalement séparé de l’amour divin, ou encore l’amour divin est placé à l’antipode de l’amour profane. Cette dualité ne correspond pas entièrement à l’histoire de la poésie arabe et ni à sa culture. La raison de légitimer la dualité de la poésie amoureuse revient à la critique arabe, qui a opté pour la séparation entre les cultures, profane et mystique, alors qu’elles sont inséparables. Sur le plan linguistique, les deux cultures se servent des structures de la langue et de sa prosodie. De ce point de vue il est urgent de rappeler qu’il est de rigueur de tenir compte du signifiant (et non du signifié) dans la lecture et la classification du discours amoureux. Néanmoins, nous constatons que dans les zones d’interaction entre les deux poésies, il y a la poésie de l’amour. C’est une poésie qui a été fondée, sans confusion, par les poètes profanes, depuis la période antéislamique et à la première époque de l’empire Abbasside, et dont Abû Nûwass fut le prototype.
45Ainsi trouvons-nous les poètes mystiques qui puisent aux sources du lexique des poètes profanes et de leurs images poétiques. Lexique et images qui enveloppent les états de l’amour, et qui vont de l’amour pudique jusqu’au libertinage. Les écrits d’Ibn Arabi, dans les Futūhāt al-Makkiyya (Les révélations de la Mecque) ou dans son recueil et dans ses lettres, démontrent l’estime indéniable qu’il a pour Abû Nûwass. Ibn Arabi place Abû Nûwass au plus haut degré de ses auteurs favoris. Le puisement aux sources d’Abû Nûwass, des poètes antéislamiques et de la poésie profane en général, est explicite dans son recueil de poèmes, ou dans L’interprète des désirs, qui est la quintessence d’une expérience de l’amour sensible. Ibn Arabi est un modèle incontestable parmi les mystiques arabes qui ont été influencés à la fois par la poésie de l’amour profane et par le mouashshah, et qui ont reconnu les apports de ces deux formes de poésie dans leur œuvre. Tous les poètes mystiques témoignent ensemble de leur inspiration des poètes profanes, qu’ils soient de la période antéislamique ou islamique. Leur poésie est, en premier lieu, une interprétation de la poésie de l’amour profane, sinon la plus belle. Elle est aussi une réécriture qui enrichit la polysémie de cette poésie, et résiste à toute réduction fondamentaliste. L’influence des mystiques et leur reconnaissance de la dette, ouvrent le chemin d’une nouvelle approche de la culture poétique arabe qui traverse les discours de tous genres et tisse des liens visibles et invisibles entre eux. Ainsi pouvons-nous observer de près l’humanisme qui s’exprime dans la poésie amoureuse des Arabes, au-delà du malheureux dualisme qui gouverne les discours critiques mal préparés à percevoir le territoire poétique et éloignés d’une vision plus proche de la poésie et de son caractère insoumis.
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46La poésie amoureuse arabe, tatouée ou marquée par le dialogue interculturel, a franchi les frontières géographiques et culturelles. Sa langue, ses formes et son expérience ont migré et trouvé écho dans les cultures limitrophes de leur espace géographique ou religieux.
47En Perse, en premier lieu, la poésie amoureuse, dans son interprétation mystique, qui revient particulièrement au Roman du fou de Layla, à Hallâj et à Ibn Arabi, a bénéficié d’un accueil prestigieux. Rien d’étonnant. Pourtant, il est utile de rappeler que les liens entre les deux langues et les deux cultures, arabe et persane, ont été tissés tout au long de l’histoire. Alors qu’après l’Islam, l’interaction entre les deux s’est accentuée. Il est, par ailleurs aisé de percevoir l’influence de l’arabe dans la littérature persane. Et l’on peut y trouver non seulement des vers entiers dans la poésie des grands poètes persans, mais également les bases de la métrique arabe, ses structures et ses thèmes.
48Dans la poésie persane, la forme du quatrain, par exemple, connue depuis l’encyclopédie d’al Aghani, est devenue la forme dominante dans les quatrains d’Omar Khayyâm, et la forme dérivée du mouashshah dans la poésie de Hâfez de Chiraz. Hafez utilise le mot ghazal, comme ses prédécesseurs, pour désigner sa poésie mystique, et emploie le terme de ‘eshq (amour ardent) dans son Divân. Un ghazal, pour Charles-Henri de Fouchécour, « est une pièce majeure des échanges en société, il est en même temps un fait social. » (Hâfiz de Chiraz, Le Divân, Introduction, traduction du persan et commentaires, Verdier/poche, Éditions Verdier, 2006, p.13). Alors que Vincent-Mansour Monteil, autre traducteur de Hafez en français, utilise, pour sa part, le terme de « ballade » pour spécifier la forme de mouashshah employée par Hafez.
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49Une autre tendance, incarnée dans la chanson des troubadours, naît au xiie siècle, au nord de l’Espagne, en Provence et cesse, tragiquement, d’exister au xiiie siècle, une fois condamnée et interdite, au nom de l’hérésie, par l’instauration de l’Inquisition. Henri Gougaud ne laisse pas de doute à ce sujet : « Le 7 mars 1277, écrit-il, l’évêque de Paris condamna le Traité d’André le Chapelain, De amoribus et, par conséquent, les propositions, à peu près identiques, qui se trouvaient chez les troubadours. Dès lors, il fut interdit aux poètes de chanter l’amour adultère, “l’amour des Dames”. Ils n’eurent plus le droit que de célébrer les vertus des jeunes filles qu’ils voulaient épouser. » (Poésie des troubadours, anthologie, Préface et choix d’Henri Gougaud, Coll. Point, 2009, p. 24-25). Et nous savons que cette condamnation est une condamnation de l’averroïsme.
50La poésie des troubadours est l’essence de la nouvelle poésie de l’amour profane en Italie, au nord comme au sud. Elle n’a pas tardé à se répandre dans les palais d’Europe. Frédéric II, parfait connaisseur de la langue arabe et fondateur de l’Université de Naples en 1224, l’a proclamée chanson officielle en Sicile lorsqu’il décida d’accorder le prestige à la langue dialectale de Sicile, en poésie, et fait se rapprocher de lui des poètes d’amour de langue arabe, qui firent partie des poètes siciliens. Frédéric II, cher à Dante, était un homme chrétien de culture. Il a laissé la porte ouverte à la culture arabe, et l’a traitée comme un hôte digne de prestige.
51Sur les pas de Frédéric II, une lignée de poètes, de chercheurs et d’historiens occidentaux reconnait que les troubadours tiennent leurs chansons du mouashshah et du zajal. Et ils justifient l’emprunt par deux éléments qui ont décidé du sort de la nouvelle poésie européenne : par le thème de l’amour, qui est devenu profane ; et par la forme toute nouvelle, qui a introduit, pour la première fois, la rime dans le poème européen, et a donné naissance au type de la poésie lyrique dans la poétique occidentale. Pour ce groupe, le mouashshah, comme chanson de l’amour en rimes, est le modèle le plus répandu dans la poésie des troubadours, écrite trois siècles après le muashshah, et à partir des troubadours dans la poésie sicilienne et celle qui est venue après, de Dante ou de Pétrarque. Et, comme le ghazal en arabe, la poésie des Siciliens (dont le terme recouvre, par ailleurs, un sens plus large, qui désigne, selon Dante dans De Vulgare Eloquentia, les poètes Italiens du nord et du sud), s’est séparée de la musique et de la chanson est devenue indépendante en utilisant, dans le « dolce stil novo », la forme du chansonnier (Canzoniere) et du sonnet.
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52À l’inverse de cette reconnaissance, nous constatons en Occident un reniement chez certains de toute forme de rapports existant entre la chanson des troubadours et le ghazal, la poésie amoureuse des Arabes, dans ses multiples formes, ou parfois qu’un certain silence règne, chez d’autres. Je vise essentiellement des chercheurs et des historiens, y compris des poètes, qui ont fait de la littérature et de la culture médiévales ou de la Renaissance, et spécifiquement des chansons des troubadours, leurs champs d’investigation. Reniement ou silence. Ces chercheurs critiquent par leur reniement ou par leur silence toute théorie d’influence exercée par la poésie amoureuse arabe sur la poésie des troubadours et leurs descendants italiens et européens. Stigmatisation qui incite à s’interroger sur ce qui suscite un tel rejet et dérange dans la reconnaissance d’une dette. L’interrogation ne se limite pas seulement au fait de traiter un problème banal que connaissent les formes littéraires, dans leur migration d’un espace à un autre. Mais il s’agit de faire apparaitre le sens de ce reniement ou de ce silence, dans le contexte des injustices inqualifiables qui conditionnent les rapports entre la culture européenne et la culture arabe au Moyen Âge et à la Renaissance. Or, pour rechercher ce sens, il faudrait remonter le cours de l’histoire du discours critique, sans aucune prétention d’en déterminer une origine certaine, ni d’établir un tableau exhaustif. Quelques discours significatifs, des poètes en particulier, suffisent.
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53La position antagoniste de Pétrarque, dont on connaît les liens avec la cour pontificale d’Avignon et sa passion pour la Croisade, reste la plus frappante. Pétrarque est né en 1304, au moment de l’apogée de Frédéric II. Son œuvre est la première, au Moyen Âge, qui a rejeté la scolastique et imposé son dépassement par le retour aux sources, aux théologiens préscolastiques, aux Pères de l’Église et particulièrement à Saint Augustin. Le rejet de la scolastique est un rejet d’Averroès et de ses adeptes en Italie dont le poète emblématique est Dante. Pétrarque écrit dans Mon ignorance et celle de tant d’autres : « car si Averroès préfère Aristote à tous les philosophes, c’est qu’en exposant ses livres il s’est bâti son domaine et les a fait pour ainsi dire siens ; ces ouvrages méritent sans doute beaucoup d’éloges, mais leur thuriféraire est suspect : on peut appliquer ici le vieux proverbe qui veut que tout marchand loue sa marchandise. » (Éditions Jérôme Million, 2000, p.165). Ce rejet revient, à dire vrai, à condamner certains philosophes grecs qui sont des « fondateurs de cette hérésie philosophique » (Ibid. p.135).
54Le rejet, ici, prend une dimension significative, une fois qu’il est généralisé à tout ce qui est arabe : peuple, langue, poésie, culture et civilisation, pourtant si présents en Europe comme en Italie. Ses lettres nous laissent entrevoir comme il déteste les Arabes et s’acharne contre eux jusqu’au point de vouloir les « bannir ». Dans plusieurs sonnets de son Chansonnier (Coll. Les classiques de l’humanisme, Les Belles Lettres, 2009), Pétrarque reprend le rejet inconditionnel de tout ce qui est arabe (ou islamique). La chanson 28, qui est une chanson de croisade, nous en donne un exemple :
56Ou encore, il glorifie l’Antiquité grecque et romaine, dans l’évocation humaniste de Rome, qui ne peut renaître, selon lui, que de son antiquité, purifiée par la foi chrétienne. La chanson 53 est l’exemple qui nous le montre ouvertement :
58Cette aspiration au retour aux origines exprime le rejet de tout ce que les Arabes ont apporté à l’Europe, y compris à l’Italie, depuis la Sicile, l’Andalousie, le Moyen-Orient ou le Maghreb. La rime, venue tardivement dans la poésie européenne, reste orpheline dans la chanson 120 de Pétrarque :
60Les rimes sans ailes arrivent dans le sonnet, alors que le style et la parole sont bien identifiés, dans la chanson 40, par exemple :
62Significative est cette position antagoniste de Pétrarque, qui a creusé un fossé, insurmontable jusqu’à présent, non seulement entre la poésie amoureuse arabe et la poésie européenne, depuis les troubadours, mais aussi entre Arabes et Européens. La signification de sa position antagoniste s’inscrit dans l’imaginaire néfaste qui instrumentalise toutes sortes de rejets de la culture et de la civilisation arabes. Rejet de la dette et rejet de l’interculturel qui instaure le dialogue et favorise le partage. Rejet au nom de l’Un indivisible, point de repère vénéré par tout esprit fondamentaliste.
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63Pétrarque est le grand initiateur d’un courant dominant, qui renie ou oublie. Et à l’époque moderne, la position d’autres poètes ne la contredit pas. Les écrits d’Ezra Pound, à ce sujet, sont révélateurs. Dans son ouvrage L’esprit de la littérature romaine, Pound confirme « que l’esprit provençal était avant tout hellénique est évident pour celui qui prend la peine de comparer l’anthologie grecque et l’œuvre des troubadours : ils ont en quelque sortes oublié les noms des dieux mais conservé ceux des amants. Il semble que leurs principales sources d’informations furent Ovide et Les Églogues de Virgile. » (Christian Bourgois, 10/18, p. 117-118). Et malgré cette hésitation, il confirme. Pourtant, il réitère quelque chose d’incompréhensible : « Je trouve, écrit-il encore, une même perfection dans les canzoni d’Arnaut Daniel, dont la forme satisfait à la fois l’oreille moderne qui cherche avidement la rime, et l’oreille habituée aux harmonies grecques et romaine, pour laquelle la rime est une vulgarité. » (Ibid. p. 30). Pound prend l’exemple intouchable d’Arnaut Daniel que Dante appelle dans De Vulgari Eloquentia « mon père en poésie ». Il est vain de se demander d’où vient la rime si les sources grecques et romaines de la poésie des troubadours traitent la rime de vulgaire, de grossière, et d’inacceptable.
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64Le rejet du lien entre la poésie des troubadours et la poésie amoureuse arabe perdure. Il se manifeste d’une manière plus méthodique chez Jacques Roubaud, référence incontournable, depuis la fin du siècle dernier, au sujet des troubadours. Il écrit dans La fleur inverse : « Or la poésie du trobar […] est la première poésie moderne en Europe après la chute de l’Empire romain. Et par première je ne veux pas dire seulement d’une priorité chronologique. C’est la poésie dont toutes des autres procèdent, la française, et l’italienne tout particulièrement. » (Coll. Architecture du verbe, Les Belles Lettres, 1994, p. 345). Ici, ni l’Andalousie ni la Sicile ne font partie de l’Europe ! Attendons un peu. Il ajoute : « D’où il apparaît que, s’il est vrai, comme on l’a dit, que « l’amour est une invention du xiie siècle », c’est en plus, du moins à ce que le moment des troubadours nous indique, l’invention d’un seul. » (Ibid. p.139). Mais l’amour est bien codifié dans la poésie des troubadours, suivant ce que Roubaud écrit toujours : « On ne peut pas enlever aux mots de l’amour, du « grand chant », leur vêtement de rimes et les faire aller nus pour voir enfin la vérité de ce qu’ils disent. Ils ne disent rien sinon en jeu de rimes. » (Ibid. p. 239). Ce qui nous trouble, encore, est la confirmation que « la rime n’existe pas, ou existe pauvrement, avant les troubadours. Après eux, et pour tous les siècles jusqu’au nôtre et dans toutes les langues romaines (et en grande partie les langues germaniques) où la tradition poétique procède des troubadours, la poésie ne se conçoit pas sans rimes (ce qui suppose qu’elle ne se conçoit pas sans vers). » (Ibid. p.10). Et il conclut : « ce qui veut dire que les troubadours, les premiers en Europe après l’antiquité (dans les langues romanes et germaniques au moins), ont été véritablement des poètes « mangés de rimes ». » (Ibid. p.199). Cette conclusion le mène à chercher (avec quelle modestie !) des parentés : « On soulignera ainsi qu’il est d’autre grands chants, chez les Indiens d’Amériques par exemple, et que la poésie des troubadours présente avec d’autres traditions fort éloignées dans le temps et l’espace des parentés évidentes. » (Ibid. p.10). La poésie amoureuse arabe en Andalousie ou en Sicile, qui est une poésie européenne, la plus proche des troubadours, dans le temps et dans l’espace, est oubliée, impensée, et, par la force des choses, rejetée.
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65La poésie amoureuse arabe, dont l’histoire remonte au ive siècle, deux siècles avant le début du Moyen Âge, est composée de vers en rimes. Cette poésie est rejetée, non reconnue par l’Occident, et ne peut être, pour celui-ci, qu’un butin de guerre. Pétrarque, qui condamne Averroès, oublie le nom de cette poésie, qu’il soit muashshah, zajal (dont le vers signifie en dialectal andalou chambre, le même nom en italien, stanza, que lui donne Dante), quatrain ou rime. Ezra Pound, qui a sillonné la Provence, n’y pense pas. Jacques Roubaud barre la route à « la thèse des origines arabes des trobar », même si la condamnation des idées de l’amour fait partie de la condamnation, en 1277, de l’averroïsme, par l’évêque de Paris.
66Ces trois poètes sont d’époques différentes et de cultures occidentales différentes. Ils procèdent à l’étude de la poésie des troubadours, sans se soucier d’élargir leur connaissance à la poésie amoureuse des Arabes, proche de leur sphère culturelle, et de connaître, avant tout, la langue arabe que la recherche honnête exige, puisqu’elle fut, quatre siècles avant les troubadours et jusqu’à l’époque de Pétrarque, la langue universelle de littérature, de philosophie, de sciences, depuis l’Espagne jusqu’à l’Inde et la Chine. Elle a changé la « chose » poétique, et révolutionné aussi bien le discours philosophique que l’esprit scientifique.
67La différence entre ces trois poètes n’interdit pas leur rencontre dans la même logique d’antagonisme. Ils ne prêtent aucune attention ni à la complexité ni au doute, ce qui alimente la culture de l’injustice et de la haine vis-à-vis de la poésie amoureuse arabe. Une logique qui oublie ou renie le nom de ceux qui ont inventé en arabe la poésie de l’amour, dans un lyrisme plein de sensualité et de jouissance, depuis le ixe siècle, juste dans les lieux rayonnants du sud de l’Europe, en Andalousie et en Sicile, ou depuis le ive siècle au Moyen-Orient. Cette position d’injustice et de haine est celle qui, malheureusement, triomphe toujours, sur la rive nord de la Méditerranée, et, généralement, en Occident.
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68Pas d’amalgame. Cette poésie est, heureusement, reconnue et reçue en tant qu’hôte, par un autre Occident. Il est celui de la reconnaissance de l’Arabe, l’Autre, dans l’apport de sa poésie, de sa culture et de sa civilisation. Ramon Lulle, fils de Majorque, né en 1232, premier écrivain catalan, auteur d’un ouvrage célèbre Le livre de l’Ami et de l’Aimé, écrit en langue des troubadours. Fasciné par la foi de l’Islam (voir par exemple le verset 153 dans le même livre), il fut un connaisseur de la langue arabe qu’il utilisa dans la rédaction de certaines de ses œuvres, et un grand défenseur de la connaissance et de la reconnaissance de la langue arabe et de sa culture. Sa démarche intellectuelle porte le témoignage d’un esprit éclairé qui rêvait d’un monde uni et fraternel. Ses descendants sont nombreux, ici et là dans le monde, quand triomphe la « raison illuminée ». L’appel de Ramon Lulle à la raison est l’écho de la pensée mystique d’Ibn Arabi, qui écrit :
Amis ! Approchez l’inaccessible,À Nagd, à la cime des monts !Cherchez l’eau au détour du campementEt restez à l’ombre perplexes et apaisés !Parvenus au val prédestiné,Là où mon cœur dressa sa tente,De ma part, transmettez mon affectueux salutÀ ceux qui y séjournent ou passent !Écoutez par quoi ils répondentAvant de dire que mon cœur péritÀ force de se plaindre de ses désirs d’amour,En proclamant, en s’informant, en questionnant !
70Deux voix andalouses s’interpellent et se répondent. Elles guident, ensemble, vers la parole juste qui libère tous ceux qui trouvent la joie de vivre dans la passion pour l’Autre. Cette passion pour l’autre que glorifie Nietzsche dans le fragment 60 de L’Antéchrist où il écrit : « Le christianisme nous a frustrés de la moisson de la culture antique, et plus tard, il nous a encore frustrés de celle de la culture islamique. La merveilleuse civilisation maure d’Espagne, au fond plus proche de nous, parlant plus à nos sens et à notre goût que Rome et la Grèce, a été foulée aux pieds (et je préfère ne pas penser par quel pied !). »
71Dans cette perspective nous pouvons percevoir dans la passion pour l’Autre qui a orientée la poésie amoureuse arabe un mouvement intérieur imprégné d’énergie créatrice. Elle est l’image de la culture méditerranéenne qui n’a jamais cessé, durant les siècles, de renouer les relations, à l’insu de ceux qui multiplient les barrières et officialisent la rupture. La poésie moderne de l’Occident, comme celle du Monde Arabe, l’exprime d’une voix certes presque inaudible, mais sans peur et sans se soumettre à l’interdit.