Notes
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[1]
N.D.T. Rappelons que par convention Leo Spitzer se désigne par V (Vater, le père), sa femme par M (Mutter, la mère), et leur fils par P (Puxi). Toutes les notes ne portant pas la mention N.D.T. sont de Spitzer lui-même.
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[2]
Ce nom restait mis de côté pour un prochain enfant de sexe féminin : une « Villa Evi » sur notre lieu de vacances nous l’avait probablement suggéré ; peut-être aussi notre commune estime de l’éternel féminin auquel le nom pouvait faire allusion. Le 23 octobre 1922, M posa la question à P : « Tu voudrais avoir une Eva comme petite sœur, ou une Wolflinde ? » (avec ce dernier nom on voit l’aspiration à un parallélisme dans l’attribution des noms de frères et sœurs). M établissait d’ailleurs une relation entre Eva et Wolfgang, en mettant en parallèle aux deux noms en W deux noms en E : le 8 novembre 1922, on réfléchissait à Eva Elga ou Elga Eva (mes réticences à cause du Elga polonais furent balayées) ; le 15 septembre 1923 c’était Eva Edith ou Eva Erika.
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[3]
N.D.T. Wilhelm Matthiessen, Das Ende derer von Knubbelsdorf und zwei andere Abenteuer des Weltdetektivs Kabäuschen, Leipzig, 1921 (La fin des Knubbelsdorf et deux autres aventures de Kabäuschen, détective international). Auteur de récits populaires, Matthiessen (1891-1965) bascula dans l’antisémitisme sous le règne nazi. Après 1945, il se spécialisa dans le livre pour enfants.
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[4]
N.D.T. Mehlmaus ou Mutzen, nom d’une pâtisserie rhénane.
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[5]
N.D.T. « Katzelmacher », nom péjoratif d’origine tyrolienne et autrichienne, donné aux Italiens. Il s’était répandu en Allemagne au cours de la 1ère guerre mondiale. Dans son article, Trauschke le relie à l’insulte italienne « cazzo » (pénis). D’autres etymologies privilégient la piste de chaudronniers ou de fabricants de cuillères en bois, artisans italiens qui vendaient leurs produits en Autriche.
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[6]
N.D.T. « par ricochet » : en français dans le texte.
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[7]
N.D.T. Cf. p. 97 de la première partie de notre traduction, Po&sie, no 156
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[8]
N.D.T. Die Katze, le chat, nom générique, est féminin en allemand.
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[9]
N.D.T. Pour la série qui suit : Wasser = eau ; Bauch = ventre ; Affe = singe.
-
[10]
Le 9 décembre : « Qu’est-ce que tu as à ton petit Nasi-Pasi ? » Le 6 décembre : le Pasi rouge (montrant le nez de P), P étant par la suite (pars pro toto ! ?) appelé Pasi (le 2 novembre, puis, le 19 décembre une variante Pafi).
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[11]
Voir à ce sujet Heintze-Cascorbi, Les noms de famille allemands, p. 45 : « Ainsi, dans Stromtid de Fritz Reuter, Madame de Rambow formait les noms de famille Kegel, Pegel etc. et Käsel, Päsel etc. »
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[12]
En faisait par exemple partie un Much, désignant le petit plumeau que P emportait pour aller se coucher et qu’il tenait tendrement dans ses bras (Much étant la contraction enfantine du diminutif Plumeauchen, petit plumeau). Cela dura jusqu’à ses cinq ans et disparut avec ledit plumeau. Il y eut ensuite Nonna pour toutes sortes de pièces en fer avec lesquelles P jouait avec passion (nous avons découvert plus tard que l’étymon en était Kanone, canon) etc.
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[13]
N.D.T. Fritz Reuter : cf. supra, note 11.
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[14]
Le 20 juin 1922, peu avant le départ pour l’Autriche, M dit : « Nous ne devrions plus dire Schnösel, ça ne lui va pas du tout. – V : Bah, de toute façon, en Autriche ils ne comprendront pas ! »
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[15]
N.D.T. L’allemand distingue Essen, repas de l’être humain, de Fressen, repas de l’animal.
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[16]
Je considère qu’un successeur en -ling des noms de P est le mot Falschlinge (Ndt : falsch = faux). M le forma de façon moqueuse le 28 septembre 1926, après avoir planté des boutures de fleurs, Setzlinge. Elle désignait par Falschlinge les « fausses pousses » des arbres fruitiers. Certes, Setzling était le modèle direct, mais le type en -ling soulignait l’affect, le côté enfantin.
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[17]
N.D.T. Tous ces néologismes se situent dans l’environnement de Schnipsel, petit bout de papier et de Schnupfen, rhume. En français, quelque chose comme biboulet et rhumounet.
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[18]
N.D.T. Dick = gros.
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[19]
N.D.T. Tierchen = petit animal.
-
[20]
À partir de Bubschele, Butschele, le sch était aussi utilisé par ricochet (en français dans le texte, N.D.T.) pour V (sch devenait donc un exposant de tendresse). L’été 1926, j’entendis plusieurs fois Pap(t)schele (au lieu de Papi, papa).
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[21]
N.D.T. Le développement qui suit sur une trentaine de lignes jusqu’à « augmentatif » était situé en note dans le texte original. Comme il fait en réalité partie de l’axe principal des remarques de l’auteur et qu’il comporte lui-même des appels de notes, nous avons pris sur nous – pour des raisons de lisibilité – de le rapatrier au premier niveau du texte.
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[22]
N.D.T. Gi, prononcer Gui. De même, pour Gyges prononcer Guguès.
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[23]
John Habberton (1842-1921), écrivain américain connu pour ses Helen’s Babies, (Les bébés d’Hélène), Boston, 1876. Ce livre humoristique pour adultes fut également un succès de la littérature enfantine.
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[24]
N.D.T. : en français dans le texte.
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[25]
N.D.T. : formé sur Bock, bouc.
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[26]
Des noms doux formés par d’autres locuteurs ont également été transférés sur P. Ainsi, à cause d’une mèche de cheveux, une collègue infirmière avait appelé M : Busch, toupet (nom masculin). M donna par la suite à cette collègue un nom également masculin : Till et non Tilly. Le nom Busch fut transférée vers 1919/20 sur V, qui avait une mèche rebelle. Il s’agit de l’extension, déjà rencontrée à plusieurs reprises, du surnom d’un membre A de la famille vers un membre B de la même famille. C’est comme s’il devait s’instaurer une réciprocité, un échange, un communisme des noms comme expression de la vie familiale partagée (« ce qui est bon pour moi doit être bon pour toi »). Dès lors, P fut également appelé Busch et (tout comme V) Büschchen, petit toupet. Cette extension de l’utilisation du nom est évidemment préjudiciable à la compréhension et ne peut survivre longtemps dans une famille où on s’interpelle constamment par son nom. Büschchen disparut de la même manière que Schnudelbützchen. L’amour avait créé « l’excès » et cet excès tua le « mot d’amour ».
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[27]
N.D.T. Cf. 1e partie, II, « Le vrai nom » (Po&sie, no 156, p. 92 sq). Leo Spitzer y raconte comment finalement « Pückchen » finit par céder la place à « Puxi ».
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[28]
N.D.T. : En allemand, Holzapfel « pomme sauvage » est un mot composé dont la traduction littérale serait « pomme en bois ».
-
[29]
N.D.T. : Jeu de mots. En autrichien, Paradiesapfel a donné Paradeiser, qui est un synonyme de tomate.
1Nous poursuivons ici la traduction inédite en français de l’opuscule dans lequel Leo Spitzer consigna ses notes de linguiste prises en écoutant le « parler-maman » de sa femme avec leur fils Wolfgang, au cours des quatre premières années de la vie de celui-ci (1922-1926). Il le fit paraître en 1926, un an avant son premier grand livre, les Stilstudien. Une troisième et dernière partie est à suivre.
III – Le plus ancien concurrent de Pückchen
2Avant la naissance de l’enfant le nom Tüdülütchen s’était installé : il peut être daté du moment où V [1] offrit à M une gravure d’A. Plückebaum intitulée Tüdelüt. Elle représentait un garçon jouant de la flûte (Amor), comme une sorte d’image désirée ou idéalisée de l’enfant attendu. M s’était elle-même acheté une gravure de jeune fille en prière qu’elle appelait « Petite Ève » (du nom qu’aurait porté notre première fille si elle avait vécu [2]). Elle regardait tour à tour les deux images avec une sorte de tendresse désirante. Le nom Tüdülütchen semblait bien se prêter au petit être à venir : lorsque ses mouvements se faisaient fortement sentir, M disait : « Ça tüdülüte ». On retrouve ici le même scénario de nomination que pour Pückchen. Une compétition imaginaire fut même mise en scène entre Petite Eva (Evchen) et Petit Tüdülüt (Tüdülütchen) : « Evchen est en colère parce qu’elle a été délaissée à cause du Tüdülütchen. »
3Mais Tüdülütchen était visiblement trop précieux et trop littéraire (notre nurse pleine d’affectation prononçait à nouveau les ü avec une bouche en cœur), trop fantastique et irrationnel pour se maintenir longtemps : quatorze jours après la naissance, j’en étais déjà à déplorer la disparition de ce nom mélodique. Dans la quatrième semaine, alors que l’enfant commençait à crier le matin, M dit : ça flûte dans la nuit. On aurait pourtant pu s’attendre à ça tüdülüte dans la nuit ! Parfois cependant le mot reprenait vie, comme le 30 juin, quand nous réfléchissions à la façon, dans notre maison d’été, de baptiser tel endroit « Le Repos de Wolfgang », ou bien « Place Pückchen », ou mieux encore « Place Tüdülütchen ». Il s’agissait alors de concevoir un nom peu banal, plein de fantaisie, « excentrique ». Le 30 août, on envisagea de baptiser une barque Pückchen ou Tüdülütchen. Le 23 octobre, un ours en peluche fut acheté pour P ; M avait depuis toujours eu envie d’un « Teddybär », ours en peluche, et il fut présenté à P sous le nom de « Teddychen », petit Teddy, et « Teddylütchen ». Comme je voulais savoir si ce dernier nom contenait un « e » ou un « ü » dans sa première syllabe, je demandais : Teddylütchen ? À quoi M répondit : Tüdülütchen. À partir de cette date il fallut pourtant des circonstances particulières pour que Tüdülütchen fût actualisé. Ainsi le 17 novembre, alors que P se tapotait sur la poitrine : « Il siffle de la poitrine… Mon Tüdülütchen ! » De même dans une lettre de M le 29 juin 1923 : « Pückchen jouait de la trompette et m’offrit dans le pré une sérénade, comme le Tüdülüt dans notre chambre à coucher. » Et en fin de lettre : « Bien des choses de Tüdülüt Pückchen. » À Pâques 1923, j’offris à M l’équivalent féminin de la gravure du « Tüdelüt », sans pouvoir obtenir un regain d’enthousiasme pour ce nom. Lorsque, au cours de l’automne 1926, je mentionnai l’ancien Tüdülütchen à M, non seulement elle ne s’en souvint pas, mais elle en égrena les syllabes (Tüdü – Tüdülüt…) comme d’un mot que l’on a déjà entendu mais dont on a oublié le sens. On le voit : le nom le plus fantaisiste n’est pas toujours celui qui résiste le mieux. Et, sur le long terme, le fait de ressembler aux sonorités de la flûte n’était pas, pour le nom d’un garçon à voix forte comme P, une raison suffisante. De plus, Pückchen se recommandait par sa brièveté compacte et énergique, alors que les trois « ü » de Tüdülüt étaient difficiles à prononcer. Le petit nom Tüdülütchen était toujours resté un terme de comparaison, jamais un véritable appellatif qui nous serait venu de manière aussi évidente et automatique que Pückchen (par exemple en cas de danger). Le jeu et les choses sérieuses restaient bien séparés.
IV – Un homuncule littéraire
4Dans la troisième semaine après la naissance de P apparut le nom Kabäuschen, un emprunt évident au livre de W. Matthiessen [3] dont le héros-détective portait ce nom. L’auteur me l’avait envoyé un an plus tôt et sa lecture avait beaucoup amusé M. La raison pour laquelle cette réminiscence livresque fut mise à contribution s’explique facilement par le plaisir que procuraient à M les jeux de langage, les formes aux sonorités abstruses et étranges ; c’était aussi un mot qui n’était chargé d’aucune signification précise et pouvait donc s’adapter à P comme un halo de sens, susceptible de se prêter à toutes formes d’association. Le mot ne signifiait rien, c’est pourquoi il pouvait tout signifier. Il avait quelque chose d’un mot des origines, entouré de secrets, et qui désignait une réalité, même si cette réalité restait inconnue. Le 3 août : « Il a l’air d’un Kabäuschen. Je ne sais vraiment pas de quoi a l’air un Kabäuschen, mais… »
5L’homuncule littéraire avait quand même pris vie. Le 12 septembre, alors que P tétait : « C’est comme ça que je m’imagine un Kabäuschen. Aussi glouton. Avec des yeux aussi rusés. » – V : « Mais c’est quoi, un Kabäuschen ? » – M : « Je ne sais pas. » On peut penser que le souvenir du livre de Matthiessen s’était déjà effacé ou plutôt qu’il avait été refoulé. Les sonorités évoquèrent l’idée de « pausbäckig », joufflu. Le 7 octobre : « Mon gros Kabäuschen. » Mäuschen, petite souris, y avait certainement aussi une part, car le 20 juin on entendit : « Mäuschen, Kabäuschen ». La petite tête chauve de l’enfant évoquait aussi en d’autres occasions l’image de la souris : « Il a l’air d’une Mehlmaus, souris-gâteau [4], quand il pose sa petite tête sur moi. » Le 7 octobre : mein Mäuschen, ma petite souris – mein Mäuserich, mon souriceau. L’association de Kabäuschen avec knabbern, mordiller, grignoter, laisse des traces dans un passage de lettre du 15 juillet : « Tu seras étonné comme il est mignon, et vorace comme un Kabäuschen. » Un mot pour ainsi dire non solidifié par la nature, comme Kabäuschen, s’offrait évidemment à d’autres assouplissements de contours et à la variation. Ainsi, le 4 août : Kabäuserich (voir plus haut Pückerich, d’après Mäuserich), qui retentit à plusieurs reprises les jours suivants et fut aussi transféré à l’enfant d’une famille d’amis, alors qu’elle nageait (Kabäuserich bizarrement appliqué à une fille, bien que -erich soit – comme par ex. dans Enterich, canard mâle – une terminaison nettement masculine). Le 5 août, puis le 28 octobre : Kraborsterich, visiblement comme terme péjoratif pour ce qui est d’une façon ou d’une autre récalcitrant (M disait dans ces cas-là kraborstig ; le 15 avril 1923, expressément : « Quelle petite Kraborste ! »). Le 12 novembre : Kabauserichlein (sans tréma comme dans Puck, venu de Pückchen). Le 16 décembre : Le petit Knabauserich (d’après knabbern, grignoter ?). Le 24 mars 1923 : Petit Kabausele ! À partir du moment où fut établie une valeur expressive pour la syllabe -aus-, d’autres mots contenant cette syllabe, surtout quand ils avaient des sonorités étrangères, pouvaient s’y accoler. Puisque j’utilisais souvent, pour parler de collègues qui sacrifiaient trop au jargon professionnel, l’expression die Banausen (les béotiens), M me dit (le 31 août) alors que j’affirmais quelque chose qui lui semblait invraisemblable : Banauserich ! Le schéma de variation -auserich, réservé à P, fut la matrice d’un « gros mot câlin » destiné à V. Mais le mot était tellement imprégné d’atmosphère enfantine qu’il devait y replonger : Banauserich fut utilisé dès le lendemain comme mot doux pour P, visiblement parce que la nuance d’indignation que j’associe au mot Banausen (béotiens) ne résonnait pas si fortement pour M.
6À l’été 1923, nous achetâmes un petit chien très drôle, nouveau-né aux longues oreilles qui fut appelé Kabäuschen, probablement parce qu’il s’accrochait toujours aux pantalons de P et devint son compagnon inséparable : le petit chien était pour ainsi dire un fils de P, par conséquent un Kabäuschen. Évidemment, presque toute la série de variations de Kabäuschen-Puxi fut transférée sur Kabäuschen-petit chien. Par exemple le 2 octobre : le Kabauserich. Je formai moi-même d’après l’analogie Puck-Pückchen un Kabaus, que j’utilisais quand j’étais fâché avec le chien. Lorsque le 10 octobre, le petit chien dut rester sur notre lieu de villégiature, M dit à P : « Maintenant, c’est toi le Kabäuschen. » Malgré cela, le nom disparut à partir de ce moment-là, et je crois que le transfert au petit chien fut la raison de cette disparition : Kabäuschen était très bien adapté à cet animal incroyablement drôle, mais il l’était moins à notre enfant. La « pléthore sémantique » fut fatale à Kabäuschen (ce développement n’avait pas eu lieu pour Pückchen, qui avait seulement été transféré à des plantes et de petites bêtes mais pas à un animal de compagnie). Lorsque le petit chien disparut, Kabäuschen fut en principe à nouveau disponible pour P – mais ce mot désormais très menacé ne s’en releva pas. Par ailleurs P n’était plus aussi glouton que quand il était nouveau-né. Le mot n’avait mené qu’une existence artificielle. Il partageait avec Tüdülütchen le malheur de n’être qu’un « pur » produit de l’imagination.
V – Une dégradation du nom paternel
7Dans un article d’Ernst Trauschke publié dans la revue Germanisch-Romanische Monatsschrift (1920, p. 105), et consacré au mot Katzelmacher [5] nous étions tous les deux tombés sur la citation d’un texte du xvie siècle qui nous était alors paru incompréhensible : « […] bundten und rundten Schnudelbutzen, des Schnudelbutzen bariolés et ronds ». L’absence de signification avait conféré à ce mot aux sonorités pittoresques un vacuum sémantique dans lequel pouvaient venir se nicher de nouvelles significations. Cela devint donc au cours de l’été 1920 un « sobriquet affectueux » pour désigner V. Des estivants l’appelèrent respectueusement – tout en étant sensibles à la nuance comique – « Monsieur Schnudelbutz », et une de nos barques fut appelé « Schnudelbutz » pour « honorer » V, et pour le plus grand plaisir des populations. Schnudelbutz avait même pris la place du Lelichen utilisé après le mariage, qui avait lui-même remplacé Leo, aussi peu apprécié par V que par M, parce que ressenti comme un « nom de chien ». Lelichen disparut complètement à partir de 1920. Schnudelbutz demeura associé à V, bien qu’on eût appris par une indication de R. Meißner, germaniste à Bonn, que ce mot pittoresque voulait dire quelque chose d’aussi peu poétique que « crotte de nez » (voir plus bas la même décision dans le cas de Schnösel). Lorsque P naquit, il se passa la même chose que dans le cas de Puck-Pückchen : au « grand Schnudelbutz », on opposa immédiatement le « petit Schnudelbützchen ». V se désigna lui-même (et signa aussi des lettres) comme « le vieux Schnudelbutz », surtout quand il était (en plaisantant ou sérieusement) jaloux du petit. Nous avons pu entendre l’infirmière, qui était encore à la maison neuf jours après la naissance de P, dire à celui-ci : « Viens, mon petit Schnudelbützchen ».
8Parallèlement à Schnudelbützchen, P fut appelé (de même que V) Schnützchen : il s’agissait d’une abréviation de Schmudelschnutz, un nom qui avait d’abord été donné en 1920 à un chien domestique qui se salissait souvent, avec un parallélisme badin entre l’époux et le chien : « Ça, c’est le Schnudelbutz et ça, c’est le Schmudelschnutz ». On devait entendre la proximité de schmudelig (malpropre), le n de -schnutz résultant d’une assimilation au m de schmutz (saleté). Schnudelbützchen et Schnützchen passèrent ensuite de V à M par ricochet [6]. Comme troisième forme il faudrait mentionner Schnupp (avec un [p] bien tranchant), d’abord destiné à V, puis transféré à P dès le 10 juin 1922. Maintenant qu’elle se référait à P, cette tribu lexicale commençait à proliférer : Schnüdchen, Schnüdelchen. Le 19 juin, M : « Mon pauvre Schnaps. » – V : « Pourquoi ça ? » – M : « Je ne sais pas. Il a l’air si malheureux. » Le 20 juin, M (à P qui ne voulait pas téter) : « Je vais te jeter comme un Papierschnitzelchen, un petit bout de papier. » – V : « Comment ça ? » – M : « Comme un Papierschnitzchen, un bout de papier. C’est quand même un Schnutz ». Le 20 juin, à P : Schnüpschen ; à V : mon Schnützeling (probablement = Schnutz ; voir plus loin : Schnöseling). Le 29 juillet : Regarde quel Schnüppchen il fait ! (= Schüppchen + Schnute, petite bouche + souvenir de Schnudelbutz. De la même manière, la popularité de Schnudelbutz venait de sa proximité sonore avec Schnute). Le 7 août : Schnüps ; le 28 septembre : Schnatz ; le 12 août : Schnüpserich ; le 12 septembre : Schnipserich ; le 10 septembre : Schnüps, mein Äffchen, Schnüps mon petit singe (d’après Fips mein Affe, Fips mon singe, voir plus haut [7] Pix mon singe). Pour tous ces cas, il est impossible de remonter à un étymon : Fips, Pix, Schnips, schnieben, Schnute, Schnudelbutz se confondent et forment une « coalition ». Le 20 novembre : Schmotz Schmitz (= Schnutz par proximité sonore avec le nom Schmitz, fréquent en Rhénanie).
9À travers toutes ces variantes, Schnudelbutz était devenu plus court, plus facile à utiliser. Et pourtant il était lui aussi voué à une mort certaine. À lui non plus, son origine littéraire et artificielle ne permettait de s’imposer dans la lutte pour la vie : c’était une baudruche, elle se dégonfla après un certain temps. Le mot sombra, dans les deux acceptions qu’il avait. Pour V s’imposa peu à peu à partir de 1923 le mot Papi, papa, dans la mesure où il était de plus en plus souvent mentionné en présence de P, et parce que l’autorité de V, qui n’avait pas à être un personnage comique, grandissait. En 1924, Schnudelbützchen-V fut complètement évincé et Schnudelbützchen-P ne survécut pas plus longtemps ; tout au plus provoqua-t-il des répercussions dans les déformations Schnups, Schnüpschen etc. Le 30 novembre 1926, résonna de manière imprévue un Schnudelschmutz, à l’apparition d’un P bien sale.
10De tous les Schnudelbützchen, Tüdülütchen, Pückchen qui existaient à la naissance de P, seul le dernier, qui unissait toutes les ressources de l’imagination à une forme verbale commode, s’était imposé.
VI – Autres types
1 – Noms de chats
11Au cours de l’été 1921, des amis autrichiens qui nous avaient rendu visite avaient appelé leur enfant Katzitschku, en suivant des traditions tchèques qui se maintenaient dans cette famille. À la même époque, M, dont le sentiment maternel n’était pas encore comblé mais cherchait à s’exprimer, s’était attachée à un petit chat qu’elle appela Mixchen et qu’elle « maternait ». Lorsqu’à l’été 1922, après la naissance de P, cette famille d’amis réapparut, le nom Katzitschku (pour leur enfant) n’était plus en usage. Malgré cela, après leur départ, en septembre et octobre, M appela notre P Katzitschku. Manifestement, les souvenirs de l’année précédente s’étaient réveillés car début octobre le nom Mixchen surgit lui aussi, surtout quand P jouait avec sa mère comme le chat l’avait fait auparavant avec le jouet qu’on lui présentait. Le 5 octobre apparut Mixerich. Le 20 octobre Katzerl – Katzerl – Katzerl, petit chat. Le 19 novembre : Du kleiner Katzerich, petit Katzerich. Le 21 novembre : mein kleiner Katz, mon petit Katz (ces formes masculines viennent évidemment du sentiment de manque de concordance entre le porteur de nom masculin et un nom féminin [8]). Le 16 décembre la comparaison avec le chat, Mixchen, était apparemment présente car mon Katzerich vint après un parallèle tiré de manière explicite.
12Ce qui est curieux ici, c’est la contamination d’une représentation du nom du chat avec la représentation d’un chat, sans que les noms se soient contaminés (*Mixitschku ou *Kätzchen, petit chat, n’ont pas été formés). Katzitschku se propagea en revanche beaucoup : le 2 février 1923, M (après avoir imité un miaulement) : Petit Katzitschek. Le 13 février : Petit Katzitschku – Mixer ! – Katzitschek – petit Katzitschek – Katzitsch. À côté du raccourcissement apparut l’allongement vocalique qui permit au sentiment de s’épancher plus longuement. Le 29 mars : Katzitschkule (voir plus haut Puckitschkū). Comme pour -auserich, d’autres représentations furent alors accueillies dans la dérivation suffixale en -itschku, ou, pour le dire autrement, le suffixe de Katzitschku devint productif. Le 10 mai : Knužitschku (à côté de quoi Knužele était devenu habituel, dérivé de knuželig, « agréable à pétrir, à tâter », qui était dit à propos du corps de l’enfant). Je ne sais pas si Knužele fut accepté plus tôt, en tout cas il prit son autonomie et nous nous retrouvâmes avec une tribu knuž. Le 28 mai : Knuži. Le 31 mai : Knužel, Knižel, Knažel. Le 29 mai : Knupsch. Le 4 juin : le petit Knažel. Le 20 août la terminaison fut reliée à une plaisanterie que notre cercle d’amis avait faite une fois pendant l’été, en criant à tour de rôle tschi tscha tschu pour imiter l’éternuement : Knižel Knažel Knužel – Tschi – Tscha – Tschu. Le 5 juillet était formé Kätzitschku (Kätzchen + Katzitschku). Et même le 29 août 1926 : Pratzitschku, pour les petites mains de l’enfant (en autrichien : Pratzen). Le 30 août était formé ton Wassitschku [9] pour l’eau potable qui se trouve d’habitude près du lit de V la nuit. Le 2 septembre 1926 : Bauchele, petit ventre ; Bauchitschku, lorsque P était nu, en prenant son bain devant M ; Affitschku, etc. Le seul mot de Katzitschku comportait un affect si fort que son suffixe connut une « expansion » productive (comme cela peut se produire ailleurs dans la langue ; cf. Herzog, Revue de philologie romane no 41, page 70 et suivantes). Je crois avoir moi-même formé l’expression – qui m’est aujourd’hui obscure – Katzenfratz, voyou de chat (d’après Mistfratz, sale voyou, qu’un professeur de lycée à Vienne avait l’habitude d’utiliser). M adopta cette expression et en contamina Schatz, trésor, ainsi que Schatzkästchen, petit coffret à trésor, en disant le 7 août : Schatzenfratz, voyou de trésor.
13Le 23 juin ce fut la conversation suivante – M : « Petzchen… pourquoi je dis Petzchen ? Je ne l’ai encore jamais dit. – La nurse : Si, Madame le professeur ! » Et Petzchen sera répété plusieurs fois. La naissance de cette forme reste pour moi confuse. Elle vient soit de Petz l’ourson, soit de Kätzchen, petit chat… Ou alors de Schätzchen, Petzchen, Metzchen etc., les labiales étant souvent utilisées pour la variation ludique (par ex. Nasi Pasi = « petit nez [10] »), ce qui est d’après moi un phénomène élémentaire qui apparaît lors des gazouillis d’enfants (voir Revue de linguistique comparée, 1926 [11]). De toute évidence, Petzchen était contaminé par Schatz-, duquel il est peut-être issu : on pourrait appeler ça des « formations incestueuses ». Finalement, il faut se poser la question de savoir si Petzchen n’a pas été détaché de Goldspätzchen, petit moineau en or, que j’ai observé au cours de la quatrième semaine après la naissance de P, et que l’on put aussi entendre plus tard. Le 11 août : Schatzpetzlein. Le 3 septembre : Schatzenpratz (+ Pratze, patte d’animal). Le 10 septembre : Patzeling (terminaison de Fröscheling, petite grenouille, cf. infra). Le 7 octobre : Schatzenpatz. Le 18 octobre : Schatzpatz. Le 23 octobre : Patz (l’idée de patzig, gros, s’y mêlant). Le 20 octobre : mon Patzerl. Le 19 novembre : Schätzipetzi. Le 21 novembre : le Schatzpetzchen de maman. La tendresse cherchait à s’éloigner des types de mots habituels : elle préférait se frayer des chemins non encore défrichés. En même temps les formes qui en résultaient avaient un aspect étrange qui effrayait la créatrice elle-même. D’autres formes avec un suffixe slave virent le jour. Le 24 mars 1923 : Schätzek. Le 25 mars : Schatzitschek (d’après Katzitschek).
2 – Noms de grenouille
14Dès avant la naissance de P, nous avions comparé des pieds, jambes ou mollets froids, à des cuisses de grenouille et nous les avions surnommés Fröscheling (Frösche = grenouilles), le suffixe -ling soulignant, selon les habitudes de l’allemand, ce qui est individuel : Fingerling, doigtier (sur Finger, le doigt) – ou Däumling, poucet (sur Daumen, le pouce). Il était bien naturel que ce mot fût employé pour les extrémités de notre petite grenouille, et un suffixe productif en -ling apparut le 29 juin 1923 : « Des Fröschelinge et des Pratzelinge si froids (sur Pratze, la patte d’un animal) ». Le 21 novembre, M parlait de Füßlinge (sur Füße, les pieds). – V : « Füßlinge ? – M : Bon, quand je dis Füßlinge, je veux dire Fröschelinge ». Le 13 août, à côté de Händchen, petites mains : Pratzelingchen. Le 24 février 1923 : les petits Äfflinge en montrant les jambes de P (sur Affe, singe). Les jambes de l’enfant étaient linguistiquement différenciées de celles de V : celles-là étaient des Fröschelinge, celles-ci des Frösche, grenouilles (le 27 décembre 1922). Cf. la relation de Beinchen, petite jambe, à Bein, jambe, mais aussi celle de Pückchen à Puck. Il se formait donc un langage Pückchen [12] et un langage Puck. Le suffixe -ling était également utilisé pour l’attribution de noms. Les racines mentionnées plus haut pour les noms de chat ou de grenouille apparurent alors accompagnées d’un -ling, sans que l’on puisse supposer une contamination par une représentation de grenouille ou de chat : Fröscheling fut utilisé assez tardivement comme nom de P (en tant que pars pro toto comme Bauchele, petit ventre, et Pasi). Ainsi le 26 octobre 1923 : Petit Fröschelingchen ! Mais, comme il s’avéra par la suite, il y avait une évidente relation avec Fröscheling-mollet (M avoua qu’elle avait pensé à des « Fröschelinge nus » qu’on voyait sur une photographie de P). De Schatz, trésor, on dériva le 3 août : Schatzeling, Schatzling. Enfin, visiblement en souvenir de Fritz Reuter [13], Schatzing (le 26 septembre). Le 2 octobre : Schatzing Patzing. D’autres racines reçurent également le suffixe d’affection -ling : ainsi le mot Schnösel, utilisé en Rhénanie. Il était (comme Schnudelbutz) suffisamment étranger à nos oreilles pour pouvoir désigner P, bien que la description que des Rhénans nous donnèrent de la nature du Schnösel fût tout sauf flatteuse. Deux jours après la naissance nous utilisions ce mot pour P, au grand dam de l’infirmière. Nous l’affaiblîmes en Schnöselchen pour faire plaisir à cette dernière. L’ami Frings nous décrivit le personnage du Schnösel comme un garçon d’une quinzaine d’années, une sorte de commis idiot, vantard et qui se parfume. Nous ne pouvions dire de ces associations qu’elles étaient nôtres [14]. Nous n’étions absorbés que par la sonorité étrange, et nous disions à voix basse, pour réprimander P quand il criait (le 11 juin) : Schnösel ! Puis das Schnöselein (neutre d’après das Pückchen). Et enfin, plusieurs fois à partir du 16 juin : Petit Schnöseling ! Le 20 juin : Schnützeling (cf. supra). Ensuite, d’après Bübchen, petit garçon, et Bübi, on forma un Bübeling. Le 25 septembre d’après Schnups, un Schnüpsing. Le 3 novembre : « Tu auras tout de suite ton Fresselen (= ton Essen, repas, transposé dans l’atmosphère animale [15]), ton Fresselingchen [16], petit repas.
3 – Formations par suffixes
15On peut comparer la terminaison en -ling avec la terminaison en -erich que j’ai déjà mentionnée plusieurs fois et qui vient de Mäuserich (petite souris, masculin), etc. J’ajoute quelques néologismes : le 12 août, Schnüpserich ; le 22 octobre, Schnüpsrich schniept (P était enrhumé). Puis Schnups, et le 27 octobre : Mon petit Schnups ! Mon Schnupsrich ! Voir plus haut : Schnips, Schnüpfer (le 20 mars 1923 pour l’enfant enrhumé [17]). Toujours en -erich, l’histoire du mot Bieberich (21 novembre 1923) est très tortueuse. Il est probablement forgé sur Bübi, petit garçon et Büberich, mais en y rattachant un souvenir de la ville de Bieberich sur le Rhin. Lors d’un voyage en bateau à vapeur de Bonn à Mainz en 1920, avant la naissance de P, c’est là que je nous avais par erreur fait quitter le navire. Ce qui me valut pour quelque temps le sobriquet de Bieberich ! Le 10 décembre 1923 nous utilisions le mot « fieberig » (de fiebrig fiévreux). M (faussement sévère, à P) : « Bieberich, tu sais que tu étais déjà à Bieberich ? » (Ce qui n’était pas vrai et n’avait visiblement été fantasmé que par amour de ce nom). Les associations sonores s’affranchissent de l’évidence objective et font apparaître par magie une réalité purement langagière. On aura remarqué que ce sont des suffixes de noms fortement individualisants, typiques, comme -ling ou -erich qui servent à former les néologismes : M avait intérêt à faire apparaître son petit comme une individualité achevée.
16Le suffixe -ek, suffixe de noms propres slaves que nous avons déjà rencontré à plusieurs reprises, s’insère ici à merveille. M est originaire de Haute-Silésie où il existe une forte présence polonaise. Elle avait de ce fait une grande réceptivité aux suffixes slaves, ceux-ci s’infiltrant par ailleurs assez rapidement dans des contrées à forte sensibilité allemande. Un renfort de ces nouveaux arrivants slaves était assuré par des amies tchèques de M, qui avaient été ses collègues dans un hôpital de guerre à Vienne : les infirmières s’étaient appelées Emusch (de Emma), Verusch (de Vera), Angusch (de Angi, formé sur Angela). Une lettre d’une de ces anciennes camarades, adressée à M en mars 1923, renouvela la mode de -usch. P fut, à côté de Dickele [18], appelé Dickusch. Et le 25 mars : Dickuschek, sans préjuger du caractère hybride de cette forme. En août 1923 il y eut, à côté de Stinkele (de stinken, sentir mauvais, puer), un Stinkadores et un Stinkuschek. Ce qui était exotique faisait ici en même temps l’effet d’une euphémisation, la distance simulée éloignant le sens fort.
17Je mentionne ici les transformations de Bübchen. Le 18 février 1923 : Bubutschele. Le 26 février : Bubschele. Le 22 mars : Búbu(t)sch, Bibitsch. Le 24 mars : Bubútschek. Le 14 avril : Bübitschele, Bibutschele. Le 15 avril : Butschele, Mutschele. Le mot tendre Butschele resta en vie jusqu’en 1926, parfois élargi en Butschentierchen [19] (ceci d’après Hasentierchen, petit animal de lapin ! déjà présent en 1922) et ses variantes (par exemple le 30 septembre 1923 : Hutschentierchen, petit animal sur une balançoire), probablement parce que la tendresse poussait au développement des voyelles et consonnes radicales. Il existe en effet des sonorités particulièrement expressives, ou plutôt qui peuvent être remplies d’expressivité. Les consonnes b et č [20] en font certainement partie. Ce sont des consonnes à affects (c’est pour cette raison qu’on trouve Chonchon, à côté de Monmon et Pompon, comme forme tendre pour Edmond, alors que Grégoire n’explique Chonchon qu’à partir de mon chou).
18Souvent, par contre, le sentiment se glisse dans le premier son venu et le gonfle, si je peux me permettre cette image. Le 28 octobre 1922 [21], P : Gogo ! Gi [22] Go ! – M : « Gyges ! Voilà qui serait un bon nom pour Pückchen. Quelle force ! » Nous avions lu, peu avant cette date, le drame de Hebbel, Gyges, et ce nom était prêt à se remplir d’onomatopées maternelles. La « force » ne résidait pas dans le nom du héros de Hebbel, mais dans l’enfant qui lançait ces sonorités au hasard. À l’inverse, une sonorité peut paraître inadéquate. À partir du mois d’août 1922, M dit à P : Petit atan (pour satan). C’était du langage enfantin anticipé (emprunté à la langue que P allait parler, d’après les conjectures de M – pour autant qu’il s’apprêtât à le faire !). Un langage en l’occurrence formé selon un modèle littéraire. M citait souvent la traduction des Helens’s Babies de Habberton [23] : « äder umdehn sehn (à partir de « die [Uhr]-Räder umdrehn sehen », voir les roues de la montre tourner, souhait bien connu des enfants !). M dit aussi à V, plus tard (le 11 septembre) : « Atan ! Tu sais, pourquoi je dis atan et non satan ? Parce que satan serait trop dur ! » Le 5 décembre à P : « C’est un petit atan », contrairement à sa formule pour quelques autres enfants réellement insupportables : « Mais ce sont des diables, des satans ! » (satans prononcé avec un s sifflé). Il s’était donc formé une paire de mots :
- un atan de langage enfantin, donc plus doux, un euphémisme, approximativement = « petit diable »
- un satan de langage adulte, donc sérieux, = « diable »
19L’indignation sifflait dans le s, comme dans ce que l’on connaît linguistiquement ailleurs (par exemple lorsque l’Italien ou l’Espagnol jure : Cristo). L’omission, propre au langage enfantin, de consonnes initiales difficiles à prononcer, s’ajoutant à une interprétation symbolique du son s, avait donc produit cette différenciation lexicale. Ma collègue, le Dr. Luise Berthold, me fait savoir que lorsqu’elle était enfant, et surtout quand il faisait chaud, elle disait Uppe au lieu de Suppe, soupe (comme si prononcer le s demandait un effort trop important). Elle ajoute que dans certains dialectes allemands on peut rencontrer des formes enfantines, allégées de cette manière (dans le Nassau par exemple : ämmche pour Lämmchen, petits moutons). Sur les « diminutifs de prononciation [24] » qu’on trouve dans la langue des nurses, voir Meillet, Mémoires de la société de linguistique, 1921, p. 167. Il existe aussi des « prononciations augmentatives » : ainsi š au lieu de s, ou č au lieu de š : deux amoureux de ma connaissance disaient, lorsqu’ils devenaient affectueux, Tschatzi au lieu de Schatzi, trésor. Dans des cercles étudiants de Marbourg on peut entendre Pfreunde au lieu de Freunde, amis (pastiche d’une hypercorrection) : la simplification agit comme diminutif, et la complication comme augmentatif.
20On trouve également des combinaisons sonores productives, qui peuvent être comparées aux suffixes productifs, et qui peuvent être transmises d’un mot à un autre : il suffit à ces combinaisons d’avoir été repérées dans un mot chargé d’affect pour qu’elles « persévèrent » ensuite. Ainsi, le 12 septembre 1922, P fut appelé Möpschen, petit carlin, et, par enchaînement, le 19 octobre : Möpsken, Piepsken. La combinaison sonore [consonne + sk] dans ces mots n’était pas issue du langage de M : c’était une transposition de Böcksken [25]. Ce mot, employé en riant par une femme de Rhénanie pour un vieux coureur de jupons répugnant, avait fait grande impression sur M. Cette combinaison par suffixe était donc un emprunt (comparable à celui de mots entiers pris à l’environnement rhénan, comme Schnösel), qui tirait sa force d’un mot qui avait fait sensation. Le 25 février 1923 apparut Möpsken, Böcksken, ce qui rendait l’origine évidente. Möpsken vécut jusqu’au 15 avril 1923.
21Pour le suffixe -ele, de quel dialecte était-il issu ? M est originaire de Haute-Silésie, mais des connaisseurs de ce dialecte comme K. Wagner m’assurent qu’ils n’ont jamais entendu ce suffixe (c’est plutôt le -el qui vient de Silésie ; le -ele pouvant tout au plus venir du langage des nurses de Haute-Silésie). On peut également penser que M avait importé la forme tendre en -ele (qu’elle utilise aussi en d’autres circonstances) depuis le Wurtemberg où elle avait longtemps séjourné et que c’est justement cette forme dialectale étrangère qui lui convenait pour l’expression de la tendresse. En tout cas, elle transposa sur le -ele l’habitude propre au dialecte de Silésie d’allonger, par affect, la voyelle finale. Cet « allongement d’affect » donna aux formes en -elē un avantage sur le suffixe -chen ou sur le -i d’Allemagne du sud que M employait en l’allongeant = Bübī et Liebī (elle préférait cette nouvelle forme au Liebchen, petit chéri, qu’offrait l’usage). Les formes en -ele étaient bien à même d’immortaliser linguistiquement les impressions fugitives de la vie enfantine.
22Bubele, petit garçon, était probablement le schéma servant à Süßele (süß = sucré, mignon), Holdele (hold = beau), Knužele (de knuželig, agréable à pétrir ; cf. supra VI, 1, Noms de chats), Dreckele (Dreck = saleté), Nassele (nass = mouillé, parce que P s’était mouillé), Stinkele (stinken = sentir mauvais), Schimpfele (schimpfen = gronder ; quand P criait de manière insistante, nous disions qu’il nous « grondait »), Schlimmele (schlimm = méchant, mauvais), Müdele (müde = fatigué), Dickele (dick = gros), Hauele (hauen = donner des coups, parce que P donnait des coups). Le 13 septembre 1923 : « Adorable Lachele » (lachen = sourire, rire ; lorsqu’il était en train de rire). Le 30 septembre : Hatschele (hatschen = traîner du pied, parce qu’il traînait du pied). On remarquera que les dérivés de -ele sont formées à partir de mots appartenant aux catégories grammaticales les plus diverses. À tout moment, il peut y avoir passage de dérivés verbaux à dérivés nominaux, de dérivés de substantifs à dérivés d’adjectifs, pour autant que l’association par le « contenu » des racines l’autorise. La distinction entre dérivés nominaux, déverbaux etc., telle qu’elle est marquée par les grammaires peut tout au plus se comprendre a potiori. De Dreckele (Dreck = saleté, lui-même pris dans un sens euphémisant) on passait sans problèmes à Nassele (nass = mouillé) et Stinkele (stinken = sentir mauvais) parce que le substantif Dreck, l’adjectif naß, le verbe stinken appartiennent à la même sphère sémantique. Ainsi, les formes en -ele constituaient une catégorie spirituelle de noms tendres, et celle-ci s’annexait même des mots en -el. Cela donnait, en ajoutant un -e quelque peu irrationnel, un -ele tendre. Par exemple, à partir de Nudel (= nouille) : Nudele. Le 5 juin 1923 : « Imagine-toi, Pückchen était assis comme un malheureux dans un coin (= Winkel) et il s’était endormi. Le pauvre ! Le petit Winkele. » Winkele montre bien le caractère momentané de telles formes de tendresse, en attachant un nom à une représentation qui se trouve de façon éphémère au centre de l’attention. Plus tard, le besoin d’une retouche se fit sentir, Winkele ne désignant plus que le lieu et non P lui-même. On obtint alors : « Winkelmännchen, le petit bonhomme du coin (formé bien sûr d’après Wichtelmännchen, petit lutin). Il se peut toutefois que Winkelmännchen ait été inconscient et premier, puisqu’un Wackele (le 27 mars, parce que l’enfant bougeait (wackelte) en dormant) avait été précédé d’un Wackelmännchen : « Viens, petit Wackelmännchen ! Petit Wackele ! Wackelche ! » (Cette dernière forme était une adaptation de M aux habitudes langagières de la nurse originaire de Baden qui avait appelé P Mockelche, petit rondouillard).
23Une des formes les plus fréquentes était Wurštele, qui a l’apparence du Wurštel (autrichien, pour fou, bouffon) avec -le, mais qui fut peut-être réinterprété en Wurst (= saucisse) + -ele. Le mot désignait l’enfant enroulé dans ses langes comme une saucisse, et il fut par conséquent renforcé par « Wurštele de Francfort » (le 13 novembre 1922) et remplacé par « Nudele » (Nudel = nouille), le 17 novembre. Le suffixe -ele pouvait même s’ajouter à des formes de flexions verbales ; ainsi le 18 octobre : « Fiß [langage pseudo-enfantin pour friß ! (mange !)] mon Fissele ! Fiß ! » [ce dernier comme retour à la forme originaire, sur le modèle de Puck à partir de Pückchen]. Une fois, ce fut l’impératif d’un verbe en -elen qui fut utilisé directement pour former un nom. Mon père avait ironiquement interpelé des personnes qui s’affairaient en se donnant de l’importance : g’schaftele hin, g’schaftele her ! On s’affaire par ci, on s’affaire par là ! (impératif du verbe « g’schaftelen », courir en tous sens en se donnant de l’importance). J’avais utilisé le mot pour une relation de M, et M avait alors créé une forme nominale G’schaftele, l’affairé, pour P qui s’affairait en se donnant une importance comique (le 4 et le 18 octobre 1923, et cela se maintint jusqu’en 1926). Là encore, on pouvait observer la transposition sur P de noms tendres qui étaient au départ destinés au père [26] : Kopfele (petite tête, d’après Kopf, tête). Ce nom avait été utilisé pour V longtemps avant la naissance de P, mais il servait désormais aussi à désigner le petit P. Il est curieux que Pückchen ne se transforma qu’en de rares occasions en Pückele. Pückchen était avant tout un nom propre qui s’acheminait vers un statut officiel. Il subit une série de transformations drastiques plutôt que d’être doté d’un suffixe exprimant la tendresse maternelle [27].
24Le suffixe -ele fait clairement partie du langage de la mère. Étant originaire de Vienne, V ne l’utilise presque jamais, mais emploie plutôt -i à la place. En comparaison avec -chen, -ele est plus intime, plus mobile et plus productif. On peut facilement suivre les étapes de l’intimité dans (le 6 octobre) : « Grinser (de grinsen, sourire), Grinsele, Grinselchen ». Grinsele est devenu un vrai nomen agentis, puisque les verbes du langage commun, si utilisés pour P, recevaient un -ele diminutif. On n’avait pas besoin d’avoir un verbe *grinselen (*faire un petit sourire) antérieur à Grinsele puisqu’on avait déjà formé pour P un verbe schimpfelen (à partir de schimpfen, gronder), et un nom, Schimpfele, qui pouvait être adossé directement à schimpfen, et seulement ensuite recevoir un -chen diminutif (Schimpfelchen). Le suffixe -ele était bien un suffixe de nom propre, où le caractère diminutif s’effaçait : Lachele, rieur. M me l’expliqua en 1926 de la manière suivante : « Il ne se contente pas de rire, c’est un rieur ! » Aux alentours du 20 septembre 1922, V avait à plusieurs reprises (en retrouvant les accents de sa langue maternelle) appelé l’enfant Holzapfele [28], petite pomme sauvage, à cause de sa frimousse rouge et ronde. Le 2 octobre M protesta : « La pomme sauvage c’est infect, il vaudrait mieux dire Paradiesapfel, pomme de paradis. » Sur quoi elle mangea avec frénésie des tomates [29]. Le 25 novembre retentit un Paradeisele !
Notes
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[1]
N.D.T. Rappelons que par convention Leo Spitzer se désigne par V (Vater, le père), sa femme par M (Mutter, la mère), et leur fils par P (Puxi). Toutes les notes ne portant pas la mention N.D.T. sont de Spitzer lui-même.
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[2]
Ce nom restait mis de côté pour un prochain enfant de sexe féminin : une « Villa Evi » sur notre lieu de vacances nous l’avait probablement suggéré ; peut-être aussi notre commune estime de l’éternel féminin auquel le nom pouvait faire allusion. Le 23 octobre 1922, M posa la question à P : « Tu voudrais avoir une Eva comme petite sœur, ou une Wolflinde ? » (avec ce dernier nom on voit l’aspiration à un parallélisme dans l’attribution des noms de frères et sœurs). M établissait d’ailleurs une relation entre Eva et Wolfgang, en mettant en parallèle aux deux noms en W deux noms en E : le 8 novembre 1922, on réfléchissait à Eva Elga ou Elga Eva (mes réticences à cause du Elga polonais furent balayées) ; le 15 septembre 1923 c’était Eva Edith ou Eva Erika.
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[3]
N.D.T. Wilhelm Matthiessen, Das Ende derer von Knubbelsdorf und zwei andere Abenteuer des Weltdetektivs Kabäuschen, Leipzig, 1921 (La fin des Knubbelsdorf et deux autres aventures de Kabäuschen, détective international). Auteur de récits populaires, Matthiessen (1891-1965) bascula dans l’antisémitisme sous le règne nazi. Après 1945, il se spécialisa dans le livre pour enfants.
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[4]
N.D.T. Mehlmaus ou Mutzen, nom d’une pâtisserie rhénane.
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[5]
N.D.T. « Katzelmacher », nom péjoratif d’origine tyrolienne et autrichienne, donné aux Italiens. Il s’était répandu en Allemagne au cours de la 1ère guerre mondiale. Dans son article, Trauschke le relie à l’insulte italienne « cazzo » (pénis). D’autres etymologies privilégient la piste de chaudronniers ou de fabricants de cuillères en bois, artisans italiens qui vendaient leurs produits en Autriche.
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[6]
N.D.T. « par ricochet » : en français dans le texte.
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[7]
N.D.T. Cf. p. 97 de la première partie de notre traduction, Po&sie, no 156
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[8]
N.D.T. Die Katze, le chat, nom générique, est féminin en allemand.
-
[9]
N.D.T. Pour la série qui suit : Wasser = eau ; Bauch = ventre ; Affe = singe.
-
[10]
Le 9 décembre : « Qu’est-ce que tu as à ton petit Nasi-Pasi ? » Le 6 décembre : le Pasi rouge (montrant le nez de P), P étant par la suite (pars pro toto ! ?) appelé Pasi (le 2 novembre, puis, le 19 décembre une variante Pafi).
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[11]
Voir à ce sujet Heintze-Cascorbi, Les noms de famille allemands, p. 45 : « Ainsi, dans Stromtid de Fritz Reuter, Madame de Rambow formait les noms de famille Kegel, Pegel etc. et Käsel, Päsel etc. »
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[12]
En faisait par exemple partie un Much, désignant le petit plumeau que P emportait pour aller se coucher et qu’il tenait tendrement dans ses bras (Much étant la contraction enfantine du diminutif Plumeauchen, petit plumeau). Cela dura jusqu’à ses cinq ans et disparut avec ledit plumeau. Il y eut ensuite Nonna pour toutes sortes de pièces en fer avec lesquelles P jouait avec passion (nous avons découvert plus tard que l’étymon en était Kanone, canon) etc.
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[13]
N.D.T. Fritz Reuter : cf. supra, note 11.
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[14]
Le 20 juin 1922, peu avant le départ pour l’Autriche, M dit : « Nous ne devrions plus dire Schnösel, ça ne lui va pas du tout. – V : Bah, de toute façon, en Autriche ils ne comprendront pas ! »
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[15]
N.D.T. L’allemand distingue Essen, repas de l’être humain, de Fressen, repas de l’animal.
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[16]
Je considère qu’un successeur en -ling des noms de P est le mot Falschlinge (Ndt : falsch = faux). M le forma de façon moqueuse le 28 septembre 1926, après avoir planté des boutures de fleurs, Setzlinge. Elle désignait par Falschlinge les « fausses pousses » des arbres fruitiers. Certes, Setzling était le modèle direct, mais le type en -ling soulignait l’affect, le côté enfantin.
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[17]
N.D.T. Tous ces néologismes se situent dans l’environnement de Schnipsel, petit bout de papier et de Schnupfen, rhume. En français, quelque chose comme biboulet et rhumounet.
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[18]
N.D.T. Dick = gros.
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[19]
N.D.T. Tierchen = petit animal.
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[20]
À partir de Bubschele, Butschele, le sch était aussi utilisé par ricochet (en français dans le texte, N.D.T.) pour V (sch devenait donc un exposant de tendresse). L’été 1926, j’entendis plusieurs fois Pap(t)schele (au lieu de Papi, papa).
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[21]
N.D.T. Le développement qui suit sur une trentaine de lignes jusqu’à « augmentatif » était situé en note dans le texte original. Comme il fait en réalité partie de l’axe principal des remarques de l’auteur et qu’il comporte lui-même des appels de notes, nous avons pris sur nous – pour des raisons de lisibilité – de le rapatrier au premier niveau du texte.
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[22]
N.D.T. Gi, prononcer Gui. De même, pour Gyges prononcer Guguès.
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[23]
John Habberton (1842-1921), écrivain américain connu pour ses Helen’s Babies, (Les bébés d’Hélène), Boston, 1876. Ce livre humoristique pour adultes fut également un succès de la littérature enfantine.
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[24]
N.D.T. : en français dans le texte.
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[25]
N.D.T. : formé sur Bock, bouc.
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[26]
Des noms doux formés par d’autres locuteurs ont également été transférés sur P. Ainsi, à cause d’une mèche de cheveux, une collègue infirmière avait appelé M : Busch, toupet (nom masculin). M donna par la suite à cette collègue un nom également masculin : Till et non Tilly. Le nom Busch fut transférée vers 1919/20 sur V, qui avait une mèche rebelle. Il s’agit de l’extension, déjà rencontrée à plusieurs reprises, du surnom d’un membre A de la famille vers un membre B de la même famille. C’est comme s’il devait s’instaurer une réciprocité, un échange, un communisme des noms comme expression de la vie familiale partagée (« ce qui est bon pour moi doit être bon pour toi »). Dès lors, P fut également appelé Busch et (tout comme V) Büschchen, petit toupet. Cette extension de l’utilisation du nom est évidemment préjudiciable à la compréhension et ne peut survivre longtemps dans une famille où on s’interpelle constamment par son nom. Büschchen disparut de la même manière que Schnudelbützchen. L’amour avait créé « l’excès » et cet excès tua le « mot d’amour ».
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[27]
N.D.T. Cf. 1e partie, II, « Le vrai nom » (Po&sie, no 156, p. 92 sq). Leo Spitzer y raconte comment finalement « Pückchen » finit par céder la place à « Puxi ».
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[28]
N.D.T. : En allemand, Holzapfel « pomme sauvage » est un mot composé dont la traduction littérale serait « pomme en bois ».
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[29]
N.D.T. : Jeu de mots. En autrichien, Paradiesapfel a donné Paradeiser, qui est un synonyme de tomate.