Couverture de POESI_157

Article de revue

Au moins quinze

Pages 272 à 281

1Luigi Riva – dit « Gigi » – est actuellement éditorialiste au magazine L’Espresso, pour lequel il a été grand reporter. Dans les années 80, il a couvert comme envoyé spécial les guerres en ex-Yougoslavie et au Proche-Orient.

2Auteur de quatre essais, il a publié en 2016, simultanément en France et en France, Le Dernier Pénalty, l’histoire de la grande équipe de football yougoslave au moment où le pays éclate (Éditions du Seuil, collection Fiction & Cie). Cet ouvrage a remporté le « Prix étranger Sport et Littérature » 2016, décerné par l’Association des écrivains sportifs.

3*

4L’ONG française Foot Solidaire estime qu’au moins 15 000 garçons africains arrivent chaque année en Europe avec le rêve de devenir footballeurs professionnels. Mais seulement un sur mille y parvient. Ils sont recrutés par des agents, ou bien de simples escrocs, qui leur promettent, en échange de fortes sommes d’argent, qu’ils seront pris à l’essai dans des clubs ayant pignon sur rue. Sauf qu’ensuite, ils les abandonnent à leur destin.

5Ce qui suit est l’histoire romancée, mais à partir de faits réels, d’une des victimes de cette nouvelle forme d’esclavage.

6Ce n’était pas la première fois qu’Amadou venait sur le port de Marseille pour regarder la mer. Mais d’habitude ce n’était pas la même chose. D’habitude il scrutait l’espace infini de l’eau et son esprit savait se transporter au-delà. Parce qu’au-delà il y avait la terre, au-delà de la terre, le désert, et au-delà du désert le Sénégal, son Afrique.

7L’imagination voyage plus rapidement que les avions et, en un instant, il se retrouvait dans son village de Palo, dans sa maison de briques sèches avec ses rideaux de couleur aux portes et l’arbre feuillu à longues branches sur lesquelles maman étendait le linge. Il voyait la pièce où il dormait avec ses six frères, sur des lits superposés. Et où le matin ils se poussaient du dos pour mettre leurs chaussures de gymnastique, tous les sept ensemble, pour ne pas rester dans cette chambre qui ressemblait à une prison. Avec cette différence qu’il n’y avait pas de barreaux. Mais quand même il se sentait emprisonné, dans ce petit point sur la carte qu’était cet endroit, dans la province de Thiès, à soixante-dix kilomètres de Dakar la capitale. Amadou voulait s’évader, parce que bien sûr il aimait son papa, sa maman, ses parents et ses amis, mais il avait décidé que son destin serait ailleurs et eux, tous les habitants de Palo, le verraient à la télévision de l’auberge et diraient fièrement regardez, ça c’est un fils de Palo qui a réussi, il est devenu footballeur professionnel dans cette Europe où tout est possible. Parce que l’Europe, pour qui l’observe de loin, reste un Eldorado : les choses se mesurent par comparaison, par rapport au reste du monde nous représentons toujours l’idée du bonheur.

8Mais cette fois, en ce jour de novembre annonçant l’hiver sur le port de Marseille, fouetté par un mistral qui le glaçait jusqu’aux os malgré son blouson garni de plumes d’oie, Amadou n’avait pas les couleurs chaudes de l’Afrique dans la tête. Il ne voyait que la nuit noire, l’étendue d’une mer sombre comme une menace. Et il plissait les yeux pour essayer d’apercevoir la faible lueur d’une lanterne, signe que l’embarcation approchait et qu’il devait récupérer la cargaison. On entendait au loin les tintements d’un clocher qui sonnait les heures. Une heure, deux heures, trois heures. Ses paupières devenaient lourdes, seul le froid le tenait debout et lui rappelait de rester éveillé. Il aurait bien voulu dormir, Amadou, parce qu’à dix-sept ans le sommeil te vient même dans les moments de très grande tension, il se glisse en toi comme un ennemi contre lequel tu ne peux rien. Alors il se pinçait les joues et il écarquillait les yeux pour repérer la faible lueur qui lui annoncerait le chargement. Mais il n’arrivait pas, ce chargement de drogue à récupérer, et il parcourait en esprit les étapes qui l’avaient conduit à ça, devenir un malfaiteur, quand le rêve s’était transformé en cauchemar.

9Flash-back. Deux ans plus tôt. Amadou a trait la vache et bu le verre de lait qui lui sert de petit déjeuner, il a mis son tee-shirt et son short, ses chaussures de gymnastique, il a passé son cartable en bandoulière avec dedans deux livres et un cahier qui, il le sait, ne serviront à rien. Parce que son programme prévoit, comme d’habitude, de dévier de la route de l’école. Il a rendez-vous avec ses amis au terrain de terre rouge tout en bosses irrégulières, transformé par l’imagination que seuls les enfants possèdent en rectangle pour le foot. Les buts : deux poteaux de bois. Le ballon, c’est Habib qui l’apporte, une précieuse boule toute neuve que lui a offerte un oncle émigré en France quand il est revenu l’été dernier pour les vacances. Un ballon auréolé de légende. Pour l’embellir encore, l’oncle a raconté qu’il avait acheté une place pour le quart de finale de la Ligue des Champions entre le Paris Saint-Germain et le Barça. Zlatan Ibrahimovic avait tapé très fort mais le tir était décentré, et le ballon avait échoué dans le virage. L’oncle avait été le plus rapide, il l’avait attrapé et caché sous son blouson. C’est ainsi qu’il avait rapporté le trophée à son neveu, et ce cadeau signifiait beaucoup de choses : qu’il avait fait fortune en France pour pouvoir se payer un quart de finale de la Ligue des Champions ; qu’à Paris il fréquentait des lieux qu’à Thiès on mythifiait, comme le Parc des Princes ; que pourtant il n’avait oublié ni sa terre ni sa famille, puisqu’il se privait d’un ballon tiré par Ibrahimovic pour faire plaisir à son neveu.

10Pour jouer avec le ballon touché par Ibrahimovic, Amadou avait aussi mis dans son cartable un maillot au dos duquel il avait écrit à l’autocollant le nom de « Mame ». Un hommage au diminutif de Mamadou N’Diaye, un enfant de Thiès qui avait réussi à jouer à l’OM avant d’entamer des tribulations dans des équipes françaises mineures, mais toutes professionnelles. C’est ce qui se passe à son âge : on choisit comme idoles des modèles éloignés et inaccessibles, ou bien quelqu’un à qui on peut s’identifier. Et Mame était un bon exemple de ce qu’Amadou aurait voulu être. Il arrive donc sur le terrain, passe le maillot qui le désigne sans équivoque comme un footballeur. Les autres sont déjà là à l’attendre et on peut commencer. C’est une de ces matinées où la chaleur tape et ça transpire ferme sur le terrain, un morceau de désert sans la moindre ombre rafraîchissante aux alentours. C’est une de ces matinées où Amadou est touché par la grâce combattante. Il se place à l’attaque du côté gauche et, balle au pied, qui pourrait le rattraper ? Dribble, accélération, tir concis dans la lucarne, but. Et le voici qui court au centre du terrain et montre avec ses doigts le nom inscrit sur son dos. Il a marqué un but, c’est lui, en cet instant il est Mame pour de vrai. Pourtant il n’oublie pas la phrase culte du champion d’un autre sport, le Michael Jordan du basket : « Tu joues pour le nom qui est écrit devant, on se souviendra de toi pour le nom qui est écrit derrière ». Devant, normalement, c’est le nom du club. Une incitation à se montrer généreux, à jouer pour l’équipe. Dans l’action qui suit, au lieu de choisir une solution personnelle, Amadou fait une passe millimétrée à un coéquipier, une passe décisive qui amène un autre but.

11Pris par la furie du jeu et par la transe qui l’envahit dès qu’il a quelque chose qui lui roule entre ses pieds, Amadou ne s’est pas aperçu qu’un véhicule tout-terrain s’est arrêté au bord du champ. Deux hommes en sont descendus. Un noir comme lui, mais habillé comme pour aller dans un night-club : pantalon de cuir noir, tee-shirt noir et chaîne en or autour du cou. L’autre est blanc, un Européen, avec une veste à carreaux, une chemise blanche et une cravate rouge malgré la chaleur suffocante. Bras croisés, ils observent la partie avec l’attention qu’ils mettraient à suivre une finale de championnat du monde. De temps en temps ils se poussent du coude et opinent de la tête en signe d’assentiment. Et maintenant Amadou s’empare de la balle au centre, évite un adversaire par un passement de jambe, trompe un second avec un petit pont, arrive à proximité du but et relance au centre d’une passe du pied gauche qu’un coéquipier reprend de la tête pour marquer. Les deux messieurs applaudissent avec conviction et sourient. Amadou les voit, il baisse les yeux comme par modestie et ce geste ressemble à celui de l’acteur qui s’incline sur la scène pour remercier le public. La partie se poursuivra jusqu’à ce que les jambes calent. Il n’y a pas de limite de temps, sinon l’heure à laquelle se termine l’école et où il faut revenir à la maison en faisant semblant d’avoir suivi les cours. Mais les deux messieurs, à la présence inquiétante et au jugement peut-être sévère, demeurent obstinément là comme s’ils étaient en mission. Pour Amadou, ce sont des spectateurs qui flattent son amour propre, avec le narcissisme naïf des gamins il multiplie ses efforts et son application : on cherche toujours un applaudissement de plus quand ce qui est en jeu, c’est l’accomplissement parfait de sa vraie passion. Et ces deux-là ne sont pas avares de compliments. Ils vont jusqu’à pousser un « ooh » d’admiration quand le benjamin descend tout le terrain balle au pied, attend la sortie du gardien, ruse de façon à l’expédier d’un côté pour aller déposer le ballon du côté opposé.

12(À Marseille devant la mer, en remâchant ces souvenirs du temps du foot, Amadou a les larmes qui lui montent aux yeux)

13Le gamin n’est pas du tout surpris qu’à la fin du match les deux messieurs s’approchent. Le Noir se présente comme Idrissa de Dakar, même si le Blanc, Georges, l’appelle Serge. Idrissa (ou Serge) se montre élogieux : « Tu as du talent, beaucoup de vitesse à la base, le sens du but. Pas beaucoup de sens tactique, mais c’est normal à ton âge. Monsieur Georges explore pour le compte d’équipes françaises, je te parle de Ligue 1. Je suis son correspondant au Sénégal, je l’emmène en tournée pour qu’il débusque des footballeurs possibles. Nous les Africains avons un meilleur physique, et surtout plus de faim, plus d’envie d’arriver que les Européens. Nous les Africains, nous sommes l’avenir du football ». Georges approuve de la tête, il se tient un pas en arrière comme les autorités supposées qui, pour se donner de l’importance, mettent entre eux et les autres une distance religieuse. Pour Amadou c’est la confusion, la surprise, l’orgueil, il se voit déjà entrer dans un vrai stade, avec de vraies chaussures de foot aux pieds et la foule qui l’acclame. Les deux veulent rencontrer ses parents, pourtant il y a un petit souci, maman et papa ne doivent pas savoir que ce matin il n’est pas allé à l’école. Mais Georges est un bonhomme compréhensif : « Ne t’en fais pas, Amadou, nous dirons que nous t’avons vu hier après-midi… »

14Il y a plusieurs façons d’exprimer, physiquement, son bonheur.

15Dans l’adolescence ça consiste à faire des bonds, à vouloir toucher le ciel du bout des doigts, à dévorer l’asphalte, à se ruer pour vite annoncer la nouvelle. Cours, Amadou, cours. En un éclair il est déjà au seuil de la maison, et déjà il brûle les étapes : « Maman, papa, je pars pour l’Europe. Je vais devenir footballeur ». Son exubérance s’éteint devant la mine perplexe et incrédule de papa Boukary et de maman Awa. Il n’existe pas de déception plus grande que de mesurer la distance émotive entre soi et ceux qu’on aime. Chute d’adrénaline : Amadou doit maintenant raconter la miraculeuse rencontre qu’il a faite, affronter les objections et les doutes des deux adultes qui font figure d’ennemis, en tant qu’obstacles entre lui et le monde doré du ballon. Mais il arrache une concession : ils rencontreront Idrissa (ou Serge) et Georges.

16Quand le véhicule blanc aux roues qui ressemblent à celles d’un camion s’annonce au loin par un nuage de poussière, Amadou est déjà dans la cour à attendre, dévoré d’impatience. Il a revêtu le maillot porte-bonheur avec écrit « Mame ». Idrissa descend, lui tapote la joue et lui glisse : « Bientôt tu pourras te permettre bien d’autres tenues ». Georges lui serre la main comme s’il était un adulte et non un enfant. Et Amadou se dit que les choses doivent se faire comme cela à Paris où ils sont tous de grands seigneurs. Ils entrent, saluent les parents. S’assoient. Le père, Boukary, croise les mains, s’adosse à son siège dans la position de qui se prépare à entendre. Idrissa va droit au but : « Je suis agent dans le football, je travaille pour monsieur Georges, je tourne au Sénégal et ailleurs pour recruter les futurs champions. Votre fils, je l’ai étudié à plusieurs reprises. Il est prédestiné, il fait ce qu’il veut avec ses pieds. Vous avez chez vous un trésor, monsieur Bouraky. Un trésor qui fera une vie meilleure à toute votre famille ». Georges se contente d’acquiescer, attendant d’entrer en scène par surprise. Il sort de sa poche une montre flamboyante et la tend au père : « C’est un cadeau pour vous, prenez-le, un remerciement pour l’honneur que vous nous faites de nous recevoir dans votre maison ». Puis il se tourne lentement, prend un paquet et le donne à la maman : « Et ceci est pour vous, madame ». À l’intérieur il y a une robe toute en couleurs, de celles qu’on voit seulement dans les fêtes des grandes dames de Dakar. Pour finir, Amadou reçoit une paire de chaussures de foot bicolores, noires et jaunes, comme il n’en avait jamais vu, et Georges fait ce commentaire : « Ce sont mes vœux pour ta carrière de champion ». Idrissa, en bon vassal, énumère les mérites de celui qui se montre « si bon », une manne du ciel qui a changé le destin de tant d’Africains. Il étale sur la table des photos de Georges avec Drogba, Eto’o, Yaya Touré, les joyaux du football du Continent noir. Et puis avec Messi et Cristiano Ronaldo, les grandes stars. Et même avec Pelé et Maradona. Enfin dans un luxueux bureau à Paris, le siège de sa société, où Georges pose dans un complet bleu visiblement de collection, à côté de Joseph Blatter qui était le grand chef de la Fifa avant de tomber en disgrâce. Amadou s’empare des photos, quasiment il les vole, en proie à l’enchantement des fables : c’est lui l’invité du grand bal du prince.

17(À Marseille devant la mer, un sourire sarcastique déforme le visage d’Amadou : comment a-t’il pu être aussi naïf ?)

18Boukary est tourneboulé. Awa est une femme, donc elle est la terre, et son bon sens paysan lui impose la prudence : « Monsieur Idrissa, monsieur Georges, nous sommes des gens simples et nous ne comprenons pas toutes les choses du monde. Mon horizon, ça a toujours été mon village. Et vous nous parlez de Paris, de l’Europe, d’un monde de riches comme celui qu’on voit à la télévision. Qu’est-ce qu’il a à voir, mon Amadou, avec tout ça ? Mon Amadou il a quinze ans et sûrement il saura bien taper dans un ballon, comme vous dites, mais le pas à franchir est trop grand, c’est trop dangereux. Et qui veut trop n’attrape rien du tout ». Georges prend un air bienveillant, tout à fait compréhensif : « Vous avez raison d’hésiter, madame. Un fils qui part au loin, c’est douloureux pour un cœur de maman. Mais si l’Afrique se trouve dans cette situation, c’est parce qu’elle n’a jamais voulu voir grand. Votre fils, vos fils, il faudra bien que tôt ou tard le monde s’aperçoive que ce sont des êtres supérieurs. Ils sont fortifiés par les privations, la souffrance, les sacrifices. Toutes choses qui n’existent plus en Occident. C’est pour ça qu’ils ont un avantage sur leurs contemporains ramollis, c’est pour ça qu’ils percent. Moi je ne suis que l’intermédiaire qui favorise leur ascension. Mais c’est votre fils qui prendra son essor ».

19Boukary se redresse alors, en tant que chef de famille c’est à lui de prendre en mains la discussion. Il regarde Georges droit dans les yeux et demande : « Qu’est-ce qu’il y a à faire, concrètement ? ». Le Français pousse un long soupir de soulagement et détaille la procédure : « Il faut commencer par obtenir les papiers pour être en règle avec l’expatriation, mais ne vous inquiétez pas nous avons nos entrées chez les autorités à Dakar et dans la police. Ensuite on prend l’avion pour la France. Je serai l’agent d’Amadou. Je l’emmènerai faire un test à Marseille, qui me semble le milieu qui lui convient le mieux. « Marseille », interrompt le gamin, « la première équipe de Mame ! ». « Si ce n’est pas Marseille », reprend Georges, « ce sera Montpellier, ou Nice, ou Monaco. Au début je viserai les clubs du sud où le climat est plus doux, c’est important pour qui vient d’Afrique. L’équipe que je choisirai s’occupera de l’envoyer à l’école, d’assurer la nourriture et le logement et de lui faire un contrat. On commencera avec une somme faible, mais qui vous paraîtra peut-être importante. Disons 2000 euros par mois. Mais s’il fait des progrès, comme je le crois moi qui ai l’expérience, à sa majorité on arrivera à un million. Un million d’euros, bien sûr ».

20À ce chiffre, le silence se fait. C’est Boukary qui le rompt : « Mais vous, vous gagnez quoi ? Vous ne faites pas ça gratis ? ». Le Français rétorque calmement : « Bien sûr que non. Votre fils est pour nous un trésor et, si vous le voulez bien, un petit peu pour moi aussi. Je me verse dix pour cent sur ses contrats, s’ils sont modestes j’y perds comme quand on mise sur le mauvais cheval. Si, comme je le crois, ils sont considérables, ce sera le bonheur pour tout le monde. Pour Amadou d’abord, pour vous, pour moi, pour Idrissa. Réfléchissez tranquillement à tout ça, nous reviendrons dans quelques jours ». Avec un geste nonchalant, il tire de son portefeuille 150 000 francs CFA (la monnaie du Sénégal, un peu plus de 200 euros) et les pose sur la table : « Pour vos petites dépenses ». Cette technique, Amadou le comprendra plus tard, est commune à tous les escrocs : donner quelque chose pour s’attirer la confiance, évoquer des perspectives (seulement des perspectives) mirobolantes. Et puis demander beaucoup en échange.

21Chez les Diop on a besoin d’une réunion de famille. Boukary sait que la décision finale lui revient, mais il est trop bouleversé pour rester lucide. Il repasse dans sa tête les avantages et les incertitudes qu’entraînerait l’exil de son fils en France. Il passe de la peur à un espoir que seule la misère alimente. La montre, les billets, la robe d’Awa, les chaussures d’Amadou, voilà des objets tangibles et qui sait si, dans le futur, on ne pourrait pas aller jusqu’à ouvrir une entreprise de construction – la seule compensation sociale qu’il puisse envisager – avec l’argent que son fils enverra généreusement ? Il convoque son frère Omar qui est le parrain d’Amadou. Il n’a pas pris en compte le préjugé favorable de l’oncle envers ce neveu que, dans ses fantasmes, il imagine capable de tous les exploits. « Qu’en dis-tu, Omar ? ». Omar laisse tomber sa sentence : « Nous mettons des fils au monde pour qu’ils suivent leur voie et rencontrent leur destin. Le destin d’Amadou est d’apporter la richesse à sa famille ». Il appelle le garçon et lui ordonne : « Montre ce que tu sais faire avec une balle de tennis ». Amadou jongle avec la balle une centaine de fois du pied gauche au pied droit, sans jamais la laisser tomber. « Comment un tel garçon pourrait-il échouer ? »

22(À Marseille devant la mer, Amadou n’éprouve pas de colère contre cet oncle qui a émis le verdict, c’était son cœur qui parlait, son amour)

23Quand Georges et Idrissa reviennent, le « oui » est mûr. Comme souvent dans les sociétés africaines, l’avis de l’oncle pèse lourdement dans la balance : on juge qu’un parent proche a plus de lucidité qu’un père pour choisir le meilleur parti. « Parfait », commente Idrissa. En même temps, Georges prend du papier et un crayon, aligne une série de chiffres, tire un trait pour l’addition et entoure le total : 6000. Six mille euros. Il tend la feuille à Boukary et d’une voix mielleuse détaille chaque rubrique : « Monsieur Diop, voici la liste des premiers frais que vous devez engager. Ici pour les démarches en vue d’avoir le passeport, ici pour graisser la patte à ces rats de bureaucrates que vous connaissez bien, là pour le billet d’avion, et là pour la première petite part de mon pourcentage ». C’est à ce moment qu’il aurait fallu renifler le piège, mais nous sommes tous aveugles quand on nous agite sous le nez une sucette et qu’on s’est mis dans la tête qu’elle était délicieuse.

24Boukary est pris à contre-pied, comme on dirait en termes de football. Il ne peut cacher son affolement : « Vous ne m’aviez pas dit !… Six mille euros ! Je n’ai jamais vu six mille euros… ». Pour acquérir ses galons d’escroc, Georges a dû devenir un as de la psychologie. Il sent qu’il tient son homme. Il a insinué dans son esprit le désir de s’enrichir. Et on peine à chasser ses désirs quand ils sont sur le point de se réaliser. Il enchaîne sur un ton paternel : « Allons, il y a bien un moyen de se les procurer, un prêt, une vente… Qu’est-ce que c’est, au fond, que six mille euros ? Bientôt votre fils les gagnera en un jour. Réfléchissez, mais pas trop longtemps. Je termine ma tournée dans quinze jours et je repars. Je voudrais Amadou avec moi dans l’avion qui vole vers la gloire ».

25Comme dans un scénario bien étudié et rodé cent fois, Georges adresse un signe à Idrissa, salue, se lève et s’en va. Et, debout dans la cour, les Diop regardent le mirage disparaître dans les lointains. Il ne tient qu’à eux de le ressusciter. « Six mille euros, six mille euros », répète en boucle Boukary, « six mille euros, on ne les a pas », lui fait écho Awa. Amadou se ronge les ongles jusqu’au sang. Et pourtant il doit bien y avoir une solution. La banque, sûrement pas, quelles garanties donner ? Le fesse-mathieu qui prête de l’argent tant et plus : dès que ça déraille, il envoie ses sbires donner une bonne leçon. Ils se creusent la cervelle, ils sont sur le point de jeter l’éponge quand soudain le visage de Boukary s’illumine : il aura recours au seul bien que possèdent les prolétaires. Ce vieux, le propriétaire terrien, Moustapha, qui a demandé en mariage sa fille Aïcha… Il a cinquante-sept ans, elle n’en a que seize. Il avait tergiversé, il avait résisté, mais ce n’est plus le moment de faire le difficile, Aïcha se sacrifiera pour son frère et, avec le temps, elle comprendra.

26(À Marseille devant la mer, Amadou se souvient de sa sœur et une violente douleur lui traverse la poitrine)

27Maintenant Amadou est dans le vol pour Marseille ; l’illusion tient encore debout. Ce détail d’avoir pris un low cost, il ne peut pas le remarquer puisque c’est la première fois qu’il prend l’avion et ne connaît pas la différence. Maman, papa et les frères sont restés à Palo. Aïcha lui a dit de ne pas s’inquiéter pour elle et elle lui a noué un bracelet en corde autour du poignet : « Ce sera ton porte-bonheur ». Dans son unique sac il a fourré les chaussures de foot, le maillot avec écrit « Mame », une paire de slips, deux chemises, le petit ours en chiffon avec lequel il dormait quand il était petit. Plus les chaussettes de laine, un bonnet et un blouson bleu que lui a donnés Georges pour affronter le froid d’Europe. Georges qui dort sur le siège à côté. Ils débarquent dans un Marseille tout noir, la température ne dépasse pas dix degrés. Plus trace de conviction, d’affection sur le visage de « l’agent-des-jeunes-footballeurs-africains », la fatigue sans doute. Il s’éloigne pour aller aux toilettes. Amadou attend un quart d’heure, une demi-heure, une heure. Il commence à s’affoler, il le cherche en vain dans les toilettes, il revient, il croit l’apercevoir au bout du terminal, il court et le tire par la manche : ce n’est pas lui. Il croise deux policiers, il a envie de leur raconter ce qui lui arrive mais son instinct lui conseille de ne pas le faire. C’est la panique. Appeler à la maison ? Évidemment il n’y a pas le téléphone à la maison. Dans sa poche il n’a que les cent euros que Georges, quand il semblait si généreux, lui a laissés pour « les menues dépenses ». Georges, oh Georges, où es-tu. Il s’assoit pour réfléchir, il y a bien une explication. Il ferme les yeux, compte jusqu’à dix en pariant que, quand il les rouvrira, Georges sera devant lui. Il essaie de nouveau, rien. L’exorcisme ne marche pas. Il revient sur ses pas. Maintenant les passagers se font rares parce que la nuit tombe, derniers départs, dernières arrivées. Il ne peut pas rester là. Il sort au grand air, enfile son blouson bleu, son bonnet de laine, mon dieu que c’est froid, l’Europe. Il demande à un monsieur de quel côté se trouve Marseille. « C’est par là, mais au moins à vingt kilomètres ». Vingt kilomètres ce n’est rien pour lui, habitué qu’il est aux longues marches ; dans un dernier éclair de lucidité, il prend une décision : il ira au stade Vélodrome faire ses tests pour l’Olympique. Quoi qu’il soit arrivé à Georges, il aura prévenu les responsables qu’il arrivait avec un jeune joueur.

28(À Marseille devant la mer, un frisson lui parcourt l’échine au souvenir du premier moment où il s’est senti seul au monde)

29Il arrive en ville aux premières lueurs de l’aube, les paupières lui tombent de sommeil. Il s’affale sur un banc, se pelotonne et se force à dormir, parce qu’il lui faut un minimum de forces pour passer ses tests. Son sommeil est agité, peuplé de cauchemars. Cauchemar encore quand une voix l’interpelle : « Allez, réveille-toi, réveille-toi ! ». Non, ce n’est pas un rêve. C’est un type qui doit avoir grosso modo son âge. Il s’appelle Salif, il vient de Bamako, la capitale du Mali, il lui ordonne de se pousser parce que ça c’est son banc et qu’il attend certaines personnes pour certaines affaires. Encore tout engourdi, Amadou ne comprend rien. Se pousser, pourquoi ? Quel mal fait-il ? Salif devient menaçant : « Fous le camp ! ». Amadou éclate en sanglots, c’est la première fois que cela lui arrive, il ne peut pas arrêter ce déluge de larmes même si résonne dans sa tête une phrase de papa Boukary, « les Africains ne pleurent pas ». Salif est stupéfait et le prend dans ses bras, prêt à le consoler. Amadou se laisse aller aux confidences (il ne l’a jamais fait avec un inconnu, car une autre leçon de papa était de ne pas raconter sa vie à des étrangers), il récapitule tout ce qui s’est passé comme s’il voulait s’en persuader lui-même. Et Salif le Malien, levant au ciel des yeux désolés : « Encore un qui s’est fait avoir ».

30« Mais moi je vais devenir un footballeur de Marseille, comme Mame ».

31Pas encore résigné, Amadou.

32« Ici, tu peux en être sûr, ils ne savent même pas que tu existes. Réveille-toi, mon vieux. Ton Georges est un fils de pute ». Salif est quelqu’un qui en a vu dans sa vie, et qui en sait long.

33« Il lui est sûrement arrivé quelque chose ».

34« Ça oui, il est train de sabler le champagne avec tes six mille euros. À ta santé », et il fait le geste de boire.

35« Je vais au Vélodrome ».

36« Merde. Il ne sera pas dit que j’aie abandonné un frère d’Afrique. C’est ton jour de chance, Amadou. Tiens, j’ai un portable en trop, il est rechargé pour vingt euros. Et ça c’est mon numéro de téléphone. Appelle-moi en cas de besoin ».

37« Un portable ? Je ne sais même pas comment ça marche ».

38(Salif le lui explique).

39« Et maintenant tu disparais pour de bon. Je travaille sur ce banc et j’attends des clients. Après, il y aura trop de monde pour faire des affaires ». À l’appui de ses dires, il sort de petits sachets de sa poche.

40« C’est quoi ? »

41« Drogue ».

42(À Marseille devant la mer, Amadou cherche à évaluer si ce fut une chance de rencontrer Salif. Ou son malheur)

43Le Vélodrome n’est pas un stade, c’est un astronef ; c’est ainsi du moins que le voit Amadou. Il se sent tout petit là devant, il se sent tout timide. Mais il ne peut reculer, il doit y aller pour Boukary, pour Awa, et surtout pour Aïcha. C’est fermé, dirait-on, il n’y a d’ouvert qu’un magasin à gauche où l’on vend des maillots, des shorts, des peluches, des tasses, des porte-clefs et même des slips, portant l’inscription OM. Il prend son courage à deux mains et s’adresse au vendeur : « Je suis Amadou du Sénégal. Monsieur Georges m’avait pris un rendez-vous pour des tests ».

44« … »

45« C’est où, là où on fait les tests ? »

46« Dis-donc, Amadou du Sénégal, tu ne vois pas que c’est un magasin, ici ? »

47« Mais il y a écrit OM ».

48« C’est un magasin, va-t’en ».

49« Tout le monde me dit de m’en aller, dans cette ville. Et moi je dois faire mon test. Où est l’équipe, où sont les entraîneurs ? »

50« Au terrain des juniors. Certainement pas au Vélodrome ».

51En arrivant au centre sportif de l’OM plein de garçons de son âge, Amadou, bien qu’à bout de forces, est envahi d’un optimisme inconsidéré. Avant de se heurter à un gardien rébarbatif qui lui barre la route : « On ne passe pas ». Il répète son histoire comme une litanie, il dit les six mille euros, il dit Idrissa et il dit Georges. Ils le connaissent bien, Georges ? « Jamais entendu parler. Il y en a plein comme toi qui déboulent ici ». Le garçon laisse tomber son sac, la seule chose qu’il possède. Il s’assied la tête entre ses mains. Par terre traîne une vielle balle de tennis crevée, c’est son ultime ressource. Il s’en empare et jongle avec, pied gauche pied droit jusqu’à cent fois devant le gardien partagé entre l’étonnement et l’admiration. Ils se regardent dans les yeux et ceux d’Amadou semblent supplier « est-ce que ça ne te suffit pas ? ». L’autre rentre et ferme la porte.

52Amadou se retrouve dans une métropole inconnue qui lui est hostile avec : cent euros en poche, un portable avec vingt euros de recharge, un sac. C’est tout. Mais non : il a un bout de papier avec le numéro de téléphone de Salif le Malien. Il hésite avant de le composer mais finit par céder. Il suit les instructions, 06 132…, touche verte, envoi… Salif n’est pas surpris : « Je savais que tu m’appellerais. Retrouve-moi au grand rond-point de la banlieue Solidarité. On te trouvera un endroit où rester ».

53(À Marseille devant la mer, Amadou se demande de nouveau s’il aurait mieux valu ne pas donner ce coup de téléphone. Peut-être que non…)

54L’endroit est une chambre avec huit matelas par terre pour autant d’Africains. Il rappelle la maison de Palo, et ce rapprochement serre le cœur d’Amadou. Moins d’espace ici que là-bas, et là-bas au moins il le partageait avec ses frères ; pas un champ tout autour où jouer, seulement des maisons. Il a faim, il fait froid, et il ne sait pas ce que lui réserve demain. Il a où loger, c’est déjà ça. Salif l’a laissé seul avec ces instructions : « Ne bouge pas d’ici, je reviens bientôt et je m’occupe de toi ».

55Il y a là des feuilles et un stylo. Amadou essaie d’écrire, « chère maman, cher papa… », mais il ne sait comment poursuivre et déchire les pages l’une après l’autre. Il tombe dans un demi-sommeil hanté par Aïcha. Aïcha à qui on a volé l’amour, Aïcha qui ne connaîtra que des regrets, Aïcha avec sur elle les mains de ce vieux. Comment, c’est déjà le matin ! et Salif qui le secoue et le ramène à la réalité. « Mon ami, tu es dans la merde. Remercie le ciel de m’avoir rencontré. Je sais ce qui t’arrive, c’est par là que j’ai commencé. Tu dois choisir, ou boire un calice amer, ou te laisser couler. Tu ne peux pas revenir en arrière, les tiens en mourraient de chagrin. Maintenant ta famille, c’est moi. Je fais partie d’un réseau de trafiquants, de la cocaïne, très bonne marchandise. Je suis à l’avant-dernier échelon, je deale dans les parcs, j’ai un bon turn-over de clients. Tous les soirs j’apporte la recette au boss et il m’en donne dix pour cent. Toi tu es le dernier échelon, mais tu pourras grimper. Tu vas faire le guetteur. Tu te mets à l’angle, tu surveilles la rue et tu me fais un signe si par malheur un flic arrive. C’est facile, pas de complications. De quoi manger, de quoi dormir, un peu de pourboires. Si tu fais tes preuves on te mettra toi aussi à la revente… »

56À Marseille devant la mer, Amadou pense aux deux années qui ont suivi cette conversation et qui sont passées si vite qu’il ne parvient même pas à s’en saisir – comme s’il s’agissait d’un film qu’il ne veut pas voir. Tout s’est enchaîné, maintenant il est pris dans un tourbillon qui ne comporte pas d’issue de secours. Quand Salif est arrêté, il est promu dealer, il occupe le banc aux sachets, il hérite du rang et des clients. Il se débrouille bien, les gains augmentent et le boss, un Sénégalais comme lui, veut le rencontrer. Il lui confie la tâche de superviseur de l’ensemble du quartier. Il est fiable, précis, il ne néglige rien. Encore plus de revenus, il déménage dans une maison rien que pour lui. Il envoie de l’argent chez ses parents, et maintenant les mots lui viennent quand il écrit. « Cher papa, chère maman, je vais bien, ma carrière avance. Je joue titulaire dans l’équipe des jeunes et ils ont augmenté mon salaire. Ce que j’ai mis de côté est pour vous ». « Chère Aïcha, ton sacrifice n’a pas été inutile. Je sais que tu n’as pas de problèmes d’argent mais j’ai envie de t’offrir cet ensemble de lingerie pour que tu sois encore plus belle ». « Cher oncle Omar, je te promets de t’envoyer un billet d’avion pour que tu viennes me voir quand je ferai mes débuts en Ligue 1 ».

57Il devient un as du mensonge, il se rive au personnage qu’il s’est construit et chaque jour rend plus difficile un retour en arrière. Il fait l’expérience de l’amour, une nuit avec une prostituée nigériane. Il y est allé parce que dans le gang on se moquait de lui. Ça ne lui a pas beaucoup plu. La seule fois où il a hésité, c’est quand le boss a voulu lui offrir un révolver, « comme ça tu te sentiras plus en sécurité ». Pas d’arme à feu. Il craignait qu’on juge mal cette réaction, et elle a été interprétée comme l’attitude sage d’un garçon qui veut rester propre, au moins un peu. Si on peut être propre quand on est trafiquant. Puis arrive la requête qui vaut promotion. Il arrête avec le banc, c’est au port qu’il doit aller réceptionner un chargement de cinq kilos de cocaïne. Une tâche qui fait de lui un trafiquant en gros. Des bénéfices en plus, de la respectabilité en plus.

58À quatre heures du matin apparaît la lumière, encore très faible, au loin, sur la mer noire de Marseille. Il s’approche du bord et la voit plus nettement. Le marin lui demande le mot de passe. « OM Marseille » est la réponse. Elle ne pouvait pas être autre, c’est lui qui l’a choisie. Il cache le gros paquet sous son blouson quand, subitement, un flot de lumière déchire la nuit. Ce sont des phares qui se pointent sur lui. « Halte, police, ne bougez pas ou je tire ».

59Sa déclaration, au commissariat, commence ainsi : « Je m’appelle Amadou Diop, je viens de Palo, Sénégal, j’ai dix-sept ans et je suis arrivé en France il y a deux ans pour être footballeur… »

60Octobre 2016

61© Gigi Riva 2016.


Date de mise en ligne : 06/02/2017

https://doi.org/10.3917/poesi.157.0272

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