Notes
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[1]
Ici et maintenant les objets survivants sont encore là/Le fragment auquel je pense est un potiron envahi par la rosée dans un champ après la pluie/Cette pensée converse avec la température d’une femme dans l’eau vive d’un jour d’été/ Je pense à une graine de pin endormie sur une colline de pins au Yunan.
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[2]
Les traducteurs donnent le texte anglais : « By this, and this only, we have existed/ Which is not to be found in our obituaries ». (Il faudrait, au demeurant, s’attacher au mode d’incorporation des citations par Yu Jian, à leur emportement dans ses vers et dans leurs espacements ou dans leurs impérieuses réitérations… – tout cela, du moins, tel que nous y avons accès par le travail à l’évidence fort subtil des deux traducteurs.)
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[3]
C’est aussi bien en musique, ou dans les arts plastiques, que depuis la première moitié du vingtième siècle, des œuvres (par exemple : la Musique pour cordes, célesta et percussion de Bartok, le grand poème « Celui qui trouve un fer à cheval » de Mandelstam, des sculptures de Brancusi, etc.) réalisent des « gestes » ou « mouvements » (pour reprendre des termes de Michaux), des élans, des trajectoires, des tracés aériens où, à chaque fois, de l’énergie se rend impérieusement sensible, mais non sans faire vibrer du même coup le vide, l’absence de soutien, le risque de l’effondrement…
-
[4]
C’est naïvement, sans doute, qu’un lecteur non-spécialiste peut penser aux évocations que proposait, en 1922, Marcel Granet (dans La Religion des Chinois) de la religion paysanne ancienne et de ses fêtes accordées aux saisons : « Tous, dans ces assises où, à temps rythmés, se forgeait la concorde rurale, exaltés par un sentiment de puissance heureuse, imaginaient qu’ils [les paysans de la Chine ancienne] coopéraient à l’harmonie de la Nature. Leur joie créatrice se tournait en un besoin d’adoration dont bénéficait le sol consacré à leurs réunions, terre divine où tout méritait un culte, les grands arbres isolés, les bosquets, les étangs, les confluents des rivières, les fontaines jaillissantes, les tertres, les pierres fendues et les roches où semblaient empreints les pas d’un géant. »
Difficile, en lisant les pages pleines d’émotion de Granet, de faire la part de l’« imagination » propre de l’historien français : une imagination à confronter avec celle du poète chinois disant « le pays » où il « a grandi ». -
[5]
De la poésie au cinéma ? Il ne s’agit pas de films où un sentiment poétique viendrait s’imposer en supplément. Chez Yu Jian, si le film est apparenté au poème, c’est par sa constitution, ou par son geste : c’est par l’énergie de son organisation en mouvement, se cherchant dans les rapports qu’elle révèle ou qu’elle crée entre les moments que le film donne à voir. (Récemment, c’est le cinéaste – et romancier – coréen Lee Chang-dong qui a eu l’audace de donner le titre de « Poésie », ou « Poetry », au film qu’il a présenté à Cannes ; la poésie, en même temps qu’elle appartient au « sujet » du film, est non moins en œuvre dans toute l’organisation du film, dans ses échos internes et ses vibrantes ambiguïtés.)
Être un poète, c’est simplement faire des histoires pour rien.
Je ne connais pas de monde meilleur.
2On lit ces vers à peu près au milieu de l’ample poème de Yu Jian, Un vol.
3Le « provisoire » y est-il dénoncé ? Et le poème essaie-t-il de résister à ce qui semble un fiévreux glissement moderne ?
4Dans Un vol, le très célèbre poème de T.S. Eliot The Waste Land est cité à plusieurs reprises (il arrive qu’on découvre d’autres citations, de Dante par exemple). On sait que The Waste Land – avec sa grande éloquence héritière de tout un passé poétique et religieux – a eu des effets puissants sur la modernité poétique en Chine (ou, aussi bien, au Japon). Mais si T.S. Eliot montre un monde moderne non moins désertique que celui que découvrait Baudelaire (« un grand désert d’hommes », disait ce dernier de la ville moderne), ce n’est pas sans quelque visée eschatologique, sans une orientation religieuse, sans la hantise ou l’espoir d’une fin transfiguratrice.
5Qu’en est-il chez Yu Jian ?
6Sans doute peut-on croire entendre, dans Un vol, une dénonciation de la frénésie contemporaine :
8Cependant, c’est au présent même – fût-ce au sein de l’agitation et de ce « provisoire » – que Yu Jian s’attache poétiquement. « Je pense, dit Yu Jian dans un entretien, que notre vie présente est essentielle, que c’est là que se trouve notre paradis […]. La vie n’est pas ailleurs, elle est entre nos mains, elle est celle que nous vivons aujourd’hui, en ce moment même. Nous n’avons que notre vie, il n’y en pas d’autre. »
9Le présent qui demande à être dit est en fuite ; c’est précisément par sa labilité furieuse qu’il suscite le désir de dire. Pour le poème, nulle présence n’est à saisir qu’au « vol ».
10Yu Jian, à l’évidence, n’a aucune intention de résister au perpétuel glissement moderne. Le poète chinois ne semble nullement chercher à (re)créer ou à viser du substantiel qui serait durable, voire éternel… Le poème de Yu Jian est lui-même trajet vibrant, il ne cesse de recréer, de relancer à mesure (en particulier par des répétitions qui fouettent l’élan) sa propre trajectoire. Ainsi le « sujet » du poème – un trajet en avion – vaut-il comme allégorique du poème lui-même (un peu comme Mallarmé pouvait dire le « sonnet en x » – et ce qu’il comporte de figuration, miroir, fenêtre, désert de la nuit infinie – allégorique de lui-même).
11*
12Deux grands poèmes de Yu Jian – deux poèmes-livres –, Un vol et Dossier 0, ont été traduits par Li Jinjia et Sebastian Veg.
13L’un et l’autre poèmes se déploient selon un « thème », pour chacun, unique : un voyage en avion pour le premier et, pour le second, la découverte lentement détaillée du « dossier » secret qui est supposé avoir été constitué et rester détenu quelque part et qui renfermerait un savoir exhaustif sur la vie d’un individu.
14Cependant, à chaque fois, cette « thématisation » n’est qu’une face du principe du déroulement. Il faut que quelque chose de plus se soit élancé qui appelle et soutienne et réinduise constamment le dévidement de ce qui est thématisé. C’est – comment le formuler ? – le geste de ce qui ne tient pas en place. Un excès ou un défaut de présent. Un nœud d’énergie qui glisse. Une brûlure de présence effervescente ou soudain défaillante. Un soi – avec toutes ses « représentations », avec tout ce qui lui vient en fait de visions, d’images (idées flottantes ou souvenirs ponctuels, choses vues ou entendues, obsessions érotiques vagues, tout ce à quoi on n’échappe pas, l’intime ordinaire en chacun… [1]) – en proie à soi-même comme à une combustion perpétuelle. C’est la clarté la plus familière et la plus insaisissable du présent d’un soi qui ne cesse de s’auto-dévorer.
15La force des grands poèmes de Yu Jian est sans doute de se greffer – en même temps qu’ils « thématisent » des réalités identifiables – sur « cela » même qui fait vivre et qui, glissant sous ou à travers tout le dicible, ne se laisse pas figurer :
17Au foyer de ces deux vers de T.S. Eliot [2] cités (voire appropriés) par Yu Jian, est dite l’insistance trop simple, aveuglante, du « cela » sur quoi « nous comptons », ou de « ce » qui « compte » pour nous et relance – en dépit de… tout – notre envie de vivre. C’est un « cela » qui ne peut être inscrit dans une formule ou que ne saurait contenir quelque inscription définitive, funéraire par exemple. C’est, encore, un « cela » qui glisse d’un moment à l’autre d’une vie – et, peut-être (par filiations ? liens créés au fil d’une vie, simples contiguïtés parfois ?), d’une vie à une autre.
18*
19Amples, certes, les poèmes Un vol et Dossier 0 s’élancent donc chacun en un geste très simple. Ce sont tous deux des poèmes-trajectoires : ils se déroulent impérieusement, il faut qu’ils filent. Par leurs mouvements respectifs, ils rayonnent d’évidence, mais ne se laissent pas fixer. Ils ne se soutiennent eux-mêmes que dans leur élan – comme un projectile, comme… un avion.
20Ils seraient à comparer, par ces caractères, à d’autres poèmes déroulés : ceux, parfois, de Michaux – mais alors plutôt dans des espaces dits « du dedans » – ou ceux qui, comme chez le poète japonais Yoshimasu se lancent au sein du monde ou au travers de mondes qu’ils convoquent et superposent pour, pareils à une flèche, les trouer [3].
21*
22Ce qui, par (ou par-dessus) le déroulement du poème Dossier 0, est thématisé, c’est comme l’indique, parodiquement sans doute, le titre, le « dossier » secret supposé accompagner un individu tout au long et dans tous les aspects de son existence.
23On – le lecteur français, par exemple – pensera peut-être (de loin ? et en s’aveuglant sur ce qui, dans l’ordre des contrôles, lui est beaucoup plus proche et plus réel ?) à une donnée qui serait typiquement chinoise…
24Un vol peut être lu – dans une sorte de réalisme allégorique – comme ce qui arrache à toute localisation. L’avion n’apparaît-il pas, non sans quelque ironie, comme la réalisation technique du désir de se défaire de toute place déterminée et de tout temps « local » ?
26En revanche, Dossier 0 nous ramènerait massivement à la Chine : un contrôle bureaucratique de la population, sur tous et sur chacun.
27Le poème de Yu Jian « joue » quasi théâtralement ce contrôle. Il l’imagine et le réalise fantastiquement dans ses vers. Il est certain qu’un pareil contrôle ne peut que mêler une visée de l’impossible à des réalisations qui, toujours partielles, n’en sont pas moins redoutables.
28En se confrontant à de vastes emprises organisées (bureaucratie, police, armée, camps, organisations politiques) tendant à réduire les individus à l’impuissance, la liberté poétique y décèle une part d’imaginaire – qu’elle surjoue, qu’elle pousse à l’extrême… Voilà qui serait à comparer avec ce qu’effectue, par de tout autres moyens, Le Procès de Kafka. Cette dernière œuvre, il est vrai, est née dans et pour un tout autre monde (même si Canetti voulait voir en Kafka un auteur « chinois » !). Mais précisément, la puissance poétique déborde les déterminations en termes d’appartenances linguistiques, territoriales ou politico-administratives. Ce n’est pas qu’elle généralise, qu’elle subsume des données particulières en les ramenant à une globalité du dessus. C’est plutôt qu’elle fait entrer en vibrations de situations apparentées et hétérogènes… qu’elle active, immédiatement, pour nous des espaces-temps entiers, à travers le temps de l’histoire ou le déploiement de la surface de la Terre.
29*
30Le jeu avec l’emprise bureaucratique dans Dossier 0, il faudrait le dépister dans le détail, ou plutôt dans la constitution même du poème.
31On découvre par exemple une « Fiche n° 4 : Vie quotidienne » qui est supposée inclure (on entrevoit ou imagine des tiroirs, des boîtes, des dossiers imbriqués) un « 5 Rapport sur la pensée ». S’agit-il de la pensée d’un individu telle que la bureaucratie pourrait, redoutablement, y avoir accès ? Ou bien, soudain, ne serait-ce pas la pensée de l’individu qui, par un retournement, envelopperait la représentation que la bureaucratie croit pouvoir se forger de ses pensées ?
32Ce « 5 » est suivi d’un « 6 Un groupe de verbes caché dans les ténèbres de ses pensées ». Combien équivoque, cette dernière formulation ! S’agit-il là d’une ultime ressource de l’individu, d’un secret (tout de violence intime, certes) qui ne pourrait être pénétré ? Ou serait-ce au contraire ce secret même formulé selon les termes de la violence bureaucratique et de son exécution policière ?
34Ces infinitifs-impératifs qu’on lit dans la traduction de Li Jinjia et Sebastian Veg me rappellent un tour du même type (une haletante succession de verbes sans sujets) dans un des poèmes où le coréen Hwang Ji-U évoque – ou plutôt : fait (re)venir, réeffectue durement dans le présent propre du poème – la torture qu’il a subie sous la dictature militaire en Corée (après les événements de Kwangju en 1980).
35*
36De deux manières très différentes, les poèmes Dossier 0 et Un vol « prosaïsent » tout « haut ». Le grand savoir qui serait renfermé dans le « dossier 0 » est saisi avec une ironie qui le prive de toute transcendance, fût-elle seulement politique. Mais il faut s’arrêter un instant à l’espace du monde en général tel qu’il est dit ou donné à sentir par Un vol.
37Le ciel que troue l’avion dans Un vol est d’emblée prosaïsé par la simple puissance technique. Il n’est plus un « haut », et on l’a aussi bien sous les pieds.
39De manière générale, le monde où s’élancent ces poèmes, et qu’ils disent, dans leur vitesse, en éclaboussures, selon leur élan, est celui où des hiérarchisations et des différenciations à valeurs symboliques supposées situer, orienter, se défont. Peut-il subsister encore un cosmos en une quelconque des valeurs traditionnelles de cette notion (par lesquelles l’ordre des choses en général était impliqué dans les destinées humaines) ? Ou bien peut-on se confier encore à quelque orientation du temps global des humains, que ce soit en un sens chrétien ou dans les termes des philosophies de l’histoire (de Schiller – « l’histoire du monde est le tribunal du monde » – à Marx) ?
40Cependant, dans un poème de 1983 intitulé « Fleuves » (je le lis en anglais et ne le traduis ici que pour une réflexion brève et toute provisoire), le monde de l’enfance apparaît comme celui d’une intense localisation et comme plein encore de valeurs quasi sacrées et de puissances familières et énigmatiques [4] :
42Ainsi commence ce poème d’une page qui s’achève par :
44Et, en tel endroit de Un vol, on peut découvrir des vers transis de nostalgie pour un monde d’enfance qui, « en retard », était (ou, pour un regard s’éveillant à la vie, aurait été) tout de familiarité et de proximité entre humains, reliefs terrestres et ciel, animaux ou dieux :
46C’est, par moments, avec lenteur et tendresse que Un vol dit l’éloignement (ou même la pure dissolution) de ce qui avait été vécu-rêvé sous les traits de proximités vibrant intenses à travers les distinctions mêmes entre choses, hommes et dieux.
47*
48Il n’a rien de simple, l’évanouissement de ce qui pouvait, au sein de la représentation d’un ordre cosmique, structurer l’existence de chacun en même temps que les relations des humains entre eux ou avec les diverses réalités. Cette évidence moderne est trouble. Et le monde « prosaïque » peut soudain se révéler comme celui-là même où le trop « su » perd toute familiarité.
49La puissance des poèmes (ici encore je pense à Michaux, mais aussi, sur un tout autre ton, à Mallarmé) peut être de forcer à se manifester l’élément même en lequel paraissent se décomposer repères ou polarités, orientations ou « dimensions » jadis ou naguère collectivement reconnus et mythiquement articulés…
50N’est-elle pas, en effet, dangereusement renouvelée, l’énigme (comme dirait le philosophe Claude Lefort) – ou le défi, la question s’imposant à chacun de nous – de ce qui tient les humains ensemble dans les liens intimes ou dans des agglomérations en masses ? Ou celle, simultanément, de ce qui unit en un « soi » ou refend centralement tout individu ? Ou encore celle de l’élément même, translucide, banal et fuyant où l’on se rapporte les uns aux autres ou à soi-même par cela même qui divise ?
51La passion de Yu Jian serait-elle de réaliser, par le puissant prosaïsme poétique dont il est capable, « l’énigme » de l’humanité sans altérité transcendante ou cosmique, sans même différences essentielles en son sein, et dès lors radicalement en proie à elle-même ?
52Mais peut-être est-ce là aussi ce qui le pousse à réaliser sa poésie dans d’autres registres ou en recourant à différents « mediums ».
53*
54Magnifique, tout d’incandescence, le texte (traduit par Li Jinjia) dans lequel Yu Jian évoque sa collaboration avec l’homme de théâtre Mou Sen.
55« Mou Sen, écrit Yu Jian, est né en 1962 à Yingkou dans la province de Liaoning. Mauvais étudiant à l’université normale de Pékin, il détestait le plus la théorie littéraire […]. Avec un groupe d’étudiants zélés, talentueux et épris de théâtre comme lui, il a mis en scène plusieurs pièces… »
56Je ne peux, ici, tenter de suivre Yu Jian dans cette direction. Avec lui et avec Mou Sen (et dans ce que Yu Jian, avec une sorte de joie insolente, appelle « les gestes les plus laids de l’histoire du théâtre chinois »), le lecteur français (mais cette référence est explicite pour Yu Jian) retrouverait Artaud et le théâtre de la « cruauté » (mais je pourrais penser aussi à de possibles confrontations avec « le théâtre de la mort » de Tadeusz Kantor, ou, tout récemment, avec les spectacles du chorégraphe congolais Faustin Linyekula).
57Prosaïsme radical ? Yu Jian évoque, avec une réelle fureur, un spectacle auquel il a participé : « Des journaux regorgeant de propagande jonchent le plancher dans un grand désordre, comme une décharge publique après une calamité, ou comme Hiroshima un certain jour de 1945. »
58Dans les propos de Yu Jian – ou plutôt dans ce qu’il rappelle des propos alors tenus par les participants – revient, obsédant, le thème de « l’autre rive ». De quelle altérité ou quel bord d’altérité peut-il bien s’agir ? Entre quels espaces, quels temps, quelles sphères ? La scène même du théâtre devient le lieu de remêlements qui s’emportent : « des gestes effrénés et violents transforment tout le plateau en un espace de subversion, de contradiction, de paradoxe, d’aveuglement, de tromperie et de lutte », ou encore « des corps chinois, jaunes et luisants de sueur se dégagent péniblement d’un enchevêtrement de papier et decordes… » Et, dit alors Yu Jian : « C’est un enfer de toutes les utopies, un mythe de l’autre rive évaporé et insaisissable. »
59Quelle est donc « l’altérité » de « l’autre rive » pour ces corps humains se montrant, sur une scène, livrés à la confusion, voire à la refusion ?
60*
61C’est un prosaïsme plus ordinaire que pratiquent les films [5] de Yu Jian – Green Jade Station et Hometown. Ils s’enfoncent dans des endroits de la Chine, ils nous font nous glisser entre des vies, ils nous ouvrent « l’entre » vital où des existences se rapportent ou se confrontent les unes aux autres.
62Ce sont des « documentaires ». On voit sur l’écran, dans les lieux de leurs vies de tous les jours, des gens « réels » – qui, autrement dit, ne jouent pas un rôle autre que le leur. Si de la théâtralité s’insinue, c’est en tant qu’activité momentanée à laquelle se livrent des individus (quelques vieilles femmes chantant et dansant frustement devant un petit public, ou une ébauche de pièce de théâtre didactique), ou c’est selon la mise en scène de soi que chacun pratique dans la vie courante.
63La caméra s’avance, et nous (un « nous » à venir, évidemment, au moment où le film se fait) fait avancer parmi les gens. Le plus souvent, ils paraissent ignorer la caméra. Parfois ils ne peuvent la voir (par exemple un chef de gare aperçu – à travers une fenêtre à barreaux – seul avec lui-même dans l’édicule où il se repose). Certains, parfois, regardent la caméra – « nous » regardent. Une femme, dans Green Jade Station, s’enquiert, incrédule, narquoise : « Vous êtes venus filmer ça ? » – et suggère ou confirme qu’il n’y a, en effet, rien à voir d’extraordinaire. Ou bien c’est le regard étonné d’un enfant. Ou encore voici un homme, muet, immobile, fixant la caméra (et donc nos regards qu’il ne sait ni ne voit) ; il est filmé très longuement, jusqu’à l’insoutenable ; et, dans l’une des séquences les plus troublantes qu’ait réalisées Yu Jian, c’est le prosaïsme pur de ce regard qui semble ne rien attendre.
64*
65Je ne saurais, ici, suivre les lents déroulements des films de Yu Jian. Il faudrait, comme pour ses longs poèmes, retracer ce qu’ils « thématisent » au fil de leur dévidement.
66Green Jade Station réserve une surprise au spectateur français. Le « projet » du film, s’il doit se laisser définir, est de revenir sur les traces laissées par des Français, deux ou trois générations plus tôt, dans cette région du Sud de la Chine qu’ils entendaient relier, par une voie de chemin de fer, à l’Indochine. Et il arrive qu’on reconnaisse soudain une gare « à la française », ou même une horloge qui, portant la mention « Paris » et « Garnier », ressurgit à plusieurs moments du film. Mais la plus grande partie de ce qu’ont laissé les Français s’engloutit peu à peu sous l’effet du temps, de l’activité des hommes ou de la nature. Une locomotive, par exemple, s’est métamorphosée en un débonnaire monstre rouillé où jouent des enfants…
67Ainsi Yu Jian revient-il sur de grandes, voire violentes, tentatives de maîtrise, par des hommes, du temps et de l’espace où vivent d’autres hommes. Comme dans Dossier 0, c’est alors l’organisation même de l’œuvre qui explore, heurte, met au défi – ou fait mélancoliquement résonner – des organisations historiquement édifiées (politiquement ou techniquement voulues et instrumentées).
68*
69Prosaïsme de ces documentaires ? Un moment (ou une suite de moments) au début de Hometown en condense des aspects essentiels.
70Il s’agit des préparatifs d’un enterrement et d’une cérémonie pour un mort. Maints détails seraient à relever. Le film s’attarde sur ces choses, gestes, soins, choses familières ou étranges, grands et petits rituels, dont nous nous entourons (un « nous » aussi bien réciproque que réfléchi) dans nos rapports à nous-mêmes, aux autres, et, le moment venu, aux morts (s’il est vrai que les liens entre vivants se réassurent par les comportements de ces derniers à l’égard des morts). Le film même ne s’apprête-t-il pas à devenir l’une de ces choses inutiles et nécessaires que nous faisons ou laissons graviter autour de nous – ceintures d’aérolithes semi-mentaux, objets plus ou moins « transitionnels » (pour abuser, peut-être, des termes de Winnicott), « animaux du cirque » (pour parler comme le vieux Yeats contemplant, épuisé, découragé, ce dont il avait peuplé ses poèmes ou ce qu’il avait fait d’eux pour les générations à venir) ?
71Pour le mort (au début de Hometown – dont je parle ici de mémoire), toute une petite cohorte achemine jusqu’à un terrain vague des paquets enveloppés de papier rouge. Et on y met le feu. Dans une lumière quelque peu crépusculaire, sur un fond d’immeubles ternes, une flamme monte, enveloppe les offrandes, les embrase. Est-ce un transport vers quelque « autre monde » ? Qui y « croit » alors, en ce lieu, et selon quelle fidélité, en vertu de quelle tradition pauvrement maintenue, ou par quelle précaution superstitieuse ? La cohorte s’éloigne. La flamme va retomber. Quelqu’un, in extremis, a lancé un pétard qui craquette : serait-ce un signe destiné à ces « autres » – les morts – qu’on supposerait, encore un peu, présents dans le vide ? Notre regard s’attarde sur le terrain nu ou qui, plutôt, n’est plus peuplé que de multiples débris. Les gens sont partis ; la caméra est restée seule ; elle cesse de surprendre la vie de quiconque.
Notes
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Ici et maintenant les objets survivants sont encore là/Le fragment auquel je pense est un potiron envahi par la rosée dans un champ après la pluie/Cette pensée converse avec la température d’une femme dans l’eau vive d’un jour d’été/ Je pense à une graine de pin endormie sur une colline de pins au Yunan.
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Les traducteurs donnent le texte anglais : « By this, and this only, we have existed/ Which is not to be found in our obituaries ». (Il faudrait, au demeurant, s’attacher au mode d’incorporation des citations par Yu Jian, à leur emportement dans ses vers et dans leurs espacements ou dans leurs impérieuses réitérations… – tout cela, du moins, tel que nous y avons accès par le travail à l’évidence fort subtil des deux traducteurs.)
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C’est aussi bien en musique, ou dans les arts plastiques, que depuis la première moitié du vingtième siècle, des œuvres (par exemple : la Musique pour cordes, célesta et percussion de Bartok, le grand poème « Celui qui trouve un fer à cheval » de Mandelstam, des sculptures de Brancusi, etc.) réalisent des « gestes » ou « mouvements » (pour reprendre des termes de Michaux), des élans, des trajectoires, des tracés aériens où, à chaque fois, de l’énergie se rend impérieusement sensible, mais non sans faire vibrer du même coup le vide, l’absence de soutien, le risque de l’effondrement…
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C’est naïvement, sans doute, qu’un lecteur non-spécialiste peut penser aux évocations que proposait, en 1922, Marcel Granet (dans La Religion des Chinois) de la religion paysanne ancienne et de ses fêtes accordées aux saisons : « Tous, dans ces assises où, à temps rythmés, se forgeait la concorde rurale, exaltés par un sentiment de puissance heureuse, imaginaient qu’ils [les paysans de la Chine ancienne] coopéraient à l’harmonie de la Nature. Leur joie créatrice se tournait en un besoin d’adoration dont bénéficait le sol consacré à leurs réunions, terre divine où tout méritait un culte, les grands arbres isolés, les bosquets, les étangs, les confluents des rivières, les fontaines jaillissantes, les tertres, les pierres fendues et les roches où semblaient empreints les pas d’un géant. »
Difficile, en lisant les pages pleines d’émotion de Granet, de faire la part de l’« imagination » propre de l’historien français : une imagination à confronter avec celle du poète chinois disant « le pays » où il « a grandi ». -
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De la poésie au cinéma ? Il ne s’agit pas de films où un sentiment poétique viendrait s’imposer en supplément. Chez Yu Jian, si le film est apparenté au poème, c’est par sa constitution, ou par son geste : c’est par l’énergie de son organisation en mouvement, se cherchant dans les rapports qu’elle révèle ou qu’elle crée entre les moments que le film donne à voir. (Récemment, c’est le cinéaste – et romancier – coréen Lee Chang-dong qui a eu l’audace de donner le titre de « Poésie », ou « Poetry », au film qu’il a présenté à Cannes ; la poésie, en même temps qu’elle appartient au « sujet » du film, est non moins en œuvre dans toute l’organisation du film, dans ses échos internes et ses vibrantes ambiguïtés.)