Notes
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[1]
C’est la princesse légendaire du pays fabuleux Nakrang. Pour aider l’armée du prince Hodong, dont elle est amoureuse, à pénétrer dans son pays, elle met en pièces le tambour magique qui battait spontanément en cas d’invasion. Elle sera tuée par son propre père, une fois son crime découvert.
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[2]
Bulgasal – étoile de mer – signifie en coréen « immortalité ». L’encyclopédie Songnamjapji, parue à la fin de la dynastie Josun, vers fin du xixe siècle, la décrit comme un animal imaginaire d’après une légende. Un paysan va en prison, injustement accusé. Dans la prison, il forme, avec des grains de riz, une étoile de mer. Celle-ci, en rongeant, s’évade de la prison, avale tous les métaux qui se trouvent dans le pays et devient gigantesque. Les gens qui la voient l’appellent alors « bulgasal » – ce qui signifie « qu’on ne peut tuer », « immortel ».
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[3]
C’est une montagne sacrée au Tibet.
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[4]
Kora est un pélerinage du bouddhisme tibétain : les pélerins font le tour de la montagne sacrée du Tibet (Sumi en chinois, Meru en langue indienne) en se jetant régulièrement à terre. C’est de cette montagne sacrée que la forme du temple bouddhiste tire son origine.
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[5]
De Kim Su-yong (1921-1968), on peut lire en français : Cent poèmes, traduits et annotés par Kim Bona, William Blake & Co. Edit, 2000.
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[6]
Han Yong Un (1879-1944) et Kim So-Wol (1902-1934) ont écrit au temps de l’occupation japonaise. On peut lire, de ces deux poètes, des traductions en français dues à Kim Hyeon-ju et Pierre Mesini et publiées aux éditions Autres Temps : Fleurs d’azalée de Kim So-wol et Le silence de Nim de Han Yong Un.
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[7]
Ce genre de manifestations est devenu populaire en Corée en 2008 lors des protestations contre les importations de bœuf américain.
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[8]
Il a sauté d’une falaise près de chez lui, sous le coup d’allégations de corruption qui avaient terni l’héritage de sa présidence de 2003 à 2008.
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[9]
Trad. angl. Don Mee Choi, Action Books, Notre Dame, Indiana, 2011.
1Née en 1955, Kim Hye-soon est apparue dans la poésie coréenne en publiant ses premiers poèmes dans la revue Littérature et Intellect en 1979. Depuis son premier recueil, Une autre planète (1981), elle ne s’est plus séparée de « celle qui l’habite en man œuvrant sa plume ». Elle a publié : L’éventail du père (1981), L’enfer d’une planète (1985), Notre dessin obscur (1991), Séoul mon Upanishad (1994), Pauvre machine d’amour (1997), Vous voyez, Monsieur le Directeur de l’usine de calendriers (2000), Une tasse de miroir rouge (2004), Vos premiers (2008), Tristesse Dentifrice, Miroir Crème (2011). Elle a également publié un recueil en prose : Écrire en tant que femme (amante, malade, poète et Moi) (2002). Elle a reçu les prix Kim Su-young, Kim So-wol, le prix de Littérature Mi-dang, le prix de Poésie moderne et le prix Daesan.
2Figure exceptionnelle dans la poésie contemporaine, Kim Hye-soon enseigne actuellement la création littéraire à l’Institut des Arts de Séoul.
« Depuis le lointain, on voit une planète toute bleue parce qu’elle a trop d’eau. Sur la planète, il y a cinq blocs de terre flottant à la surface de l’eau. À l’un d’eux, une petite péninsule s’accroche, à peine. Cette petite péninsule est divisée en deux par une ligne tracée selon la seule différence des idéologies. Tout en dirigeant la bouche d’un canon vers l’autre côté, les gens des deux côtés ont en commun leur dialecte. Sur ce territoire, pendant cinq mille ans, les hommes ont écrit des poèmes en usant de l’écriture d’un autre pays, mais les femmes ne les comprenaient pas. Ces derniers temps, les femmes écrivent non moins que les hommes des poèmes avec leur propre écriture. Enfermée dans sa petite chambre obscure, une femme murmure des choses que personne ne comprend. On dirait une aphasique qui s’exprimerait parfaitement. Elle essaie de se séparer d’une autre femme qui parle en elle. Elle serait heureuse d’être détachée de cette femme-là. Ce serait alors une belle spaciosité. Dans ce cas, cette femme n’aurait même pas besoin de langage. Cependant, pour l’instant, elle se démène dans un puits de parole transparent qui déborde de bris de vitrines … »
Mon enfer, ma muse
14Quand, dans mon pays, un poète écrit un essai sur la poésie, cet essai devient le code de son pays de poèmes. Il arrivera par la suite qu’on reproche au poète d’avoir violé ce code. Sa poésie, on voudrait la soumettre à son essai. On voudrait que cet essai, en tant qu’il contient ses idées sur la poésie, embrasse son évolution en ses diverses étapes, afin d’atteindre l’état ultime de la poésie que rechercherait le poète. Mais comment le poète pourrait-il toucher son but poétique à chaque fois qu’il écrit un poème ? Il en va de même pour les poèmes qu’il avait écrits auparavant. S’il a dit en regardant la lune : « deux lunes dans un ciel nocturne », n’aurait-il plus dès lors le droit de dire que « la lune vierge est aujourd’hui basse à me griffer la joue » ? Il s’en trouvera pour maugréer en demandant : « et depuis quand la lune a la peau rugueuse ? » Ainsi, le poète qu’il était autrefois le surveillerait, lui, le poète d’aujourd’hui. Son moi du passé s’adresserait à celui du présent : « Le moi poétique ne change jamais. » Quelle horreur !
15Il y a quelques années, une idée m’est venue après avoir vu une scène de Masurca Fogo de Pina Bausch et le film d’Almodovar Parle avec elle. Ce dernier film commençait par la scène suivante : la plus belle femme du monde est celle qui est dans le coma. On peut la jeter, on peut la défaire comme un baluchon. Et puis la deuxième plus belle femme du monde est celle qui tombe amoureuse pour la première fois. Mieux vaut qu’elle soit ancienne ballerine ou toréador féminin. Oui, le mieux est qu’elle soit ballerine ou toréador, qu’elle fasse l’amour en état de coma puis qu’elle accouche seule d’un enfant. Voilà qui revient à cette idée qu’il vaut mieux qu’elle vive comme une morte. N’est-ce là qu’une fantaisie d’Almodovar ? N’est-ce pas plutôt son ironie ?
16Je suis donc une poète enfermée dans le ghetto de la Poète-Femme, de la Poésie Féminine. Il vaudrait sans doute mieux que je n’en sorte pas ; et pourtant j’en sors et je jacasse à tout propos. Le mieux serait sans doute que je ne souffle rien d’autre que « Femme », telle une femme dans le coma en son premier amour. Cependant, je continue à jacasser en envoyant des postillons. Aurais-je mieux fait d’être « femme » ? Je me plains toujours, je clame que « je vais sortir ». Et, échappant aux surveillants, j’entre pour un instant en contact avec « vous ». L’aveu de ce contact, la difficulté de ce contact, est-ce décadence et chute à l’égard du genre poétique ? Sans décadence ou chute, comment serait-il possible de faire un trou dans la grammaire du genre poétique ?
17J’accompagne une femme. C’est une femme qui se plaint sans cesse en disant qu’elle ne veut pas se lever tôt pour se rendre dans le monde extérieur. Elle ne cesse de penser qu’elle aurait vite fait de se cacher à son gré si elle ne travaillait pas. Mais elle pense aussi : « je ne serais pas saine d’esprit si je n’avais pas de travail, je ne serais pas dans mon état normal. » Elle se console donc en se disant que le foyer et le travail font au moins qu’elle reste dans un état normal. J’accompagne une telle femme. Gala pour Dali, Éluard et Ernst, Clara pour Schumann, des femmes-muses privées de talent pour artistes masculins, des muses-bottes-de-cuir pour le gardien du ghetto réservé aux poètes-femmes. Pour moi, des feuilles froissées roulant dans un tunnel abandonné, mes ordures, mon résidu, des chats morts, des rats. — Mes corps et âme sont écrasés, comme réduits en poudre. Quelqu’un me broie dans des meules. Des cendres s’entassent par tonnes. Qu’on me laisse partir ! Je veux vivre cinq mille vies en une journée. Je veux mourir cinq mille fois. Ne m’as-tu pas déjà laissé partir ? Je suis allée chez le médecin et je lui ai dit : je viens trop souvent, n’est-ce pas ? Non que je passe mon temps à faire du shopping chez le médecin. C’est que, pour une fois, je voudrais avoir un esprit sain. Alors le médecin m’a dit d’arrêter de prendre des médicaments et puis d’être malade.
18Elle est l’aînée. C’est ce qu’elle a détesté toute sa vie. Elle voulait se cacher comme un dernier enfant que personne ne pourrait remarquer. Le soleil était très jaune le jour où elle est enfin venue vivre chez ses parents, là où vivaient ses petits frères et sœurs, et où elle a quitté la maison de ses grands-parents après le décès de son grand-père. Le soleil avait-il été aussi jaune quand elle s’était trouvée, avant les autres, expulsée de l’utérus ? Il aurait mieux valu que je sois étudiante, non pas professeur …
19« Je » : le sujet qui parle quand « elle » écrit des poèmes, est-ce un « je » inventé à chaque moment ? Ou bien est-ce l’incarnation d’elle-même, de celle de jadis, cachée dans le temps ? La poésie, est-ce un jeu à cache-cache entre elle et « je » ?
20Puis-je, dans cet essai, introduire ma toux douloureuse ? On y entend ma toux que j’y écris, et qui s’y lit – et pourtant ce que j’ai envie d’écrire, n’est-ce pas un essai écrit par « elle » et lu par moi ? Je crois tout connaître d’elle puisqu’elle est collée à moi comme des glaires au fond de ma gorge. Mais cet écrit que je forme, pourquoi ne devient-il pas son corps ? Moi et « elle », forces centrifuge et centripète d’un bras de fleuve et d’une goutte d’eau. Si je lui dis que je suis la seule personne qui l’aime, le comprendra-t-elle ? En sera-t-elle ravie ? Que lui dirais-« je », si je suis déjà absente au moment où je dis « je » ? Je la connais, mais elle ne me connaît pas. Alors, celle qui meurt héroïquement d’innombrables fois en un seul jour, est-ce « moi » ou est-ce « elle ? »
21Si Kim Su-yong [5] expectorait toux et crachats dans ses essais et ses poèmes, c’était par espoir de trouver un nouveau langage. C’était par désir ardent d’un langage dépourvu de paroles. Il disait que la seule façon de faire face à la mort serait un langage sans paroles et qui aurait l’air d’oublier la mort, un poème conçu par soi seul, sans autres paroles qu’insignifiantes. C’est ainsi qu’il avait proclamé : « Jeunes poètes, toussez ! » (Combien de poèmes et d’essais écrits par lui n’ai-je pas lus ! Je n’ai qu’à cracher.)
22Elle ne peut pas aller au travail à cause de sa toux. Alors, elle fait parvenir un message aux étudiants qui sont dans la salle d’où elle est absente : qu’ils décrivent, d’imagination, « un espace où la lune se reflète ». Quand, plus tard, elle reçoit leurs écrits, il ne s’en trouve aucun qui ait décrit une beauté inutile et floue déambulant comme un spectre au clair de lune dans la nuit. Tous ont fait une nuit très claire. La lune a trop de clarté. Cela l’écœure.
23– J’écris alors qu’un visage, pâle et blême de peur, flotte solitaire dans les ténèbres. J’écris que j’entends les cris qu’émet ce visage sans pouvoir nulle part les faire entendre. J’écris qu’une lune semblable à un corbeau blanc et une chose imminente entre vous et moi se trouvent, à l’heure convenue, emportés dans une vaste solitude. (Mais est-ce là mon poème ? Toujours, dans ce que je vomis, s’insinue la grammaire de ces gens-là, la poésie telle qu’elle fut jusqu’à présent, leur pays de poèmes …) Ah ah, lune pâle tuberculeuse ! Toux de la lune !
24Un essai sur la poésie, le mieux est qu’il glisse comme la poésie. On ne devrait pas en fixer les mots en un dogme défini. Il en va de même pour un poème, qui ne devrait pas naître de discours préalables. Certains Occidentaux me considèrent comme surréaliste, tandis que les Coréens disent que je suis une poète féministe. C’est qu’ils appliquent leur savoir sur mes poèmes. C’est qu’ils me lisent en feuilletant leur propre lexicon. C’est un impérialisme qui s’abat sur les poèmes, ce sont des doxas en dehors de mes poèmes, des crevasses et des enfers, c’est le jugement a priori fait de ce qui existait de lexique et de courants d’idées avant ma poésie … Par milliers des tableaux noirs et des craies se brisent, du sang blanc coule de ma prunelle noire.
25La plupart des critiques sur ma poésie se ramènent à des « instructions » ; il faudrait que je me réconcilie avec la société ; il faudrait que je me rende au monde extérieur. Mais ceux qui me donnent ces instructions ne sont-ils pas conscients que ce serait là m’empêcher d’écrire ? Ils me disent de subordonner la poésie à la prosaïcité, de me réorienter du côté des ballades ou de l’hymne à la vie, de faire des croquis détaillés et réalistes (que veut dire « être réaliste » ?). Si je les écoute, ma poésie sera celle qui reflétera les poèmes de « mes frères et mes sœurs aînés ». Plus rien, alors, ne serait ce que je vomirais. Il est étonnant que je continue à vomir dans ces conditions. Aucune poésie n’est à l’écart de la réalité. Seulement, il y a des écarts entre de multiples façons de dire : substitution, juxtaposition, métaphore, approches au microscope ou au téléobjectif, tranche légère de réalité, etc. Chaque poète a son tunnel de signes malades pour travailler la réalité à sa manière. Qu’est-ce que la sincérité ? Ne serait-ce pas mettre ses signes malades en concordance avec la réalité ? Voici mes sécrétions au seuil du village. Ma sincérité : mes ordures, mes poèmes.
26Lisant ma radiographie, le médecin me frappe les côtes et les épaules avec un bâton. Puis il me donne son diagnostic. Votre problème, ce n’est ni les bronches ni les poumons, mais les os ! Je ne suis pas orthopédiste, mais je vois que votre ossature manque de maturité, comme celle d’une enfant. En regardant ma radiographie, je pense à un ballot. Mes os, comme des ficelles, ont lié mes viscères.
27Et pourquoi suis-je là à écrire cet essai sous forme réduite ? Parce que j’ai horreur de ce que serait un texte composé de souvenirs concrets ou fait d’une histoire bien racontée comme à des fins de propagande ? Parce que je suis consciente que la tristesse, (ma) condition même, est en effet l’agitation du « je », ce locuteur poétique qui, dès qu’il tombe dans la réalité, ne sort de soi que pour pénétrer en vous ? Parce que je crois que la poésie se fait là où un point d’ébullition est atteint, glacial, par densification de la tristesse, là où une crise éphémère éclate en vagues furieuses de tristesse, ou parce que je crois qu’elle se fait dans l’instant d’un éclair ? Parce que je considère que la poésie est déploiement d’un sujet foisonnant là où une existence scintille brièvement autour d’une absence mouvante, là où la limite n’est pas celle d’une partie ? (Je vais simplement écrire les mots qui me sortent de la bouche.) Paragraphe réduit, phrase réduite, mémoire réduite, tuiles d’un toit qui, brûlant, s’écroule, motif qui croît entre « elle », la silencieuse, et « moi », constamment bavarde …, être éblouissant comme autant de fractales d’un instant à l’autre. C’est un coloris plus gai que le tissu d’une draperie, un motif magnifique, une odeur. Un nuage de poussière s’élevant soudain sur les traces du langage et du temps « présent ». C’est son éruption à « elle », qui est mon otage, et à « moi », qui suis son otage. Quand je dis « je », où passe-t-elle ? Ma vierge ? Ma grand-mère ? Pouquoi m’acharner à rendre des comptes sur son identité ? Suis-« je » cette extermination réalisée en un instant pour ne pas oublier « elle dans le coma » au moment où elle rencontre le temps « présent » ? Ou bien suis-« je » une incarnation ? Vérité, présence, narration et « elle » ne cessent de se réduire quand je me dis « je ». Mais je « poétise » à dire « je ». C’est la sensation de lécher moi-même les rides de mon cerveau !
28À chaque fois, par mes toux terribles, je retarde un rendez-vous : un rendez-vous dépourvu de sensations et de sens, un rendez-vous plus bref qu’un instant. C’est une rencontre d’un instant pénétrant la routine trop banale, jusqu’au frisson. C’est dans une telle rencontre que je me séparerai d’« elle ». Je ne pourrai jamais plus la revoir. Fin, fin, fin, cérémonie de prise de fonction de la mort, et ensuite, prestation de serment : « on ne se reverra plus jamais ». Dissolution nôtre. Dissolution d’elle et de moi. Elle ne sera pas sans « moi », tandis que « je » ne serai pas sans elle. Malgré tout, notre division est consommée. À cet instant, un cheval blanc pleurerait-il en levant une patte de devant ? Mais c’est encore une fois pour plus tard. Ma toux éclate avec tant de violence que mes viscères seraient prêts à sortir. Sensation de flairer l’odeur de fer de mon cœur !
29* * *
Entretien avec Ruth Williams (Guernica A Magazine of Art & Politics – revue en ligne) traduit de l’anglais par Cl. Mouchard
30Dans la tradition sud-coréenne, les poètes femmes sont appelées yoryu siin. Les hommes poètes sont appelés simplement siin. Selon Kim Hye-soon, cette terminologie par genres découle de la marginalisation des voix authentiques des poètes femmes : des yoryu siin, on attend qu’elles écrivent des vers jolis et sentimentaux sur le ton de la passivité. Il n’est pas abusif de voir là, comme le fait Kim, une extension des normes de genres qui veulent, en Corée, que la conduite « acceptable » pour les femmes se ramène à trois rôles rigidement définis : ch’angnyo (jeune femme non mariée/vierge), ajuma (femme d’âge moyen/mariée), et halmoni (grand-mère). Chaque rôle exige de la femme qu’elle serve un maître différent. Kim remarque : « Elle doit d’abord obéir à son père, puis à son mari quand elle devient une ajuma, et enfin, en tant qu’halmoni, à son fils. Toute femme qui viole ces rôles ou vit en dehors d’eux est appelée ch’angyo (prostituée). »
31En contraste direct avec la poésie sentimentale et gentille des yoryu siin, l’œuvre de Kim Hye-soon fonctionne comme un corps féminin grotesque ; sa poésie suinte de la page, elle en jaillit en des images violentes de vomissements, de déchets, de décomposition corporelle, de mort. Les poèmes de Kim résistent fermement contre toute incitation à embellir ; tout au contraire, ils prennent les sujets réputés appropriés pour les femmes coréennes – famille, maternité, amour romantique – et les salissent avec les expressions violentes d’une identité opprimée. Cependant, ce caractère grotesque n’est pas un pur choix esthétique ; comme Kim me le dit dans l’entretien qui suit, son œuvre doit valoir comme débouché d’une voix collective : « Les femmes qui ont disparu sous l’effet de la violence hurlent. Les voix des femmes disparues retentissent. Je chante avec ces voix. » Pour Kim Hye-soon, la poésie s’engage directement dans un combat politique où les femmes coréennes font entendre une « voix nouvelle » qui leur permet d’habiter des identités multiples et fluides libérées des contraintes des normes de genres. C’est là un instrument d’une puissance incroyable dans le combat des femmes pour l’égalité puisque c’est seulement le « langage d’une poésie schizophrène » qui peut contraindre « le langage paternel à déchoir de sa position de pouvoir. »
32La poésie de Kim Hye-soon a certainement beaucoup à offrir aux femmes poètes et lectrices qui s’intéressent au féminisme. Et en même temps, son œuvre représente une voix unique qui sort du paysage d’une Corée du Sud tout industrialisée et globalement ascendante. À la lumière des liens militaires et économiques qui continuent d’unir la Corée du Sud et les États-Unis, une pareille voix mérite attention. Indépendamment de l’identité en termes de genre ou de nation, l’attrait de la poésie de Kim Hyesoon est de nous inciter à ressaisir les différences que nous incarnons, même si ces aspects de nous-mêmes sont décriés par la culture en général. « Si on demande, écrit-elle, « Y a-t-il/ quelqu’un qui soit en vie ? », il faut alors se briser la tête, l’ouvrir, et montrer ses tentacules. »
33La puissance de ses images, de son langage et de l’expérimentation qui caractérise son œuvre fait de Kim Hye-soon l’une des poètes majeures d’aujourd’hui. Elle fut l’une des premières femmes à publier dans des revues littéraires coréennes à la fin des années 1970, et son travail lui a valu de nombreuses marques de reconnaissance. Elle fut la première femme à recevoir les prestigieux prix Kim Su-yong et Midang, qui l’un et l’autre portent les noms de poètes contemporains hommes.
34Trois recueils de Kim Hye-soon ont été traduits en anglais par Don-Mee Choi : When the Plug Gets Unplugged (Tinfish Press, 2005), Mommy Must Be a Fountain of Feathers (Action Books, 2008), et, récemment, All the Garbage of the world, Unite ! (Action Books, 2011). Ils valent comme autant de remarquables introductions à l’œuvre de Kim.
35Un choix de traductions des poèmes de Kim accompagnées du texte coréen se trouve dans Anxiety of Words : Contemporary Poetry by Korean Women (Zephyr Press, 2006), également traduit par Don-Mee Choi. En même temps que la poésie de Kim est fort lue dans toute la Corée, elle est aussi une critique reconnue, et elle est membre de « Une autre culture », organisation féministe coréenne. Elle vit à Séoul, où elle enseigne la « creative writing » à l’Institut des arts de Séoul.
36Dans la conversation qui suit, Kim souligne sa propension au grotesque, et offre aux lecteurs américains un aperçu de la riche tradition coréenne en matière de poésie et de mythologie.
37Guernica : Qu’est-ce qui vous a conduite à la poésie ?
38Kim Hye-soon : Dans mon enfance, j’ai eu une pleurésie tuberculeuse. Pour plusieurs raisons, j’ai été élevée par ma grand-mère. Elle tenait une petite librairie dans un petit village près de la mer de l’Est.
39Enfant malade, je regardais toujours par la fenêtre. Les objets de mon observation étaient le soleil, les saisons, le vent, les fous, et la mort de mon grand-père. Durant cette longue période d’observation, j’ai senti quelque chose comme des poèmes m’emplir le corps. Ils étaient dans un état, dans une condition qui permettaient difficilement de les rendre par des mots. Étudiante à l’université, je me suis efforcée de les écrire en coréen. C’est à cette époque que j’ai eu la prescience de ma mort et de la mort du monde. Je pense que c’est alors que ma poésie a pris son départ.
40G. : Qu’est-ce qui vous a fait continuer à écrire de la poésie pendant toutes ces décennies ?
41K. H. : Si vous vous trouvez vivre en Corée, vous avez toujours de quoi être en colère contre les gens au pouvoir, du fait des problèmes politiques et sociaux. Je me sentais accablée par cette dictature sociale. À y repenser, c’est comme si je n’avais jamais vu un lever du jour à Séoul. Quand j’étais à l’université, les policiers mesuraient la longueur des minijupes des femmes et celle des cheveux des hommes. Nous vivions sous un gouvernement qui considérait les gens comme des soldats. Vivre en tant que fille en Corée, c’était vivre sous l’emprise de quantité de discriminations et de limitations. C’était la même chose à l’université et dans le monde littéraire coréen auquel je participe maintenant.
42Les femmes servent de repoussoirs aux hommes. Il est difficile pour les femmes de jouer un rôle de premier plan jusque dans les ONG qui se consacrent à la résistance politique. Les hommes pensent que les femmes doivent s’occuper de choses insignifiantes, à la marge. Ils voient dans les femmes un simple assaisonnement. À voir cela, j’éprouve de la colère et de la tristesse. Quand la colère et la tristesse débordent, elles se font parfois poésie. Il reste qu’il me faut atteindre « l’état de poésie » pour écrire. C’est alors comme si la frontière au bord du moi se trouvait amincie, brouillée, effacée, ou évanouie, morte. Les femmes qui ont disparu sous l’effet de la violence hurlent. Les voix des femmes disparues retentissent. Je chante avec ces voix.
43G. : En quoi votre travail a-t-il été influencé par les diverses traditions de la poésie coréenne, en particulier par la poésie des femmes ?
44K. H. : Le premier poème coréen est « Gongmudohaga ». Une femme pleure tristement et chante quand elle voit son mari fou, les cheveux gris, traverser une rivière. Une autre femme du nom de « Yeo-ok » regarde cela et l’écrit. Ce personnage féminin et son chagrin sont le contenu du premier poème en Corée. Ainsi la poésie coréenne commence-t-elle avec les émotions de deux femmes. Sous l’effet de ce début, émotion et aspiration à l’amour seront les thèmes essentiels de la poésie coréenne.
45En Corée, il y a un mythe de création où un ours nommé « Woong-nyo » et un tigre se défient mutuellement de manger de l’ail et de l’armoise. Le tigre échoue, mais l’ours réussit. Cet ours devient femme. Elle accouche, mais ne réapparaît jamais. Les femmes en Corée disparaissent une fois qu’elles ont donné naissance. La raison en est qu’elles sont nées pour produire des fils. Mais il y a un mythe où aucun être féminin ne disparaît. C’est une fable d’ancêtres de chamanes. Baridegi était la septième fille d’un roi et fut abandonnée parce qu’elle était une fille. Après être revenue d’un pèlerinage dans le monde des morts, elle sauva son père et devint l’ancêtre des exorcistes qui servent à conduire ceux qui viennent de mourir au ciel. Il y a deux types de poésie coréenne ancienne. D’un côté, on a la poésie des aristocrates mâles, écrite selon des règles de rythme et des contraintes quant au nombre de caractères chinois. De l’autre, on a la poésie orale des femmes. Le gouvernement organisait un concours pour le premier type de poésie et recrutait les fonctionnaires par ce moyen. Si vous étiez un bon poète homme, vous pouviez travailler pour le gouvernement. Les femmes coréennes composaient de la poésie sur leur expérience – celle de rêver, le jour durant, sous l’effet de la dureté de leur vie et de leurs amours –, sur leurs durables rancœurs en tant que belles-filles, ou sur la pauvreté, le lourd travail, et les cruautés qu’elles subissaient. Cette poésie était dite ou chantée. Jusqu’au xxe siècle, elle ne fut pas écrite.
46Il y eut une période après 1900 où les deux types de poésie coréenne se trouvèrent réunis, et c’est ce qu’on appelle généralement la « période de la poésie moderne ». Cette poésie fut également appelée la « poésie de la liberté » car elle ignorait les cadences et les règles de la poésie traditionnelle. Il y a eu, dans ce style, deux poètes célèbres que les Coréens aiment particulièrement. Ce sont Kim So-wol et Han Yong-un [6]. Un trait caractéristique de l’un et l’autre poètes est qu’ils choisirent des femmes comme personnages et qu’ils chantèrent la sagesse et le sentiment de la séparation en usant d’une voix féminine. C’est, selon moi, ce qu’on peut comparer aux serviteurs de l’État des anciens temps qui, en chantant de la poésie, usaient d’une voix féminine, plus flatteuse.
47Kim So-wol et Han Yong-un se mirent à chanter avec une voix féminine leur colère pendant la domination coloniale du Japon sur la Corée. Dans ces poèmes, ils exprimaient leur colère contre la perdition de leur pays d’une manière très comparable aux chants que les femmes illettrées avaient l’habitude de chanter dans l’ancien temps.
48G. : Et comment cela vous a-t-il influencée ?
49K. H. : Quand je me suis mise à écrire de la poésie, il me semblait que ma langue se paralysait. Je n’avais aucun modèle. Je n’avais rien d’autre à étudier que la voix féminine dont usaient ces poètes masculins, une voix « féminine », en effet, plutôt qu’une voix de femme. Je ne pouvais rien apprendre de la poésie ancienne des femmes qui ne chantaient que l’amour, le sentiment de séparation et le désir passionné pour les autres.
50On peut facilement trouver les vues que je viens de mentionner dans la poésie masculine moderne en Corée. On a recours à une « persona » pour parler à la place du poète, ainsi la « persona » lui correspond selon les points de vue choisis. Je n’avais donc pas d’autre choix que d’inventer une nouvelle disposition, une nouvelle voix, une nouvelle perspective pour décrire des scènes. Devant moi, il y avait tout à la fois un vaste champ qui s’ouvrait, inconnu, et une prison. Il me fallait échapper à la manière traditionnelle d’écrire de la poésie et à la prison de la métaphore.
51G. : Dans un entretien avec Don Mee Choi, vous dites : « Vivre en poète femme en Corée, c’est occuper une place marginale, celle d’une simple “épice” dans un monde de la poésie construit par les hommes. » Est-ce uniquement la tradition qui repousse les femmes poètes dans les marges de la culture coréenne ?
52K. H. : Quand je suis devenue poète, le monde littéraire coréen attendait des femmes poètes qu’elles chantent passivement l’amour. Bien entendu, cela n’était écrit nulle part, mais cette règle n’en existait pas moins. Par conséquent, j’ai été l’objet de nombre de sérieuses critiques. Les poètes coréens hommes ne m’accueillaient pas dans leurs groupes. Et je ne pouvais trouver de modèle parmi les poètes femmes de Corée. Je n’avais pas de professeurs, d’aînées, de compagnes de travail. Mes images âpres et grotesques furent rejetées et piétinées par mes critiques, et on parlait de moi avec mépris. Je sentis avec regret que les lecteurs semblaient n’aimer que ce à quoi ils étaient habitués. Je compris peu à peu que la parole du dehors était la voix la plus authentique pour un poète. Les poètes qui ont cent mille ou un million de lecteurs pourraient bien n’être pas de réels et authentiques poètes. Aujourd’hui, je constate que beaucoup de jeunes poètes ont adopté la manière de parler qui est celle de ma poésie.
53G. : Dans le même entretien, vous dites à Mme Choi que vous croyez que la poésie est un instrument particulièrement puissant pour les femmes coréennes. Pourquoi ?
54K. H. : Je pense que c’est seulement dans un langage poétique marqué de schizophrénie que les femmes peuvent destituer le langage du père de sa position de pouvoir. C’est seulement avec la poésie qu’il est possible de trouver un monde coréen nouveau ou de forger de nouveaux mots coréens. Quoi d’autre pour résister quand c’est le langage qui est une prison discriminatoire pour les femmes ? Le langage de la poésie est marginal, et il est passif, féminin, sale. La poésie est une chose qui trouble le courant principal avec des choses mineures, et c’est une chose qui brise la discrimination active avec des choses passives, et elle peut jeter à bas ce qui embellit les choses répugnantes avec des choses répugnantes. Je crois difficile de déranger l’usage ordinaire du coréen qui est infléchi dans le sens d’une société orientée par les hommes. La société coréenne est fondée à la fois sur une politique et une histoire qui ont été affublées des traits d’une solide société avec de solides poèmes masculins, un solide langage écrit, des règles établies sur la manière d’écrire de la littérature, un langage narratif.
55G. : Votre poésie est grotesque, elle affirme une sorte de violente laideur qui casse la surface du poème, et semble défier ouvertement ceux qui prétendraient que les femmes ne doivent écrire qu’au sujet de « jolies » choses. Qu’est-ce qui vous a conduite là ?
56K. H. : Nous gravons sur notre corps ce que la société nous enseigne et nous continuons cette tâche, sans savoir quelle identité on nous contraint à adopter. Cette identité est gravée sur nos visages et sur nos peaux. Sans savoir que nos corps sont devenus du « papier fait de viande humaine », nous farcissons nos corps, nous en faisons un théâtre où jouent des symboles culturels et des symboles abolis. Alors, le langage des femmes est le langage du boucher ou de la bouchère qui vend son propre corps. Il est grotesque et misérable. Si des femmes poètes peuvent enfin entrer dans le monde du langage, c’est une fois qu’elles ont traversé la rivière du grotesque ; les mots ne peuvent jaillir de leurs bouches avant qu’elles aient franchi un fleuve de cris où on envisage la mort de la même manière que les choses quotidiennes.
57Je suis venue au langage grotesque dans la culture patriarcale sous la dictature. Le corps qui a été cassé en morceaux est un corps malade. Je réunis la maladie de ce monde et mon corps malade. Ainsi les images misérables que j’utilise dans mes poèmes sont comme les lettres que j’envoie dans un monde misérable.
58Je suis allée récemment à un festival international de poésie à Rotterdam. J’ai entendu un poète dire que les poèmes sont des gens sains et que les poètes parlent au monde selon leur santé. En entendant dire cela, je me suis demandé qui juge qui est sain ou non. Selon moi, les poètes parlent à travers des symptômes comme d’une maladie. Ces symptômes sont des prédictions, des cris, des chants.
59G. : Pouvez-vous donner un exemple de la manière dont les poètes parlent par le moyen de symptômes ?
60K. H. : Je suis allée à une manifestation à la bougie contre le gouvernement [7]. J’ai eu l’impression que le couvercle de mon corps était soulevé. Alors même que ma gorge était obstruée, j’ai senti que ma voix se faisait entendre hors de moi, venant de nulle part. Je pourrais dire que j’étais possédée non par un démon mais par la voix de tant de gens qui se trouvaient là. J’ai écrit comment je me sentais quand je suis rentrée chez moi. Peu de temps après, un assassin au visage minable a commis en série plusieurs meurtres de femmes. Quand j’apprends ces incidents, je pense et je rêve aux victimes. Puis, en mai, l’ex-président de la Corée du Sud, Roh Moo-hyun, s’est suicidé [8]. J’ai écrit ce que j’ai ressenti en apprenant cette nouvelle.
61Ces cadavres et moi sommes des personnes différentes, mais nous sommes tissés de la même étoffe dans la même période. C’est comme si on ouvrait le couvercle d’une bouche d’égout sur la tête de chaque personne et qu’on y découvrait l’évacuation qui s’y déverse. Je m’enfonçais profondément dans cette évacuation, en me prenant moi-même en otage. Quand je suis au-dedans, je me demande ce qu’il peut y avoir de plus grotesque que le monde et que moi-même. Le temps de Séoul et mon temps se mêlent, et ils coulent ensemble, en mesure. Ainsi passe le temps. Je me réveille le matin, prends mon petit-déjeuner, vais au travail (à l’Institut des Arts de Séoul), je conduis et me déplace sans cesse, sans savoir pourquoi il me faut vivre de la sorte, et sans anticiper ce que je vais faire dans ma vie. Depuis ce jour, j’ai pensé que la chose qui contrôle mes mouvements est une chose vide, une architecture de trous. Je ne sais pas ce que je veux faire ; les trous le savent. Mes trous, répandus dans l’évacuation, font quelque chose avant que je ne le fasse. À la fin les trous et l’évacuation sont moi ; ils sont le sujet guidant l’histoire qui se déroule dans le poème, celle qui se cache dans un poème.
62G. : Le corps humain est très présent dans vos poèmes. Le corps des femmes, le monstrueux corps malade, le corps de la mère, le corps vomissant – vos poèmes sont inondés d’images viscérales. Pourquoi le corps est-il si important dans votre poésie ?
63K. H. : Nous avons certaines règles en Corée pour la poésie lyrique traditionnelle. Je tords mon corps, ne sachant que dire ni que faire face à ces règles. Affrontant le lyrisme traditionnel, je parle avec mon corps à nu. Afin de parler avec un corps à nu sans que les tatouages de la culture s’imposent sur lui, on a besoin, ironiquement, d’une nouvelle manière de parler.
64Il y a une catégorie particulière de jours, ceux où je suis en humeur d’écrire des poèmes. Mes sens se font réellement aiguisés, et tout mon corps réagit à la « mère absence ». Ce jour est celui où je me sens comme engloutie dans l’abandon de la mort. Ensuite, le rythme de mon corps à nu est le même que celui de ma langue maternelle. C’est dans ce rythme que je trouve quelque chose de sacré, que je peux retourner vers ma mère qui est partout dans l’univers. Le rythme a, sur toute autre chose, la priorité. L’énergie va comme un flux. Le corps de la poésie n’est rien d’autre qu’énergie, ondes, rythme. Le rythme nous dénude, il nous expose entièrement. Les poèmes sont une danse du langage qui se libère quand mon corps se met à taper selon le rythme du langage. Un écart entre contenu et forme survient fréquemment dans mes poèmes du fait que je m’obstine à démanteler mon corps, acte qu’on pourrait également appeler « démanteler l’illusion ». Je crois qu’après avoir démantelé mon corps féminin, je peux en venir à démonter la poésie lyrique établie.
65G. : Quand je lis votre poésie, je suis frappée par cette évidence que vos images et vos mots réalisent un mouvement d’exposition. Ce qui se révèle à mon esprit est une sorte de point névralgique – les laides conséquences de l’oppression, celles que les gens au pouvoir pourraient chercher à supprimer. Pensez-vous que votre travail est une exposition de cet ordre ?
66K. H. : Oui, les poèmes sont des manières de dire que vous vous rappelez lucidement le jour de votre mort et votre tombe. Quand j’écris mes poèmes, je revis les jours où une femme au-dedans de moi meurt maintes fois. Mon corps est plein de tombes. Un tombeau est creusé, et une jeune fille en sort en larmes, les mains poussiéreuses. Une dame qui est tout à la fois une jeune fille et une fille vieille sent la présence de la jeune fille. Je crois que le moi de quinze ans et le moi de cinquante ans sortent du tombeau par une excavation illégale. Le temps n’est pas une ligne toute droite, il est un enfer plat, comme un désert. Je suis un voleur de tombe qui vole sa propre tombe. Des choses sorties de ma tombe sont exhibées sous le soleil rayonnant. À chaque fois que cela se produit, je me sens brutale.
67G. : Comment, selon vous, votre féminisme recoupe-t-il votre poésie ? L’un sert-il l’autre ?
68K. H. : J’ai participé à un groupe féministe appelé « Une autre culture ». J’emmenais camper des étudiantes débutantes et j’organisais des sessions d’études féminines avec des collègues universitaires ; et je publiais les résultats de ces études dans une revue. Et puis je publiais des commentaires critiques sur la poésie des femmes en Corée, et je faisais des recherches sur les mythologies des femmes. Je ne sais pas si ces travaux m’aidaient dans ma poésie. En fait, je pense que le « soi » qui écrit de la poésie est différent du « soi » qui réclame l’abolition des différences de salaires entre hommes et femmes. La frontière du monde de la poésie est fluide, et le langage en elle est également fluide. C’est pourquoi le langage qui est au-dehors du monde de la poésie, le langage qui n’est pas celui de la poésie, ne peut entrer dans le monde de la poésie.
69Le langage de la poésie ne peut être fixé nulle part. Rien ne possède le langage. Il en va de même avec le féminisme. Je pense néanmoins que le genre de la poésie est en lui-même très féminin, et maternel. Il m’est arrivé de comparer la poésie aux mères dans mon livre Écrire en tant que femme, parce que ma mère est quelqu’un qui m’a prise dans son corps et m’a fait naître depuis son désir, mais qui s’est lavé les mains de moi après m’avoir donné naissance en tant que poète. Ma mère n’existe plus, et je ne peux pas voir ma mère en moi. Pour moi, le mot « mère » est synonyme des mots « départ », ou « séparation », ou « adieu ». Mère est synonyme d’abandon et de mort. Si on compare ce synonyme à de l’eau, c’est comme de l’eau répandue. C’est là ce que j’appelle mère ; c’est cette identité que je ne peux identifier. La mère n’existe pas, à la manière de l’eau qui a donné la vie à une fleur et puis a disparu. Les mères vivent quelque part après nous avoir donné naissance. Nos mères en allées sont ensevelies dans nos corps. On peut dire que nous sommes nées avec des mères mortes dans nos corps.
70G. : Quel est aujourd’hui l’état du féminisme en Corée ?
71K. H. : Actuellement, le féminisme est au bord de la mort. En Corée, la frontière entre littérature populaire et littérature sérieuse est moins nette qu’en d’autres pays. J’ai l’impression que le féminisme est abandonné comme un produit qui a été en vogue dans le passé. Le féminisme coréen a été balayé par la culture populaire. Il est devenu une sorte de courant démodé ou une plaisanterie. Si vous avancez qu’il y a un problème du féminisme en Corée, on vous dira que vous ressortez des problèmes dépassés. Personne ne reconnaît que la discrimination contre les femmes est toujours répandue. On dirait que les femmes coréennes se plaisent à être tenues dans un statut passif et fragile, à être grisées par l’apparence. Ce n’est pas seulement le féminisme, mais tout discours sérieux qui finit par être balayé par la culture populaire en Corée. Les gens sont captivés par les soap operas et les shows comiques. Mon pays est l’un des pires en ce qui concerne les possibilités ouvertes aux femmes dans les activités sociales et l’emploi. À mon grand dégoût, dans certaines communautés en Corée, on ne peut même pas imaginer à quel point la discrimination sexuelle est dure.
72G. : Qu’en est-il de la poésie des femmes en Corée ?
73K. H. : Le monde de la poésie coréenne est divisé en deux groupes à l’heure actuelle. Une tendance suit la grammaire traditionnelle stéréotypée de la poésie coréenne. L’autre tendance s’efforce de trouver une nouvelle grammaire de la poésie. À mon avis, on ne peut dire qu’un poème est féminin simplement parce qu’il a été écrit par une femme. Néanmoins, je crois que les tentatives pour laisser place à la féminité dans les corps de femmes, dans la vie, dans la pensée, et les tentatives pour trouver une manière de parler propre aux femmes, vont se renforcer puissamment en Corée.
74* * *
Dans le monde oxymorique (Préface de All the Garbage of the World, Unite ! [9])
75C’est dans le mouvement du langage qu’existent l’éther du poème, le vide, la poésie. La trace du mouvement ne peut se dessiner qu’en une forme sans forme, à la manière dont nos activités cérébrales se révèlent en ondes ou dont des courants électriques circulent entre vous et moi. J’appellerai un pareil mouvement ondulatoire le « point mouvant ».
76Le point mouvant peut s’éteindre en un instant, alors même qu’il recèle toute information, voire l’éternité. Qu’on essaie donc de placer un point sur des ondes en mouvement. Dans l’instant où j’étends le bras, le point s’en est déjà allé.
77Le point mouvant est infiniment petit puisqu’il bouge, et en même temps, il est infiniment grand. Dans l’infinie petitesse, le soi se fait infiniment minuscule et meurt. Dans la grandeur infinie, le soi se fait infiniment énorme et meurt. Les extrêmes de l’infiniment petit et de l’infiniment grand sont le non-soi. Le non-soi est requis par le locuteur et l’auditeur d’un poème. La poésie est une modalité qui suit le chemin du discours et peut, selon ce chemin, concevoir un espace vide. Dire que le point n’a pas de forme ou pas même de taille parce qu’il est infiniment petit, ce n’est pas autre chose que dire que le point est infiniment grand et que, dès lors, il est l’univers. Le point mouvant est le plus lent, et pourtant le plus rapide. Il est aussi gros que l’oiseau de Tchouang-Tseu et aussi petit que le poisson de Tchouang-Tseu. Le point mouvant est un corps de baleine et un œuf d’anchois.
78Le point mouvant est le « ici, maintenant, je » qui apparaît dans la poésie. Toutes les images en poésie se trouvent instantanément comprimées dans le « ici, maintenant, je » – dans le point mouvant. Le chaotique, le marginalisé, le « ici maintenant, je » flottent alentour dans les marges ; le « ici, maintenant, je » entraîne le point mouvant, emporte sa respiration. Le minuscule point mouvant respire dans les tourbillons de la Voie Lactée et entraîne les marges de la cité de Séoul. Les images de la poésie sont la trace du point mouvant ; elles indiquent l’endroit où l’éternité qui peut s’éteindre en un instant est saisie par le texte. Les images agrandissent les jours où elles existeront dans le moment même de l’absence. Inversement, elles agrandissent les jours de l’absence au-dedans du moment de l’existence. La trace du point mouvant est un monde infini – un monde au-delà du temps, un monde redécouvert, un monde de poésie. C’est l’esquisse de quelque chose de sublime au-delà de l’existence, au-delà de la tombe. Et cependant, la poésie existe au-dedans du tissage d’un seul texte. La poésie existe au-dedans du texte dont je fais l’expérience, au-dedans de l’espace en expansion et multiple que je dois, en tant qu’objet, surmonter. La poésie existe dans un labyrinthe de prose tout de souffrance, dans le délaissement, la marge, la répétition. Une femme va, elle avance sur la route venteuse du langage, femme sans langue maternelle, femme qui peine dans la non-action – elle va.
79Le dedans du labyrinthe est fait d’un chemin qui va et vient – un chemin en spirale et une impasse, un chemin lointain en même temps que proche, un chemin de ciel, un chemin d’eau. Comme le dedans d’une conque, ou comme si on était emporté par un tourbillon, un typhon. Quelles histoires le labyrinthe conte-t-il ? Dit-il aux générations futures le voyage de la vie, l’errance, la difficulté de trouver une sortie, ou peut-être le souvenir d’une rixe à un carrefour ? Le labyrinthe est le diagramme de la trace qui est à la fois présente et absente. Dans les lignes du labyrinthe, la vie et le monde s’intersectent. Les lignes forment une tentative pour recroiser les deux mondes. Le labyrinthe est ou bien une carte pour nomades errant dans le désert en quête d’un chemin, ou le dessin de la trace de mes pas dans la magnifique Séoul.
80Le labyrinthe est un passage par lequel le secret de la vie est délivré. Le passage ressemble aux moments de mes rites de passage. Aussi mon labyrinthe est-il le relevé de mon évasion sans fin, celui de ma fuite. Pour m’évader du labyrinthe, je dois comprendre que le temps ne s’écoule pas linéairement ; le temps se répand. Le dedans du labyrinthe est plein d’impasses et de chemins qui me ramènent à la sortie. Je ne sais combien j’ai à marcher, mais il y a là une danse, la règle d’un mouvement ondulant.
81Les pas de qui danse au-dedans du labyrinthe semblent d’abord confus, mais ces pas connotent les règles essentielles de l’ondulation infinie. Ils contiennent un rythme immanent qui conduit à la plénitude et à une nouvelle structure. La respiration du labyrinthe surmonte le masculin, le rythme excessivement réglé qui dénie tout refus, la prose narrative qui suit le temps linéaire, la gravité – la modalité des pas dansants qui démêlent. Son seul critère est l’indéfini et le fortuit. Le labyrinthe, en devenant plus complexe, contient la logique flexible du non-alignement. La logique du non-alignement exige de moi une nouvelle expérience du langage. Je dois aller au-delà de ma prose conventionnelle pour atteindre l’expérience du nouveau. Mais quand j’entre dans le nouveau, une fois de plus je me retrouve contrainte par le rythme et la répétition du vers. Je ploie le langage d’un côté et de l’autre pour construire une diction qui ondule d’une manière nouvelle. C’est seulement alors que la poésie peut entrer, transcendante, dans mon poème.
82Quand une telle forme est introduite dans le monde intérieur de la divinité, elle devient mandala. Le mandala est le dessin d’un soi archétypique. L’intérieur s’y trouve porté à l’extérieur. Le vide est rendu visible par le mandala. Le temps est comprimé dans le mandala – de la naissance à la mort –, et aussi le lever et le coucher du soleil, et ceux de la lune, et l’éternité.
83Cependant, la loi du temps linéaire fabriqué s’impose à l’histoire, et à ma vie. Au nombre des écrits littéraires qui sont issus de la loi de cette fabrication, il faut compter les manifestes, les autobiographies, la fiction historique et la poésie sans poésie. Ces écrits ne vomissent pas ce que les humains ont mangé, mais d’étranges poupées – des poupées qui ont leurs visages. Ils vendent leurs âmes à la fictionnalisation linéraire. À l’intérieur du temps linéaire, un papillon qui passe devant mes yeux ne sera jamais vu une autre fois. Mais, comme le mandala, la poésie n’existe pas au sein de ce temps linéraire. Plusieurs sujets existent également, simultanément. Ces choses rêvent de converser l’une avec l’autre, et la conversation devient en elle-même le sujet.
84Au-dedans de la poésie, je suis multiple. « Je » comme sujet, le « je » connaissant, est déconstruit. Je n’ai jamais vécu une seule fois en tant que « je » unique au-dedans de la poésie. La confusion de multiples « je » est ce qui me fait écrire de la poésie. Je suis une mère, une jeune femme non mariée, un ange, une prostituée. Je suis un enfant tout juste né, une vieille femme près de la mort. Quand je suis une mère, « je », jeune femme non mariée, est malade, et quand je suis une jeune femme, la mère est malade. Comme les enfants qui refusent l’école et s’enfuient par la grille, de multiples « je » pendillent de la jupe ouverte de la déesse bouddhiste de la compassion. Le « tu » au-dedans de la poésie pendille aussi de la jupe.
85Mon écriture flotte entre le dedans et le dehors de moi. Comme un chien qui a perdu son maître, je suis l’odeur de telle ou telle personne, en demandant si elles sont moi. Dans de pareils moments, le discours poétique est pluriel. Les multiples « je » souffrant sont joyeux. Leur joie me sauve de l’oublieuse existence. Sans la joie, la poésie demeure sur un plan unique. Pour se réaliser en plans polyphoniques, ma poésie a besoin d’être joyeuse – dans les choses, entre les choses, dans les multiples « je » et entre les multiples « je ».
86Je chante, mon crâne chante, le monde chante, les étoiles chantent. Les chants sont tous différents, mais reliés par la joie. La musique est déjà dans la poésie.
87En tant que femme, j’observe l’identité qui, en moi, monte et descend, croît ou pâlit, vit ou meurt comme la lune. La forme de mon corps est infiniment fractale. Je vis à la manière dont la forme fractale se lit, en sentant le chemin par lequel la vie coule au-dedans et au-dehors. J’aime et donc deviens moi-même. Je vois le « je » en toi.
88En tant que femme, j’ouvre mon corps non aux hommes mais au contexte de l’eros. C’est un tel amour qui s’est répandu hors de mon corps depuis le commencement du temps, et c’est de là que la voix de mon existence jaillit. L’essence de mon existence est sans forme fixe ; c’est une forme mouvante, qui toujours circule mais jamais ne se répète.
89Ainsi, en tant que femme, en tant que poète, je danse et porte secours aux choses tombées dans la boucle d’un magnifique silence ; je réveille le présent, et je laisse les choses mortes être mortes.
Notes
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[1]
C’est la princesse légendaire du pays fabuleux Nakrang. Pour aider l’armée du prince Hodong, dont elle est amoureuse, à pénétrer dans son pays, elle met en pièces le tambour magique qui battait spontanément en cas d’invasion. Elle sera tuée par son propre père, une fois son crime découvert.
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[2]
Bulgasal – étoile de mer – signifie en coréen « immortalité ». L’encyclopédie Songnamjapji, parue à la fin de la dynastie Josun, vers fin du xixe siècle, la décrit comme un animal imaginaire d’après une légende. Un paysan va en prison, injustement accusé. Dans la prison, il forme, avec des grains de riz, une étoile de mer. Celle-ci, en rongeant, s’évade de la prison, avale tous les métaux qui se trouvent dans le pays et devient gigantesque. Les gens qui la voient l’appellent alors « bulgasal » – ce qui signifie « qu’on ne peut tuer », « immortel ».
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[3]
C’est une montagne sacrée au Tibet.
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[4]
Kora est un pélerinage du bouddhisme tibétain : les pélerins font le tour de la montagne sacrée du Tibet (Sumi en chinois, Meru en langue indienne) en se jetant régulièrement à terre. C’est de cette montagne sacrée que la forme du temple bouddhiste tire son origine.
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[5]
De Kim Su-yong (1921-1968), on peut lire en français : Cent poèmes, traduits et annotés par Kim Bona, William Blake & Co. Edit, 2000.
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[6]
Han Yong Un (1879-1944) et Kim So-Wol (1902-1934) ont écrit au temps de l’occupation japonaise. On peut lire, de ces deux poètes, des traductions en français dues à Kim Hyeon-ju et Pierre Mesini et publiées aux éditions Autres Temps : Fleurs d’azalée de Kim So-wol et Le silence de Nim de Han Yong Un.
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[7]
Ce genre de manifestations est devenu populaire en Corée en 2008 lors des protestations contre les importations de bœuf américain.
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[8]
Il a sauté d’une falaise près de chez lui, sous le coup d’allégations de corruption qui avaient terni l’héritage de sa présidence de 2003 à 2008.
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[9]
Trad. angl. Don Mee Choi, Action Books, Notre Dame, Indiana, 2011.