Notes
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[*]
in Esprit civique und Engagement. Festschrift für H. Krauss, hrsg. von H. Plocher et alii, Tübingen, Stauffenburg Verlag, 2003, pp. 447-458].
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[1]
Pour Ernst Robert Curtius cf. Berschin, Rothe : 1989, Lange : 1989, Hoeges : 1994, Antonelli : 1992 et 1996. Pour Leo Spitzer, cf. Aschenberg : 1984, Catano : 1988, Gumbrecht : 2001.
-
[2]
Il faut citer ici les travaux importants et novateurs de Frank-Rutger Hausmann : 1988, 1989, 1993.
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[3]
Besomi : 1977. Auerbach s’occupe de Vico de manière intense et constante. Cf. Della Terza : 2001 et Battistini : 1994.
-
[4]
Ces correspondances ont été publiées respectivement in Barck : 1987 et 1988a, Vialon : 1997, Barck : 1988b. Sur la personnalité de Werner Krauss cf. désormais le livre de Jehle : 1996.
-
[5]
« La ‘Kulturkunde’ et la ‘Kultursynthese’ sont sérieusement en danger pour la bonne tradition littéraire en Allemagne : Wechssler est presque l’expression, sous la forme d’un caractère poétique, de ces professeurs qui abandonnent ce qu’ils ont appris à faire pour accomplir une tâche dans laquelle tout journaliste intelligent leur est supérieur. Il a passé toute sa vie dans des petites villes, entre professeurs et chercheurs, il aime la Gemütlichkeit et la bière ; il n’a aucun rapport et aucun contact avec cette vie politique, économique, artistique sur laquelle il écrit ; il produit ce mélange de faits incohérents interprétés avec clarté sans une relation vivante avec l’expérience, sans cette dose de sel, mais avec une force abstraitement et fantastiquement synthétique qui semble être la grâce efficace [en français dans le texte] que Dieu réserve aux professeurs allemands ». (Besomi : 1977, 16)6
-
[6]
« Jaspers n’a jamais pu m’inspirer autre chose que du respect ; Heidegger fait peur, mais au moins il a de la substance. »
-
[7]
Auerbach : 1956 et Auerbach : 1964. Nous citons Mimésis, dans la traduction française comme Mimésis et dans la version originale avec la simple initiale M.
-
[8]
Grégoire de Tours occupera de nouveau un rôle important dans Auerbach : 1960.
-
[9]
On trouve une allusion en ce sens dans l’essai de Richards, in Busch, Pickerodt : 1998, pp. 31-62, aux pp. 40-41.
-
[10]
Ce sont les termes d’un théoricien de l’architecture de l’époque Hans Schrade, in Das deutsche Nationaldenkmal, München 1934, p. 106, cit. in Mosse : 1975, p. 109.
-
[11]
Lacoue-Labarthe, Nancy : 1991, 70. Dans ce bref essai, décisif, la construction du mythe nazi est articulé au spectre de l’imitation des Anciens, admirés et en même temps redoutés parce qu’inimitables. D’où une logique schizophrénique, un double bind.
-
[12]
Sur le caractère central de Montaigne chez Auerbach, cf. Hausmann, in Busch, Pickerodt : 1998, pp. 224-237.
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[13]
Ce sont les paroles de Grégoire de Tours dans sa préface à l’histoire des Francs, cit. in Auerbach : 1960, 102.
1Mario Mancini est philologue. Né à Milan en 1941, il a étudié à Padoue sous la direction de Gianfranco Folena, puis à Vienne et à Heidelberg.
2Il enseigne la Philologie romane à l’université de Bologne depuis 1976. Il est l’auteur de nombreux essais consacrés à l’épopée, aux troubadours, au Roman d’Alexandre et au Roman de la Rose.
3Partisan d’une philologie ouverte il s’est consacré au destin des textes médiévaux dans la Modernité.
4Il a dirigé des travaux collectifs de grande ampleur comme la Letteratura francese medievale, publiée à Bologna, Il Mulino 1997. Membre du comité de la revue Medioevo romanzo » et de celui de Critica del testo, il dirige la collection de la Biblioteca Medievale (Roma, Carocci), où sont parus plus d’une centaine de volumes. Il se consacre aujourd’hui à la tradition de la philologie européenne – cf. notamment Leo Spitzer, in Lo spazio letterario cit., vol. IV, 2004, pp. 379-398.
5Il a participé au colloque de Bressanone consacré à Auerbach en 2007 et dont les actes monumentaux sont parus en 2009 sous le titre, Mimesis, L’eredità di Auerbach, Iv. Paccagnella et E. Gregori (éds.), Padoue, Esedra, 2009, 530 p. C’est à Montaigne qu’il avait alors consacré son intervention (pp. 343-354).
6Bibliographie sommaire : Società feudale e ideologia nel « Charroi de Nimes », Firenze, Olschki 1972 ; La gaia scienza dei trovatori, Parma, Pratiche 1984, 2e éd. 2000 [traduction allemande, Königshausen et Neumann, 2009] ; Il « lai » di Narciso, Parma, Pratiche 1989, 2e éd. 2000, 3e ed. 2003 ; Il punto su : I trovatori, Roma-Bari, Laterza 1991, 2e éd. 2000 ; Metafora feudale, Bologna, Il Mulino 1993 ; Bernart de Ventadorn, Canzoni, Roma, Carocci 2003, 4e éd. 2008 ; Lo spirito della Provenza. Da Guglielmo IX a Pound, Roma, Carocci 2004 ; Flamenca, Carocci 2006, 3e éd. 2009.
71. Depuis quelque temps, le champ de la critique littéraire et de la théorie de la littérature est marqué par un regain d’intérêt pour le passé de la philologie romane. C’est ainsi que Curtius, Auerbach ou Spitzer, ces maîtres de la première moitié du siècle qui semblaient des valeurs fixes jouissant, au sein de niches protégées et vénérées, d’une sérénité olympique, ont fait eux aussi, à plusieurs reprises, l’objet de nouvelles investigations attentives [1].
8On a tenté la reconstruction laborieuse d’intrigues académiques et d’aventures personnelles ; on a interrogé leurs décisions de méthode ; on a essayé surtout de traverser la signification de leurs œuvres pour l’évaluer à nouveaux frais en partant des exigences d’aujourd’hui. Ce qui signifie aussi, pour ce qui est des chercheurs allemands que nous venons d’évoquer comme pour tant d’autres, condamnés à l’émigration interne ou à l’exil, qu’on s’est penché sur le destin tragique que le Troisième Reich a imposé à leur vie, influençant en profondeur leurs destins [2].
9Insérés dans leur contexte politique et culturel de leur époque, ces philologues, ces professeurs de littérature se sont mis à révéler des traits inattendus, riches d’histoires et d’expériences qui obligent à reprendre leurs œuvres ; à les considérer d’un œil neuf.
10Erich Auerbach (1892-1957) a bénéficié à son tour de ce regain d’intérêt. Pas moins de deux colloques – Lerer : 1996, Busch et Pickerodt : 1998 – ont été consacrés récemment à sa figure. Plusieurs correspondances, accompagnées d’un riche apparat critique et d’un commentaire, ont vu le jour : avec Benedetto Croce (le point de départ est leur intérêt commun pour Vico, dont Auerbach est en train de traduire la Scienza Nuova) [3] ; avec Werner Krauss, l’élève de Vossler, devenu professeur à Marburg et à Leipzig, très actif sur la scène politique avec le groupe antinazi de la Rote Capelle de Schulze-Boysen et Harnack et pour ce motif condamné à mort pour haute trahison (cette condamnation fut commuée de manière imprévue en années de prison), spécialiste reconnu des xvie et xviie siècles espagnols ainsi que des Lumières ; avec Martin Hellweg, assistant dans les 1935-37 de Werner Krauss à Marburg, auteur d’études consacrées à Rousseau et à l’historiographie des premières croisades, professeur de lycée à Marburg, à Salzgitter, à Dortmund, à Lippstadt ; mais aussi, dans un échange bref et intense, avec Walter Benjamin, pendant les années de son exil parisien [4].
11Ces correspondances font forte impression. On y trouve l’expression d’un intérêt constant, chaleureux pour le « quotidien » de ses amis - Krauss, traversant la pénurie allemande de l’après-guerre se voit secouru par de la nourriture et des médicaments – mêlée à des jugements littéraires et politiques, mais aussi à des portraits saisissants : comme celui d’Eduard Wechssler. Croce a tout juste écrit la recension de son Esprit und Geist. Versuch einer Wesenkunde des Franzosen und des Deutschen (1927) ; il a critiqué la tendance de son auteur à traduire mécaniquement et de manière simpliste les oppositions politiques et économiques en oppositions culturelles. La lettre d’Auerbach est en italien :
La “Kulturkunde’ e la ‘Kultursynthese’ sono seriamente pericolose per la buona tradizione letteraria in Germania ; il W. è quasi un carattere poetico di quei professori che abbandonano ciò che hanno imparato per fare una bisogna nella quale ogni giornalista intelligente loro è superiore. Ha menato tutta la sua vita in piccole città, fra professori e studiosi, ama la Gemütlichkeit e la birra, non ha relazioni né alcun contatto con quella vita politica, economica, artistica sulla quale scrive ; produce quel miscuglio di fatti incoerenti e inettamente interpretati senza viva esperienza, senza la dose di sale, ma con una forza astrattamente e fantasticamente sintetica la quale pare che sia la grâce efficace riservata da Dio ai professori tedeschi.
13Ou comme celui-ci, daté de 1947, sur le versant de la philosophie du temps :
Jaspers hat mich nie zu mehr bewegen können als zu Respekt ; Heidegger ist ein furchtbarer Kerl, aber er hat wenigstens Substanz.
152. En 1953, Auerbach dut répondre à l’objection selon laquelle Mimesis – son œuvre plus fameuse, écrite à Istanbul entre 1942 et 1945 et publiée à Berne en 1946- était trop fortement marquée par le présent. Il put alors revendiquer avec force sa situation personnelle spécifique dans l’histoire. Cela vaut pour sa formation comme pour la méthode qu’il s’était fixée :
Si Mimésis essaie d’embrasser toute l’Europe, il s’agit, et pour des raisons qui ne concernent pas seulement la langue, d’un livre allemand […]. Il est né des motifs et des méthodes de la Geistesgeschichte et de la philologie allemande ; il ne serait pas imaginable dans une autre tradition que celle du romantisme allemand et de Hegel ; il n’aurait jamais été écrit sans les influences que j’ai subies en Allemagne dans ma jeunesse.
17Mais cela vaut aussi, de manière plus générale pour le lien qui existe entre Auerbach et l’histoire de son temps – la soi disant objectivité n’est qu’un mythe, pour le moins ingénu, du scientisme :
Il vaut mieux être lié à son époque de manière consciente que de manière inconsciente. Dans un grand nombre de livres érudits on trouve un genre d’objectivité où, sans que l’auteur en ait le moins du monde conscience, s’expriment dans chaque mot, dans chaque fleur de rhétorique, dans chaque tournure de phrase, des jugements et des préjugés modernes (et à dire vrai, pas même des préjugés d’aujourd’hui : mais des préjugés d’hier sinon d’avant-hier). Mimésis est en toute conscience un livre écrit par une personne déterminée, dans une situation déterminée, au début des années Quarante.
19Cette relation intense avec l’histoire ne peut pas ne pas se refléter dans Mimésis, a fortiori au moment de l’interprétation. Les analyses d’Auerbach sont admirées à juste titre pour la densité de leurs observations stylistiques, pour leur capacité extraordinaire à rendre une situation, une atmosphère, mais aussi pour l’attention constante accordée aux groupes sociaux et aux différents publics auxquels les textes sont destinés. Mais on prendra garde à ce que ces analyses sont traversées en permanence, et comme zébrées par les ombres et les lumières jetées par les événements cruciaux de la première moitié du xxe siècle, les deux guerres mondiales, la crise de la République de Weimar, la montée du nazisme.
20Il arrive que la référence à ces réalités soit explicite, brutale, presque, mais la plupart du temps, le souvenir, enregistré dans le désarroi ainsi que dans les espaces de la rationalité, émerge comme porté par une volonté de comprendre qu’on dirait héritée des Lumières, de manière plus allusive, transversale, dans une sorte d’allégorie.
21Un des thèmes récurrents de Mimésis, est celui de la propagande, de la falsification de la réalité, de la persécution :
Lorsqu’une forme d’existence ou un groupe humain a fait son temps, ou simplement lorsqu’ils sont tombés en défaveur et qu’on ne les tolère plus, toutes les injustices que la propagande perpètre à leur endroit sont vaguement ressenties comme telles, mais néanmoins saluées avec une joie sadique. (Mimésis : 403)
Wenn eine Lebensform oder eine Menschengruppe ihre Zeit erfüllt oder auch nur Gunst und Duldung verloren hat, so wird jedes Unrecht, dass die Propaganda gegen sie begeht, zwar halbbewusst als solches empfunden, aber dennoch mit sadistischer Freude begrüsst. (M : 378) [7].
23Cette considération amère se trouve au chapitre XVI. Auerbach vient de critiquer certaines tendances simplificatrices des Lumières qu’on retrouve chez Voltaire. Elle est développée à partir d’une nouvelle de Gottfried Keller, Das verlorene Lachen, où elle est appliquée, à propos de petites intrigues de village où croît une campagne de calomnies. Mais voilà le présent qui fait irruption. Un renvoi bref et glaçant – « les faits que nous avons connus » - suffit à évoquer le drame des juifs allemands, mis au ban de la société, persécutés avant d’être conduits à la “solution finale”, frappés par des accusations délirantes comme celles qui se trouvent contenues dans les Protocoles des Sages de Sion, dont l’effroyable influence est bien connue :
Certes, les événements dont il parle [Keller] apparaissent comme une légère impureté dans une eau limpide si on les compare à l’océan de boue et de sang que nous avons connu. (Mimésis : 403)
Freilich verhalten sich die Dinge, von denen er spricht, zu dem, was wir erlebt haben, wie eine schwache Trübung eines klaren Baches zu einem Meer von Schmutz und Blut. (M : 379).
25Mais dès le premier chapitre, une définition typologique des légendes des martyrs, terrain de comportements glorieux et inflexibles, mais aussi de cette tendance récurrente et exagérée à la simplification des événements, (eût-elle la piété pour principe), qui les coupe de toute autre relation au monde, va déboucher sur une sombre réflexion au sujet des difficultés qu’il y a à atteindre la réalité historique, des déformations et des méfaits de la propagande, au Moyen Age des légendes, aux temps des l’Empereur Trajan, mais aussi dans les années quarante :
Dans les légendes des martyrs, par exemple, des persécutés tenaces et fanatiques défient des persécuteurs tout aussi tenaces et fanatiques ; la légende n’a que faire d’une situation aussi complexe, c’est-à-dire réellement historique, que celle où se trouve le “persécuteur” Pline quand il s’adresse à Trajan dans sa célèbre lettre sur les chrétiens. Et c’est là un cas encore relativement simple. Songeons à l’histoire dont nous sommes nous-mêmes les témoins ; celui qui par exemple veut apprécier le comportement des individus et des groupes lors de l’avènement du national socialisme, ou l’attitude des peuples et des nations, avant et pendant la guerre actuelle, ne peut manquer de sentir combien les phénomènes historiques sont difficiles à représenter et à quel point ils sont utilisables pour la légende (Mimésis : 29).
Das Geschichtliche enthält eine Fülle von widersprechender Motive in jedem Einzelnen, ein Schwanken und zweideutiges Tasten bei den Gruppen. (M : 22).
27Auerbach se contente d’une simple allusion à la lettre de Pline, célèbre au point de figurer souvent dans les anthologies de littérature latine. Mais elle constitue, dans son propos, une polarité positive parce que la prudence, le sens du droit et de la justice, la conscience de la complexité des choses du monde l’emportent sur la haine et l’aveuglement des factieux : « J’ai sérieusement balancé entre […] punir le seul nom, fût-il pur de tout méfait, ou punir seulement les méfaits qui se rattachent à ce nom. »
283. « Mimésis est en toute conscience un livre écrit par une personne déterminée, dans une situation déterminée, au début des années quarante. » C’est pourquoi il n’est pas exagéré d’affirmer que les pages consacrées à la crise de l’empire romain et à sa décadence, à la barbarie qui s’empare de la vie civile dans les derniers siècles des derniers empereurs et de la France mérovingienne – au chapitre III, L’arrêt de Pierre Valvomeres, d’Amien Marcellin, et au chapitre IV, Sichaire et Chramnesinde, de Grégoire de Tours [8]– doivent leur intensité, leur vivacité, leur force même, au renvoi implicite à d’autres bouleversements plus proches de l’auteur : ceux de la république de Weimar, et à d’autres barbaries : celles de l’Allemagne nazie [9].
29Au chapitre III, le texte qui sert de point de départ à l’analyse – on sait combien Auerbach aime partir du concret, est une page d’Amien Marcellin, haut fonctionnaire et historiographe du ive siècle après J.-C, où il rapporte un tumulte plébéien à Rome. La scène fait voir, dans « un style singulièrement baroque », une foule bestiale qui se déplace parmi les sifflements, pleine de venins et de menaces. Mais l’arrivée inopinée du gouverneur suffit à la dompter et elle se disperse aussitôt.
30Le côté humain s’est affaibli, tout comme l’aspect objectif et rationnel. Ici, comme dans d’autres scènes - le voyage du cadavre de Julien, la proclamation farcesque de Procope en empereur – le style fait place à une ostentation sombre et frénétique, à un pathétique extrême et horrible, à un humour des plus noirs :
Cet humour contient toujours quelque chose d’amer, de grotesque, très souvent quelque chose de grotesquement cruel et de convulsivement humain. Le monde d’Ammien est sombre : la superstition, l’ivresse du meurtre et du sang, l’épuisement, la peur de la mort, des attitudes menaçantes et d’une certaine manière magiques y remplissent toute la scène : en contrepartie, on aperçoit rien d’autre que la détermination tout aussi sombre et pathétique d’accomplir jusqu’au bout une tâche toujours plus difficile et désespérée : protéger l’empire menacé de l’extérieur et miné de l’intérieur.
32Le texte de Grégoire de Tours (ve siècle après J.-C.), le grand historien des temps mérovingiens, choisi comme point de départ pour le chapitre IV, rapporte une série de batailles sanglantes, une chaîne confuse de provocations et de vengeances qui entraîne les chefs obscurs de familles rivales : Austregisèle, Sichaire et Chramnesinde.
33À la différence d’Ammien, confronté, dans une atmosphère sinistre, à des événements de portée universelle et à la tâche irréalisable de sauver l’Empire, Grégoire se mesure à la réalité concrète d’un territoire délimité, prêt à l’embrasser dans sa vivacité, à y participer activement : à agir sur elle. Il a affaire, dans l’ensemble, à des choses atroces, des trahisons, des violations, des meurtres, à une vitalité qui, par de là les lois et par delà le droit, se déploie dans la férocité et la violence. Les passions éclatent, dans des scènes où l’évidence des gestes est explosive :
Nous voyons régner une terrible barbarie ; c’est peu de dire que la force brute éclate dans tous les domaines et que les gouvernements ne sont pas en mesure de s’en réserver le monopole pour se faire obéir : l’intrigue et la politique ont perdu toute espèce de forme, elles sont devenues tout à fait primitives et grossières. Mimésis : p. 101.
Es herrscht eine fürchterliche Verrohung ; nicht nur, dass Gewalt überall im einzelnen Bezirk hervorbricht, dass also die Regierungen nicht die Macht haben, sie allein anzuwenden — sondern auch List und Politik haben jede Form verloren, sie sind ganz primitiv und plump geworden. (M : 91).
35Au chapitre III, Auerbach évoque un autre texte qui sert de contrepoint aux scènes de barbarie évoquées dans des tons grotesques par Ammien Marcellin. Ce texte se révèle décisif parce qu’il marque un tournant, un renversement radical : il s’agit d’une page des Confessions (VI, 8) où Saint Augustin, évoque l’histoire d’Alypius qui succombe à sa fascination pour les jeux du cirque, pour la folie, le sang et la mort. Mais Alypius s’est redressé :
Ici aussi nous sommes en présence de l’esprit du temps : sadisme, goût de la violence sanguinaire, triomphe de la magie et des sens sur la raison et l’éthique. Mais ces tendances sont combattues, l’ennemi est reconnu et les forces spirituelles sont mobilisées contre lui. Mimésis, p. 79.
Auch hier sind die Kräfte der Zeit wirksam : Sadismus, Blutrausch, und das Überwiegen des Magisch-Sinnlichen über das Rationale und Ethische. Aber es wird gekämpft, der Feind wird erkannt, und die Kräfte der Seele werden mobilisiert ihm zu begegnen. (M : 70).
37Au départ, Alypius déteste ces spectacles qu’il méprise. Il n’entre au cirque que par jeu et comme par défi. Il ferme les yeux pour s’absenter, il se croit souverain, supérieur aux autres spectateurs. Mais voilà qu’il ouvre les yeux, porté par la clameur populaire et il est perdu. Dans le récit d’Augustin, dans le rythme et les images, on perçoit quelque chose de pressant, de compulsif, de dramatique :
Aussitôt qu’il eut aperçu ce sang, il s’abreuva de sa cruauté. Il ne se détourna pas du spectacle, au contraire, il y fixa ses regards. Il en savourait à son insu la fureur, ravi par ces luttes criminelles, ivre de sanglante volupté. Ce n’était plus l’homme qui était venu contre son gré, mais un individu de la foule où il s’était mêlé, et le digne camarade de ceux qui l’avaient amené.
Ut enim vidit illum sanguinem, immanitatem simul ebibit, et non se avertit, sed fixit adspectum, et hauriebat furias, et nesciebat ; et delectabatur scelere certaminis, et cruenta voluptate inebriabatur. Et non erat iam ille qui venerat, sed unus de turba ad quam venerat.
39Auerbach qui suit Augustin à la lettre, souligne la force de cette foule réunie dans l’amphithéâtre, comme traversée par une espèce de magie :
L’ennemi se révèle ici dans la « volupté sanglante » où se plonge une masse humaine et qui sollicite tous les sens à la fois ; si les yeux se ferment pour s’en défendre, elle se fraye un chemin par les oreilles et force bientôt les yeux à s’ouvrir aussi. La défense se fie à son centre le plus intime, à la force de sa résolution, à sa volonté consciente de refuser la suggestion. Mais cette conscience intime ne résiste pas un instant ; elle capitule tout de suite, et les forces défensives que la volonté avait péniblement appelées à son secours passent à l’ennemi. (Mimésis, p. 79)
“Der Feind zeigt sich hier in der grossen Massensuggestion des Blutrauschs, der alle Sinne zugleich angreift” (M : 70).
41La puissance des masses, leur force d’entraînement : nous sentons bien à la tension de ces pages, et aux profondes analogies qu’elle permettent d’éclairer, que si Auerbach nous parle du ive siècle, il nous entraîne à sa suite dans l’histoire tourmentée du xxe siècle.
42Nous savons bien comment, dans le monde moderne et depuis la Révolution Française, le politique a été marqué de manière décisive et inéluctable par les mouvements de masse. Au xxe siècle, les régimes totalitaires sont immergés dans les masses : les manifestations publiques, les rassemblements populaires, mais aussi les parades, la puissance grandissante des moyens de communication (comme la radio et le cinéma – fondamentaux pour la propagande de Mussolini et de Hitler) l’adoption de rites politiques modelés sur d’anciens rites religieux, l’utilisation de thèmes, de symboles, de reliques, d’insignes et d’espaces sacrés, suffiraient à le prouver.
43Plus encore que les symboles, les images ou les mots – qu’on pense aux exemples magnifiquement rassemblés et analysés par George Mosse dans The Nationalization of the Masses (Mosse : 1975), qui remonte jusqu’au xixe siècle, et se concentre sur les fêtes publiques, le théâtre et la récupération de monuments héroïques comme le Walhalla (1830-42) de Ratisbonne ou l’Hermannsdenkmal (1841-75) de Teutoburg –, ce qui compte c’est le rituel, l’atmosphère, l’espace et le temps : « l’espace qui nous pousse à nous unir avec la communauté du Volk compte plus que les figures avec lesquelles on prétend représenter la patrie » [10].
44Il ne suffit pas de parler de « rhétorique », de goût du grandiose, de démagogie, parce que nous nous trouvons face à un phénomène plus complexe, à une « représentation mythique », à un mythe vivant. Si Odin est mort, il peut revivre en nous comme l’essence de l’âme germanique :
On pourrait peut-être définir l’hitlérisme comme l’exploitation lucide — mais pas nécessairement cynique, car elle-même convaincue — de la disponibilité des masses modernes au mythe. La manipulation des masses n’est pas seulement une technique : elle est aussi une fin, si, en dernière instance, c’est le mythe lui-même qui manipule les masses, et se réalise en elles [11].
464. Mais pourquoi Alypius a-t-il succombé ? Auerbach entame à partir de cette figure une réflexion des plus lucides qui vaut certes pour le ive siècle après J.-C., mais qui vaut aussi pour les années quarante, comme elle vaut pour aujourd’hui, sur les faiblesses et les illusions de l’individualisme, et aussi du libéralisme et de l’humanisme quand ils ne savent pas s’ouvrir à la complexité chaotique du réel, quand ils se renferment en eux-mêmes et n’offrent plus de forces vives, pour eux et pour les autres, au cœur des hommes.
Contre l’empire croissant des masses, contre les instincts irrationels et débridés, contre l’envoûtement des forces magiques, la culture éclairée, classique, possédait l’arme de la domination de soi, conception individualiste et aritocratique qui avait foi dans la raison et la mesure de l’homme. (Mimésis, p. 79).
Gegen die pöbelhafte Vermassung, gegen irrationale und masslose Begierde, gegen den Zauber der magischen Kräfte besass die aufgeklärte klsssische Kultur die Waffe der individualistischen, aristokratischen, massvollen und rationalen Selbstbeherrschung. (M : 70).
48Mais tout cela ne suffit pas. Alypius est convaincu qu’un homme cultivé, conscient de soi, est en mesure de se prémunir par ses propres forces contre les excès : de contrôler l’irrationnel. C’est pourquoi il se laisse entraîner dans l’amphithéâtre, et qu’il se fie avec orgueil à ses yeux fermés, à sa volonté :
Mais son orgueilleuse conscience individualiste est submergée en un instant ; et cette mésaventure ne confond pas seulement l’orgueil et l’être intime d’Alypius, mais toute la culture rationaliste et individualiste de l’antiquité classique, Platon et Aristote, Epicure et le Portique. L’instinct brûlant l’a balayée, dans un unique et puissant assaut.
50L’événement le plus effroyable de la vie d’Auerbach, celui là même qui l’a obligé à l’exil en 1936, s’inscrit dans une constellation analogue : l’écroulement soudain, qui reste inexplicable pour beaucoup, d’une institution rationnelle, démocratique et progressiste sous les assauts de la démagogie et de la violence nazie.
51On a beaucoup écrit sur ces années décisives : les études sociologiques, politiques, psychologiques ainsi que les enquêtes en termes d’histoire des institutions n’ont pas manqué. Récemment encore, certains ont essayé, avec des arguments sérieux – Winkler : 1998, Bolaffi : 2002 –, de réévaluer l’expérience politique et constitutionnelle de la République de Weimar qui avait tenté de rompre radicalement avec le passé autoritaire et militaire de l’Allemagne et ouvrait avec courage de nouvelles voies. D’autres, à commencer par Arthur Rosenberg dans sa Geschichte der deutschen Republik (1935), ont mis l’accent sur les incertitudes qui l’ont marquée : sur les hésitations en matière économique, sur les concessions faites à l’impérialisme et aux castes militaires, sur les discordes qui déchiraient les socialistes et les communistes divisés entre les options maximalistes des utopistes et l’opportunisme des bureaucrates.
52Parmi les analyses globales de l’effondrement des représentations démocratiques traditionnelles de la première moitié du xxe siècle, et de la montée des totalitarismes, l’analyse des plus aiguës proposée par Hannah Arendt dans The Origins of Totalitarianism (1951) est justement fameuse : elle essaie de proposer une phénoménologie de l’homme de masse européen.
53Selon Hannah Arendt, le succès des mouvements totalitaires a marqué la fin des illusions chères aux démocrates : la première était que le peuple, dans sa majorité, prenait une part active aux affaires du gouvernement, alors qu’il était pour finir, au mieux neutre, au pire indifférent ; la seconde illusion était que ces masses apathiques ne comptaient pas beaucoup, ou rien, qu’elles étaient véritablement neutres et qu’elles formaient le fond inarticulé de la vie politique nationale. Or les mouvements totalitaires ont permis de mettre en lumière ce qu’aucun organe de l’opinion publique n’avait su révéler jusque là : que la constitution démocratique n’avait pas pour unique fondement les institutions publiques officielles, mais aussi l’approbation tacite et la tolérance d’une majorité silencieuse, politiquement grise et inactive. Les mouvements totalitaires ont mis en œuvre des méthodes entièrement neuves dans la propagande : elles allaient d’une conduite d’indifférence pour les arguments des adversaires à des méthodes de terreur et de guerre civile, et quand, en dépit de leur mépris pour le parlementarisme, ces mouvements entrèrent au parlement, ils démontrèrent avec éclat que les majorités parlementaires en vigueur étaient fictives et ne correspondaient en rien à la réalité du pays.
54Or ce caractère apolitique de la base de l’état national vint à la lumière quand le système des classes (qui était la seule stratification sociale et politique des démocraties européennes, et qui était représenté par le système des partis, comme organisation d’intérêts et d’opinions) tomba en ruines, déchirant tous les fils, visibles et invisibles, qui avaient lié le peuple au corps politique. Après la première guerre mondiale, quand l’inflation et la désoccupation s’ajoutèrent en Allemagne aux conséquences destructrices de la défaite militaire et au venin des humiliations causées par le traité de Versailles, une hostilité profonde tournée vers les partis traditionnels et le système politique tout entier grandit au sein d’une masse toujours plus importante d’hommes et de femmes désespérés et pleins de ressentiment.
La chute des murs protecteurs des classes transforma les majorités qui somnolaient à l’abri de tous les partis en une seule grande masse inorganisée et déstructurée d’individus furieux. Ils n’avaient rien en commun, sinon une vague conscience que les espoirs des adhérents des partis étaient vains, que, par conséquent, les membres les plus respectés, les plus organisés, les plus représentatifs de la communauté étaient des imbéciles, et que toutes les puissances établies étaient moins mauvaises moralement qu’également stupides et frauduleuses.
56Pour que puissent s’affirmer des mouvements totalitaires il faut donc, selon la perspective d’Arendt, l’atomisation de la société, l’individualisation, la réduction de la société à une masse amorphe, sans opinions définie, faite d’individus que ne rassemblent que des liens négatifs et qui espèrent en de nouveaux mythes d’agrégation.
En réalité, les masses se développèrent à partir des fragments d’une société hautement atomisée, dont la structure compétitive et la solitude individuelle qui en résulte n’étaient limitées que par l’appartenance à une classe. La principale caractéristique de l’homme de masse n’est pas la brutalité et l’arriération, mais l’isolement et le manque de rapports sociaux normaux.
585. “Et non erat iam ille qui venerat, sed unus de turba ad quam venerat”. J’ai tenu à rappeler certains éléments fondamentaux de l’analyse d’Hannah Arendt parce qu’il me semble qu’ils font apparaître des points de contact significatifs avec l’épisode d’Alypius qui raconte, pour finir, l’histoire d’un individu atomisé qui “cède” à la foule :
L’individu aristocratique, qui ne relève que de soi, qui choisit en connaissance de cause, qui a horreur de la démesure est devenu un atome de la masse, et ce n’est pas tout : les forces mêmes qui lui avaient permis de se tenir plus longtemps et plus résolument que les autres à l’écart de la masse, l’énergie même qui l’avait rendu capable de mener une orgueilleuse vie personnelle, voici qu’il les met au service de la masse et de ses instincts.
60Encore Hannah Arendt :
Contrairement aux prédictions, les masses ne furent pas le produit de l’égalité croissante des conditions, ni du développement de l’instruction générale, avec l’inévitable abaissement du niveau et la vulgarisation du contenu qu’il implique. […] Il apparut bientôt que les gens hautement cultivés étaient particulièrement attirés par les mouvements de masse, et que, en général, un individualisme extrêmement raffiné et sophistiqué n’empêchait pas, mais en fait encourageait quelquefois l’abandon de soi dans la masse auquel préparaient les mouvements de masse.
62L’épisode d’Alypius a donc une très forte valeur allégorique. Il permet à Auerbach de mettre en scène le drame qui l’a frappé, lui et sa génération : l’incapacité d’une culture et d’une pensée politique archaïques, marquées par des contradictions et des illusions et complètement désorientées, de se mesurer avec la fascination et la force des mouvements de masse : d’en accepter le défi. La défaite d’Alypius n’est pourtant pas définitive. Après son effondrement, il pourra se relever, en comptant, non plus sur ses seules forces, mais sur l’aide de Dieu. Pour Augustin, le salut vient du christianisme :
Pour lutter contre le philtre de l’esprit magique, le christianisme possède d’autres armes que l’idéal rationaliste et individualiste de la culture antique : il est en effet un mouvement sorti des profondeurs, aussi bien de la profondeur du grand nombre que de celle du sentiment immédiat : il est en mesure de combattre l’ennemi avec ses propres armes. Sa magie n’est pas moins magie que l’ivresse de la cruauté et du sang, et elle est plus puissante, parce que plus ordonnée, plus humaine et plus chargée d’espoir. (Mimésis, p. 80).
Seine Magie ist nicht minder Magie als der Blutrausch, und sie ist stärker, weil sie geordneter, menschlischer und hoffnungsreicher ist. (M : 71).
64Auerbach insinue qu’aujourd’hui comme au ive siècle, il faut dresser face aux puissances de la barbarie et aux mythes d’une appartenance symbiotique et fusionnelle, face aux prestiges de la magie noire, d’autres magies, plus fortes encore, parce que plus riches et plus humaines. Au reste, c’est le projet tout entier de Mimésis qui tourne autour de la réflexion sur les rapports d’interaction et d’influence que peuvent entretenir l’écrivain et le public, l’individu et la masse, la culture et la politique : qu’on pense aux passages décisifs sur la sagesse mesurée, quotidienne et vagabonde rapportée en un « style comique et privé » de Montaigne (chapitre XII) [12] ; qu’on pense à la tension apolitique cosmique de Goethe, qui laisse un héritage tout à la fois grandiose et dangereux à force d’être impraticable (chapitre XVII) ; qu’on songe encore à la description du style de Saint-Simon, capable de découvrir l’inexploré et l’impensé, de restituer, en mélangeant des signes physiques et moraux, des actes externes et internes, le « nœud » de relations dans lequel tout individu se trouve incessamment pris (chapitre XVI) ; qu’on songe enfin au monologue intérieur comme véhicule d’émotions et de relations dans To the Lighhouse de Virginia Woolf (chapitre XX).
65C’est précisément sur ce rapport décisif entre masse, culture et politique que l’Institut für Sozialforschung se concentrait dans les mêmes années à Francfort, puis à Paris et à New York : Adorno, Horkheimer, Marcuse, Benjamin, cherchaient eux aussi ce que cherchait Auerbach, au cœur d’œuvres décisives et profondément différentes comme le sont Dialektik der Aufklärung, Minima moralia, The Authoritarian Personality, Über den affirmativen Charakter der Kultur, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit.
66La position d’Auerbach semble moins proche de la plainte lucide à propos de l’individu massifié et aliéné des Minima moralia, tableau désolé d’un monde où triomphe l’essence dégradée et où seule l’œuvre d’art d’avant-garde est capable de résister dans la mesure où elle échappe aux masses, aux diktats de l’assimilation du marché et aux goûts imposés des consommateurs qu’elle ne l’est du défi audacieux de Walter Benjamin, qui, loin d’exorciser les nouvelles techniques (la photographie et le cinéma) parce qu’elles détruiraient l’aura qui constituait la spécificité mais aussi la clôture ancienne de l’œuvre d’art, se montrait capable de les interpréter et d’y voir l’horizon de nouvelles perceptions.
67Ce processus qui rapproche les choses dans l’espace et les restitue aux hommes est inscrit dans les nouvelles conditions de la société. Il est irréversible : « l’alignement de la réalité sur les masses et des masses sur la réalité est un processus d’immense portée, tant pour la pensée que pour l’intuition » (Benjamin : 2000 : 279). Pour Benjamin, il est inutile que les intellectuels lancent des anathèmes contre la massification, qu’ils invoquent les antiques conditions et les antiques privilèges : « la sujétion des masses n’est pas une magie noire contre laquelle il faudrait faire appel à la magie blanche des élites » (Benjamin : 1979, 311).
68De la même manière Auerbach – et les raisons se déploient à travers tant de pages de Mimésis, n’est pas le héraut de la vieille culture humaniste, de la Bildung, fixée une fois pour toutes et comme vouée, dans sa noblesse, à des représentations vides. Il tente au contraire d’aller à la racine, de révéler, dans les chatoiements de la réalité, le quotidien, ce qui relève de la vie des hommes, l’angoisse et l’espérance, ce qui meut leur existence et fait qu’ils peuvent se reconnaître les uns les autres.
69Avec sa façon de présenter le tableau d’une époque à partir de textes concrets, bien délimités et rendus intelligibles, avec le rejet de l’appareil critique et de la pompe académique, il semble que qu’Auerbach, dans Mimésis, mais aussi dans ses autres livres, ait été à la recherche d’un nouveau public : on peut même penser qu’il a tenté de le créer. Pour cela il a dû abandonner le point de vue du recteur, du professeur, du spécialiste et il a su adopter celui du lecteur commun, de l’homme de masse. Comme Augustin, comme Grégoire de Tours : « quand un recteur fait le philosophe, peu le comprennent, mais qu’un inculte parle, et il est compris de tous » [13].
Bibliographie
Note bibliographique
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Notes
-
[*]
in Esprit civique und Engagement. Festschrift für H. Krauss, hrsg. von H. Plocher et alii, Tübingen, Stauffenburg Verlag, 2003, pp. 447-458].
-
[1]
Pour Ernst Robert Curtius cf. Berschin, Rothe : 1989, Lange : 1989, Hoeges : 1994, Antonelli : 1992 et 1996. Pour Leo Spitzer, cf. Aschenberg : 1984, Catano : 1988, Gumbrecht : 2001.
-
[2]
Il faut citer ici les travaux importants et novateurs de Frank-Rutger Hausmann : 1988, 1989, 1993.
-
[3]
Besomi : 1977. Auerbach s’occupe de Vico de manière intense et constante. Cf. Della Terza : 2001 et Battistini : 1994.
-
[4]
Ces correspondances ont été publiées respectivement in Barck : 1987 et 1988a, Vialon : 1997, Barck : 1988b. Sur la personnalité de Werner Krauss cf. désormais le livre de Jehle : 1996.
-
[5]
« La ‘Kulturkunde’ et la ‘Kultursynthese’ sont sérieusement en danger pour la bonne tradition littéraire en Allemagne : Wechssler est presque l’expression, sous la forme d’un caractère poétique, de ces professeurs qui abandonnent ce qu’ils ont appris à faire pour accomplir une tâche dans laquelle tout journaliste intelligent leur est supérieur. Il a passé toute sa vie dans des petites villes, entre professeurs et chercheurs, il aime la Gemütlichkeit et la bière ; il n’a aucun rapport et aucun contact avec cette vie politique, économique, artistique sur laquelle il écrit ; il produit ce mélange de faits incohérents interprétés avec clarté sans une relation vivante avec l’expérience, sans cette dose de sel, mais avec une force abstraitement et fantastiquement synthétique qui semble être la grâce efficace [en français dans le texte] que Dieu réserve aux professeurs allemands ». (Besomi : 1977, 16)6
-
[6]
« Jaspers n’a jamais pu m’inspirer autre chose que du respect ; Heidegger fait peur, mais au moins il a de la substance. »
-
[7]
Auerbach : 1956 et Auerbach : 1964. Nous citons Mimésis, dans la traduction française comme Mimésis et dans la version originale avec la simple initiale M.
-
[8]
Grégoire de Tours occupera de nouveau un rôle important dans Auerbach : 1960.
-
[9]
On trouve une allusion en ce sens dans l’essai de Richards, in Busch, Pickerodt : 1998, pp. 31-62, aux pp. 40-41.
-
[10]
Ce sont les termes d’un théoricien de l’architecture de l’époque Hans Schrade, in Das deutsche Nationaldenkmal, München 1934, p. 106, cit. in Mosse : 1975, p. 109.
-
[11]
Lacoue-Labarthe, Nancy : 1991, 70. Dans ce bref essai, décisif, la construction du mythe nazi est articulé au spectre de l’imitation des Anciens, admirés et en même temps redoutés parce qu’inimitables. D’où une logique schizophrénique, un double bind.
-
[12]
Sur le caractère central de Montaigne chez Auerbach, cf. Hausmann, in Busch, Pickerodt : 1998, pp. 224-237.
-
[13]
Ce sont les paroles de Grégoire de Tours dans sa préface à l’histoire des Francs, cit. in Auerbach : 1960, 102.