1Je m’en souviens parce que c’est le jour où le père Houdusse a eu le pied pris entre deux buses. Tu n’étais pas là, toi, trop jeune, tu devais dormir. Le père Houdusse était cantonnier, tu te rappelles de lui.
2Bien sûr ! Le samedi il passait la rasette et le balai dans le bourg, les rues n’étaient pas goudronnées à l’époque, les bourgaliers le faisaient boire et je l’ai vu ivre mort, couché dans la rue en pente, contre le mur de chez Baudron, sa rasette au long du corps, des enfants le touchaient du bout d’un petit bâton mais les siens, ses enfants, disaient « meufiez-vous, quand i va s’réveuilleu i va tapeu », ils avaient l’habitude…
3Au moment de finir leur journée, mais le monde n’arrêtait pas de bonne heure comme maintenant, ils allaient presque jusqu’à la breune, là qu’il s’est fait prendre. Pourquoi les cantonniers creusaient dans le passage, je ne sais même pas trop, c’est le chemin de commune quoi, d’un côté il y a l’étang de La Sourde et de l’autre, en contrebas, une maison qui était le moulin au temps jadis. Qui est-ce qui habitait là, je ne sais pas si c’était point le père Jouvin, de La Gânerie, qui était retiré, je crois bien que oui. Il y avait encore la roue amont le mur, n’est-ce pas ?
4Il me semble que je l’ai connue, la roue du moulin. Plus tard, c’est une famille nombreuse, des Vettier, qui étaient là, ils m’ont donné un chien. Leur chienne venait de faire ses chiots. J’ai choisi une petite noire à pattes blanches.
5Après que la roue fut cassée, sa trace en rond tenait encore sur le mur, enfin l’arrondi du haut, comme ça serait une ombre. Eh bien, qu’est-ce qu’il y avait donc à creuser ? Forcément la flotte de l’étang passait sous le chemin de commune pour tomber sur les pales de la roue, c’était des grosses buses de ciment, mais le sol descendait tout le temps au milieu, devait y avoir une fuite quelque part, la mairie a envoyé les cantonniers creuser pour voir, l’autre c’était le Gougeon, ah il en prenait des bonnes lui aussi et ils avaient des gosses l’un comme l’autre, cinq ou peut-être bien six, le père Houdusse. Bon, ils ont creusé toute la journée, dans le début c’était dur parce que le chemin avait été empierré, après c’était plus que de la terre, mais il en fallait un qui lance les pelletées en haut et l’autre qui dégage, que ça ne retombe pas. Le chemin était coupé, plusieurs ont dû redoubler, venant de La Saudraie ou tout pareil de Rochalas dans l’autre sens. C’était déjà profond, ils voyaient bien la flotte, y avait sûrement des fuites mais enfin pour savoir il fallait aller jusqu’aux buses. Eh bien oui, c’est profond parce que pour faire tourner le moulin il faut de l’eau qui ait de la force par le poids de l’étang. N’importe comment, la bonde est toujours au bas, fermée par une palette qu’on lève avec le cric exprès, tu as vu ça ?
6Oui, mon père a fini par en acheter un plutôt que de l’emprunter toujours quand on faisait la pêche chez nous, à L’Aumeune, déjà qu’on allait chercher la barrière du père Raiteut pour arrêter le poisson en dessous de l’étang. Cette barrière-là, qui fermait son pré à côté de l’école des filles, avec les barreaux presque à se toucher, n’était pas une barrière mais son ancienne grille à poisson du temps où il faisait la pêche à La Sourde, tout ce qui lui restait.
7Bon, la raison, ils l’ont trouvée pourquoi ça s’effondrait sous le passage, une partie de flotte coulait à côté des buses, elle sous-rivait le chemin, par le fait. C’est le père Houdusse qui était dans le trou et le Gougeon regardait sur le bord. A-t-il voulu voir si ça tenait, le pied à l’endroit où les deux buses se joignaient, il y en avait encore un couple à la suite, l’une aurait dû rentrer un petit peu dans l’autre, mais elles n’étaient sûrement plus en place et par dessous l’eau avait raviné aussi parce que, quand la père Houdusse a posé le pied au bout, la buse a basculé, sa jambe, la gauche, est passée entre les deux buses, mais toujours debout, hein. En s’appuyant comme il peut au manche qu’il tient dans le moment, pelle ou pioche je ne sais pas, il essaie de tirer sa jambe de là, mais non, la buse a basculé à rebours, il crie, le père Houdusse, depuis le fond du trou, même s’il n’y a que le Gougeon pour l’entendre, la douleur c’est que le dernier mouvement lui a coincé le nœud de la cheville entre les deux buses de ciment, maintenant ça ne veut plus bouger et puis, comme les buses sont encore moins jointives, il y a de la flotte qui arrive, plus que par les fuites. Le Gougeon vite descendu dans le trou, à deux ils prennent sur la buse avec la pioche, pas moyen, et dans la flotte salie à remuer la terre ils n’y voient rien, le père Houdusse, lui, ne peut même pas trop bouger. Le Gougeon dit : attends, faut que j’aille chercher du secours, il remonte les quatre cinq barreaux de leur petite échelle. Le père Houdusse lui dit : envoie mon paletot, je commence à ne pas avoir chaud. Il lui descend son paletot et voilà le Gougeon parti sur son vélo. Eh bien je te dis que l’autre, dans le trou, il a dû trouver le temps long ! Le Gougeon pédale, il était encore jeune, lui, après il a dit : je tremblais tellement que je ne sentais même pas les côtes. À cette heure-là, le maire n’était plus à la mairie et ne devait même plus être au bistrot, chez la mère Violle où il s’arrête souvent en descendant, alors il fonce à L’Epine, sur ta route quoi, tu connais bien où il habitait.
8Une fois je suis entré chez lui avec mon père, un soir, il était en train de grêler des châtaignes et ce qui brûlait dans sa cheminée c’était des troncs de choux à vaches !
9Pour économiser le bois ! Ah, une fois secs, les troncs de choux brûlaient bien, mais c’était rare quand même, nous on les jetait dans une vieille carrière. Enfin voilà le Gougeon chez le maire, la porte était ouverte, il faisait bon cette soirée-là. Le maire ne comprend pas trop, il dit qu’il va y aller, à pied parce qu’il n’a jamais eu d’auto et il ne fait plus de vélo. Il envoie le Gougeon prévenir le père Raiteut, qui est donc le propriétaire, puisque c’est lui qui avait busé sous le chemin pour faire sortir sa flotte d’étang. Aussi vite le Gougeon revient à La Sourde et qu’est-ce qu’il peut dire ? Le maire va arriver, il est en chemin. Le Gougeon a bien vu que la flotte avait un peu monté dans le trou mais il n’en cause pas. Enfin voilà le maire qui s’amène, toujours la tête penchée, tu te souviens qu’on l’appelait Collet-tors, devant lui on disait monsieur le maire, par derrière toute la commune l’appelait Collet-tors, sauf le secrétaire de mairie qui était ton instituteur, et le curé sans doute. Alors il se baisse sur le trou en prenant garde à ne pas tomber dedans, le père Houdusse a dû voir sa tête toujours très rouge qui disait : tu tiens l’coup ? Et lui il a répondu : j’ai froid ! Il faisait bon ce jour-là, même de soirée, mais immobile dans la flotte forcément qu’il ne réchauffait pas. Il a vu, il repart, le maire. Il dit au Gougeon : faut faire quelque chose et le voilà qui s’en retourne, toujours à petits pas puisqu’il ne savait plus marcher vite, habitué à ne point se presser peut-être bien. Le Gougeon dit au père Houdusse : il est parti chercher du secours. Après c’est le vieux père Raiteut qui arrive avec son gendre dans la carriole avec quoi le Chaudet faisait le coconier, il allait dans les fermes acheter les œufs, le beurre, enfin ce que le monde avait à vendre, ou de la volaille tout pareil.
10Je me souviens très bien, une grande carriole avec une bâche verte et son cheval blanc était un hongre. Il était le seul à avoir un hongre !
11Voilà. Alors eux viennent à quatre avec le forgeron et son commis. C’est de famille parce que la femme du forgeron, Gablin, est aussi une fille du père Raiteut, tu connais ça.
12Elles vendaient de l’épicerie toutes les deux, la femme de Chaudet et la femme de Gablin, et ma mère allait chez l’une ou chez l’autre, aussi bien que chez la femme de Duhail, le charron.
13Le commis de la forge, Quesne, c’est lui qui finira par prendre la Yvonne Chaudet, il n’a jamais été bien capable, enfin il s’est retrouvé dans la famille. Le père Houdusse, ses gosses étaient à l’école libre. Lui, il entrait plus vite au bistrot qu’à l’église, mais par sa bonne femme c’était du côté du curé. Le Gablin aussi, forgeron des chouans comme on disait, l’autre maréchal, le père Mérieune, n’allait pas à la messe, ou bien donc une messe d’enterrement.
14Entre nous à l’école laïque, l’école de l’abbé, c’était toujours « l’école des chouans » !
15Le Gougeon, lui, n’en était pas trop, sinon les autres étaient tous chouans, le maire le premier, mais il était déjà parti, chercher son adjoint ou le secrétaire peut-être bien. Enfin il ne s’agissait pas de prières là ! Les trois bonhommes arrivés avec le père Raiteut, surtout le commis, le petit Quesne, sont descendus dans le trou pour essayer de bouger la buse, mais dame la flotte avait monté, ils avaient beau salir le pantalon et la chemise, déjà qu’il n’y avait pas où se tourner, ils devaient chercher la buse à tâtons, tout ce qu’ils ont appris c’est qu’elle ne bougeait pas. Il fallait creuser autour, mais celui qui tenait le manche de pioche, dès qu’il remuait un petit peu de terre dans l’eau, n’y voyait plus rien, même pas la buse. Le père Houdusse disait encore qu’il avait froid, et puis qu’il ne sentait plus sa jambe. Deux trois autres bonhommes se sont amenés, prévenus je ne sais pas comment, ça faisait couronne autour du trou, mais le père Houdusse, lui, était toujours au fond, comme qui dirait la patte prise au piège. Dans le bourg, une pauvre fois que le maire l’a dit à l’adjoint qui tenait un café, ça s’est trouvé su. Déjà la femme de l’adjoint – c’est plutôt elle qui tenait le café puisque lui, Dellière, le copain de ton père, pas du tout dans les idées du maire, était charron et il n’arrivait de son atelier qu’après la journée faite – sa sœur à elle tenait l’épicerie à côté, elle s’est pressée de lui dire et l’autre, la Justine, une vieille fille qui allait à l’église tous les soirs, quand ça sonne à sept heures, elle n’avait qu’à traverser la rue et la moitié de la place, elle a répondu qu’elle allait prier pour le père Houdusse. Probable que c’est elle qui a prévenu le curé. À l’heure de souper les lumières se sont allumées, comme il faisait bon encore les portes devaient rester ouvertes, la nouvelle sera entrée, mais presque en se cachant, pas la peine que les gosses entendent. C’est sûrement le curé qui a voulu avertir la mère Houdusse, personne n’osait. Déjà âgée à ce qui me semblait, usée peut-être bien par tous ses gosses, elle avait les derniers, les deux derniers, encore à l’école libre. Elle demande ce qui se passe au juste, on lui dit qu’on n’en sait pas plus, il a la cheville du pied qui est prise. Elle dit à sa voisine, la mère Adam, qui a combien, quatre gamins, elle aussi, rien que des gars, de jeter un coup d’œil sur les gosses qui vont dormir, faut qu’elle y aille, son bonhomme – elle ne dit pas le gars Fernand – est dans le trou et il ne peut plus sortir. Elle part à pied, eux ils n’ont jamais eu de voiture, il y en a très peu qui avaient une voiture juste après la guerre, alors des cantonniers… La mère Adam, regarde un peu vers chez Houdusse pour s’assurer qu’il n’y a pas un gosse à foutre le camp et durant ce temps-là elle raconte bien vite dans ce quartier du bourg, en dessous de l’église, que le père Houdusse est dans un trou et qu’il ne peut plus remonter. Les bonnes femmes le disent à leur mari et, puisqu’il n’est pas tard, plusieurs décident d’aller à La Sourde, voir si des fois ils pourraient aider. Depuis le bourg, il y a quand même bien vingt minutes de marche et encore ne faut pas s’amuser en chemin. L’autre maréchal, le père Mérieune, avec son fils Gratien qui lui servait de commis, tu as connu ça, dans la rue du cimetière, ils ne sont pas partis là-bas, eux, ils ne voulaient pas rencontrer le Gablin, forcément qu’il allait s’y trouver puisque c’était le gendre du père Raiteut et les deux forgerons ne s’entrecausaient pas. Après ça, quand le Mérieune s’est mort, son gars est parti mécanicien je ne sais pas où et il n’est resté que le Gablin. Aussi bien, plus ça allait moins il y avait de pieds à ferrer, mais le Gratien aurait pu faire les tracteurs, tandis que le Gablin, lui, ne s’est jamais mis à la mécanique. Sur le haut de la place, derrière l’église, il y a deux petites maisons qui se touchent, juste après le café Duhail, tu te rappelles ceux qui restaient là ?
16J’étais à l’école avec leurs enfants, les Jouan et les Maugeais.
17Des familles nombreuses eux aussi, mais tandis que le Jouan était cantonnier, le Maugeais, lui, ne faisait pas grand chose, ou des conneries peut-être bien.
18Un jour mon père m’a acheté un petit panier sans anse qu’il avait tressé en bourdaine, du bois jaune une fois écorcé, il l’avait accroché sur un de ses volets. C’est très bien fait et je l’ai encore cette petite resse.
19Tu sais pourquoi on l’appelait Pitois ?
20Oui, une histoire de putois…
21Il s’est fait prendre pour avoir piégé un putois là où il n’aurait pas dû aller, tout ça pour vendre une peau qui valait sou, la moins chère !
22À l’école, il y avait plusieurs filles Maugeais mais un seul gars, Gilbert, il se battait avec ceux qui l’appelaient Pitois.
23Enfin, voilà le Jouan et le Maugeais – beau qu’ils étaient voisins ils ne s’entendaient pas mal, du moins tant qu’ils n’étaient pas saouls – les voilà partis ensemble à La Sourde. Dans le bourg, ça commençait d’être su. Les bonnes femme n’osaient pas en parler qu’elles disaient mais, « paraît que monsieur le curé y est parti », elles se causaient de proche en proche, et le bourg n’est pas grand. À la longue, commençait à y avoir du monde autour du père Houdusse, et toujours quelqu’un pour se pencher à voir si l’eau avait monté, oui, elle montait mais pas encore tellement. Un jeune gars de ferme, l’aîné au Trihan de Rochalas, avait apporté trois seaux de chez lui et il a entrepris de vider le trou, une patte de chaque côté sur la terre qui s’écroulait, il emplissait sa chaudronnée de flotte et la passait à un qui était en haut, celui-là passait à un autre qui lançait où était la roue du moulin dans le temps. Ils ont fait ça pendant un moment, une demie-heure peut-être bien, et comme ils avaient mis un repère, un petit bout de bois enfoncé dans la terre, ils ont vu qu’ils ne vidaient rien du tout, le niveau ne baissait pas, il rentrait autant de flotte que eux en jetaient à côté. Enfin ils ont convenu qu’ils n’arriveraient pas à vider l’étang avec un seau, il n’y avait pas de place assez pour se tourner dans le fond et mettre un deuxième bonhomme avec une autre seille. Celui qui avait le seau est remonté, c’est même moi qui lui ai tendu la main, je me suis dit que le père Houdusse ça devait lui faire drôle de voir le jeune qui sortait de là rien qu’en tendant la main.
24Les efforts se sont arrêtés ?
25Dans le moment oui. On discutait pour chercher quoi faire…
26Mais les pompiers ne sont pas venus ?
27Ah bien, le temps déjà qu’ils s’amènent d’Ernée… Si, sûrement qu’ils sont venus, c’est l’adjoint, je crois, qui les a réveillés, mais il était tard, déjà ils étaient couchés, c’est rien que des bénévoles, hein, là-bas. Je vais te dire, ça me surprend, mais je ne me souviens pas les avoir vus, ils ont dû venir, pas trop nombreux, peut-être deux ou trois quand il y avait déjà du monde à La Sourde, ou alors ils sont partis chercher la pompe, c’est-il qu’elle ne marchait pas… Qui est-ce qui avait apporté une bouteille de goutte et une tasse, c’est pareil, je n’en sais rien, mais de bonne heure il y en a eu à descendre sur le bord du trou pour tendre une petite tasse au père Houdusse parce qu’il fallait le réchauffer. Il ne pouvait bouger et n’arrêtait pas de dire qu’il avait froid, la nuit était arrivée bien sûr et il avait de la flotte jusqu’à mi-corps. Des gens du bourg, il en est venu, d’aucuns pour se renseigner et puis ils rentraient se coucher, d’autres restaient à discuter, personne ne trouvait de solution. Ça se disait que sa semelle de socque, un gros brodequin à semelle de bois comme on avait pendant la guerre, il portait ça, lui, que sûrement c’était sa semelle qui était prise. Mais il me paraît qu’alors il aurait pu, le père Houdusse, couper les lacets et sortir son pied. Non, pour moi il était pris à la cheville du pied. D’abord dans le début il s’en plaignait, de la cheville, après bien sûr il ne sentait plus rien, sauf le froid qui le gagnait. Quelqu’un avait amené des lampes à carbure, avec Auguste Baslé on en a installé une au bout d’un bâton pour que le père Houdusse ait de la lumière quand même. Le maire est revenu après être allé demander au secrétaire si la commune serait responsable et puis il avait dû manger sa soupe en vitesse. Même avec les petites lampes, on voyait bien qu’il était rouge, tu te souviens comme il était rouge de tête le Collet-tors ? Il a retrouvé là le curé, que son gros ventre poussait en avant tous ses petits boutons noirs. Ca ne les dérangerait pas d’être ensemble…
28Avant guerre, quand mon père s’est présenté aux élections, Collet-tors lui a dit « Paraît que v’z’êtes venu pour nous déchouanner, mais un vieux chouan comme ma vous n’le déchouannerez pas ! ».
29Tous les dimanches tu le voyais partir à la grand messe, la tête penchée, et tout pareil le soir, vers cinq heures, en marchant sur le bord de la route il montait à la mairie pour signer ce qu’il y avait à signer. Le secrétaire lui disait : faites-moi encore un petit Laigneau là.
30Allant et revenant de l’école, je passais quatre fois par jour devant sa cour ouverte sur la route et au milieu de leurs poules, la mère Laigneau n’avait que des poules noires avec une crête très rouge qui tombait sur le côté.
31Tiens, elles faisaient comme lui ! C’est la sacrée flotte qui était le problème. Sans la flotte on aurait trouvé le moyen de remuer cette buse-là. Il y en a eu, plusieurs fois, pour descendre essayer mais elle ne bougeait pas et comme la flotte n’était pas claire ils ne voyaient même pas ce qu’ils faisaient.
32Il aurait fallu la casser…
33Elle était très épaisse, à cause du passage, c’était une buse pour traversée de chemin, et puis dans l’eau va donc taper, la masse n’aurait même pas touché le ciment !
34Aujourd’hui, on pourrait lui couper la jambe avec une tronçonneuse.
35Dans le flotte, elle ne marcherait pas longtemps ! Enfin, les tronçonneuses n’étaient pas inventées, et puis, tu te rends compte, qui est-ce qui aurait pris la responsabilité de faire une chose pareille, tout le monde lui serait tombé sur le dos après ! Non, ce qu’il aurait fallu, c’était attaquer la buse ou les autres à suivre dès que c’est arrivé, mais le gars Gougeon s’est vu tout seul alors il est allé chercher du secours et pendant qu’il était parti la flotte a monté. Faut pas croire… il y a eu des coup de pioche de donnés et des seilles de flotte d’arrachées au fond, mais rien ne marchait, la buse ne bougeait pas et la flotte passait, une étang ça pèse ! Comme on lui avait dit que son bonhomme avait froid, la mère Houdusse avait apporté un tricot et, lui, il l’avait mis, son paletot par dessus. Après ça elle était partie, elle ne voulait pas le voir souffrir, et puis les gosses à garder… Quelques bonnes femmes sont venues aussi, en général elles ne sont pas restées, elles auraient soutenu la mère Houdusse si elle avait attendu là, mais comme elle n’y était plus… Le tricot, le voilà mouillé jusqu’au milieu, pour sûr il ne devait pas avoir chaud, le pauvre père, même si la Madeleine Trollet, à force de voir le monde passer devant chez elle, avait apporté le café et comme de juste le père Houdusse avait été servi le premier, il avait déjà bu pas mal de goutte, on aurait dit qu’il s’endormait, ou bien si c’était la douleur. Dans le bourg, il y en a qui s’étaient couchés et qui se sont relevés dans la nuit pour y retourner. Et puis les gars des fermes alentour, ils n’ont pas été les premiers prévenus mais petit à petit ça s’est trouvé su des uns ou des autres. D’aucuns ont dû grogner qu’ils n’en avaient rin à fout’, que ça’tait eune affaire de bourgaliers, ils ont toujours à dire que les cantonniers sont des feugnants, et même des saoulards ! Pourtant plusieurs ont amené une pelle ou une pioche. Deux bonnes femmes ont apporté leur lampe à pétrole avec quoi elles tiraient les vaches à l’étable, dans ces années toutes les fermes n’avaient pas l’électricité. La goutte, ça, ils ont été plusieurs à y penser, ah bien, ils disaient que c’était pour soutenir le père Houdusse mais, faut reconnaître, on en a tous bu, autant comme on était, enfin non, il y en a qui refusaient. Le secrétaire de mairie est venu aussi, toujours en vélo, lui, avec son béret qu’il enlevait pour dire bonjour, même de nuit. Il est rentré au bourg expliquer à sa femme qui dormait qu’il allait retourner à La Sourde et il est revenu pendant un bon moment, rien que pour être avec nous.
36Je l’aimais beaucoup notre instituteur. Il ne devait pas tenir à se trouver auprès du curé !
37Ils s’en voulaient, c’est sûr, à cause des écoles. Le curé est parti assez vite, prier qu’il disait, ou peut-être bien faire un somme. Plus tard il est revenu aussi. Je ne sais pas s’ils se sont rencontrés. Oh, c’était la guerre, beau qu’il n’y ait jamais eu de vraie engueulade entre eux. L’école ça divisait ! La nuit était sans lune, mais pas tellement sombre sauf que, alentour des lampes, ça faisait plus de nuit. Le chemin, là, n’est pas large. D’un côté l’étang, l’eau paraissait noire, de l’autre le creux, plus de deux mètres, oui deux mètres cinquante au moins, où la chute tombait autrefois sur les pales de la roue. Entre les deux, le tas de terre, écrasé à force qu’on monte dessus pour regarder dans le trou. Le père Houdusse en avait jusqu’aux épaules maintenant et pourtant les gars avaient pioché du côté de la sortie, une quantité d’eau avait pu s’en aller, mais je crois bien qu’il en venait encore plus, l’étang n’était pas près d’être vide ! Le père Jouvin, oui, c’est bien lui qui était retiré là, dans l’ancien moulin quoi – pour sûr qu’il n’a pas dû dormir de la nuit – il y a un petit chemin, avec un pont, qui passe au devant de sa porte, en descendant par là on pouvait aller de l’autre côté et il fallait tout pareil monter sur le tas de terre puisque le Gougeon et le père Houdusse, quand ils creusaient, jetaient la terre chacun de son côté, selon son « à main ». La mère Phlipeau qui était là, de la Closerie à La Sourde ça de fait pas loin, elle se penchait sur le trou, voir dans quel état devenait le père Houdusse et puis, comme si elle allait se pâmer, elle disait « passez-ma la bonne vierge ! ». C’était la bouteille de goutte qu’elle appelait ! Un gars comme le Soyé, il en voulait aussi, de la goutte ! Parce que plusieurs étaient venus, curieux peut-être bien, pour être vus avec le monde. Tiens, Farolle, le sacristain, c’te metiè d’curé, comme on disait, fallait qu’il fût là aussi, n’y avait point à chanter pourtant. Tu avais le boucher qui s’était relevé d’entendre circuler dans le bourg, il disait qu’à voir le père Houdusse là il en était malade, tout blanc. Tu te souviens de sa tête ronde avec presque pas de cheveux ?
38Il aimait rire pourtant. Avec Soyé n’étaient-ils pas allés faire les sorciers dans une ferme un peu arriérée, en disant à la femme que, s’il y avait trop de bêtes à crever, elle devait pour conjurer le sort éteindre son feu en pissant dessus. Alors elle s’est brûlée et le bonhomme a mis ça aux gendarmes, mais ils n’ont pas été retrouvés.
39Ils ont eu de la chance d’être allés au loin ! Tiens, le Bourdin est venu aussi, on disait châtroux, il aurait mieux aimé qu’on dise vétérinaire, il n’était pas mauvais à soigner les bêtes, sur la fin il faisait même les césariennes.
40Un matin de bonne heure, j’ai tenu la planche où il posait le dedans de la vache avant de le laver avec un seau d’eau et de le refourrer dans le trou et puis de recoudre à travers le poil de vache comme s’il cousait un sac. Il avait dit que la vache ne prendrait plus et, en effet, elle n’a jamais refait de veau.
41C’était le risque, sinon il n’était pas maladroit et beau qu’il fût gros il savait se remuer autour d’une bête. Il faisait pourtant du vélo. Si la visite n’était pas trop loin, comme aller chez ton père, c’était bon, il prenait son vélo.
42Quand il montait le bourg à vélo, sa culotte de cheval était tendue sur ses fesses au point qu’on regardait la couture en se disant qu’un jour qu’elle allait lâcher ! Il transpirait tant que ça lui coulait au bout du nez, sûrement qu’il souffrait pour essayer de maigrir.
43Il n’y est pas arrivé ! De nuit, il avait pris son auto. Ah, le Bourdin était apprécié, on le trouvait cher mais il rendait quand même service, et à toute heure. Lui n’est pas resté longtemps mais il est venu. Tandis que le Soyé est resté toute la nuit, même s’il n’a touché que la bouteille de goutte et sa tabatière parce que, si tu te souviens, il avait toujours du tabac à lui sortir du nez. Je ne sais pas si tu l’as vu durant la guerre, tu étais jeune, il fournissait de tout, par des trocs, un pneu de vélo, un kilo de sucre, et il achetait de tout aussi, après il a gardé l’habitude de traîner dans les fermes, des fois rien que pour se faire payer un coup, oh bien il baignait dans la goutte ! D’abord, il n’a pas tenu longtemps, il n’était pas vieux quand il s’est mort.
44Un soir, la nuit tombée, il a tapé au volet de la cuisine pour proposer un lièvre à mon père. Tellement sale qu’il m’a fait peur, on disait bien qu’en sortant des chemins boueux, s’il revenait saoul, il se couchait avec ses bottes. Mais quand il a eu une fille, Jean Soyé, il était si fier qu’à l’assemblée qu’il la portait sur ses épaules toute la journée. Cette gamine-là, vers trois quatre ans, tenait tout le temps leur ratier par les pattes de derrière, comme une brouette, alors, même si elle n’était pas là, en haut de leur rue ce mauvais petit chien se mettait tout seul sur les pattes de devant et se plaisait à descendre la pente jusque chez eux avec le derrière en l’air.
45Enfin durant que le Soyé se coulait du tabac dans le nez et comparait les qualités de goutte, nous, on essayait encore, il ne faut pas croire, quand un gars se relevait un autre prenait la pioche ou le seau, mais il n’y avait de place que pour un au bout de la tranchée, pareil pour vider la flotte, et puis je crois bien, oui, qu’il en arrivait de plus en plus. Le père Hondusse… ça lui montait au cou maintenant, ah dame, il n’avait plus que la tête qui dépassait ! C’est là que le curé lui a récité l’extrême onction, deux trois bonnes femmes se sont approchées pour dire amen, il aurait bien voulu le faire communier mais il ne pouvait pas descendre dans le trou, aurait fallu qu’on lui prête des bottes, qu’il relève sa soutane, le père curé, non, et puis il n’avait point d’hosties dans ses poches, retourner à l’église et revenir en courant avec le cibouère, il ne s’y voyait pas non plus. On ne sait même pas s’il s’est rendu compte de ce que le curé disait, le père Houdusse, ça l’aurait démoralisé, la fatigue et la goutte l’avaient complètement assommé, le plus souvent il tenait les yeux fermés, je me demande comme il n’est pas tombé assis dans la flotte. Feugnant peut-être bien, saoulard sûrement, mais il était courageux, le pauvre père ! De temps en temps, il regardait celui qui travaillait près de lui mais il ne parlait pas, c’est un bonhomme qui n’avait jamais été causant non plus, enfin moi c’est par ouï dire parce que je ne sais même pas si je lui ai jamais causé autre chose que bonjour, serré la main oui, mais pour dire parlé sans doute pas. Les mains, là, il les avait dans la flotte ! Dans le début, enfin jusqu’à la taille, il remuait encore les bras, mais là… il les avait peut-être mises dans ses poches, pas au sec pour autant, des poches pleines de flotte, oui ! Il aurait pu lever les bras pour sortir ses mains, les voir, les mains ce n’est pas rien, nous on les aurait vues, non, il les avait abandonnées dans la flotte. Tout d’un coup, il s’en trouvait un pour dire : le niveau baisse, si, si, cette racine-là tout à l’heure était dans l’eau, on regardait mais il faisait nuit, alors avec les lampes… Bien sûr qu’à force de piocher il y a eu de l’écoulement, par moments ça pouvait paraître, je m’étonnais même qu’on n’avance pas mieux, sûrement que la flotte, elle, entrait plus vite. La Sourde n’est pas une grande étang, mais ça poussait tout de même, la flotte, tu sais bien, une fois qu’elle a trouvé un trou, elle se l’agrandit. Et, le niveau, c’est sur le père Houdusse qu’on le mesurait ! Le moment vint, il fut obligé de se redresser, il essayait, et de relever le menton parce que la flotte lui serrait le cou. Personne n’avait jamais rigolé, bien sûr, mais là… ça devenait… Quand il a eu du mal à empêcher sa bouche de tremper on le voyait comme essayer de se soulever, tout s’est arrêté, plus la peine, encore que personne n’osait le dire. Il y a eu comme une sorte de respect, on ne pouvait plus faire de bruit. La nuit était devenue claire, on entendait les coqs chanter déjà depuis un moment, au loin, ils se répondaient.
46Et toujours pas de pompiers !
47Écoute donc, je me souviens de tout à ce qu’il me paraît et je ne vois pas de pompiers, sont-ils revenus trop tard, quand même d’Ernée ça ne fait que huit kilomètres. Aurait fallu vider l’étang mais tout aurait traversé par dessus lui, alors quoi ? Lui mettre un tuyau dans la bouche pour qu’il respire durant ? Ne faut pas oublier que de bonne heure il fut lassé, la douleur, la fatigue… Tandis que tous ceux qui avaient passé la nuit le regardaient en silence, nous a semblé que la flotte montait encore plus vite, peut-être parce que c’était amont sa figure, alors, qu’on voyait le niveau. Le monde était sur le tas de terre, il y avait une lampe à chaque bout de la tranchée et une aussi sur l’autre tas avec deux trois personnes peut-être bien, nous, on était du côté à le voir de face, le père Houdusse. Alors il a eu la bouche dans l’eau, il se soulevait encore un peu mais non, il était pris au fond. En rien de temps ça fut le nez, dame oui, l’étang lui poussait sa flotte d’à ras le nez. D’autres gens arrivaient, ils avaient appris, en se réveillant trop tôt, que ça n’était pas fini à La Sourde, pas fini comme il aurait fallu, alors ils s’amenaient, ça faisait rassemblement, jusqu’à des chiens, dans ce temps-là les chiens étaient libres, pas comme aujourd’hui. Ceux qui arrivaient ont vu les têtes, les mines quoi, d’aucuns blancs par l’émotion, ceux qui avaient travaillé pleins de boue sur eux et sur la goule, surtout ils ont entendu le silence, compris que ça n’allait pas, ils ont approché petit à petit, c’était comme au cimetière. La bouche et le nez dans la flotte, on savait bien, c’est malheureux à dire, qu’il se remplissait, le pauvre père, mais quand la flotte est montée aux yeux, beau qu’il ne les ouvrait plus depuis longtemps pour nous c’était quelque chose, les bonnes femmes se tamponnaient vivement avec leur mouchoir. Jusque là il était resté debout, je me demande comment, mais tout d’un coup il a dû s’effondrer, il a disparu, rien que sa casquette restée sur la flotte qui commençait à suivre le courant, une bonne femme, je ne sais plus laquelle, a dit tout haut « eh bin, le v’là parti ! » Les lampes éteintes, les outils sur l’épaule de ceux qui les remportaient, on s’est trouvé lassés, avant on n’y avait pas pensé. C’est les pompiers qui ont mis l’étang à courre, et ils n’ont retrouvé le père Houdusse qu’après avoir vidé, il était plus de midi. Le père Raiteut, responsable de ses buses à traverser le chemin, fut obligé de vendre l’étang. Enfin, comme je te disais, c’est ce jour-là que j’ai acheté mon vélo neuf. Je suis rentré dormir un couple d’heures et puis je suis parti à Ernée, je l’avais commandé, hein, fallait bien que j’y fus. Je suis revenu avec le vélo neuf, à guidon de course, et je lui ai laissé le vieux, qu’il le répare. Ah, j’aimais ça, le vélo, sûr !