Notes
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[1]
Cette étude d’Erich Auerbach fait partie du recueil Vier Untersuchungen zur Geschichte der französischen Bildung, Bern, Francke Verlag, 1951.
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[2]
L’italique signale mots ou expressions en français dans le texte. Les vers entiers étant tous en français dans le texte original. (Ndt)
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[3]
Chez E. Raynaud, Charles Baudelaire, Paris, 1922, p. 105, on trouve la citation suivante dans un drame des années quarante : Quel plaisir de tordre/ Nos bras amoureux,/ Et puis de nous mordre/ En hurlant tous deux. On peut aussi penser au poème de Leconte de Lisle sur le chien abandonné, Les Hurleurs.
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[4]
Sum levis, et mecum levis est, mea cura, Cupido, dit Ovide, Amores 3,1, 41. Cela est fini depuis Baudelaire ; la conception légère du sexe en poésie est devenue kitsch et pornographie. Au xviiie siècle, par exemple chez Chaulieu ou Voltaire, il en allait encore tout autrement. Dans cette optique il est intéressant de lire les recommandations de Baudelaire à ses avocats, quand les FdM furent attaquées pour obscénité ; on les trouve dans plusieurs éditions et biographies. Il y affirme le caractère sérieux de ses vers contre les polissonneries de beaucoup de poèmes « légers » de Béranger et de Musset, qui n’avaient pas été attaqués. Il devient clair, quand on lit ces poèmes, que ce « style léger » de l’érotisme était devenu impossible, dépourvu de toute finesse.
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[5]
De tels sujets sont rarement abordés même en prose. On trouve quelques allusions tranquilles chez Montaigne. Crépet, dans son édition critique, (Ch.B. Les Fleurs du Mal, Edition critique établie par Jacques Crépet et Georges Blin, Paris 1942, désormais citée FdM Crépet-Blin, p. 431)évoque une fois l’hypothèse que Baudelaire ait lu de tels passages chez Montaigne ; il s’agit en l’occurrence des Essais II, ch. XV. C’est sûrement possible. Mais il n’en a rien appris.
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[6]
Semper eadem, Tout entière, Que diras-tu, Le Flambeau vivant, À celle qui est trop gaie, Réversibilité, Confession, L’Aube spirituelle, Harmonie du Soir, Le Flacon, Hymne.
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[7]
Une lettre de Baudelaire à Fernand Desnoyers, parmi beaucoup d’autres déclarations analogues, est vraiment caractéristique. Elle est souvent reproduite, par exemple FdM Crépet-Blin, p. 463.
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[8]
Le tendre et beau poème Je n’ai pas oublié se rapporte à une époque heureuse de sa prime jeunesse, avec sa mère, avant son remariage. Quand apparaît ailleurs dans les FdM quelque chose de doux et tendre c’est le plus souvent trompeur. C’est authentique là où il veut convaincre une amante de le suivre dans la fuite, le renoncement, le calme, l’engourdissement ; il y a alors des mouvements comme Mon enfant, ma sœur ou Ô ma si blanche, ô ma si froide Marguerite.
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[9]
Jean Royère appelle de telles ruptures de syle des catachrèses et il les décrit très bien (Poèmes d’amour de Baudelaire, Paris 1927). Royère voit en Baudelaire un mystique catholique, à propos des vers dans Hymne à la Beauté, dont nous avons cité plus haut une partie (L’amoureux pantelant…) il écrit (p. 123) : Quant à commenter plus directement de pareils vers, je m’y refuse, je me contente de me les réciter chaque jour comme un Pater et un Ave. Il y a beaucoup d’autres choses exagérées dans son livre, et presque tous ses concepts me paraissent arbitraires et marqués de dilettantisme. Et c’est pourtant un beau livre.
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[10]
Ce vers est un bon exemple de l’alexandrin romantique ternaire, avec césure non à la sixième, mais à la quatrième et à la huitième syllabe. Il faut le lire et le goûter ainsi.
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[11]
Il y a un passage où même le Néant ne lui semble pas encore assez. On le trouve dans les Projets de Préface pour une Edition nouvelle, vers la fin, dans le paragraphe qui commence par les mots D’ailleurs, telle n’est pas.. (FdM Crépet-Blin, p. 214).
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[12]
Voir à ce propos les vers à Mme Sabatier (Ta chair spirituelle a le parfum des anges) ; ou les vers suivants du Sonnet d’automne : « Mon cœur, que tout irrite,/ excepté la candeur de l’antique animal… ». On peut y ajouter aussi finalement le poème J’aime le souvenir de ces époques nues ; même si l’apothéose finale de la jeunesse (À la sainte jeunesse…) est très étonnante chez Baudelaire. Voir la remarque dans FdM Crépet-Blin, p. 303.
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[13]
Royère écrit quelque part : Baudelaire… ne serait peut-être pas éloigné d’une théologie qui mettrait l’homme, en quelque manière, au niveau de Dieu (op.cit., p. 58). Ce serait la théologie du Diable. Certes dans ce passage Royère parle plus de l’homme que de la créature humaine. Mais cela ne fait pas de différence.
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[14]
L’expression âmes choisies vient des Mémoires de Saint-Simon, mais il est possible qu’on la trouve encore plus tôt au xviie siècle. Le principe du choix a changé depuis.
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[15]
Charles Baudelaire, Ecrits intimes, Intr. par J.P.Sartre, Paris, 1946.
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[16]
Sa haine de la nature résonne souvent comme chrétienne (la femme est naturelle, c’est-à-dire abominable ; ou le commerce est naturel, donc il est infâme ; in Mon cœur mis à nu). Mais c’est si absurdement exagéré (j’aime mieux une boîte à musique qu’un rossignol, d’après les Souvenirs de Schaunard) que cela ne fonctionne plus que comme révolte. – Sur l’Apocalypse comme source de ses visions de paysages sans plantes (Apoc. 21-22 ; Rêve parisien) voir J.Pommier, La Mystique de Baudelaire, Paris 1932, p. 39.
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[17]
La première version parut en 1851 dans Le Messager de l’Assemblée ; elle donne les quatrains sous une forme très différente, plus faible et plus douce. Dans les FdM de 1857 le poème a son texte définitif, à l’exception de la troisième ligne, qui est : Pour piquer dans le but, mystique quadrature…
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[18]
Crépet (FdM Crépet-Blin, p. 518) écrit :La Mort des Artistes la plus mallarméenne peut-être des Fleurs du Mal. C’est indéniable. Mais peut-être est-ce aussi l’endroit où l’on peut le plus exactement observer à quel point le caractère de Mallarmé est non-baudelairien.
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[19]
Un état d’esprit auquel Baudelaire aura cessé de correspondre, dit E. Raynaud, op.cit., p. 307.
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[20]
Il utilise pour le style de Baudelaire (comme Taine plus tard) le mot âpre et écrit : Vous chantez la chair sans l’aimer. Les mots de Flaubert sont certainement, avec une lettre d’Ange Pechméja, la meilleure critique contemporaine ; en face je citerais, comme exemple des réactions contemporaines adverses, J.J.Weiß. – On trouve ces commentaires entre autres chez Eugène Crépet,CharlesBaudelaire, Etude biographique, revue et mise à jour par Jacques Crépet., Paris 1906 (Flaubert, p. 359, la lettre de Pechméja, p. 414, Taine p. 432). Mais le procès des FdM et la réception contemporaine du livre sont traités en détail par la plupart des éditions critiques et dans d’autres biographies. La synthèse critique la plus complète est certainement celle de Vergniol, dans la Revue de Paris, août 1917.
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[21]
« Car prenez garde au moins si je suis belle ! », Dante, Œuvres complètes, Gallimard, « La Pléiade »,1988 trad. A Pézard, p. 312.
2Ce poème n’est constitué que d’un seul mouvement, et même, bien qu’il y ait un point après la quatrième strophe, d’une seule phrase, formée de trois subordonnées temporelles, chacune remplissant une strophe, chacune commençant par quand, et d’une principale à tiroirs, qui s’ouvre dans les deux dernières strophes. C’est clairement, ne serait-ce qu’en raison de sa forme, un poème sérieux, en alexandrins, lourd et lent à lire ; il contient des allégories, avec leurs majuscules (Espérance, Espoir, Angoisse) ; et aussi des épithètes et d’autres formes rhétoriques d’un goût classique(de son aile timide). L’unité de la composition syntactique, la lourdeur du rythme et les formes rhétoriques agissent de concert pour marquer le poème du sceau d’un sublime sombre, ce qui correspond parfaitement au contenu, qui exprime le plus profond désespoir.
3Les subordonnées temporelles décrivent une journée pluvieuse, avec ses nuages bas et lourds. Les métaphores y sont nombreuses : le ciel comme un lourd couvercle qui ferme l’horizon, nous laissant sans échappée dans l’obscurité ; la terre comme un cachot humide, l’espérance comme une chauve-souris agitée, prise au piège de murs pourris ; les traînées de pluie comme les barreaux d’une prison ; et en nous un peuple muet d’araignées répugnantes tissant leurs toiles – elles symbolisent le désespoir qui se forme en nous. Toutes ces métaphores ont un caractère symbolique, et elles ont un tel effet qu’elles semblent exclure toute possibilité d’une vie plus heureuse pour celui qui est prêt à subir cet effet. Le quand semble perdre sa signification, celle d’une limitation de durée, il apparaît comme plutôt menaçant ; on commence à douter, avec le poète, qu’un jour ensoleillé puisse jamais revenir. La pauvre chauve-souris Espérance est elle aussi prisonnière, elle a perdu le lien avec ce qui se trouve au-delà des nuages – cela existe-t-il d’ailleurs ? Même si l’on ne connaît pas les autres œuvres de Baudelaire, même si l’on ne sait pas qu’il se sert souvent de l’horizon fermé, du cachot humide et pourri, et si rarement du soleil, lors même que celui-ci apparaît là où il se trouve – même si le lecteur ignore tout cela, il a compris, grâce à ces trois strophes, le caractère définitif et sans espoir de la situation. L’Effroyable désespéré a sa place traditionnelle dans la littérature ; c’est une forme particulière du sublime ; on le trouve par exemple chez maint tragique ou historien de l’Antiquité, et bien sûr aussi chez Dante ; il jouit de la plus haute dignité.
4Mais ici, on trouve beaucoup d’éléments qui, dès les premières strophes, ne se concilient pas facilement avec la représentation traditionnelle de la dignité du sublime. Un lecteur moderne ne s’en aperçoit pratiquement plus, il s’est depuis longtemps habitué au niveau de style que Baudelaire a fondé, et qui est devenu celui de beaucoup de poètes ultérieurs, chacun à sa manière. Mais les lecteurs contemporains, et même ceux qui s’étaient habitués aux audaces des Romantiques, ont dû éprouver, dès les premières strophes, un certain étonnement ou même de l’effroi. Dès la première ligne le ciel est comparé à un couvercle [2], celui d’un pot ou d’un cercueil – plutôt du premier, car dans un autre poème, Le Couvercle, il est écrit :
6Victor Hugo avait certes depuis longtemps proclamé que l’opposition entre les mots distingués et les mots ordinaires était abolie, mais il n’était quand même pas allé si loin, et Vigny encore moins, celui des Romantiques chez lequel on peut trouver le plus facilement cette tonalité du sublime effroyable. Cachots humides et pourris, chauve-souris et araignées sont tout à fait concevables dans le style romantique, mais seulement en tant qu’accessoires d’un matériau historique, et pas avec une présence d’une telle actualité, au corps à corps avec le poète, et restant un symbole. Le dernier mot est cerveaux, un terme médical. Il est certes clair que ce mot n’est pas au service d’une représentation réaliste ; au contraire, l’image de l’araignée est irréaliste et symbolique ; mais elle n’en est que plus infamante ; celui qui souffre, le désespéré, est privé de toute la dignité intérieure contenue dans les mots âme ou pensée.
7Les trois strophes commençant par quand donnent une situation lourde, silencieuse. La quatrième, qui commence la proposition principale, amène un événement soudain et bruyant : subitement surgissent des cloches furieuses qui lancent vers le ciel un hurlement affreux. Des cloches, qui surgissent furieuses et hurlent contre le ciel ! On ne peut guère se représenter quelque chose de plus violent et de plus strident ; une telle combinaison se heurte à toute conception traditionnelle de la dignité du sublime. Certes, hurler a déjà été utilisé, depuis le Romantisme, au sens de l’orgiaque [3], il semble avoir été un verbe à la mode dans plus d’un cercle littéraire des années quarante ; mais de telles alliances de mots ne se trouvent nulle part ailleurs. Hurler, pour des cloches qui, en plus, surgissent furieuses : cela produit une image que l’on aurait qualifiée soixante-dix ans plus tard de surréaliste. Et pourtant il faut toujours être conscient que nous n’avons pas affaire au niveau de style de la satire, où l’on aurait pu parler de manière légère et condescendante de « faire tinter les cloches », mais qu’il s’agit du plus profond sérieux, de la plus amère souffrance, et donc du niveau de style du tragique et du sublime. Dans les lignes suivantes les cloches commencent même à produire des sons, que l’on pourrait qualifier de trépignements obstinés ; geindre est enfantin, colérique, insensé et passe inaperçu : personne n’entend les esprits exilés. Et pendant que rugit encore ce bruit idiot, absurde, la dernière strophe commence. Le grand calme semble être revenu, la procession des corbillards, sans tambour ni musique, se déroule lentement dans l’âme du poète – cette fois c’est l’âme, mon âme, dont la dernière force s’épuise à la vue d’un tel spectacle (une procession de souvenirs, la conscience d’une vie gâchée et coupable). L’Espérance a cessé de chercher une issue, elle pleure, l’angoisse hideuse hisse son drapeau noir sur le « crâne incliné » et c’est ainsi que s’achève ce poème grandiose. La dernière strophe, et plus particulièrement la dernière ligne, dépasse tout texte antérieur quant à la puissance de l’indignité, quant à la puissance de la représentation d’un effondrement total en grand style. Car c’est du plus haut style que le rythme, du plus haut style que les images de la procession et du vainqueur qui hisse son drapeau sur le château conquis de son ennemi ; mais le vainqueur s’appelle la Peur, et il ne reste au poète plus d’âme, même pas une tête ; ce qui se penche, là où est hissé le drapeau noir, c’est son crâne. Il a perdu toute dignité, non pas devant Dieu, car Dieu n’est pas là, mais devant la Peur.
8Nous avons essayé dans l’analyse précédente de formuler deux concepts, antithétiques. D’abord l’antithèse symbolique-réalisme. Apparemment le but n’est pas de rendre exactement, de reproduire de manière réaliste la pluie et le cachot humide et pourri, les chauve-souris et les araignées, le bruit des cloches et un crâne humain incliné. Il ne s’agit pas du tout de savoir si l’écrivain a entendu des cloches sonner par un jour de pluie. Le tout est une vision de désespoir, et toutes les données factuelles ont exclusivement un caractère symbolique. Le factuel a si peu d’importance que les images symboliques peuvent sans dommage être modifiées : alors que l’Espérance apparaît d’abord comme une chauve-souris, la fin du poème où elle pleure comme un vaincu, suggère l’image d’un enfant ou d’un adolescent, en tout cas pas celle d’une chauve-souris. On ne peut donc pas qualifier le poème de « réaliste », si l’on entend par réalisme l’effort de restitution de la réalité extérieure. Mais comme au xixe siècle le mot « réalisme » fut surtout employé pour la représentation pénétrante de choses basses, laides, effrayantes dans la sphère de la réalité extérieure, ce qui était d’ailleurs neuf et significatif, il n’est donc pas du tout essentiel à cette époque, en ce qui concerne l’expression « réalisme », de concevoir les images de la laideur et de l’effroi comme des imitations auto-suffisantes ou des métaphores symboliques. Ce qui est décisif c’est la puissance de l’évocation, et en ce sens le poème de Baudelaire est réaliste au plus haut point. Les représentations de la réalité qui y sont évoquées sont certes pensées comme symboliques de part en part, mais elles concrétisent de la façon la plus pénétrante un état de fait toujours horrible, une effroyable réalité – même quand le contrôle de la Raison est en mesure de constater qu’il ne peut s’agir d’une réalité conforme à l’expérience. Apparemment il n’y a pas d’être qui s’appelle Angoisse et qui pourrait planter un drapeau sur un crâne : pourtant l’image du crâne incliné est si puissante que nous la recevons comme un portrait atroce. Cela se passe de la même façon avec les araignées dans le cerveau ou avec les cloches qui sautent et gémissent. Cette symbolique utilise des images dont la puissance réaliste extrême ne laisse à personne la capacité de s’échapper et d’ailleurs, selon l’intention du poète, personne n’a le droit de s’échapper.
9L’autre ligne de l’analyse est le contraste entre le ton élevé du poème et l’absence de toute dignité de l’objet, en grand et en détail ; un contraste qui, pour la plupart des contemporains, produisait une rupture de style et qui fut très fortement combattu, mais qui depuis s’est imposé partout. Les critiques modernes ont essayé, dès l’époque de Baudelaire, et toujours depuis lors, de nier la hiérarchie des sujets, ils ont affirmé qu’il n’y avait pas de sujets hauts ou bas, mais seulement des vers bons ou mauvais, ou des images bonnes ou mauvaises. Mais cette formulation est trompeuse ; elle cache et brouille précisément l’essentiel de ce qui s’est passé dans le mouvement du xixe siècle. La distinction des sujets et de leur traitement d’après leur dignité s’est développée progressivement dans l’esthétique classique en un triptyque : il y avait le grand, tragique et sublime ; puis le moyen, plaisant et doux, et enfin le ridicule, bas et grotesque. À l’intérieur de chacune des trois catégories il y avait beaucoup de niveaux différents et de cas particuliers. Une telle tripartition correspond au sentiment humain, au moins en Europe ; on ne peut l’éliminer du débat. Ce que le xixe siècle a atteint et que le xxe a continué c’est une modification des possibilités de hiérarchisation : il devint possible de considérer de manière sérieuse et tragique des sujets qui appartenaient jusqu’alors nécessairement à la catégorie du bas ou au mieux du moyen, et de configurer leur être propre en œuvre d’art. Les sujets de Flaubert ou de Cézanne, de Zola ou de Van Gogh ne sont pas neutres, de telle sorte que seuls compteraient la maîtrise et la nouveauté du métier ; il n’y a pas de technique nouvelle et géniale sans contenus nouveaux ; mais ces sujets sont sérieux et grands grâce à l’intentionnalité de la forme. Il en va de même des Fleurs du Mal de Baudelaire. On connaît la lettre du 28 février 1866 à Ancelle : Dans ce livre atroce, j’ai mis toute ma pensée, tout mon cœur, toute ma religion (travestie), toute ma haine… Ce n’est pas ainsi qu’écrit quelqu’un qui n’aurait pas vu et décidé d’exprimer dans ses sujets tout le tragique humain, toute sa profondeur et sa grandeur. Il est inutile d’essayer de déterminer l’importance de la pose et de l’exagération, cela faisait partie de sa posture et de son destin. Nous tous, mais surtout les artistes modernes (en tout cas depuis Pétrarque) nous devenons facilement les spectateurs de notre moi. La réalisation de la forme artistique exige une élaboration des thèmes choisis, exige un certain degré de rédaction, qui insiste sur certains aspects de la conformation interne de celui qui travaille ainsi, et en laisse d’autres de côté. Baudelaire, pour qui il n’était pas facile de se prendre en charge et d’arriver à travailler, était particulièrement enclin à exagérer son état et à parader avec ce qu’il ressentait, avec raison, comme original et unique. Mais sa concentration sur des thèmes précis et hautement personnels, ainsi que la puissance de son expression, ne laissent aucun doute quant à sa profonde sincérité.
10Il est sincère, et il voit ses sujets en grand ; sa poésie est du plus haut style. Mais même en compagnie de ceux qui ont fait après lui des tentatives similaires il est un cas extrême ; il se différencie même de Rimbaud par le statique, le stagnant de son état. Il est le premier à avoir conçu comme sublimes des sujets qui ne semblaient pas, d’après leur essence, s’y prêter. Le Spleen de notre poème est un désespoir sans issue ; qui ne peut être ramené à des causes concrètes, on n’a pas de prises sur lui. Un homme vulgaire s’en moquerait, un moraliste ou un médecin conseillerait des médicaments pour le soigner. Mais dans le cas de Baudelaire ce serait en vain. Il a chanté en grand style la peur paralysante, la panique causée par le guêpier inextricable de notre existence, par l’effondrement total dans un état si effroyable – une entreprise au plus haut point honnête mais aussi dangereuse pour la vie. L’allemand a pour ce Spleen une expression d’argot très juste : « das graue Elend » – la misère grise. La misère grise est-elle tragique ? On ne doit pas traiter trop vite les contemporains, qui se sont défendus contre une telle poésie, de bourgeois pédants ; qu’aurait pensé Platon d’une telle poésie ? Baudelaire lui-même a trouvé pour sa misère grise une expression très proche : ma triste misère. Elle se trouve dans le poème Le mauvais moine ; après une description mi-ironique mi-sarcastique de l’activité des moines du Moyen-Âge, qui trouvaient dans la représentation des vérités du salut et de la mort une consolation pour l’ascétisme de leurs vies, il conclut ainsi :
12Ces vers posent un nouveau problème, qui était d’ailleurs déjà contenu dans ce qui a été dit précédemment. Il appartient à la particularité de la misère grise ou de la triste misère qu’elle rende incapable de réussir quelque chose dans sa vie. Même ceux qui, victimes de telles dépressions, les ont plus facilement surmontées que Baudelaire, arrivent dans le meilleur des cas à commencer telle ou telle tâche imposée, en s’appuyant sur leur environnement et leur métier, qui leur demande des performances selon des horaires précis. C’est la voie qui, dans bien des cas, amène à adoucir ou à surmonter ces états. Baudelaire n’avait pas d’environnement et ne menait pas un genre de vie qui aurait exigé de lui des performances régulières. Au lieu de cela il exigeait de lui-même quelque chose de beaucoup plus difficile, d’impossible en fait, et cela lui a réussi : la transformation de sa triste misère en poésie, sauter sans transition de la misère dans le sublime – d’en faire le travail de ses mains, et aussi l’amour de ses yeux. Il n’y a pas d’autre possibilité que celle-ci : c’est la passion de s’exprimer qui l’a poussé à un combat incessant contre la misère grise, un combat où il fut parfois victorieux ; pas souvent, pas assez pour pouvoir vraiment s’en libérer ; car il était, de manière inouïe, non seulement l’ennemi, mais aussi la condition et l’objet de son activité créatrice. Il est difficile de concevoir plus paradoxal : ce qui paralyse et est indigne produit une activité poétique qui semble posséder la plus haute dignité. Et cela confère à ses poèmes le ton élevé qui rend hommage à la performance dans des conditions aussi désespérées, ainsi d’ailleurs que les nombreuses ruptures de style qui proviennent du sujet.
13La misère du poète apparaît sous d’autres formes que nous n’avons pas encore évoquées. La plus grave, la plus douloureuse est sa sensualité passionnée. La sexualité est pour lui un enfer, un indigne enfer de la volupté, un voluptueux enfer ; je crois que Thomas Mann emploie une fois cette expression dans son roman sur Faust. Nous souhaitons revenir au texte pour décrire cela et nous commençons avec un poème dépourvu de caractéristique érotique concrète :
15Ce poème est lui aussi constitué, syntaxiquement, d’un seul mouvement d’ample portée : la principale solennelle et simple Je te donne ces vers, la longue phrase finale qui en dépend avec ses ramifications, et dont le sujet n’apparaît qu’au début du second quatrain (Ta mémoire) ; suivi, dans les tercets conclusifs, de la triple apostrophe (Être maudit à qui… ; Ô toi qui… ; Statue…).Le contenu lui-même n’est pas moins grandiose : la dédicace solennelle du poème à une amante, afin qu’elle ait encore part à sa gloire future. Le lecteur se souvient avec de tels passages de la poésie ancienne, d’Horace, de Dante, de Pétrarque, de Ronsard, ou de Shakespeare (on a aussi cité Corneille et Byron), qui ont évoqué en haut style la postérité du poète, souvent en lien avec l’amant ou l’amante. C’est à de telles références que semble se rattacher l’introduction Je te donne ces vers, avec l’image consécutive du bateau rentrant au port après un long voyage, car il s’agit d’un ton et de représentations élevés. De même la concentration sur un instant déterminé peut s’y rattacher facilement, quand la gloire se réalise (un soir) ; on peut penser à un célèbre sonnet de Ronsard. Mais déjà le mot cervelles – la première version du vers était Fait travailler un soir les cervelles humaines – heurte le lecteur, qui après une telle ouverture s’attend à de la grandeur et à de la dignité ; la survie du nom devient étonnamment ambiguë, et déjà s’annonce ce qui deviendra une certitude dans la strophe suivante : il ne s’agit pas de la gloire qui rend heureux et enrichit les générations suivantes, mais d’une terrible offense (ta mémoire… fatigue le lecteur ainsi qu’un tympanon), qui contraint le futur lecteur frémissant à prendre part à un enlacement répugnant ; le désagréable souvenir de la bien-aimée à qui le poème est dédié solennellement doit, par un fraternel et mystique chaînon, rester lié aux vers orgueilleux – ce qui veut dire que le souvenir n’est pas quelque chose de fier ou d’élevé, mais quelque chose de bas, ce qui se trouve asséné au lecteur avec une opiniâtreté perverse. L’ensemble est d’une rare méchanceté, non seulement contre la bien-aimée (nous n’utilisons cette expression que parce qu’il n’en existe pas d’autres), mais aussi contre le futur lecteur ; car après cela le afin que de la première ligne prend un sens perfide et méchant : le projet du poète dans ses rimes hautaines est perfide, quelque chose comme tyranniser le lecteur futur et se venger de la bien-aimée. Ce dernier thème est développé ouvertement dans l’apostrophe suivante ; car l’apostrophe est une imprécation ; en trois temps : d’abord dans la relation de la maudite avec le poète, ensuite avec le reste de l’humanité, puis pour finir en tant qu’apparition pure. Nous n’aborderons pas maintenant les thèmes individuels – la déchéance du poète en un paria, l’indifférence de la femme, sa figure énigmatique de statue immobile ou d’ange de l’abîme. Mais il faut dire qu’à la malédiction se mêle quelque chose comme de l’admiration et de l’adoration ; elles s’expriment par une critique, à nouveau orgueilleuse et méchante, de ces stupides mortels qui t’ont jugée amère. Ce poème si riche en contrastes, qui reste dans un ton élevé du premier au dernier mot, clôt la malédiction par un vers qui tient presque de l’apothéose.
16Nous savons par d’autres poèmes, qui évoquent directement l’amour ou le désir, ce qu’il y a derrière tout cela. Eux aussi sont presque tous, par leur rythme, leur forme et leur tenue, de haut style. Et pourtant il leur manque presque totalement les thèmes traditionnels du haut style de la poésie amoureuse ; alors qu’au contraire la dimension revendiquée du corporel et du sexuel, et aussi surtout l’effroyable et l’insondable sont mis très fortement en valeur. On doit se souvenir du traitement de ces questions dans la tradition littéraire européenne, pour bien comprendre ce que signifie Baudelaire. Le corporel – sexuel en soi appartient d’après la tradition au style léger [4]. Et le pervers ou l’abyssal de la sexualité ne se retrouve pratiquement nulle part dans la poésie ancienne, à aucun niveau de style [5]. Or c’est ce qui domine chez Baudelaire. Il y a certes quelques allusions à la tradition, comme par exemple le thème de la dévotion à l’aimée (Muse, Madone), mais elles sonnent de manière suspecte, souvent sarcastiquement, et toujours étrangement déformées. On trouve aussi parfois dans les poèmes de Baudelaire l’intime et le tendre, le sentimental de la poésie amoureuse, qui a conquis, depuis le pré-romantisme, une place proche du sublime (Mon enfant, ma sœur…)mais ce n’est pas l’idyllique, l’intime que l’on connaît depuis le Romantisme ; cela ne convient pas du tout au tempérament de Baudelaire ; chez lui s’y associe une saveur nouvelle et étrange.
17Presque partout la relation des amants – ou plutôt de ceux qui sont unis par l’attirance sexuelle – apparaît comme une hypnose mêlée de haine et de mépris, une déchéance qui ne perd rien en violence et en souffrance du fait qu’elle est vécue de manière entièrement consciente (et donc sans défense). L’amour est souffrance, dans le meilleur des cas c’est un étourdissement ; mais c’est aussi la source de l’inspiration, la vraie source de la contemplation mystique du surnaturel, mais ce n’en est pas moins une souffrance humiliante. L’aimée est parfois un être déchu ou trop mûr, le plus souvent une sorte d’idole animale, dont il s’agit d’exprimer de la manière la plus forte l’absence de spiritualité, l’indifférence morale et la stérilité. La représentation au plus haut point maîtrisée d’impressions synesthésiques, l’odorat étant prédominant (respirer le parfum de ton sang, des parfums frais comme des chairs d’enfant, forêt aromatique de la chevelure) contribue à créer une impression unique, à la fois extrêmement sensuelle, froide, animale, cruelle, démoniaque, et sublime. Tout cela est bien connu.
18Il semble qu’il y ait quelques exceptions. Parmi les poèmes dont on suppose ou sait qu’ils sont dédiés à Madame Sabatier [6] il s’en trouvent quelques-uns qui prônent santé et beauté vitale ; ils semblent à première vue appartenir à un genre poétique plus libre et plus heureux. Mais si l’on considère les poèmes dans leur contexte la première impression devient vite problématique. Apparaît alors une étonnante équation entre sainteté et force rédemptrice d’un côté, et triomphante santé charnelle de l’autre. Le superbe et très étonnant vers (dans Que diras-tu ce soir)
20est interprété par quelques autres, comme
Le passant chagrin que tu frôlesEst ébloui par ta santéQui jaillit comme une clartéDe tes bras et de tes épaules,
22ou
David mourant aurait demandé la santéAux émanations de ton corps enchanté
24Il est surprenant et peu harmonieux de spiritualiser et de faire ses dévotions à un enchantement caractérisé aussi crûment comme sensuel et charnel (l’Ange gardien, la Muse et la Madone, ou Chère Déesse, Être lucide et pur). D’ailleurs cela ne va pas. Le poète ne peut pas supporter autant de santé et de foi en la vie ; comme nous l’avons déjà dit, le fait que le soleil brille ne lui sert à rien ; juste à côté de l’admiration et de la dévotion apparaissent la haine et la volonté de destruction :
26Ces vers [7] se trouvent dans le poème À celle qui est trop gaie, une des pièces condamnées par le tribunal, qui se termine par un accès de rage destructrice (Ainsi je voudrais, une nuit… pour châtier ta chair joyeuse… t’infuser mon venin, ma sœur).
27L’aspect haineux et douloureux qui se trouve dans de tels vers serait apparu absolument insupportable à un goût antérieur ; ce n’est pas de cette manière que l’on pouvait comprendre et traiter la souffrance amoureuse (mais en est-ce encore ?) ; même le Romantisme, en tout cas dans la poésie, ne connaît rien de comparable. Beaucoup de poètes, depuis les Provençaux, n’ont pas pu jouir du printemps à cause de la désolation de leur cœur. On peut presque parler d’un motif traditionnel. Qu’on lise par exemple le sonnet 42 de Pétrarque la morte di Madonna Laura (Zefiro torna) pour se rendre compte d’à quel point le poème de Baudelaire est une rupture de style.
28On peut donc dire que tous les poèmes [8] des Fleurs du Mal qui ont affaire avec des objets de sensualité érotique sont, soit remplis de la disharmonie criarde et accablante que nous avons essayé de décrire – ou sont des visions qui invoquent l’étourdissement et l’Ailleurs absolu. Presque partout c’est le plus bas, le plus avilissant qui est exprimé le plus fortement. Ce n’est pas seulement celui qui désire qui devient un esclave conscient et sans volonté, mais l’objet même du désir n’a ni humanité ni dignité ; il est insensible, cruel à cause de son pouvoir et de l’ennui, infécond, destructeur ; il serait inutile de citer longuement et de commenter car c’est connu de tous les lecteurs des Fleurs du Mal. Nous souhaiterions cependant donner quelques exemples particulièrement criards et réussis de cette rupture de style [9]. Dans Hymne à la Beauté il y a ce vers :
30juste après la puissance de la beauté est louée ainsi :
32Et la posture de l’amant est rendue ainsi :
34Nous avons encore choisi deux images stylistiques parmi les représentations du désir, dont on peut laisser agir sur soi le contenu et le rythme ;
Je m’avance à l’attaque et je grimpe aux assauts,Comme après un cadavre un chœur de vermisseaux…
36et
Je frissonne de peur quand tu me dis : « Mon ange ! »Et cependant je sens ma bouche aller vers toi [10].
38Mais il se trouve que la représentation dégradante de la sensualité, et surtout la mise en rapport femme-péché et désir-mort-corruption est une tradition chrétienne qui a toujours existé et qui est apparue particulièrement forte vers la fin du Moyen-Âge. On ne pouvait pas manquer de placer Baudelaire dans ce contexte, d’autant plus qu’il était un ennemi déclaré des Lumières et que l’on trouve dès les Fleurs du Mal des prières ou des tournures analogues. Il est exact que des images et des représentations du christianisme médiéval ont agi sur lui, comme déjà sur les Romantiques. Il est vrai aussi que Baudelaire avait la structure interne d’un mystique, qu’il cherchait dans les phénomènes le surnaturel et qu’il trouvait une seconde sensualité, surnaturelle, anti-naturelle, artificielle et démoniaque. On pourrait d’ailleurs dire, et on l’a dit, que la contemplation du monde sensuel telle qu’elle apparaît dans les FdM serait inimaginable dans une culture païenne. Mais on ne doit pas aller plus loin. On doit à la tradition chrétienne de constater que la direction intérieure des FdM, même si elle n’est pas concevable sans cette tradition, en est totalement différente et lui est inconciliable. Résumons ici simplement les principales caractéristiques de cette différence insurmontable :
391. Ce que le poète des Fleurs du Mal cherche, ce n’est pas la grâce et le salut éternel, mais ou le rien, le Néant [11] ou une sorte d’accomplissement sensuel, la vision d’une artificialité sensuelle (volupté calme, ordre et beauté, luxe, calme et volupté ; voir aussi la vision du Rêve parisien). Son spiritualisme du souvenir et sa symbolique synesthésique sont sensuels, et il n’y a pas, derrière, l’espoir de la rédemption par la grâce divine, mais « l’ailleurs absolu ».
402. Pour chaque interprétation chrétienne de l’existence la rédemption grâce à l’incarnation et à la passion du Christ est la pierre angulaire de l’histoire mondiale et la source de toute espérance. Dans les FdM il n’y a pas de place pour le Christ. La seule fois où il apparaît, dans le Reniement de Saint Pierre, il est utilisé contre Dieu. Cela arrive certes de temps à autre depuis le Romantisme, mais on ne peut concevoir pour le croyant une plus grande confusion et un plus grand aveuglement. Même pour l’historien c’est une incompréhension de la tradition chrétienne digne d’un dilettante. Ce deuxième point n’apporte rien de fondamentalement nouveau par rapport au premier, mais il le complète et montre la situation du poète des FdM encore plus clairement.
413. Le problème de la corruption du sensuel est posé de manière très différente dans les FdM par rapport à la chrétienté médiévale tardive. Dans les FdM le désir damnable a très souvent pour objet le corporel terrestre, corrompu ou bizarre ; la jouissance actuelle du terrestre sain n’y apparaît jamais comme péché. Pourtant l’accusation de la morale sexuelle chrétienne contre la tentation des sens apparaît certes comme transitoire, mais dans tout l’éclat de la jeunesse, en pleine santé terrestre ; Eve avec la pomme n’est pas malade ; le caractère trompeur de la tentation est justement son apparente intégrité, qui est ce qui est promis à la damnation. Le poète des FdM connaît la jeunesse, la plénitude de la vie et la santé seulement comme objets de nostalgie et d’admiration – ou bien d’envie maligne. Parfois il souhaite les détruire, mais il est d’abord tenté de les spiritualiser, de les admirer et de les adorer [12].
424. Il ne s’agit pas pour Baudelaire dans les Fleurs du Mal d’un combat pour l’humilité, mais pour l’orgueil. Certes il s’avilit souvent, ainsi que les choses terrestres ; mais il cherche à maintenir son orgueil dans l’avilissement lui-même. Dans ce contexte nous pouvons évoquer les vers litaniques du poème Bénédiction (Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance…). Ils sont très impressionnants, mais ils sont emplis de la pensée de l’apothéose du poète ; il s’extrait de la race humaine méprisable pour paraître devant le regard de Dieu. De tels vers n’auraient guère pu être écrits avant la célèbre apostrophe de Rousseau à Dieu au début des Confessions. Chez l’un comme chez l’autre il s’agit de parader avec soi-même [13].
43Tout cela ne concerne que les Fleurs du Mal. Nous ne voulons ni ne pouvons nous intéresser à la question du salut de l’âme de l’homme Baudelaire. Il est facile de comprendre que d’importants critiques catholiques se sont intéressés non seulement à Baudelaire mais aussi à d’autres rebelles désespérés du xixe siècle ; ils ont essayé de les interpréter comme autant de paradigmes du combat pour la foi et la percée de la grâce. Des âmes comme celle de Baudelaire sont les âmes choisies de notre époque, ou d’une époque guère éloignée [14]. Mais ce n’est pas ce qui nous intéresse ; nous n’étudions pas l’histoire de l’âme de Baudelaire, mais les Fleurs du Mal. C’est une œuvre de désespoir et de l’amère volupté du désespoir. Son monde est un cachot, dans lequel il y a parfois étourdissement et apaisement, et même auto-jouissance extatique de l’orgueil artistique, mais il n’y a pas d’évasion possible du cachot. Il ne doit d’ailleurs pas y en avoir. Jean-Paul Sartre, précis et concret, peut-être un peu trop orienté, a excellemment montré [15] comment l’homme Baudelaire s’était lui-même frayé un chemin sans issue et comment il avait lui-même muré tout retour en arrière et toute issue. Il est important de constater, pour ce qu’il en est de la détermination de la situation historique des Fleurs du Mal, qu’un être humain pouvait arriver précisément au milieu du xixe siècle à avoir une telle structure interne et une telle biographie, et que c’est justement à cette époque qu’un homme de cette sorte parvint à une pleine expression, et qu’ainsi il exposa quelque chose de caché à cette époque, et que beaucoup, grâce à lui, découvrirent peu à peu. Les époques se préparent leurs possibles représentants, elles les sélectionnent, les forment, les poussent en pleine lumière et elles se révèlent en eux.
44Il n’y a pas d’issue, et il ne doit pas y en avoir. Le poète des Fleurs du Mal hait la réalité du temps dans lequel il vit ; il méprise ses tendances, progrès et bien-être, liberté et égalité ; il frissonne devant ses plaisirs, il hait le vivant, le jaillissant, l’endevenir de la nature [16] ; il hait l’amour, en tant qu’il est « naturel ». À tout cela il oppose un mépris d’autant plus fort qu’il est lié à la conscience de n’avoir jamais fait l’expérience de la plupart de ses choses, de ne jamais s’en être approché sérieusement. Il n’invoque les forces de la foi et de la transcendance qu’en tant qu’elles se laissent utiliser comme armes ou comme symboles de fuite contre la vie ; et en tant qu’elles servent le culte jaloux, exclusif de ce qu’il aime vraiment et qu’il poursuit de toutes ses forces – forces déjà presque émoussées par tant de résistance sans espoir : l’absolue création du poète, l’artifice absolu, soi-même en tant qu’élaboration artificielle. C’est le moment d’examiner de nouveau un texte, le poème La Mort des Artistes, qui clôturait la première édition des Fleurs du Mal, et dont la version définitive (1861) [17] est la suivante :
46Il y a peu de doute qu’il s’agit du combat de l’artiste pour quelque chose d’absolu : une aspiration déformée par un amer désespoir vers l’archétype au sens platonicien ou néo-platonicien. La morne caricature, devant laquelle l’artiste s’abaisse comme un clown, ne peut être rien d’autre que l’apparition terrestre humiliée ; pour parvenir grâce à elle à l’archétype mystique, il a besoin de toutes ses forces vitales. Pour autant le poème, malgré l’extrême précision de l’expression de l’indignité de l’apparition terrestre, peut encore se concilier avec la tradition d’une ascension vers la vision de l’archétype. Mais ce qui est tout à fait inconciliable avec cette tradition millénaire, c’est la façon dont est évoqué l’archétype lui-même. Il est d’abord appelé la grande Créature, ce qui sonne de façon sensuelle et péjorative, et rappelle aux lecteurs qui connaissent les Fleurs du Mal le souvenir du démoniaque, de l’absence de tout sentiment, et la faim stérile du pouvoir (voir Hymne à la Beauté, La Beauté) ; un peu plus tard il l’appelle, d’un sarcasme, leur Idole. Il y a encore plus grave : la façon dont il décrit la quête de l’archétype. La tradition de la littérature mystique et inspirée n’a jamais représenté cette quête, fût-elle si pénible et vaine, autrement que grande et noble ; elle semblait la forme la plus haute d’activité et d’efforts auxquels l’homme pouvait s’adonner. Mais le poète de nos vers l’appelle infernal désir, comme si c’était un désir vicieux. Les méthodes qu’elle met en œuvre apparaissent comme de subtils complots, qui usent l’âme ; l’expression est intraduisible, mais contient quelque chose comme de la ruse, de l’attentat, de la tromperie. Ceux qui ne verront jamais leur Idole, sont humiliés et maudits (damnés et marqués d’un affront). Montaigne dit dans l’essai XX du livre I : L’entreprise se sent de la qualité de la chose qu’elle regarde ; car c’est une bonne partie de l’effect, et consubstantielle. Si cela est vrai, et c’est vrai, alors l’humiliation de la quête humilie aussi le but. Il y a certes à la toute fin du poème une subite ascension ; il semble qu’apparaisse un espoir ; il s’appelle la Mort, planant comme un soleil nouveau : il fera « s’épanouir les fleurs de leur cerveau ». Cela aussi serait compatible avec la tradition. Au dessus de la vision, qui apparaît parfois dans l’excessus mentis du vivant, plane le regard de Dieu en auréole, qui ne peut plus être retiré aux âmes sauvées. Mais ici, dans le poème de Baudelaire, la mort ne s’appelle pas félicité éternelle ; les mots étrange et sombre Capitole l’excluent. Ils excluent aussi toute autre forme d’accomplissement dans la transcendance ; tout le tercet, dont le rythme semble si fortement ascendant, a quelque chose de rauque et de discrètement sarcastique. Qu’en est-il donc de l’Espoir ? Comment le Néant peut-il être un nouveau soleil, qui ferait s’épanouir les fleurs ? Je n’ai pas de réponse. On n’en trouve aucune dans Les Fleurs du Mal [18]. On y trouve, juste après notre poème, une description de la Mort, dans Le Rêve d’un curieux ; elle se termine par ces mots :
48L’archétype, la grande Créature, est pour le poète un objet de désir désespéré et en même temps de mépris sarcastique. En tant que réalité transcendante il n’est rien ou pire que rien, un Néant qui se moque et humilie par son néant celui qui aspire vers lui.
49Mais ainsi Baudelaire est injuste envers lui-même. C’est l’infaillibilité de son désespoir qui lui confère la dignité et l’importance qu’il possède parmi nous. La rectitude infaillible qui lui rend impossible, même pour un instant, d’adorer les Baals dans un temps sans dieux, est sa grandeur. Son dandysme et ses poses ne sont rien d’autre que les déformations qu’un tel combat impose au lutteur désespéré. Celui qui s’intéresse à lui comprend dès les premiers vers que son dandysme esthétique n’a rien à voir avec la posture des artistes de la forme pré-parnassiens ou parnassiens, avec Gautier ou Leconte de Lisle. Les Fleurs du Mal ont une toute autre amplitude. Baudelaire ne peut pas disparaître derrière son œuvre. Il y est en plein, humilié, déformé et sublime. C’est un livre consubstantiel à son auteur, pour citer à nouveau Montaigne. De même qu’il est paradigmatique pour toute une époque, de même a-t-il donné à cette époque un nouveau style poétique : un mélange du bas et méprisable avec le sublime ; une potentialisation de l’affreux réaliste pour le symbolique, ce que personne n’avait encore fait dans une telle mesure, et surtout pas dans la poésie lyrique, cela n’était même pas concevable. C’est aussi chez lui que l’on trouve pour la première fois pleinement formés ces assemblages surprenants et apparemment incohérents que Royère appelle des catachrèses, et qui ont fait que Brunetière a reconnu dans le poète des Fleurs du Mal « le génie de l’impropriété ». Nous en avons cité quelques-uns au cours de cette étude, par exemple Des cloches tout à coup sautaient avec furie, ou La mort, planant comme un soleil nouveau. La puissance visionnaire de ces assemblages devint décisive pour la poésie ultérieure ; ils paraissaient être l’expression adéquate aussi bien pour l’anarchie interne que pour un nouvel ordre encore caché mais voué à une prochaine aurore. La nudité de l’existence générale et concrète d’une époque a été exprimée d’une façon parfaite et toute nouvelle par ce poète, dont l’être et la vie étaient si particuliers. Son style n’était pas simplement fondé sur sa situation et ses besoins personnels, mais il s’avéra que dans son personnage extrêmement raffiné s’incarnaient une situation et un besoin bien plus universels. Maintenant, alors que la crise de notre civilisation (encore latente à l’époque de Baudelaire, pressentie par très peu de gens) s’approche du moment décisif, on peut peut-être compter avec un affaiblissement de l’influence de Baudelaire ; dans un monde totalement transformé et peut-être bientôt réorganisé de nouvelles générations peuvent perdre l’ accès à ses problèmes, à sa posture [19]. Mais la signification historique des Fleurs du Mal est inébranlable. La figure humaine qu’elles montrent est d’une même importance pour la destruction ou la transformation de la tradition européenne que celle d’Ivan Karamazov. Il n’y a pas que la forme de la poésie lyrique moderne qui n’est pas concevable sans les Fleurs du Mal, mais aussi celle d’autres genres littéraires du siècle passé – cela fait déjà presque un siècle : on trouve les traces de Baudelaire chez Gide, Proust, Joyce et Thomas Mann aussi bien que chez Rimbaud, Mallarmé, Rilke et Eliot. Le niveau de style de Baudelaire, ce mélange que nous avons essayé de décrire, est toujours aussi vivant.
50Ce petit travail ne doit cependant pas s’achever sur l’éloge des conquêtes littéraires de Baudelaire, mais avec son thème initial, la remarque sur le caractère effroyable des Fleurs du Mal. La laideur et le désespoir, les tentatives vaines et absurdes de s’étourdir et de fuir sont le noyau de leur contenu. C’est pourquoi il faut d’un mot défendre les critiques qui ont rejeté énergiquement le livre. Parmi eux il y en a certains, pas tous, qui l’ont mieux compris que bien des admirateurs contemporains ou ultérieurs. Une œuvre qui exprime de l’effroyable est mieux comprise par ceux qui ressentent cet effroi dans leurs os, même s’ils sont furieux, que par ceux qui n’expriment que leur ravissement devant la performance artistique. Celui que l’effroi saisit ne parle pas de frisson nouveau, ne crie pas Bravo et ne félicite pas le poète pour son originalité. Même l’admiration de Flaubert est trop esthétique, alors qu’elle est magnifiquement formulée [20]. L’évidence avec laquelle la plupart des critiques ultérieurs n’ont évalué le livre que d’un point de vue esthétique, en écartant d’emblée avec mépris tout autre critère, ne nous semble pas approprié à l’objet. Certes Baudelaire n’aurait sans doute pas été de notre avis ; il était totalement contaminé par l’idolâtrie de l’art qui nous fascine depuis longtemps. Quelle étrange apparition : un prophète de malheur, qui n’attend pas d’autre effet sur ses auditeurs que de l’admiration pour sa performance artistique ! Ponete mente almen com’io son bella [21] – c’est ainsi que Dante termine sa Canzone aux mobiles du troisième ciel. Mais de tels mots peuvent-ils s’appliquer à des poèmes dont le sens est aussi présent et pressant, dont la beauté est si amère que ceux des Fleurs du Mal ?
Notes
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[1]
Cette étude d’Erich Auerbach fait partie du recueil Vier Untersuchungen zur Geschichte der französischen Bildung, Bern, Francke Verlag, 1951.
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[2]
L’italique signale mots ou expressions en français dans le texte. Les vers entiers étant tous en français dans le texte original. (Ndt)
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[3]
Chez E. Raynaud, Charles Baudelaire, Paris, 1922, p. 105, on trouve la citation suivante dans un drame des années quarante : Quel plaisir de tordre/ Nos bras amoureux,/ Et puis de nous mordre/ En hurlant tous deux. On peut aussi penser au poème de Leconte de Lisle sur le chien abandonné, Les Hurleurs.
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[4]
Sum levis, et mecum levis est, mea cura, Cupido, dit Ovide, Amores 3,1, 41. Cela est fini depuis Baudelaire ; la conception légère du sexe en poésie est devenue kitsch et pornographie. Au xviiie siècle, par exemple chez Chaulieu ou Voltaire, il en allait encore tout autrement. Dans cette optique il est intéressant de lire les recommandations de Baudelaire à ses avocats, quand les FdM furent attaquées pour obscénité ; on les trouve dans plusieurs éditions et biographies. Il y affirme le caractère sérieux de ses vers contre les polissonneries de beaucoup de poèmes « légers » de Béranger et de Musset, qui n’avaient pas été attaqués. Il devient clair, quand on lit ces poèmes, que ce « style léger » de l’érotisme était devenu impossible, dépourvu de toute finesse.
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[5]
De tels sujets sont rarement abordés même en prose. On trouve quelques allusions tranquilles chez Montaigne. Crépet, dans son édition critique, (Ch.B. Les Fleurs du Mal, Edition critique établie par Jacques Crépet et Georges Blin, Paris 1942, désormais citée FdM Crépet-Blin, p. 431)évoque une fois l’hypothèse que Baudelaire ait lu de tels passages chez Montaigne ; il s’agit en l’occurrence des Essais II, ch. XV. C’est sûrement possible. Mais il n’en a rien appris.
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[6]
Semper eadem, Tout entière, Que diras-tu, Le Flambeau vivant, À celle qui est trop gaie, Réversibilité, Confession, L’Aube spirituelle, Harmonie du Soir, Le Flacon, Hymne.
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[7]
Une lettre de Baudelaire à Fernand Desnoyers, parmi beaucoup d’autres déclarations analogues, est vraiment caractéristique. Elle est souvent reproduite, par exemple FdM Crépet-Blin, p. 463.
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[8]
Le tendre et beau poème Je n’ai pas oublié se rapporte à une époque heureuse de sa prime jeunesse, avec sa mère, avant son remariage. Quand apparaît ailleurs dans les FdM quelque chose de doux et tendre c’est le plus souvent trompeur. C’est authentique là où il veut convaincre une amante de le suivre dans la fuite, le renoncement, le calme, l’engourdissement ; il y a alors des mouvements comme Mon enfant, ma sœur ou Ô ma si blanche, ô ma si froide Marguerite.
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[9]
Jean Royère appelle de telles ruptures de syle des catachrèses et il les décrit très bien (Poèmes d’amour de Baudelaire, Paris 1927). Royère voit en Baudelaire un mystique catholique, à propos des vers dans Hymne à la Beauté, dont nous avons cité plus haut une partie (L’amoureux pantelant…) il écrit (p. 123) : Quant à commenter plus directement de pareils vers, je m’y refuse, je me contente de me les réciter chaque jour comme un Pater et un Ave. Il y a beaucoup d’autres choses exagérées dans son livre, et presque tous ses concepts me paraissent arbitraires et marqués de dilettantisme. Et c’est pourtant un beau livre.
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[10]
Ce vers est un bon exemple de l’alexandrin romantique ternaire, avec césure non à la sixième, mais à la quatrième et à la huitième syllabe. Il faut le lire et le goûter ainsi.
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[11]
Il y a un passage où même le Néant ne lui semble pas encore assez. On le trouve dans les Projets de Préface pour une Edition nouvelle, vers la fin, dans le paragraphe qui commence par les mots D’ailleurs, telle n’est pas.. (FdM Crépet-Blin, p. 214).
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[12]
Voir à ce propos les vers à Mme Sabatier (Ta chair spirituelle a le parfum des anges) ; ou les vers suivants du Sonnet d’automne : « Mon cœur, que tout irrite,/ excepté la candeur de l’antique animal… ». On peut y ajouter aussi finalement le poème J’aime le souvenir de ces époques nues ; même si l’apothéose finale de la jeunesse (À la sainte jeunesse…) est très étonnante chez Baudelaire. Voir la remarque dans FdM Crépet-Blin, p. 303.
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[13]
Royère écrit quelque part : Baudelaire… ne serait peut-être pas éloigné d’une théologie qui mettrait l’homme, en quelque manière, au niveau de Dieu (op.cit., p. 58). Ce serait la théologie du Diable. Certes dans ce passage Royère parle plus de l’homme que de la créature humaine. Mais cela ne fait pas de différence.
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[14]
L’expression âmes choisies vient des Mémoires de Saint-Simon, mais il est possible qu’on la trouve encore plus tôt au xviie siècle. Le principe du choix a changé depuis.
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[15]
Charles Baudelaire, Ecrits intimes, Intr. par J.P.Sartre, Paris, 1946.
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[16]
Sa haine de la nature résonne souvent comme chrétienne (la femme est naturelle, c’est-à-dire abominable ; ou le commerce est naturel, donc il est infâme ; in Mon cœur mis à nu). Mais c’est si absurdement exagéré (j’aime mieux une boîte à musique qu’un rossignol, d’après les Souvenirs de Schaunard) que cela ne fonctionne plus que comme révolte. – Sur l’Apocalypse comme source de ses visions de paysages sans plantes (Apoc. 21-22 ; Rêve parisien) voir J.Pommier, La Mystique de Baudelaire, Paris 1932, p. 39.
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[17]
La première version parut en 1851 dans Le Messager de l’Assemblée ; elle donne les quatrains sous une forme très différente, plus faible et plus douce. Dans les FdM de 1857 le poème a son texte définitif, à l’exception de la troisième ligne, qui est : Pour piquer dans le but, mystique quadrature…
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[18]
Crépet (FdM Crépet-Blin, p. 518) écrit :La Mort des Artistes la plus mallarméenne peut-être des Fleurs du Mal. C’est indéniable. Mais peut-être est-ce aussi l’endroit où l’on peut le plus exactement observer à quel point le caractère de Mallarmé est non-baudelairien.
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[19]
Un état d’esprit auquel Baudelaire aura cessé de correspondre, dit E. Raynaud, op.cit., p. 307.
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[20]
Il utilise pour le style de Baudelaire (comme Taine plus tard) le mot âpre et écrit : Vous chantez la chair sans l’aimer. Les mots de Flaubert sont certainement, avec une lettre d’Ange Pechméja, la meilleure critique contemporaine ; en face je citerais, comme exemple des réactions contemporaines adverses, J.J.Weiß. – On trouve ces commentaires entre autres chez Eugène Crépet,CharlesBaudelaire, Etude biographique, revue et mise à jour par Jacques Crépet., Paris 1906 (Flaubert, p. 359, la lettre de Pechméja, p. 414, Taine p. 432). Mais le procès des FdM et la réception contemporaine du livre sont traités en détail par la plupart des éditions critiques et dans d’autres biographies. La synthèse critique la plus complète est certainement celle de Vergniol, dans la Revue de Paris, août 1917.
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[21]
« Car prenez garde au moins si je suis belle ! », Dante, Œuvres complètes, Gallimard, « La Pléiade »,1988 trad. A Pézard, p. 312.