Couverture de POESI_117

Article de revue

L’antimatière de Zanzotto

Pages 267 à 271

Notes

  • [1]
    Giovanni Raboni, L’opera poetica, Garzanti, I Meridiani, 2006, 1871 p. Avec un texte introductif d’Andrea Zanzotto, édition établie par R. Zucco.
  • [2]
    Article paru sous le titre « Nel Bosco di Zanzotto » (Dans le bois de Zanzotto) dans Rinascita, 16 mars 1979.
  • [3]
    Article paru sous le titre « La poesia di Zanzotto al di là della parola “Fine” » (La poésie de Zanzotto au-delà du mot « Fin ») dans Il Messaggero, 8 juin 1983.
  • [4]
    Article paru sous le titre « L’idioma di Zanzotto svela l’archeologia del futuro » (L’idiome de Zanzotto dévoile l’archéologie du futur), dans « Tuttolibri », supplément de La Stampa, 2 août 1986.

1La rentrée poétique 2006 a été marquée par la publication du volume des Meridiani qui rassemble l’œuvre poétique de Giovannni Raboni [1].

2Ce texte est extrait du volume, La poesia che si fa. Cronaca e storia del Novecento poetico italiano. 1959-2004. (La poésie en train de se faire. Chronique et histoire de la poésie italienne au XXe siècle. 1959-2004), éd. Andrea Cortellessa, Milano, Garanti, 2005, p. 311-317.

3Commençons par le titre. Pourquoi Le Galaté au Bois ? Pour répondre avec un minimum de précision à cette question, il faut se mesurer à la stratification et à l’entrelacement des significations – les « hypersédimentations », dirait le poète – dont l’œuvre de Zanzotto (depuis toujours et avec ce livre en particulier) se compose et se nourrit. Le Bois est donc, de façon réaliste (voir les indispensables notes d’auteur), le bois qui autrefois recouvrait le territoire de Montello, lieu sacré pour la poésie de Zanzotto – indéfectiblement liée, comme chacun sait, dès l’origine, à une géographie, pour ne pas dire à une topographie circonscrites, étroites, « municipales », et par là même fantastiquement dilatables et proliférantes –, mais aussi pour l’histoire nationale, puisqu’il a été le théâtre de batailles effroyables qui firent plusieurs dizaines de milliers de morts et permirent en 1918 la victoire italienne contre l’Autriche-Hongrie. De ces combats témoignent les nombreux ossuaires dont Zanzotto, à un moment donné, trace avec une diligence à la fois compatissante et obsessionnelle, « perverse », une « ligne » qui ose être graphique, typographique et dont il indique ensuite le prolongement à l’est jusqu’à la Mer Adriatique, au nord-ouest jusqu’à la Manche…

4Mais le Bois est aussi l’emblème très actuel d’une destruction et d’un remords : après être resté en activité pendant des siècles, jusque dans les batailles, il est aujourd’hui réduit, supplanté par des « lotissements » et des « villas pour le week-end » (le thème de la Terre Mère à laquelle la bêtise fait à la fois violence et offense est depuis longtemps, rappelons-le, l’un des grands motifs de la poésie zanzottienne, comme le montre par exemple le court poème éponyme de La Veillée). Le Bois est encore le lieu où, dans une chartreuse et une abbaye désormais détruites ou en ruines, furent élaborés le célèbre Galaté de Giovanni della Casa (et l’on pourrait donc parler, sans impropriété, du Bois du Galaté) et d’autres exercices fort nobles, en italien et en latin, de savoir et de vertu humanistes. Enfin, et peut-être surtout, dans la mesure où la métaphore prévaut, qu’on le veuille ou non, sur le registre des circonstances, quelque ambiguës et riches qu’elles soient, il s’agit du Bois de l’Histoire et de la Vie, c’est-à-dire de tout ce qui n’est « en aucun cas codifiable », de même que, symétriquement, le Galaté est aussi et surtout l’improbable et impossible (et cependant, et même à plus forte raison, indispensable) système de « règles ténues qui assurent le maintien des symbioses et des vies communes, et les réticules du symbolique, de la langue aux gestes et peut-être à la perception elle-même […], au sein du remous d’abus qu’est la réalité ».

5On voit bien qu’il ne s’agit pas d’un entrelacement indifférent et que son poids dramatique n’est pas négligeable. Et nous n’en sommes qu’à l’« explication » du titre, c’est-à-dire, pour simplifier, l’identification des thèmes, du noyau ou du développement thématique. Quant à savoir comment les thèmes mêmes s’incarnent et se déploient, se confirment et se contredisent dans le projet d’exécution et dans l’espace expressif concret de ce livre, c’est ce qu’il faudrait établir grâce à une lecture attentive et patiente, et décrire avec d’abondantes citations, même si, à mon avis, jamais comme avec cette œuvre Zanzotto ne semble s’être approché de la mesure du Livre (entendu non pas comme réservoir ou recueil, mais vraiment comme organisme insécable, parce que et tant qu’il vit) et se soustraire ainsi à tout échantillonnage procédant par fragments ou, pire encore, par morceaux de bravoure de « poésie pure ». Je me limiterai, en attendant, à quelques constats et hypothèses à caractère structurel, en observant qu’à l’opposition portante (mais il vaudrait bien mieux parler d’un couple de forces, d’un binôme en tension) entre Galaté et Bois, c’est-à-dire entre l’image-espérance d’une cohabitation, en dépit de tout, de l’homme avec l’homme et de l’homme avec la nature, et l’image-désespoir-remords de la réalité vécue comme explosion, et en même temps répression et manipulation, du sauvage, de l’irrationnel et du féroce, correspond avec une émouvante rigueur – j’oserais même dire simplicité –, dans le texte, l’opposition et l’équilibre (leur négation et tout à la fois leur intégration réciproque) du langage et de l’antilangage, de la forme et de l’antiforme (il suffit de penser au recours, qui n’est poundien qu’incidemment, à des signes, des dessins, des citations, des présentations de l’objet même), de la parole lyrique et de la parole ironico-didascalique, où fait ponctuellement irruption une narrativité à peine stridente, accélérée ou figée. Il me semble que l’on trouverait un cas extrême, et probant jusqu’à l’éloquence provocante du schéma, de cet équilibre grandiose parce que périlleux et incertain, ou, si l’on préfère, de ce déséquilibre parfaitement calculé, dans la coprésence d’une métrique ouverte et presque indifférente, percussive, volontairement éventrée, un peu à la Soffici, dirais-je, et du retour fétichiste et presque terroriste à une forme par excellence fermée et violemment réglée comme le sonnet, dans la variante véritablement hyperbolique, qui plus est, d’un « hypersonnet », c’est-à-dire d’une série de quatorze sonnets « qui occupent chacun la place du vers d’un sonnet ». Tout se passe comme si le maximum de liberté et le maximum de contrainte, la tendance à réduire à zéro la règle et son renforcement exponentiel se reflétaient et, peut-être, s’équivalaient. On pourrait formuler une observation analogue, probablement, sur l’alternance et l’entrelacement paisibles d’une langue cultivée et précieuse et de la langue de la communication, des jargons et du dialecte, même s’il faut entendre ce dernier dans une acception non pas expressionniste, mais caressante, qui prend racine dans le balbutiement infantile, le petèl. Mais nous touchons fatalement à la fin de ces notes, dont je souhaiterais qu’elles restent comme la trace et la préfiguration d’une analyse à conduire sur le plan de l’anthropologie culturelle bien plus que sur le plan spécifiquement littéraire (ou, du moins, au-delà) [2].

6Un mouvement spontané me pousse, quelques mois après sa parution, à rouvrir le dernier recueil de poésies de Zanzotto. Si je reviens à Phosphènes, c’est parce que j’ai le soupçon, et même le remords, d’avoir omis, au temps de ma première lecture, quelque chose d’important, d’avoir manqué, par impatience, quelque nœud essentiel. Il m’avait alors semblé que le livre, dans son obscure transparence, constituait, comment dirais-je, une sorte d’épilogue, un dénouement définitif ; j’avais l’impression que la poésie de Zanzotto avait touché, avec ce livre, un point de non-retour dans son long itinéraire du silence au silence, d’une extase à un désarroi, et qu’il fallait donc prendre à la lettre l’auteur quand, en note, il définissait comme « fort improbable » la trilogie autrefois annoncée et dont Phosphènes aurait pu et dû être – entre Le Galaté au Bois et un livre à venir –, la deuxième partie, le segment central.

7Aujourd’hui, la relecture m’amène à me demander si ce n’est pas sur ce point que j’ai manqué la cible. En considérant le livre en lui-même et pour lui-même, il était presque inévitable de prendre Phosphènes pour une verbalisation finale de la mort de la terre. Nimbée de « brumes » et de « gélatines », transie, brûlée par toutes les pollutions réelles et métaphoriques possibles, la « campagne » – lieu électif de l’imagination poétique de Zanzotto – semblait présenter un diagramme irréversiblement plat. Plus de tressaillements ni de mots : on assistait à la liquidation définitive de toute marginalité végétale (moisissures, lichens) et de toute résidualité humaine (le bavardage des villageois, le dialecte, l’auberge)… Comme si l’homme – entendu, bien sûr, comme genre humain, comme protagoniste de l’Histoire – avait fait place nette de tout et qu’il ne restait au poète que la célébration, par une élégie tourmentée et impassible, de l’avènement du désert et de la glace.

8Et si, au contraire, cette image, indubitablement présente et dominante dans Phosphènes, n’était pas le sigle de la clôture, la toile de fond du mot « Fin », mais bien plutôt une image de transition, une extrapolation, peut-être même un exorcisme ? Si, en somme, la trilogie n’était « improbable » qu’au nom de l’ironie et de la superstition et que la troisième partie était déjà conçue, commencée, peut-être même écrite, ou contenait ou s’apprêtait à contenir une série nouvelle et « positive » de médiations, d’antidotes, de conjurations ?

9L’hypothèse me semble, je l’avoue, fascinante et rien moins qu’absurde. Au fond, on ne fait qu’une supposition de commodité, très souvent arbitraire, lorsqu’on considère le nouveau livre d’un écrivain comme son « dernier mot ». Il s’agit très souvent, au contraire, d’une parole au milieu d’autres, strictement contemporaine à d’autres. Seul le temps, l’avenir nous donneront la bonne perspective et nous indiqueront la position exacte de ce texte précis dans un contexte en cours d’élaboration.

10Pensé (ou, si l’on veut, imaginé) en ces termes, Phosphènes apparaît soudain comme un livre plus ouvert et plus lumineux. Moins transparent, certes, mais aussi moins obscur ; moins parfait, peut-être, mais traversé d’un tissu subtil et inquiétant de lignes de force et de vecteurs. Des lignes et des vecteurs qui proviennent de l’affabilité désespérée du Galaté au Bois, suspendue au-dessus du « remous d’abus qu’est la réalité », et qui vont – en s’immergeant dans des brumes, des gels et des abstractions, mais peut-être pour les traverser, pour arriver à un ailleurs – vers le livre d’aujourd’hui, de demain.

11Je ne voudrais pas conclure sur une note d’optimisme trop béat et « humaniste ». Phosphènes reste, pour l’instant, ce qu’il est : une carte glaçante, minutieuse, labyrinthique de ce qui n’existe plus et n’est plus vivable. Et il n’est pas dit que Zanzotto soit vraiment en train d’écrire, après sa Grande fugue, sa Neuvième symphonie… Mais le lecteur est fondé, selon moi, à rester en attente [3].

12Plus que la conclusion d’une trilogie commencée en 1978 avec Le Galaté au Bois et poursuivie en 1983 avec Phosphènes, il me semble qu’avec son dernier livre de vers, Idiome, Andrea Zanzotto nous présente son travail des dix dernières années sous une forme nouvelle, comme sur une plateforme qui, lentement, patiemment tournerait sous nos yeux. Lui-même, du reste, dans la première de ses précieuses notes qui concluent le volume, parle non pas d’une trilogie, mais d’une « pseudo-trilogie » et précise : « Moments non chronologiques d’un même travail, qui renvoient l’un à l’autre à partir de n’importe lequel d’entre eux, même s’il y a une certaine discontinuité, voire un désaveu réciproque. »

13Cela me paraît on ne peut plus clair. Et je m’étonne qu’un lecteur pénétrant comme Pier Vincenzo Mengaldo, qui choisit comme point de départ, dans un écrit remarquable consacré à Idiome, précisément cette citation, n’en tienne manifestement pas compte par la suite, s’il oppose continuellement le « présent » de ce livre à un « passé » qui inclut l’histoire de Zanzotto jusqu’à Phosphènes inclus.

14Ce point, si je ne m’abuse, n’a rien d’anecdotique. Il s’agit même, à plus d’un titre, du point décisif. Il m’était par exemple arrivé (et je n’exclus pas qu’à d’autres soit arrivé exactement le contraire) de recevoir du Galaté au Bois des décharges immédiates et parfaitement nettes, et de Phosphènes, au contraire, des signaux plus faibles, des images surexposées, comme si le livre suivait, par rapport à mon observation, une orbite un peu excentrique.

15Eh bien, j’ai l’impression qu’avec Idiome tout se remet en branle et se dispose vraiment, et presque à la lettre, en cercle… Je veux dire par là que les trois livres ne se succèdent pas, mais s’encastrent l’un dans l’autre, s’appartiennent mutuellement – ou, pour ne pas trop nous éloigner de l’image de la plateforme tournante, qu’ils sont destinés à se superposer dynamiquement, à composer un film.

16Comment cela est-il possible ? Avant de tenter de répondre, il faut naturellement rappeler que Zanzotto (je crois que sur ce point nous sommes tous d’accord) est un poète « difficile » : difficile aussi, et peut-être surtout, dans la manière d’alterner des zones d’obscurité littérale, effective et des zones d’une transparence trompeuse, des pics peut-être insurmontables, mais en tout cas visibles, et des traversées planes et semées d’embûches comme des sables mouvants. Je veux dire par là que toute clé de lecture ne peut être, dans son cas, que spécifiquement conjecturale.

17Les pages en dialecte sont, dans Idiome, fort nombreuses : il ne s’agit pas du dialecte éblouissant, du dialecte-défi de La Veillée, mais d’un dialecte pauvre, rauque, terreux comme les choses et les idées auxquelles il donne voix. On observera que c’est dans le même dialecte qui lui sert à célébrer avec commisération les « humbles métiers » que Zanzotto s’adresse à d’anciens compagnons, réels ou imaginaires – Pasolini, Charlot –, mais non pas comme un vivant s’adresse à des morts glorieux, bien plutôt comme un demi-vivant s’adresse à d’autres demi-vivants, comme un demi-mort à d’autres demi-morts.

18Je pourrais multiplier les exemples, mais les exemples nous entraînent loin, et souvent ailleurs. Il importe, pour l’instant, de suggérer comment et pourquoi la matière tend à s’écouler vers l’un ou l’autre des trois lieux ou enclos, et comment à chacun d’eux préside, idéalement, une approche anthropologique différente et incombe, pour ainsi dire, une orchestration différente : de la partition pour cuivres du Galaté à celle pour cordes, célesta et percussions de Phosphènes et à celle, eût dit Montale, pour « roseaux » de cet ultime volet conclusif du retable [4].


Date de mise en ligne : 01/10/2016.

https://doi.org/10.3917/poesi.117.0267

Notes

  • [1]
    Giovanni Raboni, L’opera poetica, Garzanti, I Meridiani, 2006, 1871 p. Avec un texte introductif d’Andrea Zanzotto, édition établie par R. Zucco.
  • [2]
    Article paru sous le titre « Nel Bosco di Zanzotto » (Dans le bois de Zanzotto) dans Rinascita, 16 mars 1979.
  • [3]
    Article paru sous le titre « La poesia di Zanzotto al di là della parola “Fine” » (La poésie de Zanzotto au-delà du mot « Fin ») dans Il Messaggero, 8 juin 1983.
  • [4]
    Article paru sous le titre « L’idioma di Zanzotto svela l’archeologia del futuro » (L’idiome de Zanzotto dévoile l’archéologie du futur), dans « Tuttolibri », supplément de La Stampa, 2 août 1986.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.86

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions