1Léopold Peeters, philosophe et philologue, auteur de nombreux articles et essais, est professeur à l’université de Pretoria.
2On ne cesse de le répéter, la poésie n’occupe pas ou plus le devant de la scène culturelle mondiale. Deux préjugés règnent à cet égard : la poésie serait intraduisible et ne pourrait donc pas être lue par le grand public, elle serait de ce fait restreinte dans sa portée et ne pourrait pas vraiment se répandre dans le monde pour y éclairer l’humanité et ainsi exercer une influence. Ce serait dès lors le roman en particulier et la prose en général, plus facilement compréhensible et traduisible, qui peuvent imposer leur présence et traiter effectivement et avec compétence les problèmes contemporains à l’échelle mondiale. Il peut donc sembler que nous ayons atteint la fin de la poésie. Pourtant, dans le contexte de ce qu’on a maintenant l’habitude d’appeler la post-modernité, il est de coutume de se servir de la polysémie des termes pour marquer une autre fin, celle du sens sur lequel on pourrait se mettre d’accord et qu’on admettrait pour sa valeur communautaire. Un sens en cacherait toujours un ou plusieurs autres de sorte qu’on puisse entrer dans le jeu des sens qui, lui, pourrait donner l’impression de pouvoir se prolonger sans fin. Le vocable « fin » peut également donner lieu à ce jeu des polysémies profitables au doute quant à la possibilité du sens puisqu’il signifie à la fois « moment auquel s’arrête un phénomène » et « disparition d’un être », celle en ce cas de la poésie, mais tout aussi bien « intention » non pas secrète certes mais pas trop claire non plus ni trop certaine d’elle-même. Sur la poésie, en effet, s’est répandue l’ombre d’un doute funeste, celui qu’a exprimé Hegel quand il a déclaré la fin de l’art, dont bien sûr la poésie fait partie. Néanmoins, on le constatera aisément, cet arrêt de mort n’a pas empêché des individus, et non pas des moindres, de continuer à écrire des poèmes. Qu’en est-il alors de la prophétie hégélienne ?
3Je suivrai ici la façon dont Maldiney (L’esthétique des rythmes, 1967) a caractérisé la philosophie de Hegel comme étant essentiellement celle du concept. Celui-ci n’est pas une idée fixe mais peut se concevoir comme le sens qui est présent dans l’Être dans sa totalité. Ce sens est à la fois signification et direction, tant dans le temps que dans l’espace. Il n’est pas là déjà, tout fait, à attendre d’être trouvé ou découvert, mais il se réalise ou s’effectue à travers l’histoire du monde, comme « Geist »-Esprit. Et c’est en se réalisant dans le monde que cet esprit, en tant que raison, produit la lumière nécessaire dans laquelle il peut se révéler. Avant la création par Hegel de cette forme presque absolue de l’idéalisme allemand, la lumière de ce sens se répandait dans l’art : pour Hegel l’art avait été le domaine du réel où l’esprit pouvait se reconnaître comme esprit, l’art aurait été en quelque sorte la vie de l’esprit, mais cet art ne vit que de l’esprit tout comme celui-ci vit de l’art. Les deux se développeraient dans une situation de mutuelle dépendance. Or Hegel considérait que cet esprit, absolu pour envahir la totalité de ce qui est, avait atteint sa pleine conscience dans sa propre philosophie, dans ce qu’il considérait être le sommet ou la « fin » de l’Idéalisme absolu. L’esprit s’y était enfin rejoint et avait donc dépassé le stade de l’art qui désormais devenait inutile, puisque l’esprit n’avait plus besoin d’une forme sensible pour se réfléchir et se reconnaître. L’esprit peut désormais se réaliser immédiatement dans tous les domaines de l’activité humaine, tant individuelle que sociale et politique. Dès lors, l’art devient décoratif, il ne révèle plus le sens de l’existence et l’esthétique doit céder le pas à l’éthique. Par conséquent la poésie tire à sa fin et doit donc admettre son inutilité. Elle n’a plus rien à faire dans ce monde.
4La vision du monde hégélienne s’est interprétée au cours du 19e siècle comme « progrès » et d’une façon générale on peut dire que le poète moderne est celui qui vit dans un climat où domine la religion du progrès. Or, un Baudelaire, par exemple, le constate, l’homme est incapable de progrès moral et il faut dès lors admettre que chanter ou illustrer celui-ci serait mentir comme « un vulgaire tireur de dents », c’est le terme qu’il emploie dans sa fameuse lettre à Ancelle de septembre 1866. Faire de l’art pour l’art serait d’autre part catastrophique et condamner le poète à demeurer en marge à jamais. Le poète n’a plus rien à montrer ni à célébrer, plus rien à chanter. L’instrument de la poésie est inutile. Dans un texte récent, Agamben discute cette fin qui selon lui est exemplairement illustrée dans l’impossible fin du poème. Ce qui pourtant demeure extrêmement problématique, c’est qu’il cherche à trouver des soi-disant preuves pour sa position dans la poésie du passé pré-hegélien, voire même chez Dante, comme si ce dernier avait lu les déconstructionnistes. Pourtant, un des amis de Hegel, Hölderlin – faut-il le rappeler ? – n’a pas arrêté pour autant et a continué à chanter en temps de disette. Ce que nous devons comprendre ce n’est pas la fin comme disparition mais bien la fin de la poésie comme réaction à l’état que le monde moderne lui avait créé, ce temps de « disette », sa fin étant de remédier à une faim, à un souci et il s’agit de comprendre ce souci et non pas se réjouir prématurément d’une fin mortelle et organiser des pompes funèbres déconstructionistes. Le poète qui sent ce souci continue avec le courage du désespoir, comme l’a affirmé Michel Deguy. Hölderlin savait que la poésie est le plus innocent des commerces (il emploie le terme de Geschäft dans une lettre à sa mère pour se défendre) mais qui s’occupe du bien le plus dangereux, celui du langage. La question dès lors sera de savoir ce que le poète peut faire pour ce langage et pourquoi il doit s’exposer à ce danger, pourquoi il continue avec un espoir désespéré, et après lui tant d’autres. N’oublions pas que c’est du fond du désespoir, étant malade de la mort, que Kierkegaard a ouvert la dimension ontologique de l’espoir et qu’un Bonnefoy identifie la poésie à l’espoir. Ce souci continue à être celui du sens qui ne peut jamais s’établir une fois pour toutes mais dépend du langage pour permettre à l’homme d’habiter poétiquement la terre.
5La situation humaine n’a pas changé depuis que les anthropoïdes se sont mis à vouloir rédimer la disparition de l’un des leurs par des chants rituels. Voilà le souci majeur et le sens du langage, le sens du chant et de la poésie. C’est la fin et l’intention de la poésie, encore maintenant, de fonder l’humanité dans le chant, de fonder l’humanité dans la parole qui témoigne de sa différence, de sa vie. La poésie refait ou répète, retrouve, dirait le troubadour, la parole originaire. La poésie n’a pas de fin, elle est continuellement originaire. Son langage n’est pas autotélique dans le sens cybernétique du mot, il est transfiguration et création de sens. Et dans la mesure où nous faisons sens, tout être humain est poète. Nous faisons du sens avec la parole. Toute parole est un risque, tout poème une aventure qui ne nous fait pas tomber dans l’abîme du sens comme le dit sentencieusement Agamben. Considérons de plus près sa « fin du poème ».
6Agamben commence par une thèse qu’il tient pour non triviale mais évidente, que le poème « ne vit que dans la tension et l’écart entre le son et le sens, entre la série sémiotique et la série sémantique ». Tout d’emblée, on peut s’étonner que la phrase ou le vers ne soit qu’une série et non pas un ensemble rythmé. Cette idée de l’incongruité entre le sémiotique et le sémantique a des origines saussuriennes, bien sûr, et Agamben la reprend du fameux essai de Jakobson sur la poétique. On le sait, Jakobson a basé toute sa théorie linguistique sur le modèle cybernétique de la communication qui, soit dit en passant, est totalement discrédité maintenant. Déjà en 1981, Francis Jaques a montré que ce modèle était un obstacle épistémologique dans le domaine des sciences humaines. La parole se situe dans l’espace dialogique ou interlocutoire où celui qui s’appelle le destinateur ou récepteur en cybernétique joue un rôle indispensable dans la création du sens. Ajoutons encore que la parole humaine se fait à l’aide de la voix, une réalité dont la linguistique structuraliste, différentiellement systémique, comme on sait, ne peut pas rendre compte, car pour le dire simplement, la voix ne s’oppose pas binairement à une non voix. La voix ne s’adosse à rien, elle surgit ou émerge toute à elle seule et ne s’oppose pas non plus au silence. Si l’on parle de sons il faut au moins tenir compte de ce fait. De toute façon dans la parole en acte il ne saurait y avoir de dichotomie entre signifiant et signifié et la tonalité de la voix ni le rythme de la parole ne sont le produit d’un choix entre possibilités binairement discrètes et pertinentes dans un système.
7Jakobson a constitué un lien apparemment évident entre la conception du langage comme système et la théorie de la communication élaborée par les ingénieurs du téléphone. Dans son exposé sur la poétique il découvre la possibilité de traiter la poésie comme un objet légitime de la linguistique. Cette décision nécessite l’applicabilité du principe de la systématicité binaire des signes permettant la communication à la poésie et il a trouvé une espèce de confirmation dans les Rhumbs de Valéry, qu’Agamben reprend telle quelle. Jakobson cite le texte de Valéry d’après l’édition en Pléiade de 1960. Voici la citation telle qu’elle figure dans l’essai de Jakobson : « Le poème, hésitation prolongée entre le son et le sens ». Pourtant le texte de Valéry diffère de cette situation car il lit : « Le poème – cette hésitation prolongée entre le son et le sens ». Dans le texte de Jakobson « hésitation » figure sans article, ce qui dénote en grammaire textuelle une valeur en quelque sorte absolue, concept devenu réalité concrète, alors que l’adjectif démonstratif renvoie le lecteur à ce qui précède dans le texte. Il faut donc remonter dans le texte et à la note précédente dans laquelle Valéry définit la puissance du vers comme une indéfinissable harmonie entre ce que le vers dit (son contenu ou sens) et ce qu’il est (son rythme ou la configuration de son articulation vocale). Pour Valéry, il n’est pas question d’une impossible congruence entre le sémiotique et le sémantique, mais bien d’une harmonie et d’une union, longue à trouver certes, mais union quand même. C’est ce qu’affirme aussi Deguy dans un texte récent sur la poésie contemporaine. (De la poésie aujourd’hui, 2001) Disons que l’hésitation prolongée prépare la trouvaille de l’union entre le sémiotique et le sémantique. Agamben pour sa part insiste et persévère car il identifie l’opposition discutée à celle, selon lui, qui différencie la segmentation métrique de la sémantique.
8Quand on lit l’ensemble des carnets de Valéry, dont l’essentiel se trouve déjà dans l’édition consultée par Jakobson, on se rend compte à quel point cette union importait à Valéry parce que le poète, selon lui, est constamment occupé à rendre présente dans son texte la « voix en action », la voix qui provient directement des choses qu’on voit ou qu’on sent présentes. Ni Jakobson ni Agamben ne se posent des questions sur la particularité de la poétique valéryenne dont ils pouvaient quand même s’informer dans le texte qu’ils ont lu. On le sait, pour Valéry, le poème devait être le lieu où une idée pure pouvait devenir évidente, dans une forme où le poète donne voix à ce qui est vivant et présent dans les choses. Il dit que la poésie est « de la nature de cette énergie qui se dépense à répondre à ce qui est… », mais cette réponse devait être un objet verbal pur où l’intellect ou l’esprit du poète ne laisserait rien au hasard. L’hésitation en question concerne donc le contrôle total sur le message poétique.
9Valéry, selon sa formule célèbre, veut que le poème soit une fête pour l’esprit, pourtant nous irions quand même dans le sens de Bonnefoy et dirions que le poète existe, qu’il est un être vivant et qui va donc mourir et que donc il ne devrait pas prétendre être une intelligence désincarnée. Et certes, dans nos émotions et nos affects demeure une obscurité que le poète peut décider d’incarner dans son poème en préservant tout le côté pathique de sa rencontre avec le monde. Je reprends la notion du « pathique » à Viktor von Weizsäcker qui la développe dans son livre fondamental sur le cycle de la forme, montrant que toute sensation est en fait une rencontre entre une conscience et le monde. La rencontre n’est jamais neutre car elle est de l’ordre de l’échange. Celle-ci est marquée, du côté de l’être vivant qu’est l’homme, par l’attente et l’initiative, par la surprise et la crainte, qui sent la menace et travaille vers la sécurisation, l’arbitraire et la liberté, la décision et sa limitation. Ces expériences peuvent être pénibles : la joie n’est jamais trop loin de l’angoisse. Si le poète veut rester véridique, il ne doit pas escamoter celle-ci, mais les faire chanter dans son poème. On pourrait dire encore que le poète ne consulte pas son esprit uniquement mais s’éprouve et est mis à l’épreuve dans la rencontre avec le réel. Valéry, lui, voulait placer ses rencontres avec ce qui est présent dans le ciel pur des idées, leur donner une forme pure. Pourtant il insiste également sur la nécessité de rendre audible dans le poème la voix en action. Il est clair que cette activité ou cette recherche poétique exige une unité étroite entre le sémiotique (ce que produit la voix) et le sémantique (le sens de la rencontre). On peut ajouter qu’au moment où nous sommes mus à répondre, que nous sommes émus, projetés hors de nous-mêmes, que notre voix ne va pas choisir entre tonalités binairement disponibles dans un code. Mais il faut quand même ajouter que Valéry tenait ces émotions pour trop communes, trop impures et voulait les purifier dans le poème, les mettre dans une espèce de ciel dont il admet lui-même la nature fictive. Dans ce sens, le poème ne rédime pas et contribue donc à augmenter l’irréel au sein de ce qui est. Or le réel dans l’existence est aussi celui de la mort. Une fois seulement, Valéry a pris la mort comme thème d’un poème, dans le célèbre « Cimetière marin ». Ce poème nous fait entendre une voix qui tremble. La réussite du poème est due sans doute en partie à une décision en quelque sorte ludique car Valéry nous informe qu’à l’origine il avait eu l’idée d’essayer de donner au décasyllabe la plénitude de l’alexandrin. Ce poème est donc une espèce de gageure, un jeu aussi, un défi, comme l’est la mort. Le poème rend bien cette méditation anxieuse et pathique (la pensée à l’étroit dans le décasyllabe) sur la mort personnelle devant l’infini et le perpétuel que la Méditerranée étale devant les yeux du poète. Quant à Jakobson, et après lui Agamben, on peut dire qu’il est risqué de baser toute une théorie qui se veut générale sur une seule phrase d’un seul poète. Mais retour à Agamben.
10Agamben identifie l’hésitation en question à la non coïncidence entre les unités métriques et sémantiques. Il appelle ce phénomène « enjambement » en gardant le terme français dans son texte italien, ajoutant que cette possibilité de l’enjambement décide de la différence ou joue le rôle de discriminant entre poésie et prose. Il traite donc le phénomène dans le cadre de la métrique et il va même inclure l’homophonie des rimes dans ce schisme entre son et sens. Son commentaire ne dépasse jamais le niveau purement formel, comme si ce jeu entre son et sens était la fin même, dans les deux sens du terme, de la poésie. Il va alors trouver des confirmations dans certains traités médiévaux, négligeant le fait que cette poésie était faite pour être chantée et que donc c’est la mélodie qui est l’unité sonore. Agamben passe alors à la conséquence majeure à son avis, ce qu’il appelle la « versura » que les modernes n’auraient pas vue parce que trop évidente. Il aura fallu attendre Agamben. Or il y a quand même un certain Laurent Jenny (La parole singulière, 1990) qui a montré clairement que la versura structure le vers à l’intérieur autour de la césure et que l’enjambement d’un vers à l’autre ne constitue pas la seule différence décisive entre prose et poésie. Cette dernière discussion concerne la différence si difficilement à établir entre le discours en qui va de l’avant qu’est la prose et celui qui retourne sur lui-même comme l’est le vers mais ce n’est pas cette question technique qui doit nous retenir ici, la forme dans les deux ordres du discours est indissociable du contenu. La fameuse discorde entre son et sens est en réalité un phénomène rythmique qui fait entendre des hésitations, joies et attentes ; le rythme fait sentir et entendre aux deux sens du mot, il fait entendre une voix, il en appelle à la voix, comme la poésie médiévale, qui, elle, la faisait entendre dans la mélodie. Ce n’est qu’à partir de la fin du 14e siècle, comme le montre le traité d’Eustache Duchamp sur l’art de « dictier » (1392), que la prosodie des modernes vise la création d’une musique verbale dans la récitation. On peut observer également que les exemples d’Agamben proviennent du domaine des langues romanes exclusivement. La prosodie de celle-ci, pour des raisons historiques (surtout la fixité de l’accent et en français l’oxytonisme), est basée sur le nombre de syllabes et sur la rime, possible et efficace grâce à la stabilité de ses voyelles. Les langues germaniques et l’anglais doivent baser leur musique sur la distribution des syllabes accentuées et atones, c’est le nombre des accents et celui des pieds qui fait la mesure du vers. Le retour du vers sur lui-même strictement parlant n’est sensible que si le vers se divise intérieurement autour d’un vide ou silence central, comme c’est le cas du décasyllabe et de l’alexandrin français. À l’intérieur du vers, c’est le rythme résultant des pauses et des distances séparant les toniques, c’est-à-dire le rythme forme le vers de l’intérieur, comme l’a dit si clairement Claudel. Le rythme n’a pas de règles à suivre et se sert de la prosodie pour se faire sentir. Il faut ajouter que les voyelles anglaises sont remarquablement instables ce qui fait que la rime ne peut pas avoir la même importance dans leur poésie qui recourt volontiers au vers « blanc ». Pour revenir à la versura et à la poésie moderne, dans la poésie française, je l’ai déjà mentionné, c’est Eustache Deschamps qui prend conscience de la situation créée par le retrait de la musique ou mieux par son émancipation grandissante par rapport à la voix. À cette époque la musique instrumentale s’émancipe, ouvrant le champ pour les variations sur un thème qui sont une invention des « virginalistes » anglais du 15e siècle. Deschamps publie son traité intitulé L’Art de dictier en 1392 et y donne des règles pour le poème qui sera désormais récité et sa musique sera donc essentiellement verbale et non musicale, la musique ne sera plus assurée par la mélodie. Il me semble que le phénomène de la versura est appelé à compenser la perte ou l’absence de la mélodie, c’est la versura qui assure l’unité du vers et dans son rythme permet de faire entendre une voix. De toute façon, même dans la parole de tous les jours, le locuteur peut jouer de la possibilité de dire et faire du sens, de faire sentir à son interlocuteur le sens à communiquer dans la tonalité de sa voix et dans le rythme il peut s’arrêter au milieu des syntagmes, lier et délier les vocables, distendre et raccourcir la phrase sans pour autant se situer par rapport à un cadre métrique.
11À la lumière de ce qui précède, il devient clair que le phénomène de la versura, certes, permet de penser le problème du silence, mais autrement que ne le fait Agamben. Le silence ne tombe pas à la fin du vers mais il porte le vers dans son ensemble. Toute parole est non pas seulement affaire de communication ou d’information, la phrase n’est pas simple assertion ou jugement logique : son unité est surtout assurée par le rythme, mouvement d’émergence qui s’adresse non pas seulement à l’intelligence ou la raison mais à la sensation et par elle à la sensibilité. Le silence n’est pas cet abîme où tombe le sens mais il est le fond d’où émerge le sens. De toute façon Agamben est victime d’une polysémie assez simple : l’accent tombe bien sûr mais pas dans le silence, il rythme ce silence, il ouvre le poème vers son sens. C’est cela, la « fin » ou intention du poème que de créer du sens à l’aide des sons articulés. Mais répétons-le, ce sens n’est pas celui du philosophe ou du journaliste. Le poète vise la comme une ion dont parle Deguy et non pas la communication. Il fait ce qu’il dit dans la façon de le dire ou de le chanter.
12Pour fonder son opinion sur la fin du poème, Agamben se tourne vers un moderne qui aurait eu du mal à finir son poème, Baudelaire. Agamben a recours à Proust d’abord, puis à Walter Benjamin, qui tous les deux mentionnent cette difficulté, disant que les poèmes baudelairiens finissent mal ou vers leur fin deviennent banals et prosaïques, la fin du « Cygne » fait office ici d’exemple pertinent. Ce serait comme si le poème savait qu’il doit finir, mais pas comment. La nécessité de la fin provient sans doute des contraintes formelles ou sémiotiques imposées à la parole poétique de l’extérieur, limites qui, cybernétiquement ou sémiotiquement parlant, sont dénuées de sens. Agamben fait ainsi tomber le poème dans ce qu’il appelle l’abyme du sens. J’avoue que cette dernière formule n’a pas de sens non plus. Nous l’avons dit, la parole ne tombe pas dans l’abyme mais est portée par le silence comme par un fond, celui que certains philosophes appellent celui de l’Être. Une fois de plus, la remarque d’Agamben ne concerne que la forme et ne tient aucun compte de la poétique spécifique de Baudelaire. C’est vrai qu’un Valéry a morigéné Baudelaire pour ses imperfections formelles, pourtant, Valéry était suffisamment poète pour sentir que ces imperfections avaient un sens, celui justement de faire entendre des silences qui constituent une contribution essentielle, typiquement baudelairienne, géniale même (Carnets. Vol II, Pléiade 1974, p 1075). On le sait quand même, pour Baudelaire (même s’il a dit le contraire mais qu’alors il mentait comme un vulgaire tireur de dents, comme il dit dans la grande lettre à Ancelle quelques mois avant sa mort) la poésie devait incarner toute son existence et s’adressait à son lecteur comme à un semblable et frère. Les poèmes de Baudelaire ne sont pas fermés et quand il a recours à une forme fixe comme le sonnet, il le refaçonne de l’intérieur, pour que cette forme restreinte puisse incarner pertinemment la tonalité de son expérience, et la faire sentir. Et la fameuse versura sert à faire sentir le mouvement qui unit le sens de l’infini à la conscience finie où il séjourne.
13Afin de mettre la problème de l’unité du vers en perspective on peut s’adresser à un contemporain de Valéry, Claudel, qui dit que le vers atteint sa fin quand son rythme intérieur, le surgissement et le mouvement du sens en formation articulée atteint sa plénitude ou sa complétion même si cela ne lui a pris que deux syllabes pour le faire. Dans ses remarques sur le vers, il insiste que le vers ne s’arrête pas à cause d’une contrainte matérielle comme l’espace disponible sur le papier, mais parce que son chiffre a atteint son accomplissement. On comprend que ce terme de « chiffre »désigne la qualité sensée et destinale d’un être, ce à quoi il était destiné dans son origine. Dans ses essais sur la traduction de la poésie, Bonnefoy (Comment traduire Shakespeare,1964) reprend en charge cette notion de chiffre et ajoute que la contrainte est libre en quelque sorte puisqu’elle est un instrument de recherche. Pourquoi prendre une remarque d’un seul poète, en l’occurrence Valéry, sans même la mettre dans le contexte de sa pensée et l’absolutiser en certitude théorique absolue ? Le vers n’est pas une camisole de force mais un instrument de recherche et de création, il a un sens car il mène quelque part alors que la prose, cette prorsa ratio, n’a pas de fin et ne sait pas où elle va. Le poème ne finit pas pour marquer l’impossible congruence entre le sémiotique et le sémantique, mais parce qu’il a atteint l’improbable, comme dirait Bonnefoy, plénitude de son sens, parce qu’il est arrivé à destination. La prosodie n’est pas, nécessairement et toujours, un ensemble de procédés pour fabriquer un mélange exquis de plaisir et de connaissance comme disait Valéry, et le poème n’a pas pour unique fin de toujours faire entendre le langage lui-même ; il fait entendre le sens originaire, le miracle de la musique verbale, ces sons articulés qui font sens. Le poème n’est pas autotélique, comme le voudrait Jakobson, mais il est ouverture, aventure du sens ; en lui incarnation et communion à travers la parole deviennent improbablement possibles, ceci non pas comme savoir assuré dans sa conceptualité, mais par son rythme. À la notion de musique verbale telle que Deschamps l’esquisse dans son traité sur l’art de « dictier » (de « dictare » latin), c’est-à-dire de réciter, correspond la nécessité de faire entendre la voix qui est toujours « présente ». Récapitulons.
14Agamben commence par considérer que la divergence entre son et sens, que l’incongruence entre le sémiotique et le sémantique sont l’essence de la poésie. Il adopte cette divergence en se réclamant de Jakobson. Le sens, dès lors, fait problème parce qu’il ne peut pas être localisé avec précision et, pour cette raison, dans une vue systémique structuraliste le sens n’existe donc pas. Par conséquent, le langage comme système de signes ne peut parler que de lui-même et pour lui-même. Si le poème a quelque raison d’être ou « fin », il doit avoir pour but de faire parler le langage lui-même et de lui-même. Agamben généralise cette thèse et la projette dans le passé comme s’il n’y avait pas de temps ni d’histoire. La diachronie est annihilée dans la dimension synchronique du langage tel que les structuralistes sémioticiens l’ont conçu. Dès lors le sens n’est rien ou demeure suspendu dans une hésitation interminable à laquelle même le poème n’arrive pas à mettre fin. Demeure une fascination de l’abîme, fascination en quelque sorte mystique dont il ne faut rien dire. À la fin de son essai Agamben a l’inévitable recours à Wittgenstein avec une remarque sur la relation entre poésie et philosophie. Pour Agamben le souci majeur serait d’éviter la banalité, ce que la philosophie échoue à faire quand elle fait comme si elle savait de quoi elle parle et prétend que le son et le sens coïncident. Faut-il être obscur et incompréhensible pour avoir le droit de s’appeler philosophe ? On devrait plutôt consulter Socrate, qui n’a jamais rien écrit mais était quand même conscient du fossé qui venait de se creuser entre parole et écrit du fait de l’analyse alphabétique de la chaîne parlée. Pourtant il demeurait convaincu de la « dunamis onomatou », de la force des vocables ou noms qui représentent une vision du monde cohérente. Mais ne commettons pas le crime de l’anachronisme à notre tour : certes le logos va bientôt devenir « lekton » porteur de signification et séparé de la chose dont le logos rendait compte. Pourtant, quand nous parlons, quand nous exprimons notre rencontre avec le monde pour autrui, est-ce que nous tombons dans la banalité ? Le philosophe doit-il encoder son discours pour donner le change et passer pour extraordinaire et supérieur par rapport à tous ceux qui parlent pour être ensemble avec autrui ? Il y a toujours et de toute façon quelque part une femme thracienne pour en rire. Et qu’y a-t-il de plus banal que le fait de souffrir, le fait d’être conscient de notre finitude ? C’est de ce souci que surgit le poème comme espoir que tout cela n’est pas une histoire racontée par un fou. Qu’il y ait du sens dépend de nous, c’est nous qui le faisons en entrant en conversation avec autrui. Nous sommes des êtres incarnés qui dans notre chair peuvent rencontrer le monde qui nous met à l’épreuve. Celle-ci nous permet de dépasser le stade du simple existant voué uniquement à la mort ; cela nous permet de prendre une responsabilité et de nous vouer à autrui. Quittons ce nihilisme et reprenons notre méditation sur ce qu’a dit sur la voix Valéry, ce poète pur mais lucide. Dans notre voix le son et le sens toujours coïncident, mais cela ne nous condamne pas à être des idiots ni ne nous emprisonne dans l’inauthenticité.
15Valéry part de la constatation que toute poésie était orale à son origine, mais qu’à l’époque moderne elle est devenue surtout écrite. Pour une longue période la voix a été la base et la condition de la littérature et, en fait, c’était le corps humain entier qui était présent sous ou derrière la voix (Pléiade II, 549). La poésie a désormais la tâche de rendre la voix audible, de la ressusciter. C’est pourquoi elle se sert de tout un appareil en essence vocal comprenant la rime, le vers, les allitérations, etc. Cette voix se fait entendre, nous l’avons déjà signalé, comme réaction spontanée à la présence des choses. Valéry accorde à cette voix une présence au sein du poème, allant jusqu’à affirmer que le poète fait des vers selon sa propre voix et, que si l’on savait plus sur cette relation entre le vers et la voix, on pourrait se rendre compte de ce qu’était la voix de Racine, rien qu’à lire ses vers à haute voix. (Cahiers II, Pléiade, 1094). C’est là le mystère de la voix, comment son et sens se combinent. Aucun des deux ne précède l’autre en poésie : est poétique ce qui restaure l’union primitive de l’âme et du corps (Cahiers II, 1127). Le poème est un acte de génération et de création dans le temps (Ibidem, 1127), en lui son et sens se répondent. On est donc loin de cette incongruité entre le sémiotique et le sémantique chez Valéry qui affirme également que la poésie n’a aucune existence sur le papier, qu’elle n’existe que dans l’esprit qui la crée et pendant le temps qu’elle est récitée ou dite. La voix est donc indispensable (Cahiers II, 1141). Les affirmations de Valéry ne demandent pas de preuves formelles, mais on peut les mettre à l’épreuve en les confrontant avec un poème. À cet effet, je prends un poème d’un contemporain, Philippe Jaccottet, intitulé « La voix » :
17Le titre comporte l’article défini qui en grammaire textuelle est anaphorique, c’est-à-dire qu’il présente comme déjà connu, comme une notion qui est familière mais qui n’est pas nécessairement abstraite et ce serait donc une voix unique mais universelle en puissance. Le poème, on l’aura remarqué, est un sonnet et composé d’alexandrins. Pourtant, il est rare que les unités sémantiques (syntagmes et phrases) coïncident avec les segmentations métriques conventionnelles. C’est dire que la voix fait entendre son rythme de l’intérieur du cadre ou de l’espace/temps du poème. Cette voix est toujours en excès ou à court, elle se gonfle et se rétrécit, en une alternance de systole et diastole qui s’appellent mutuellement de l’intérieur de leur propre mouvement. Le poème respire.
18Le premier vers, déjà, se fait remarquer par le fait que la phrase interrogative s’arrête avant la fin du vers. Pourtant, rythmiquement la répétition de « qui chante » constitue comme un écho, marquant l’insistance ou l’inquiétude. Remarquons en outre que l’adverbe ne saurait indiquer une distance dans le contexte mais se contente de marquer une présence, simplement, celle de cette voix, en quelque sorte indépendante de toute source repérable. La phrase reprend dans le deuxième vers, pour la relativiser, la question première en quelque sorte absolue et qui pose l’énigme du chant dans le silence. « Toute voix » renvoie ainsi à la puissance même ou la possibilité de la voix dans la parole, la possibilité de se faire entendre et d’être écouté. La voix alors réunit non pas des contraires mais s’impose malgré le fait qu’elle ne retentit pas, qu’elle ne se manifeste pas avec netteté. Le vers retourne autour d’un enjambement qui fait sentir dans ce rythme le sens ; en effet la sixième position sur laquelle tombe normalement l’accent est occupée par un premier adjectif qualificatif auquel la conjonction « et » avec lequel le e caduc de « sourde » s’élide donne un effet de rebondissement à « pure ». La segmentation sémantique ne coïncide pas avec la soi-disant métrique, mais le deuxième hémistiche débute ainsi par un mouvement ascendant mettant qui met en évidence l’adjectif »pure ». Remarquons encore que grammaticalement l’expression « chanter un chant » indique une action en quelque sorte pure, intransitive, sans cible identifiable ou message à saisir. Dès ce deuxième vers, l’oreille du lecteur aura enregistré la fréquence des voyelles « a », tant nasales que buccales, cette voyelle sur laquelle on fait les vocalises. Nous entendons en effet une musique verbale, la tonalité du poème est en a. La question sur l’origine du chant se précise plus avant dans la direction de Robinson. Ce vers repose ou réalise sa versura autour d’une coupe lyrique puisque le e caduc de « ville », quoique devant s’effacer devant le « à », en est séparé d’une virgule, hésitation dans le rythme qui se prolonge à la fin du vers qui termine sur un article indéfini, atone normalement, cataphorique, dont le nom déterminé se trouve en début du vers suivant, dans lequel dominent les ou – faut-il y attirer l’attention ? – et qui résonnent aussi dans le vers suivant ? Origine indéterminée donc, près ou loin, n’importe. Nous sommes arrivés à la fin du premier quatrain mais la phrase n’est pas terminée car elle va rebondir avec « quelqu’un » au début du deuxième quatrain. Là encore continuent à résonner les « ou ». La réponse aux questions prend la forme d’une image, une comparaison avec le chant des oiseaux le matin, plutôt l’essence de ce moment puisque « oiseau » est pourvu de l’article anaphorique qui cette fois l’essentialise. Le passage de l’octave vers le sextet est une fois de plus rythmiquement marqué par un enjambement qui isole le terme « silence » ouvrant le sextet. De ce silence monte une voix qui s’incarne dans une autre image, celle du vent (mais qu’est-ce que la voix sinon souffle de vie), le vent de mars. Ici le possessif « leur » établit une secrète connivence ou correspondance entre les bois et le vent de mars du printemps qui leur rend la jeunesse. C’est ainsi qu’est introduit le thème de la mort que la voix permet ou aide à envisager sans angoisse. Dans ce vers reprend la tonalité en « a ». Le dernier tercet reprend le début, mais à l’imparfait. C’est dire que le poème se réalise sa propre durée. Devient clair aussi que la voix se fait entendre à l’origine, le matin et au printemps. La voix est originaire aussi de sens, mais d’un sens qui n’est pas de l’ordre du savoir. Le sonnet termine alors ou chante sa fin dans une forte sentence : devant la mort, point n’est besoin de réclamer une possession (de la vie) ni une victoire (sur la mort) il suffit que le cœur entende la voix. Celle du poème bien sûr et de la présence. Remarquons que le verbe « entendre » n’a pas de complément, il est absolu, sans aucune restriction ou détermination. Peu importe que le poète soit sans savoir, ignorant (c’est le titre du recueil où figure ce poème), le chant de la voix suffit. Sommes-nous tombés dans l’abîme du sens ? La fin du poème nous réconforte et nous confirme dans le sens du courage. Ce mot, on le sait nomme la qualité essentielle du cœur, qui seul peut entendre. Entendons donc la poésie et cessons de l’enfermer dans des subtilités théoriques dépourvues de sens.
19Résumons. La tonalité du poème en « a » et son rythme enjambant font son sens. Nous ne savons pas ce que chante la voix, sinon la continuelle renaissance de la vie, la permanence de l’être que peut entendre le cœur. Oui, il y a des enjambements dans ce poème mais ils créent l’union entre son et sens ; parlant d’une voix il la fait entendre, sans mots ou concepts, dans la musique verbale qui chante la mystérieuse correspondance entre conscience et monde, c’est cela, le sens et la fin/intention du poème que de créer le sens dans son propre acte, dans son rythme qui surgit du silence et s’adresse au cœur. Le poème ne met pas en code un message préétabli mais cherche le sens dans la voix qui unit son et sens.
Bibliographie
Bibliographie
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- Jaccottet P.-H., 1985. Poésie. Paris : Gallimard.
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- Connaissance et Pratique. Lille : Publications de l’Université de Lille, s.p.
- Valéry P., 1960. Œuvres. Vol. 2. Paris : Gallimard. 1974. Cahiers. Vol. 2. Paris : Gallimard.
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