Couverture de POESI_117

Article de revue

Giorgio Agamben, la figure et le chiffre ou De Bartleby au « Musulman »

Pages 89 à 103

Notes

  • [1]
    Bartleby ou la création, trad. fr. C. Walter, Circé, 1995. [Désormais noté : B]
  • [2]
    Id., p. 11.
  • [3]
    E. Auerbach, Figura, trad. M.-A. Bernier, Belin, 1993, p. 14. C’est précisément cette orientation de tupos qui « exerça son influence sur figura et qui contribua à son tour à effacer la frontière déjà indistincte le séparant de forma. »
  • [4]
    B, p. 39.
  • [5]
    M. Heidegger, « La Parole », in Acheminement vers la parole, trad. fr. J. Beaufret, W. Brokmeier et F. Fédier, Gallimard, 1976, p. 27.
  • [6]
    G. Agamben, « Œdipe et le Sphinx », in Stanze, trad. fr. Y. Hersant, 1981, nvelle édition 1992, Payot et Rivages, p. 229 sq.
  • [7]
    B, p. 26.
  • [8]
    Ce qui reste…, trad. fr. P. Alféri, Payot & Rivages, 1999 ; p. 190.
  • [9]
    Le Langage et la mort, [LM], p. 46.
  • [10]
    Voir « Pardes, l’écriture de la puissance », in Revue philosophique, 1990, n° 2, « J. Derrida », p. 135 sq : « Cette crise (au sens étymologique) de la terminologie est aujourd’hui la situation même de la pensée et Jacques Derrida est, sans doute, le philosophe qui en a pris conscience le plus radicalement. Sa pensée interroge et remet en cause le moment terminologique même (donc le moment vraiment poétique) de la pensée, il en expose la crise. »
  • [11]
    Stanze, op. cit., p. 232.
  • [12]
    Ibid., p. 232.
  • [13]
    « Les langues de Wittgenstein », in Rue Descartes/26 1999, « Ce que les philosophes disent de leur langue », p. 109.
  • [14]
    LM, p. 162. Voir également la conférence de Heidegger, Bâtir Habiter Penser, (1951) et le jeu philologique qui renvoie l’habiter à l’être, déployant une grammaire originelle de l’habitation : « Le vieux mot bauen, auquel se rattache bin, nous répond : “je suis”, “tu es”, veulent dire j’habite, tu habites. […] Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter. » ; cf aussi Stanze, p. 263 : « C’est quand nous serons parvenus à proximité de cette “articulation invisible”, que nous pourrons être entrés dans une région à partir de laquelle le pas en arrière-au-delà de la métaphysique, telle qu’elle régit l’interprétation du signe dans la pensée occidentale, devient véritablement possible. »
  • [15]
    G. Agamben, « Le cinéma de Guy Debord », in Image et mémoire, Hoëbeke, 1998, p. 65-76.
  • [16]
    Id., p. 71-72.
  • [17]
    Que cette parataxe soit ici l’antithèse de la parataxe de Hölderlin telle que la met au jour Adorno dans un article fameux : voilà qui serait à étudier très précisément. Sans doute cela est-il lié au fait que la parataxe d’Agamben revoile une axiomatique, là où celle du poète tend vers une essentielle disjonction des concepts et des noms : l’économie figurale est tout autre…
  • [18]
    B, p. 21.
  • [19]
    Id., p. 30.
  • [20]
    Ibid., p. 33.
  • [21]
    LM, p. 148.
  • [22]
    Ibid., p. 59.
  • [23]
    Voir LM, p. 140 sq : « L’ « opposition » qui a toujours eu cours entre poésie et philosophie est, donc, bien plus qu’une simple rivalité : toutes deux cherchent à saisir ce lieu originaire, inaccessible de la parole, par rapport auquel il en va, pour l’homme parlant, de son propre fondement et de son propre salut. Mais toutes deux, fidèles en cela à leur propre inspiration « musicale », montrent à la fin ce lieu comme introuvable. »
  • [24]
    B, p. 49.
  • [25]
    Bartleby n’est-il pas, au fond, pour Agamben, une figure de l’étant heideggerien ? Voir, dans Introduction à la métaphysique de Heidegger, la définition par Heidegger de « La question fondamentale de la métaphysique » : « mettre à découvert l’étant dans son vacillement entre être et non-être. En tant que résistant à l’ultime possibilité du non-être, il se tient lui-même dans l’être sans pour cela avoir dépassé ni surmonté la possibilité du non-être. »
  • [26]
    B, p. 43 : « C’est comme si le to qui la conclut, et qui a un caractère anaphorique, parce qu’il ne renvoie pas directement à un segment de réalité mais à un terme précédent dont il peut seul tirer son sens, s’absolutisait au contraire jusqu’à perdre toute référence, s’adressant, pour ainsi dire, à la phrase elle-même : anaphore absolue, qui tourne sur elle-même, sans plus renvoyer ni à un objet réel ni à un terme anaphorisé (I would prefer not prefer not to…). »
  • [27]
    Ce qui reste…, op. cit., p. 189 : « Imaginons maintenant que l’on répète l’opération de Foucault en la déplaçant vers la langue, que l’on transporte donc le chantier qu’il installa entre la langue et l’ensemble des actes de parole, pour le faire passer sur le plan de la langue, ou mieux, entre la langue et l’archive. » (C’est nous qui soulignons).
  • [28]
    Voir G. Benrekassa, Fables de la personne, pour une histoire de la subjectivité, Paris, PUF, 1985, p. 15-16.
  • [29]
    Voir G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, éd. de Minuit, 1995, p. 3959. Il faudrait analyser longuement la façon dont le concept-limite d’Image de la pensée s’est remodelé depuis Différence et répétition. D’un texte à l’autre, on est en effet passés d’une image posée comme pure forme de la recognition, et à ce titre dévaluée, à une tentative pour figurer le penser et l’extériorité interne dont il se fonde ; d’une destitution principielle de l’image à une scission opératoire entre Image et Figure, (l’Image de la pensée – les Figures esthétiques) comme si la Figure se rechargeait intensément des sens pluriels indiqués par Auerbach dans Figura, étant à la fois la forme sensible (le skhema) et l’empreinte, la forma. Figurologie, faut-il le souligner, à laquelle le paradigme agambenien demeure étranger.
  • [30]
    Sans doute cela est-il lié au fait que, dans son architectonique des concepts, Deleuze part en quelque sorte de la singularité quelconque, alors que pour Agamben, celle-ci est un point d’arrivée.
  • [31]
    in Homme et sujet, la subjectivité en question dans les sciences humaines, Conférences du centre d’études pluridisciplinaires sur la subjectivité, Université Strasbourg-I, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 69 sq : « La supposition de l’autre, sous la position du même, soutenant la position du même, est la condition et peut-être la condition décisive du sujet. »
  • [32]
    La dimension de la référence étant pour Lyotard la présence de la distanciation du voir dans l’expérience de discours (J.-F. Lyotard, Discours, Figure, Klincksieck, Paris, 1971, p. 31).
  • [33]
    Id. p. 28-29.
  • [34]
    LM, p. 57.
  • [35]
    Ici, il s’agit de penser l’implication réciproque de l’ostension et de l’anaphore : « Non pas le non-linguistique, objet sans relation d’une pure ostension, ni son être dans le langage comme ce qui est dit dans la proposition, mais l’être-dans-le-langage-du-non-linguistique, la chose même. Autrement dit : non pas la présupposition d’un être, mais son exposition. » (G. Agamben, La Communauté qui vient, Seuil, 1990, p. 104).
  • [36]
    B, p. 80-81.
  • [37]
    Id., p. 82.
  • [38]
    « Pardes, l’écriture de la puissance », art. cit., p. 143 : « La puissance, qui s’adresse à elle-même, est une écriture absolue, que personne n’écrit : une puissance d’être écrite qui est écrite dans sa puissance même de n’être pas écrite, une tabula rasa qui est impressionnée par sa propre réceptivité et peut ainsi ne pas ne-pas-s’écrire. » On sait qu’Agamben reproche à la déconstruction derridienne de « penser la métaphysique sans la négativité qui lui est essentielle » (Stanze, op. cit., p. 261) : pareil passage, dans la virtuosité de son mouvement, nous semble tirer la pensée de Derrida vers une négativité qui lui est étrangère.
  • [39]
    LM, p. 80. Interprétation que l’on comparera à celle de J. Derrida, dans De la grammatologie, éd. de Minuit, 1967, p. 21-22. Derrida voit en effet, dans le propos d’Aristote, l’origine de ce qu’il nomme « phonocentrisme ».
  • [40]
    « Pardes, l’écriture de la puissance », art. cit., p. 144.
  • [41]
    M. Ferraris, « Théorème et mnémoneume », in Passions de la littérature, avec Jacques Derrida, Michel Lisse dir., Galilée, 1996, p. 112.
  • [42]
    G. Agamben, La puissance de la pensée, essais et conférences, trad. fr. J. Gayraud et M. Rueff, 2006, Payot & Rivages,
    p. 244 sq.
  • [43]
    J. Derrida, De la Gramamatologie, op. cit., p. 146 sq.
  • [44]
    Dans le langage des camps d’extermination, le terme de « musulman », dont l’origine reste mystérieuse, désignait ces déportés parvenus à une forme d’extinction des facultés vitales. Dans son analyse du « musulman », Agamben se fonde presque exclusivement sur cette citation de Primo Levi, dans Les Naufragés et les rescapés : « Nous sommes ceux qui […] n’ont pas touché le fond. Ceux qui l’ont fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont revenus muets, mais ce sont eux, les “musulmans”, les engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu une signification générale. » La thèse d’Agamben est la suivante : le témoin « intégral » de la déhumanisation des camps, c’est celui qu’en leur langage les déportés surnommaient le « musulman », sujet parvenu à une forme d’extinction des facultés vitales, à une désubjectivation dont les rescapés se font faits en quelque sorte les mandataires. Témoigner, c’est selon Agamben témoigner pour le non-homme qu’est le « musulman », pour sa parole silencieuse et en quelque sorte non advenue, ce qui est, l’on en conviendra, plus que problématique… On renvoie également au magnifique livre d’Anne-Lise. Stern, Le savoir-déporté, camps, histoire, psychanalyse, précédé de Une vie à l’œuvre, par N. Fresco et M. Leibovici, Seuil, « La librairie du xxie siècle », 2004, et notamment au passage intitulé « Restes », p. 257 sq., pour l’importante rectification faite par A.-L. Stern au sujet de l’interprétation par Agamben du terme « Musulman » : « Qu’un jour une étude par questionnaire traquerait l’origine de ce mot-là, Muselmann, parmi toutes les autres bizarreries du vocabulaire concentrationnaire, comment l’aurions-nous imaginé alors ? Et qu’un philosophe, s’y référant alors, ferait “cas” de nous. Mais lui échapperait que ses “musulman”, témoins d’Auschwitz cités à la fin de son livre, ne sont dans l’ensemble pas juifs […]. Les Muselmänner juifs ou juives n’avaient guère le temps de mourir de leur mort de Muselmann – ou d’en réchapper- à Auschwitz. Ils étaient sélectionnés pour le gaz bien avant ça – repérés à cause de la particularité de leur tatouage : de mon temps, le petit triangle sous le numéro. »
  • [45]
    Ce qui reste d’Auschwitz, p. 194.
  • [46]
    Id. p. 189-190.
  • [47]
    « Logologie », en référence à ce que B. Cassin dans L’effet sophistique désigne comme l’ontologie lorsque celle-ci se pose explicitement comme effet du dire. « Logologie » est au départ un terme forgé par Novalis, et ultimement repris par… Dubuffet : cf le « cabinet logologique.
  • [48]
    D’où la pertinence du livre de Philippe Mesnard et Claudine Kahan, Giorgio Agamben à l’épreuve d’Auschwitz, Kimé, 2001. Ce livre est en particulier très attentif à une certaine éviction, par Agamben, de l’histoire et du témoignage, aussi bien des rescapés, que des détenus employés dans les Sonderkommandos.
  • [49]
    F. Benslama, « La représentation et l’impossible », L’art et la mémoire des camps, représenter exterminer, sous la direction de J.-L. Nancy, Le Genre humain, Seuil, déc. 2001.

1Gisèle Berkman est philosophe. Elle vient de publier : Filiation, origine, fantasme (Paris, Honoré Champion, 2006).

2Étrange et fameuse figure de Bartleby le scribe dans le récit de Melville « Bartleby the scrivener », « Bartleby l’écrivain » : silhouette « incurablement abandonnée » de celui qui peu à peu s’abstient, avec pour tout viatique la fameuse formule : « I would prefer not to », « Je préférerais ne pas ». Cette figure, cette formule, sont au centre d’un passionnant jeu de reprises, d’un réseau interprétatif unique en son genre, véritable opérateur critique de toute une modernité littéraire et philosophique. Bartleby traverse en effet L’Écriture du désastre de Maurice Blanchot, où il figure « le délaissement de l’identité, le refus de soi qui ne se crispe pas sur le refus, mais ouvre à la défaillance, à la perte d’être, à la pensée ». Gilles Deleuze, dans l’article « Bartleby ou la formule », part de Blanchot pour infléchir la figure vers celle d’un nouveau Christ psychotique – et Jacques Rancière dans La Chair des mots lit Deleuze lisant Bartleby

3Le philosophe italien Giorgio Agamben, dans son Bartleby ou la création, [1] déjoue avec subtilité les commentaires préexistants. Il lit dans la fameuse formule la pure réserve de la puissance, à la lumière du concept aristotélicien de dynamis me einai, puissance de ne pas être. Bartleby incarne alors pour lui une forme de contingence absolue, une ontologie, qui n’est ni celle de l’être, ni celle du non-être. Les termes de l’opération sont énoncés en préambule. Il y aurait une constellation littéraire qui est celle des copistes : Akakij Akakievic, Bouvard et Pécuchet, Simon Tanner, le prince Mychkine, les « greffiers anonymes des tribunaux kafkaïens ». Mais il y a aussi une « constellation philosophique » de Bartleby, « et il se peut », ajoute Giorgio Agamben, « que celle-ci seulement contienne le chiffre de la figure que celle-là [la constellation littéraire] ne fait que tracer ». [2]

4Dans cette irréductibilité du chiffre et de la figure, Agamben semble dissocier les deux sens de figura, forme plastique et forme sensible, dont Erich Auerbach dans sa riche étude sémantique a montré comment ils s’étaient un temps rejoints à la faveur de l’orientation sémantique de tupos vers « l’universel, le législatif et l’exemplaire ». [3] Le chiffre philosophique informerait la figure littéraire, ce qui est aussi soutenir l’irréductible hétéronomie de la littérature. Analyser l’opération de lecture à laquelle se livre Agamben, ce sera mettre au jour un dispositif de lecture extrêmement habile, proche parfois, dans la séduction qu’il exerce indubitablement, du tour de passe-passe conceptuel. Dans cette pensée philosophique marquée par Heidegger, au point d’en offrir parfois une forme de répétition virtuose, l’on voit repasser Bartleby, de texte en texte, du Bartleby à Ce qui reste d’Auschwitz : figure dans le tableau, joker du désêtre, il incarne tour à tour le messager, le témoin, le « musulman » des camps…. allégories de la littérature ?

5Démonter, à propos du Bartleby d’Agamben, le réseau d’équivalences et l’axiomatique souvent virtuose qui sous-tend un propos marqué au triple coin de l’ontologie, de l’anthropologie et du droit, ce sera aussi proposer une lecture critique d’un des penseurs italiens les plus en vue de notre époque. Il s’agira, passant outre à la fascination créée dans un premier temps par la densité formulaire du style, d’opérer une traversée critique en terre agambenienne. C’est un lieu énigmatique, saturé de signes, de constellations, de savantes devises. Une sorte de finis terrae, peuplée de figures allégoriques et de jeux anamorphiques. Bartleby, le scribe blême et exténué du récit de Melville, y est simultanément l’Angelus Novus cher au cœur de Walter Benjamin, et qui sait, peut-être une contre-figure du « Musulman » des camps d’extermination.

6Dans Bartleby ou la création, le personnage de Melville, devenu l’acteur d’une fiction philosophique au second degré, est pris dans un dispositif subtil. Deux opérations se superposent ici : il y a celle qui passe entre la figure et le chiffre, et celle qui raccorde à elle-même la pensée agambenienne à travers le personnage de Bartleby conçu comme un opérateur logico-poétique. C’est à ce prix que Bartleby, le scribe qui a renoncé à écrire, incarne, « décarne », si l’on peut dire, une forme de dé-création, puisqu’il est « la figure extrême du rien dont procède toute création et, en même temps, la plus implacable revendication de ce rien comme pure et absolue puissance. » [4] Tracer ainsi le chiffre de Bartleby, n’est-ce pas toutefois naturaliser le clivage, institué et instituant, entre littérature et philosophie ? Et d’ailleurs, s’agit-il pour Agamben de délimiter l’espace pour ainsi dire transférentiel où s’opèrerait le passage de la figure au chiffre ? Pas vraiment. Ce que met en œuvre le philosophe, c’est la topographie philosophique d’une série de questions qui forment l’espace d’aimantation de la figure de Bartleby.

7Lire Agamben lisant Bartleby, c’est alors mettre au jour une véritable syntaxe philosophique d’Agamben, laquelle vise aussi à re-produire le texte littéraire, mais comme produit d’un chiffrage. Il convient donc de prendre les questions en amont, depuis ce point d’entre-deux qui hante la pensée d’Agamben. La filiation heideggérienne du propos est évidente, maintes fois revendiquée, et l’entre-deux agambenien trouve sa filiation dans le motif heideggérien de la différence et de la disjonction, exposé entre autres dans la conférence « La parole », où le thème majeur de la « Dif-férence » est élaboré à partir d’un commentaire du poème de Trakl Un soir d’hiver :

8

« L’intimité où monde et chose sont l’un pour l’autre n’est pas une fusion où tous deux se perdent. Il ne règne d’intimité que là où ce qui est à l’unisson, monde et chose, devient distinction pure et demeure distinct. Au milieu des deux, dans l’entre-deux où monde et choses diffèrent, dans leur inter, règne le Dis- de leur disjonction. »[5]

9Chez Agamben, la disjonction est ce qui repasse à l’intérieur du langage, dans un écart constitutif à soi, dont le signe n’est que l’oblitération. Aussi est-il question, dans Stanze, de « cette dissimulation originelle de la fracture de la présence dans l’unité expressive du signifiant et du signifié. » [6] Au-delà, en deçà d’une pensée de la re-présentation, il y a là une pensée de l’exposition qui en passe par une « dé-présentation » du signe. Loin d’être une simple spécification topologique, la disjonction ressortit à ce régime du possible qui est pour Agamben le régime de la pratique philosophique, la chose est formulée explicitement dans le Bartleby :

10

« […] dans son intention la plus profonde, la philosophie est une ferme revendication de la puissance, la construction d’une expérience du possible en tant que tel. Non la pensée, mais la puissance de penser, non l’écriture, mais la feuille blanche : voilà ce qu’elle ne veut oublier à aucun prix. »[7]

11Dans cette optique, l’entre-deux est à la fois une condition transcendantale – de la subjectivation, par exemple, si l’on se réfère à Ce qui reste d’Auschwitz, où il s’agit, écrit Agamben, « de situer le sujet dans l’écart entre une possibilité et une impossibilité de dire[…] ». [8] –, et l’effet d’une pratique qui interroge la langue à son point d’articulation entre désignation et référence, ce qui est l’objet du texte où s’exprime la philosophie du langage d’Agamben, Le langage et la mort : « Toute ontologie […] présuppose la différence entre indiquer et signifier et se définit, en fait, précisément à travers le point où elle situe la limite entre ces deux dimensions. » [9]

12Aussi l’articulation est-elle à la fois prescriptive et prescrite, condition de possibilité et inscrite dans le champ même qu’elle détermine. La topologie du point d’entre-deux est indissociable d’une pratique singulière de la langue philosophique, pratique oxymorique, qui fait jouer ensemble les contraires, qui engage un usage abondant de prépositions : « entre », « à travers », de conjonctions, « ni…ni ». Cette attention aux fines charnières de la langue est perceptible, notons-le, jusque dans l’attention qu’Agamben porte à la terminologie d’autres philosophes, qu’il s’agisse de la ponctuation deleuzienne ou de la mise en crise de la fonction de désignation par Derrida. [10]

13Cette pratique de la charnière, du point d’entre-deux, se soutient d’une théorie de la signification. On renvoie sur ce point à Stanze, où Agamben effectue la généalogie de ces formes biaisées et dévaluées que sont emblèmes et symboles. Le malaise que nous éprouvons devant la duplicité des symboles, tient, selon lui, à ce que la culture occidentale occulte la fracture originelle de la présence, ce différer d’origine qui se revoile en quelque sorte dans la coupure pratiquée par la linguistique entre signifiant et signifié. Selon Agamben, toute une « figurologie » opposerait ces deux figures-clé de notre culture occidentale que sont le Sphinx et Œdipe. Œdipe serait celui qui identifie le signifié caché derrière le signifiant énigmatique, et le Sphinx, lui, serait le symbolique même, dans la mesure où sa parole se raproche de son objet en le tenant infiniment à distance :

14

« Toute interprétation du signifier soit comme rapport de manifestation ou d’expression, soit à l’inverse comme rapport de chiffrement et d’occultation entre un signifiant et un signifié (et la théorie psychanalytique du symbole, aussi bien que la théorie sémiotique du langage, participe d’une telle interprétation), se place nécessairement sous le signe d’Œdipe. »[11]

15Mais l’opposition est médiatisée par un tiers-terme : il s’agit de ce mode héraclitéen du signifier qui ne vise « ni à cacher ni à révéler, mais à signifier la jointure même », et qui est aussi ce qui laisse sa place à une énonciation philosophique. Agamben renvoie alors à Héraclite, et à l’usage de ces « oxymorons où les termes opposés ne s’excluent pas, mais désignent leur invisible point de contact. » [12] On se demandera toutefois si toute énonciation philosophique, et celle d’Agamben par conséquent, au premier chef, ne reconduit pas la logique d’Œdipe, fût-ce comme cette inconnue du système qui serait proprement son refoulé : car la langue d’Œdipe, qui déchiffre les énoncés apotropaïques du Sphinx, n’est-ce pas peu ou prou, comme on souhaite le montrer, la langue d’Agamben réglant le « chiffre » de Bartleby ? Et ne faudrait-il pas parler des langues philosophiques d’Agamben, une langue qui énonce le régime de l’entre-deux, et une langue qui subsume l’expérience de Bartleby sous l’espèce de l’entre-deux ontologique ? On pense alors à ce qu’Alain Badiou écrit au sujet des langues philosophiques de Wittgenstein : « La destination didactique de la philosophie conjoint une syntaxe toujours hantée par les mathématiques, et une sémantique toujours tentée par la poésie hermétique. Elle aspire d’un même mouvement à l’univocité cristalline et à l’équivoque absolue. » [13]

16La topologie de l’entre-deux, de la « jointure d’inconciliables », est bien ce qui ressortit, en amont, à un « différer » originel : différer de la présence, dans Stanze, mais aussi, dans Le Langage et la mort, différer des deux plans du langage, indication et signification, qui renverraient à une négativité plus originaire encore. Le différer n’emporte pas l’origine et la présence dans son mouvement, dans la mesure où le mouvement est ici celui de l’origine qui s’abîme en soi. Cela engage une série d’énoncés prescriptifs, non dénués d’une forme d’inquiétante violence, sur la venue à résilience de la métaphysique et la nécessité d’une liquidation. Ainsi, dans Le Langage et la mort :

17

« Peut-être […] que le temps où toutes les figures de l’Indicible et tous les masques de l’onto-théologie ont été liquidés, c’est-à-dire dissous et payés en des mots qui montrent simplement le néant sur lequel ils se fondent ; […] peut-être ce temps est-il aussi celui où peut redevenir visible la demeure in-fantile (in-fantile, c’est-à-dire sans volonté ni voix, et pourtant, éthique, habituelle) de l’homme dans le langage. »[14]

18Dans le Bartleby, la fracture originelle de la signifiance et de la présence est le postulat implicite de la lecture. Mais, davantage que d’une lecture par Agamben du récit de Melville, il s’agit ici d’une opération, d’un montage de questions, au sens cinématographique du terme, et ce montage même s’attache à construire l’écart incalculable entre la figure et le chiffre. Pour préciser les choses, on repartira ici de ce qu’Agamben analyse dans un article consacré au cinéma de Guy Debord. [15] Du montage, Debord aurait « exhibé en tant que telles » les deux conditions transcendantales, qui sont la répétition et l’arrêt. Et ces deux transcendantaux sont aussi deux puissances, dans la mesure où la répétition « restitue la possibilité de ce qui a été », tandis que l’arrêt constitue cette « puissance d’arrêt qui travaille l’image elle-même, qui la soustrait au pouvoir narratif pour l’exposer en tant que telle. » [16] À cet égard, la syntaxe philosophique d’Agamben est assez proche du montage. Bartleby ou la création comporte trois sections, les paragraphes en sont numérotés, et l’on pourrait montrer avec précision que l’énonciation en est assertive bien plus qu’hypothético-déductive. La syntaxe philosophique est déjà terminologie, de même que les termes d’élection d’Agamben, préposition ou conjonction, comportent déjà dans leur teneur articulatoire le mouvement d’une syntaxe qui relie en déliant. La parataxe serait ici ce qui délie les enchaînements, et les absolutise : [17] chaque paragraphe est un moment, jamais explicitement posé comme tel, d’une démonstration qui passerait sous les blocs cristallins de l’exposition, et dont l’axiomatique serait à reconstituer, entre les coupures.

19Il faudrait ici une longue analyse de ces effets conjoints de déliaison et de suture pratiqués par Agamben. On se limitera à l’examen de la première section du livre, intitulée « Le scribe ou de la création ». Bartleby n’y apparaît que latéralement, « figure ultime, épuisée » de celle du scribe qui n’écrit pas. D’emblée, une image sert de fil conducteur, celle, transmise par le lexique byzantin, d’Aristote, scribe de la nature qui trempe sa plume dans la pensée, et dont Bartleby, pose Agamben, « est la figure ultime, épuisée. » [18] Agamben revient à la fameuse formulation aristotélicienne qui en est le fondement : la comparaison, dans le De anima d’Aristote, de l’intellect en puissance avec une tablette à écrire sur laquelle rien n’est encore écrit. De paragraphe en paragraphe, la question de la puissance se voit déployée à partir de l’image aristotélicienne. Le montage joue ici sur le déplacement et la reformulation du motif de la tablette : de la création divine comme acte d’écriture chez le mystique juif Abraham Abulafia, à Albert le Grand qui saisit l’écriture de la pensée à ce point où « la puissance de la pensée se tourne vers elle-même et où la pure réceptivité sent, pour ainsi dire, son propre non-sentir ». [19] Il y a, dans l’exposition philosophique, un mouvement particulier, par lequel on glisse insensiblement de l’exposition à l’analogie, puis à l’instance prédicative qui nous enjoint de ressaisir toute création à l’aune de la « dé-création » qui la soutient : la tablette d’écriture apparaît alors comme une création où le rien, en quelque sorte, s’enfonce dans sa propre négativité, Agamben citant ces kabbalistes et ces mystiques selon lesquels « le rien, dont procède la création, est Dieu lui-même. L’être (et même le super-être) divin est le rien des étants, et c’est seulement en se laissant descendre, pour ainsi dire, dans ce rien, que Dieu a pu créer le monde. » [20] Dès le début de la deuxième section, « la formule ou de la puissance », l’anaphore se fait identifiante, le verbe « être » joue son rôle d’instance suturante. Ayant déployé toute une constellation de figures philosophiques, Agamben peut alors conclure : « C’est à cette constellation philosophique qu’appartient Bartleby le copiste. » Une nouvelle ligne va être frayée, une autre variation sur la puissance : la contestation silencieuse du principe de raison à travers la formule de Bartleby, ou ligne qui élève le souvenir à une forme de puissance. Bartleby est alors une figure du messager messianique, sorte d’ange assez proche du fameux ange de l’Histoire cher à Walter Benjamin. Entre temps, le Bartleby de Melville s’est comme perdu, ou dissous, dans la fable philosophique qui le constitue en figure…

20Le « montage » philosophique de la question produit donc un chiffre qui lui-même produit ou si l’on préfère « expose » la figure. Aussi n’est-il pas question dans la lecture d’Agamben du medium littéraire, du personnage de Melville, en tant que celui-ci reformulerait sur un mode fictionnel les propositions aristotéliciennes sur le possible. Les deux constellations, celle de la littérature et celle de la philosophie, sont posées face à face, dans un parallélisme irrémédiable. Pierre Macherey, dans À quoi pense la littérature ? proposait un programme radicalement divergent : étudier l’hybridation salutaire de la philosophie par la littérature, dans une optique où la littérature est ce filtre dissolvant apposé au concept, ce principe d’ironie et de néantisation. Ce qui frappe à l’inverse, dans l’optique d’Agamben, c’est que la translation est constante, de la formule de Bartleby, le fameux « I would prefer not to », à sa re-traduction philosophique, bien que la divergence radicale entre littérature et philosophie soit énoncée dans d’autres textes. Le philosophème est donc posé, à la fois, comme radicalement hétérogène au littéraire, il est en position de prééminence, puisqu’il est cette puissance même de la pensée qui assure la possibilité du chiffrage, et en même temps la traduction, ou la translation du plan de la figure à celui du chiffre semble non problématique. Agamben ne cesse de glisser, avec une facilité déconcertante, du récit de Melville, ou plan de la figure, au chiffre philosophique qui en énoncerait le sens.

21Il faut alors se référer à la pensée du langage d’Agamben. Dans Le Langage et la mort, la linguistique qui pointe le rôle des « shifters », ou « embrayeurs » linguistiques, n’est-elle pas décrite comme ce qui réénonce le postulat de l’ontologie depuis l’oubli même de l’ontologie ? C’est ainsi que la dimension de l’« avoir-lieu », de l’événement même du langage, « coïncide avec celle que la linguistique moderne définit par le concept d’énonciation, mais qui, dans l’histoire de la métaphysique, constitue dès l’origine la sphère de signification du mot être. » [21] Ou encore : « les shifters qui indiquent, en tout acte de parole, sa pure instance, constituent […] la structure linguistique originelle de la transcendance. » [22]

22La transcendance est donc à la fois effet de langage et pur dehors qui ouvre le langage sur son avènement. L’ontologie serait alors la différence unifiant la discorde des langages, ce à travers quoi se meut le questionnement, mais aussi, en l’occurrence, l’opérateur d’une traductibilité unilatérale : celle qui va de la figure au chiffre. Un « à travers », ici, commande silencieusement un « entre », et c’est par la pensée du langage d’Agamben que l’on saisit sa position de lecteur de Melville.

23Le rapport d’Agamben à la littérature doit, par conséquent, être analysé de plus près. Il y a manifestement, pour ce philosophe, une césure interne à la littérature, césure qui passe entre prose et poésie, qui serait la césure propre au poème, et qui refoule ou oblitère la césure plus secrète qui serait interne à la fable littéraire. C’est ainsi que, dans Le Langage et la mort, il s’agit de confronter la poésie et la philosophie comme deux expériences qui se jouent à front renversé. La philosophie figure ce qui parvient à saisir la Muse pour en faire son propre sujet comme le négatif même, là où la pensée du poème se noie dans l’avoir-lieu introuvable du langage, pour mieux laisser émerger l’avoir de l’homme depuis l’extinction de la pensée. D’un côté, la ressaisie du négatif, de l’autre, le dessaisissement réappropriant de la négativité : le chiasme poésie/philosophie est sous la condition d’une origine introuvable, abîmée. [23] Mais qu’en est-il, précisément, du rapport entre la fable littéraire et le discours philosophique qui en énonce le chiffre ?

24La relation est dissymétrique, dans la mesure où les philosophèmes constituent l’interprétant, à la fois historiquement daté et inactuel, de la formule bartlebyenne. Et sans doute est-ce dans la mesure où le philosophème est constitué en interprétant, par présupposition ontologique, que la figure de Bartleby peut à son tour être lue comme l’interprétant, actuel et inactuel, d’un certain parcours philosophique. La figure est happée ou plutôt : aimantée par la configuration philosophique qui en délivre le chiffre, qui en énonce ce que l’on pourrait appeler avec Benjamin la « teneur de vérité », si la vérité n’était pas posée ici comme l’extériorité même que la formule engage dans la mesure expresse où elle ne la contient pas. La question de la littérature n’est donc pas posée comme telle, si ce n’est dans la troisième section du Bartleby, significativement intitulée « l’expérience, ou de la décréation », et consacrée à des expériences de langage et de pensée, celle de Rimbaud, de Dante, de Kleist, de Heidegger qu’Agamben dit sans vérité parce qu’il y va en elles de la vérité.

25Mais la formule de Bartleby est également insérée dans cette généalogie philosophique dont elle procède invisiblement, comme si le philosophème s’inscrivait, à l’encre sympathique, sur le texte littéraire, palimpseste déchiffré par le philosophe-philologue. C’est ainsi que la formule, le fameux I would prefer not to, procèderait du « ou mallon », du « pas davantage » par lequel les sceptiques exprimaient l’epoche, le suspens : « Ce qui apparaît sur le seuil entre être et non être, entre sensible et intelligible, entre mot et chose, ce n’est pas l’abîme incolore du rien, mais l’ouverture lumineuse du possible. » Mais Agamben décèle également une affiliation négative de la formule par rapport au principe de raison leibnizien, « ratio est cur aliquid sit potius quam non sit » (« il y a une raison pour laquelle quelque chose existe plutôt que n’existe pas »). De même que le « pas davantage » constitue l’inflexion suspensive par excellence, la formule de Bartleby, selon Agamben, « remet en question “le plus fort de tous les principes’ », en mettant l’accent justement sur le potius, sur le “plutôt” qui en articule la scansion. En le sortant de force de son contexte, elle émancipe la puissance […] tant de sa connexion à une ratio que de sa subordination à l’être. » [24] Mais est-ce Bartleby qui est commenté, ou la philosophie qui s’auto-commente à travers le medium devenu translucide de la littérature ? Se joue alors comme une répétition du propos de Heidegger sur le « très puissant » principe leibnizien, mais selon d’autres lignes de failles, d’autres inflexions. Opérateur logico-poétique, Bartleby est aussi le répétiteur qui reprend sur une autre portée le distique d’Angelus Silesius : il serait le répétiteur ontologique qui fait passer l’ontologie entre soi et soi, mais aussi l’opérateur historial qui désécrit le principe de raison. [25] Mais n’est-ce pas au prix, pour Agamben, de désécrire le Bartleby de Melville ?

26Aussi faudrait-il étudier de près les modalités de retranscription, de reformulation, d’une formule à l’autre : de la tablette à écrire aristotélicienne au ou mallon sceptique, de ce suspens à l’inflexion mise sur le potius leibnizien. Dans Le principe de raison, Heidegger propose de traduire Grund-Satz en grec : hypothesis, ce qui est déjà au fond d’une autre chose et qui à travers elle est toujours déjà apparu. Cette démarche semble animer le Bartleby d’Agamben, et commander un certain point de vue sur la traduction. Ne s’agit-il pas d’énoncer ce qui à travers la figure de Bartleby se rassemble, et qui trouve son exposant dans le chiffre philosophique ? A l’idiome grec et plus originel, s’est substitué le jeu des formules philosophiques où la littérature trouve à se retraduire. Et la figure se retraduit dans le chiffre dans la mesure où le chiffre, l’exposant philosophique, serait lui-même l’opérateur de traductibilité des philosophèmes. Tout se passe comme si l’opération d’Agamben mettait en œuvre un double principe, généalogique et rotatif. Il y a la filiation des philosophèmes qui glissent les uns dans les autres (de la tablette au ou mallon, puis au potius). Et chaque philosophème est aussi variation sur la puissance, inflexion suspensive où s’engrène le mouvement rotatif. Significativement d’ailleurs, Agamben fait allusion à Deleuze, qui pointe la zone d’indiscernabilité ouverte entre le oui et le non par la formule du scribe, pour aussitôt replier la formule sur elle-même, sur l’anaphore absolue dont elle relève, [26] de même, on y reviendra, que dans Ce qui reste d’Auschwitz, le concept foucaldien d’archive se voit replié sur la langue elle-même. [27]

27D’où ce paradoxe : si Bartleby apparaît comme chiffré par l’entre-deux, la disjonction ontologique qui est le prédicat de son expérience, cette disjonction n’émerge qu’à déséquilibrer la polarité entre espace de configuration et espace de chiffrage, qu’à occulter une certaine teneur du « entre ». Côté figure, les éléments sont minces : Agamben occulte en grande partie l’axe syntagmatique de la fable où la Figure prend appel. Pourtant, dans le texte de Melville, la formule vaut aussi à travers le jeu de variations qui la font glisser de la négation au silence, d’un « je préférerais pas » au refus le plus obstiné. Bartleby s’est résorbé dans sa formule, dans l’événement de langage qui s’y délivre. La Figure est ainsi pure forme, presque sans fond, et pour ainsi dire sans reste : il n’y a pas ici de « savoir de la fable », au sens que Georges Benrekassa a donné à cette expression. [28] En outre, de même qu’il occulte l’espace transférentiel entre la figure et le chiffre, Agamben occulte la dimension de transfert, au sens analytique cette fois-ci, entre l’avoué et Bartleby : transfert impossible, d’une radicale dissymétrie. Ce n’est pas un hasard sans doute si la psychanalyse, dans Stanze notamment, est rabattue sur une rhétorique, là où Jean-François Lyotard, dans Discours Figure, soutient à l’inverse que l’inconscient n’est pas un discours, mais que c’est l’autre du discours. Chez Agamben, l’autre du discours nous renvoie indéfiniment à l’avoir-lieu du langage. Une certaine conception du reste ne s’établirait alors qu’à occulter l’hétérogène et l’impur, qu’à faire dériver les énoncés philosophiques selon le principe d’une traductibilité généralisée, qu’à renvoyer les énoncés à l’anamnèse silencieuse qui les supporte…

28Aussi pourrait-on dire : Bartleby est et n’est pas un « personnage conceptuel », pour reprendre l’importante notion forgée par Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ? Il est un personnage conceptuel dans la mesure où il est un opérateur des textes agambeniens, qu’il soit figure explicitement désignée (le chapitre « Bartleby » de La Communauté qui vient) ou chiffre virtuel, sorte d’« image dans le tapis », comme dans Idée de la prose. Plus profondément toutefois, le Bartleby d’Agamben n’est pas personnage conceptuel, si l’on se réfère au constructionnisme qui sous-tend la notion deleuzienne : il s’agit, écrit Deleuze, de construire les concepts sur un plan qui ne se confond pas avec eux. Ce plan d’immanence (cette table) n’est pas un concept, il est l’« image de la pensée » ; il est proprement anti-philosophique, mais comme cette extériorité qui n’existe pas hors de la philosophie, et que celle-ci suppose. [29] Le constructionnisme est ici l’antithèse de la décréation agambenienne : les concepts, selon Deleuze, ne sont jamais créés de rien. Dans la topologie deleuzienne, les composantes des concepts ont des zones de voisinage, des seuils d’indiscernabilité, il y a toute une puissance de devenir des concepts quand ils passent les uns dans les autres : topologie de l’altération, où la différence entre le vivant et le parlant ne vaut plus. [30] Du coup, les deux topologies divergent radicalement, et avec elles, la signification même du « entre » : à l’indiscernable, qui qualifie chez Deleuze un devenir, correspond chez Agamben un seuil d’indifférence ou de désarticulation, qui est qualifié négativement. La généalogie (Agamben) s’oppose à la géologie (Deleuze). Entre le plan et le concept, le personnage conceptuel est cet opérateur distinct que l’on pourrait définir comme l’actant de la pensée, ce par quoi elle s’éprouve, son inflexion ou son schème.

29Mais alors, pourquoi le Bartleby d’Agamben n’est-il pas un personnage conceptuel, un peu comme le Don Juan de Kierkegaard qui s’émancipe de la figure esthétique ou musicale pour consister sur son plan propre ? Sans doute parce que la pensée d’Agamben est l’opposé d’un constructionnisme : elle ne se pré-suppose pas ce qui serait un plan pré-philosophique, et d’ailleurs, le motif heideggérien d’une pré-compréhension ontologique de l’être y semble à cet égard assez peu présent. Aussi ne faudrait-il pas parler de personnage, mais, ce qui change tout, d’un opérateur conceptuel, la puissance, laquelle ne passerait plus entre le plan et le concept, mais serait le repli du concept sur la négation qui lui est intérieure. Dans le Bartleby, on l’a vu, la décréation figure ce rien à l’épreuve de lui-même, et il s’agit alors de s’enfoncer dans le négatif d’où tout procède. Et il n’y a pas ici d’image de la pensée, mais bien plutôt une pensée sans image, comme le montre, dans Image et mémoire, l’article « l’image immémoriale » qui est un commentaire d’une note du poète Dino Campana, « Dans le cercle vertigineux de l’éternel retour l’image disparaît instantanément ». D’où l’importance stratégique de la fameuse tablette à écrire d’Aristote, sur laquelle rien n’est encore écrit, et qui figure la pensée se pensant elle-même, tablette à laquelle Agamben identifie Bartleby, le scribe qui serait devenu sa propre tablette à écrire. Sans doute s’agit-il ici de se tenir dans la négation du pré-supposé, de l’hypokemeinon, et de tout ce que ces notions entraînent d’une conception du sujet comme -être-dessous, comme sujet de la supposition, et l’on renvoie, sur ce point, à l’ample tracé historial effectué par Jean-Luc Nancy dans « Un sujet ? » [31]. Mais cela implique aussi que le concept absorbe le plan, que tous deux s’auto-engendrent dans le mouvement même de la puissance qui s’auto-affecte. Ici, la puissance dévore tout : elle est le concept et le plan. Là où Deleuze définit le plan d’immanence comme « le socle de tous les plans, immanent à chaque plan pensable qui n’arrive pas à le penser », Agamben fait du non pensé ce dont la pensée même, dans sa puissance de ne pas, s’affecte : l’extériorité s’enroule sur elle-même, dans un pli qui ajointe l’extérieur et l’intérieur, mais c’est au prix d’absolutiser la puissance comme commencement absolu de la pensée. Immémoriale passion de soi qui constitue « l’aurore de toute connaissance et de toute subjectivité », pour reprendre la belle formule de « L’image immémoriale ».

30On pourrait alors énoncer que la perfection formelle de l’opération se soutient d’un refoulement : ce qui est refoulé, ce serait tout ce qui résiste à la translation, tout ce qui, depuis la fable où la figure prend appel, résiste au chiffrage. Le chiffre, alors, ne chiffrerait la figure, qu’à résorber ce qui en elle ressortit à la figuralité. L’on emploie ici le terme de « figuralité » selon le sens que Lyotard lui donne dès le premier chapitre de Discours, Figure. Discours, Figure et Le Langage et la mort ont en commun d’aborder la question des shifters à partir d’une analyse du premier chapitre de la Phénoménologie de l’esprit sur la certitude sensible, où il est question de « prendre le ceci », « Das diese nehmen ». Mais il y a là des tracés divergents de la négativité. Pour Agamben, la négativité est univoque : « Il n’est possible de “prendre le ceci” que si l’on accomplit l’expérience que la signification du Ceci est, en réalité, un non-ceci, qu’elle contient, autrement dit, une négativité essentielle. » Chez Lyotard, la négativité est d’emblée référée à deux instances hétérogènes : une négation qui est au cœur du voir en tant que distanciation [32] ; une négation inscrite dans la langue comme ce jeu différentiel qui permet l’écart ou l’intervalle. [33] Et cela entraîne deux analyses divergentes des indicateurs. Pour Lyotard, le langage est percé de trous, mais ce dehors renvoie à l’intimité même du corps et de son espace. Pour Agamben, l’indication est « la catégorie à travers laquelle le langage fait référence à son propre avoir-lieu. » [34] Mais on pourrait également se référer à La Communauté qui vient, texte où l’être-dans-le-langage-du-non-linguistique est déduit d’un jeu propositionnel, [35] dans un sens très différent de ce que Lyotard nomme figure-forme: « présence du non langage dans le discours », mais qui suppose, en bordure du discours, la figure-image.

31On comprend mieux, dans un tel système, pourquoi Agamben résorbe la fable du Bartleby de Melville. Bartleby, pour Agamben, c’est, presque exclusivement, le scribe qui a cessé d’écrire. Et pourtant, l’écriture se poursuit, et comment ne pas prendre en compte le récit de l’homme de loi, procès-verbal, récit obituaire, voire prosopopée ? On se souvient de la façon dont l’homme de loi interprète le « désespoir livide » de Bartleby : ce dernier aurait été employé brièvement au Bureau des lettres au rebut de Washington. Citant cet épisode, Agamben, lui, nous renvoie à l’opposition paulinienne entre la vétusté de la lettre et la nouveauté de l’esprit. Bartleby est « un law-copist, un scribe au sens évangélique, et son renoncement à la copie est aussi un renoncement à la Loi, une façon de s’affranchir de la “vétusté de la lettre”. » [36] L’interruption de l’écriture performerait la dé-création : elle marquerait, écrit Agamben en se référant aux kabbalistes, « le passage à la création seconde, où Dieu rappelle à lui sa puissance de non-être et crée à partir du point d’indifférence de la puissance ou de l’impuissance. » [37] Nouvelle variation sur le motif de la tablette à écrire, de cette « écriture absolue » de la puissance que « personne n’écrit », pour reprendre la saisissante formule de la formule de l’article consacré à Derrida : [38] mais cette puissance qui s’auto-affecte de sa propre négativité, n’est-elle pas encore conçue sur le mode de l’articulation insonore de la voix qui est pour Agamben le cœur sans cœur du négatif ?

32Aussi faut-il revenir à cette pensée de la voix qui hante Le Langage et la mort. L’évocation de la vox sola médiévale permet de remonter à cette articulation silencieuse qui fait de toute voix ce qui se supprime au moment où elle s’énonce. C’est dans l’orbe de la voix que s’établit l’eschatologie agambenienne, lors même qu’il en est appelé à un dépassement de la voix et de sa négativité : ne s’agit-il pas de retourner à un état infans ? Penser au-delà de la voix, c’est encore prescrire un en-deçà de la voix. On pense à la fonction stratégique assurée, dans Le Langage et la mort, par la citation du propos du fameux propos d’Aristote dans le De Interpretatione, avec sa quadruple mise en relation entre les choses, les affections de l’âme, la voix et les lettres, Aristote posant que « les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme et les mots écritd les symboles des mots émis par la voix. » Le gramma, la lettre, écrit Agamben dans Le Langage et la mort, est en somme ce quatrième herméneute qui « assure l’intelligibilité de la voix ». [39] Pour cela, il lui faut s’appuyer sur les gramamairiens antiques qui dédoublent le gramma en signe et élément de la voix. Élément de la voix, le gramma aurait la « structure d’une pure auto-affection négative, d’une trace de soi-même ». Ainsi le gramma est-il sous condition de la voix, qui est elle-même sous condition du négatif.

33Ajoutons que l’image aristotélicienne de la tablette d’écriture, emblème d’une puissance s’auto-affectant de sa propre négativité », constitue le schème central du Bartleby, mais aussi de l’article consacré à Derrida, « Pardes, l’écriture de la puissance ». Cette tablette qui s’auto-impressionne, telle est à présent notre hypothèse, n’est-elle pas conçue sur le mode du s’entendre-parler ? Il s’agit, pour Agamben, de penser au-delà de la représentation, d’évoquer un toucher qui s’impressionne de son propre non-sentir, et la trace est cette puissance de penser qui « se fait trace de sa propre amorphie, trace que personne n’a tracée, matière pure. » [40] Mais écrire que la trace « est la passion de la pensée », c’est encore dériver la trace de l’auto-affection par laquelle elle advient. On trouve la position inverse chez le philosophe italien Maurizio Ferraris, lequel propose de penser à partir de la rétention et de l’itérabilité : « Le traçage n’est pas l’expérience seconde d’une transcription, mais l’“acte” primaire d’une inscription spatio-temporelle : le schématisme. » [41]

34La puissance est bien le transcendantal de la pensée agambenienne. C’est en réinterprétant Aristote, et le traité De anima, qu’Agamben pense de façon nouvelle le rapport entre puissance et acte. Il y va, note Agamben dans un article au titre éclairant, « La puissance de la pensée », d’une « figure de la puissance qui, en se donnant à elle-même, se sauve et s’accroît dans l’acte. » [42] Ce qui pose, sur le plan du politique, « le problème de la conservation du pouvoir constituant dans le pouvoir constitué. » Mais n’est-ce pas le modèle d’une voix silencieuse qui inspire cette topique originale de la puissance ? Dans Le chemin vers la parole, Heidegger écrit : « Ce qui se déploie dans la parole est la Dite (die Sage). Dans le parler en tant qu’écoute de la parole, nous répétons la Dite. Nous laissons tenir sa voix qui ne rend aucun son. » Tout parler est l’écoute de la voix insonore qui le double : il se retourne vers ce qui doit rester « imparlé, retenu et gardé dans l’indit ». De même que la parole retourne, selon Heidegger, à l’imparlé dont elle procède, la puissance chez Agamben s’enroule sur la négativité dont elle est en quelque sorte l’écoute et l’empreinte. L’impression serait encore conçue sur le mode de l’écoute silencieuse : c’est un s’entendre-parler qui informerait l’auto-affection de la puissance, auto-affection naguère déconstruite en ces termes dans De la Grammatologie, où la voix

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« produit un signifiant qui semble ne pas tomber dans le monde, hors de l’idéalité du signifié, mais rester abrité au moment même où il atteint le système audio-phonique de l’autre, dans l’intériorité pure de l’auto-affection. Elle ne tombe pas dans l’extériorité de l’espace et dans ce qu’on appelle le monde, qui n’est rien d’autre que le dehors de la voix. »[43]

36Chez Agamben, le monde, (le réel, si l’on veut) n’est-ce pas l’extériorité interne dont se constitue la voix ? Rien ne tombe dans le « dehors » de la voix, puisque le monde est structuré comme une voix, la puissance, ou pensée qui se pense elle-même, s’autoaffectant sur le modèle de cette voix qui est aussi la voix insonore dévolue à Bartleby le messager – comme si toute l’interprétation d’Agamben s’était accrochée à ce qui, dans la figure du scribe, est déposition de l’écriture : Bartleby ou celui qui a cessé d’écrire, Bartleby ou l’émule de Paul, celui qui s’élève contre la vétusté de la lettre, qui est aussi vétusté de la Première Alliance … vétusté du judaïsme ?

37Bartleby, c’est donc celui qui préfère ne pas, donc qui peut « ne pas », et qui, incarnant le possible, la puissance, la dimension messianique du reste, est en quelque sorte l’autre du « musulman ». [44] En tant qu’emblème de l’absolue contingence, il serait également cet opérateur invisible qui ajointe Le Langage et la mort et Ce qui reste d’Auschwitz. On comprend mieux la formule de Ce qui reste d’Auschwitz : « La contingence est le possible à l’épreuve d’un sujet ». S’éclaire aussi, par là même, l’interprétation des modalités comme « opérateurs ontologiques », Auschwitz constituant pour Agamben « le moment d’une débâcle historique de ces procédures, l’expérience traumatique où l’impossible s’est trouvé introduit de force dans le réel […] la négation la plus radicale de la contingence. » [45] C’est que la modalité, dans cette optique, n’est que la temporalisation de la puissance, le dépli époqual du repli de l’auto-affection : de même que l’historicité n’est plus que le dépli des modalités de la langue. L’opération n’est rendue possible que par une très étrange relecture-déformation de L’Archéologie du savoir de Foucault, l’archive devenant, dans Ce qui reste d’Auschwitz, ce qui passe entre la langue (système des possibles) et le corpus, puisqu’aussi bien l’enjeu est ici de re-lire, « délire » Foucault, en replaçant sur le terrain de l’ontologie « première » ce que celui-ci lui avait soustrait. En effet, Agamben répéte l’opération de Foucault en la déplaçant entre la langue et son avoir-lieu, de même que dans son Bartleby ou la création il faisait tourner sur elle-même l’analyse deleuzienne de la formule de Bartleby :

38« Appelons témoignage le système des relations entre le dedans et le dehors de la langue, entre le dicible et le non-dicible en toute langue – donc entre une puissance de dire et son existence, entre une possibilité et une impossibilité de dire. Or, le sujet advient précisément à la césure possible-impossible. Le sujet est rapport entre une possibilité de dire et son avoir-lieu, et de ce fait n’advient qu’à travers sa relation à une impossibilité de dire. Dans la relation à l’impossible s’effectue le sujet comme contingence, comme : pouvoir-ne-pas. […]. La contingence est le possible à l’épreuve d’un sujet ». [46]

39Singulière opération, qui appelle au moins deux remarques :

401. Quant à ce qu’Agamben nomme « le dedans et le dehors de la langue » : s’agit-il du « dedans » imaginaire de la langue confronté au réel tel que celui-ci s’y configure en extériorité interne ? Non, car il a été spécifié plus haut que tout se déroulait « entre la langue et son avoir-lieu », soit : entre la langue et elle-même comme pure possibilité de se manifester. Le témoignage, c’est donc l’auto-affection de la langue. Or, si l’on considère que tout témoignage en appelle à un réel, le réel n’est jamais ici que le repli plus intérieur de la langue, ce dont elle s’auto-affecte.

412. La formule suivante : « La contingence est le possible à l’épreuve d’un sujet » peut alors être glosée comme suit : le sujet n’est que le point d’application du possible, le lieu où le possible se mue en contingence. Ou encore : il faut du sujet pour que le possible, ce qui peut être, se fasse contingence : ce qui peut ne pas être. Toute la difficulté étant alors de tenir ensemble ces deux propositions, qui figurent également dans Ce qui reste d’Auschwitz, et que nous paraphrasons ainsi : le sujet est la libération du possible en tant qu’au possible est rendu le négatif comme sa possibilité la plus propre/Il n’y a de sujet que dans l’épreuve de l’impossible, et la contingence est ce qui advient à l’épreuve de l’impossibilité (de dire). Étrange scolastique, où le réel (la chose), en chemin, s’est perdu. À moins qu’il n’ait été reconduit comme au langage son intériorité externe la plus propre.

42On a vu que l’édifice repose sur une très curieuse grammaticalisation de l’être, véritable ontologie grammaticale, logologie donc, [47] puisque le dépli des modalités signe comme autant d’époques de l’être. « Auschwitz » n’est jamais ici que cette époque de l’être où l’impossible est introduit de force dans le réel. Où l’on voit que la figure de prime abord « littéraire » (le « bartleby ») débouche sur un questionnement historique et politique, indissolublement. Dans la perspective d’Agamben, ontologie et politique se recouvrent : le réel historico-politique est une province modale de l’être. [48] L’être est langage : ce qui renvoie peu ou prou à la logologie du dernier Heidegger. Mais ici, la logologie vise à s’effacer comme telle : elle se veut le dit négativé de l’être. Et Bartleby est devenu l’un de ses opérateurs, en tant que l’être, ultimement, est puissance.

43Que reste-t-il du reste, à la lumière de cette onto-théolo-logie puissantielle : telle serait pour nous la question… Cela nécessite d’en revenir à un très éclairant article du psychanalyste Fethi Benslama, dans Le Genre humain, [49] décrivant les effets de « désimaginarisation » ravageuse que produit, dans Ce qui reste d’Auschwitz, la soustraction des guillements au terme de musulman :

44« Musulman » a été dans les camps une présentation imaginaire du manque à être pour les juifs qu’ils concédèrent comme prix de survie, face aux nazis qui voulaient faire de ce manque un réel d’horreur maîtrisable par la destruction. Il y a tentative de capture perverse chaque fois que ce manque est rendu objectivement présent dans la réalité, c’est-à-dire nié dans sa valeur symbolique structurale pour l’être humain. […] En supprimant les guillemets au nom musulman, l’auteur supprime justement l’indice imaginaire de cet usage que tous les témoins ont gardé. »

45En somme, Benslama décrit une forclusion qui n’est pas celle du symbolique, mais celle de l’imaginaire, et qui rendrait compte des effets ravageurs de la théorie lorsque celle-ci confond les paradigmes qu’elle forge et le réel dont le vacillement se voit oblitéré… Oubli pourrait-on dire, par un discours, de sa modalité symbolique, qui se solde au plan des opérations discursives par une oblitération de la composante imaginaire. Il n’y a pas « le » Musulman. Il y a eu, localement, l’opération vitale d’exclusioninclusion de cet autre-soi, pour mieux se désidentifier de la mort à l’œuvre : comment l’opération dirait-elle autre chose que sa propre lettre, sa propre littéralisation à l’œuvre, comme chez Primo Levi « collant » encore à l’opération de décollement, et la théologisant de surcroît, lorsque, dans Si c’est un homme, il évoque les « musulmans » en qui « l’étincelle divine s’est éteinte », étrange formule en vérité chez cet athée déclaré, et qui montre bien que l’essentiel n’est pas dans le dit, mais dans ce que le dire emporte avec lui d’indépassable désidentification ?

46Il faut à Agamben pointer le reste, parachever le messianisme, pour mieux opérer sans reste – s’opérer vivant du reste. Bartleby l’exténué est la pierre angulaire de cette opération. Aussi fallait-il un « bartleby » pour promouvoir l’économie historiale, si problématique, de Ce qui reste d’Auschwitz : problématique, aussi, parce que, à en raccorder les données avec celle du Bartleby, elle renvoie l’extermination à une antithèse, celle-ci fût-elle absolue, de la décréation.

47Quant au Bartleby de Melville, peut-être est-il l’anti-Lettre volée de Poe. On se référera au Séminaire sur la lettre volée de Lacan : si le symbolique qualifie ce qui manque à sa place pour autant qu’il peut en changer, « pour le réel, quelque bouleversement qu’on puisse y apporter, il y est toujours en tout cas, à sa place, il l’emporte collée à sa semelle, sans rien connaître qui puisse l’en exiler. » Le Bartleby d’Agamben serait ce qui pousse à la limite un certain messianisme : Bartleby, c’est celui qui fait revenir ce qui n’a jamais été, c’est l’ange du possible. Il fallait dans cette optique occulter ce qui se joue de rapport à l’impossible dans le récit de Melville. Et pourtant, le récit, terrible, de la mort du scribe, ne nous dit-il pas quelque chose de l’inaliénable objet réel, qui l’emporte, sa place, avec lui ?

48De Bartleby au « musulman »… de l’ange du possible à l’impossible devenu opérateur linguistique, ne se meut-on pas dans une allégorèse généralisée ? Serait-ce là le chant des sirènes d’une certaine philosophia perennis insoucieuse du réel ? Quelle langue silencieuse parle donc ce Bartleby qui n’est plus celui de Melville, mais bien celui d’Agamben désécrivant Melville et tissant sa fable singulière ? Cette langue silencieuse, sans doute est-elle une vox sola, voix blanche, exténuée. Sa puissance de fascination est certaine. Mais à ne voir, dans l’impossible, qu’une province modale de l’être, sans doute manque-t-on la puissance d’effraction du réel, et ce risque qui s’inscrivait dans la parole, si commentée et si galvaudée, de Celan : Niemand zeugt für den Zeugen, « Nul ne témoigne pour le témoin »…

Notes

  • [1]
    Bartleby ou la création, trad. fr. C. Walter, Circé, 1995. [Désormais noté : B]
  • [2]
    Id., p. 11.
  • [3]
    E. Auerbach, Figura, trad. M.-A. Bernier, Belin, 1993, p. 14. C’est précisément cette orientation de tupos qui « exerça son influence sur figura et qui contribua à son tour à effacer la frontière déjà indistincte le séparant de forma. »
  • [4]
    B, p. 39.
  • [5]
    M. Heidegger, « La Parole », in Acheminement vers la parole, trad. fr. J. Beaufret, W. Brokmeier et F. Fédier, Gallimard, 1976, p. 27.
  • [6]
    G. Agamben, « Œdipe et le Sphinx », in Stanze, trad. fr. Y. Hersant, 1981, nvelle édition 1992, Payot et Rivages, p. 229 sq.
  • [7]
    B, p. 26.
  • [8]
    Ce qui reste…, trad. fr. P. Alféri, Payot & Rivages, 1999 ; p. 190.
  • [9]
    Le Langage et la mort, [LM], p. 46.
  • [10]
    Voir « Pardes, l’écriture de la puissance », in Revue philosophique, 1990, n° 2, « J. Derrida », p. 135 sq : « Cette crise (au sens étymologique) de la terminologie est aujourd’hui la situation même de la pensée et Jacques Derrida est, sans doute, le philosophe qui en a pris conscience le plus radicalement. Sa pensée interroge et remet en cause le moment terminologique même (donc le moment vraiment poétique) de la pensée, il en expose la crise. »
  • [11]
    Stanze, op. cit., p. 232.
  • [12]
    Ibid., p. 232.
  • [13]
    « Les langues de Wittgenstein », in Rue Descartes/26 1999, « Ce que les philosophes disent de leur langue », p. 109.
  • [14]
    LM, p. 162. Voir également la conférence de Heidegger, Bâtir Habiter Penser, (1951) et le jeu philologique qui renvoie l’habiter à l’être, déployant une grammaire originelle de l’habitation : « Le vieux mot bauen, auquel se rattache bin, nous répond : “je suis”, “tu es”, veulent dire j’habite, tu habites. […] Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter. » ; cf aussi Stanze, p. 263 : « C’est quand nous serons parvenus à proximité de cette “articulation invisible”, que nous pourrons être entrés dans une région à partir de laquelle le pas en arrière-au-delà de la métaphysique, telle qu’elle régit l’interprétation du signe dans la pensée occidentale, devient véritablement possible. »
  • [15]
    G. Agamben, « Le cinéma de Guy Debord », in Image et mémoire, Hoëbeke, 1998, p. 65-76.
  • [16]
    Id., p. 71-72.
  • [17]
    Que cette parataxe soit ici l’antithèse de la parataxe de Hölderlin telle que la met au jour Adorno dans un article fameux : voilà qui serait à étudier très précisément. Sans doute cela est-il lié au fait que la parataxe d’Agamben revoile une axiomatique, là où celle du poète tend vers une essentielle disjonction des concepts et des noms : l’économie figurale est tout autre…
  • [18]
    B, p. 21.
  • [19]
    Id., p. 30.
  • [20]
    Ibid., p. 33.
  • [21]
    LM, p. 148.
  • [22]
    Ibid., p. 59.
  • [23]
    Voir LM, p. 140 sq : « L’ « opposition » qui a toujours eu cours entre poésie et philosophie est, donc, bien plus qu’une simple rivalité : toutes deux cherchent à saisir ce lieu originaire, inaccessible de la parole, par rapport auquel il en va, pour l’homme parlant, de son propre fondement et de son propre salut. Mais toutes deux, fidèles en cela à leur propre inspiration « musicale », montrent à la fin ce lieu comme introuvable. »
  • [24]
    B, p. 49.
  • [25]
    Bartleby n’est-il pas, au fond, pour Agamben, une figure de l’étant heideggerien ? Voir, dans Introduction à la métaphysique de Heidegger, la définition par Heidegger de « La question fondamentale de la métaphysique » : « mettre à découvert l’étant dans son vacillement entre être et non-être. En tant que résistant à l’ultime possibilité du non-être, il se tient lui-même dans l’être sans pour cela avoir dépassé ni surmonté la possibilité du non-être. »
  • [26]
    B, p. 43 : « C’est comme si le to qui la conclut, et qui a un caractère anaphorique, parce qu’il ne renvoie pas directement à un segment de réalité mais à un terme précédent dont il peut seul tirer son sens, s’absolutisait au contraire jusqu’à perdre toute référence, s’adressant, pour ainsi dire, à la phrase elle-même : anaphore absolue, qui tourne sur elle-même, sans plus renvoyer ni à un objet réel ni à un terme anaphorisé (I would prefer not prefer not to…). »
  • [27]
    Ce qui reste…, op. cit., p. 189 : « Imaginons maintenant que l’on répète l’opération de Foucault en la déplaçant vers la langue, que l’on transporte donc le chantier qu’il installa entre la langue et l’ensemble des actes de parole, pour le faire passer sur le plan de la langue, ou mieux, entre la langue et l’archive. » (C’est nous qui soulignons).
  • [28]
    Voir G. Benrekassa, Fables de la personne, pour une histoire de la subjectivité, Paris, PUF, 1985, p. 15-16.
  • [29]
    Voir G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, éd. de Minuit, 1995, p. 3959. Il faudrait analyser longuement la façon dont le concept-limite d’Image de la pensée s’est remodelé depuis Différence et répétition. D’un texte à l’autre, on est en effet passés d’une image posée comme pure forme de la recognition, et à ce titre dévaluée, à une tentative pour figurer le penser et l’extériorité interne dont il se fonde ; d’une destitution principielle de l’image à une scission opératoire entre Image et Figure, (l’Image de la pensée – les Figures esthétiques) comme si la Figure se rechargeait intensément des sens pluriels indiqués par Auerbach dans Figura, étant à la fois la forme sensible (le skhema) et l’empreinte, la forma. Figurologie, faut-il le souligner, à laquelle le paradigme agambenien demeure étranger.
  • [30]
    Sans doute cela est-il lié au fait que, dans son architectonique des concepts, Deleuze part en quelque sorte de la singularité quelconque, alors que pour Agamben, celle-ci est un point d’arrivée.
  • [31]
    in Homme et sujet, la subjectivité en question dans les sciences humaines, Conférences du centre d’études pluridisciplinaires sur la subjectivité, Université Strasbourg-I, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 69 sq : « La supposition de l’autre, sous la position du même, soutenant la position du même, est la condition et peut-être la condition décisive du sujet. »
  • [32]
    La dimension de la référence étant pour Lyotard la présence de la distanciation du voir dans l’expérience de discours (J.-F. Lyotard, Discours, Figure, Klincksieck, Paris, 1971, p. 31).
  • [33]
    Id. p. 28-29.
  • [34]
    LM, p. 57.
  • [35]
    Ici, il s’agit de penser l’implication réciproque de l’ostension et de l’anaphore : « Non pas le non-linguistique, objet sans relation d’une pure ostension, ni son être dans le langage comme ce qui est dit dans la proposition, mais l’être-dans-le-langage-du-non-linguistique, la chose même. Autrement dit : non pas la présupposition d’un être, mais son exposition. » (G. Agamben, La Communauté qui vient, Seuil, 1990, p. 104).
  • [36]
    B, p. 80-81.
  • [37]
    Id., p. 82.
  • [38]
    « Pardes, l’écriture de la puissance », art. cit., p. 143 : « La puissance, qui s’adresse à elle-même, est une écriture absolue, que personne n’écrit : une puissance d’être écrite qui est écrite dans sa puissance même de n’être pas écrite, une tabula rasa qui est impressionnée par sa propre réceptivité et peut ainsi ne pas ne-pas-s’écrire. » On sait qu’Agamben reproche à la déconstruction derridienne de « penser la métaphysique sans la négativité qui lui est essentielle » (Stanze, op. cit., p. 261) : pareil passage, dans la virtuosité de son mouvement, nous semble tirer la pensée de Derrida vers une négativité qui lui est étrangère.
  • [39]
    LM, p. 80. Interprétation que l’on comparera à celle de J. Derrida, dans De la grammatologie, éd. de Minuit, 1967, p. 21-22. Derrida voit en effet, dans le propos d’Aristote, l’origine de ce qu’il nomme « phonocentrisme ».
  • [40]
    « Pardes, l’écriture de la puissance », art. cit., p. 144.
  • [41]
    M. Ferraris, « Théorème et mnémoneume », in Passions de la littérature, avec Jacques Derrida, Michel Lisse dir., Galilée, 1996, p. 112.
  • [42]
    G. Agamben, La puissance de la pensée, essais et conférences, trad. fr. J. Gayraud et M. Rueff, 2006, Payot & Rivages,
    p. 244 sq.
  • [43]
    J. Derrida, De la Gramamatologie, op. cit., p. 146 sq.
  • [44]
    Dans le langage des camps d’extermination, le terme de « musulman », dont l’origine reste mystérieuse, désignait ces déportés parvenus à une forme d’extinction des facultés vitales. Dans son analyse du « musulman », Agamben se fonde presque exclusivement sur cette citation de Primo Levi, dans Les Naufragés et les rescapés : « Nous sommes ceux qui […] n’ont pas touché le fond. Ceux qui l’ont fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont revenus muets, mais ce sont eux, les “musulmans”, les engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu une signification générale. » La thèse d’Agamben est la suivante : le témoin « intégral » de la déhumanisation des camps, c’est celui qu’en leur langage les déportés surnommaient le « musulman », sujet parvenu à une forme d’extinction des facultés vitales, à une désubjectivation dont les rescapés se font faits en quelque sorte les mandataires. Témoigner, c’est selon Agamben témoigner pour le non-homme qu’est le « musulman », pour sa parole silencieuse et en quelque sorte non advenue, ce qui est, l’on en conviendra, plus que problématique… On renvoie également au magnifique livre d’Anne-Lise. Stern, Le savoir-déporté, camps, histoire, psychanalyse, précédé de Une vie à l’œuvre, par N. Fresco et M. Leibovici, Seuil, « La librairie du xxie siècle », 2004, et notamment au passage intitulé « Restes », p. 257 sq., pour l’importante rectification faite par A.-L. Stern au sujet de l’interprétation par Agamben du terme « Musulman » : « Qu’un jour une étude par questionnaire traquerait l’origine de ce mot-là, Muselmann, parmi toutes les autres bizarreries du vocabulaire concentrationnaire, comment l’aurions-nous imaginé alors ? Et qu’un philosophe, s’y référant alors, ferait “cas” de nous. Mais lui échapperait que ses “musulman”, témoins d’Auschwitz cités à la fin de son livre, ne sont dans l’ensemble pas juifs […]. Les Muselmänner juifs ou juives n’avaient guère le temps de mourir de leur mort de Muselmann – ou d’en réchapper- à Auschwitz. Ils étaient sélectionnés pour le gaz bien avant ça – repérés à cause de la particularité de leur tatouage : de mon temps, le petit triangle sous le numéro. »
  • [45]
    Ce qui reste d’Auschwitz, p. 194.
  • [46]
    Id. p. 189-190.
  • [47]
    « Logologie », en référence à ce que B. Cassin dans L’effet sophistique désigne comme l’ontologie lorsque celle-ci se pose explicitement comme effet du dire. « Logologie » est au départ un terme forgé par Novalis, et ultimement repris par… Dubuffet : cf le « cabinet logologique.
  • [48]
    D’où la pertinence du livre de Philippe Mesnard et Claudine Kahan, Giorgio Agamben à l’épreuve d’Auschwitz, Kimé, 2001. Ce livre est en particulier très attentif à une certaine éviction, par Agamben, de l’histoire et du témoignage, aussi bien des rescapés, que des détenus employés dans les Sonderkommandos.
  • [49]
    F. Benslama, « La représentation et l’impossible », L’art et la mémoire des camps, représenter exterminer, sous la direction de J.-L. Nancy, Le Genre humain, Seuil, déc. 2001.
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