1[…] Je suis allé dans la rue et je les ai tous vus. Ils formaient une étrange colonne. La masse grossissait à vue d’œil sur le trottoir au rythme des petites grappes humaines qui s’approchaient et s’y agrégeaient. Un fleuve se jetant dans le grand océan, ai-je pensé. L’embouchure c’était, tout là-bas à l’angle, une gueule béante sur le trottoir, qui se dégageait à peine du brouillard. Ils avançaient d’un pas décidé. Ce qui les tenait ensemble ne se voyait pas.
2Je me suis approché du gros animal. Il y avait une harmonie sans conscience. Quelque chose d’indéfinissable. Cela venait de l’intérieur et les forçait à s’agglutiner les uns aux autres. Ils semblaient invincibles. Lorsque je les ai rejoints, à ma grande surprise, la masse s’est ouverte sans aucune résistance avec l’impression étrange d’un « déjà vécu », comme une naissance.
3… j’y suis. Mais où suis-je ?
4Ils se ressemblaient tous et ne se parlaient pas. Ils paraissaient fixer un point à l’horizon. Pourtant, moi, je ne voyais rien. Dans leur étrange rituel, ils étaient happés par ce vide au loin. C’était une absence. Je m’en souviens bien… je n’ai pas aimé cela. Nous sommes arrivés au coin de la rue. Un enfant recroquevillé tel un insecte mort faisait semblant de ne rien voir. Tout près, la bouche immense surgissait de la terre. Elle paraissait avoir enflé au rythme de nos pas. Un réverbère n’arrivait pas à masquer l’inscription sur un panneau. C’était un immense M… Tout jaune. On aurait dit le sourire d’un monstre.
5… nous nous dirigeons vers le gouffre tout noir.
6Quelques marches plus bas, la respiration s’est faite difficile. L’oppression venait d’une limite abstraite. Quelque chose autour… Étions-nous dans l’intérieur de quelque bête ? Une peau nous entourait : je la sentais qui battait. Au creux de l’antre, cela respirait notre respiration. Toute la difficulté venait de cette chose se dérobant sans fin. Elle contaminait tous les souffles. Eux, pourtant, faisaient mine de rien.
7… cette masse s’avance sans regrets. Tout pas en arrière est devenu impossible. S’arrêter… être piétiné.
8Puis l’angoisse est montée. Je me suis rappelé les fêtes foraines d’antan. On y trouvait de ces boîtes noires percées d’un orifice, au contenu obscur. Un bonimenteur – moyennant menue monnaie – promettait monts et merveilles à qui oserait y fourrer la main. Au fil de sa rhétorique le désir grandissait et faisait du flâneur l’esclave de la faille. Quelques pièces plus tard dans la poche du bonimenteur – la main dans le trou – une matière au toucher improbable se mettait à vous caresser. Face à ce fantôme de l’invisible, la réaction était immédiate, il fallait que la main sortît sous la risée de l’entourage.
9… comme un rat, pensé-je. Je suis fait comme un rat.
10Un effet semblable opérait ici. Bonimenteur et ridicule en moins… oserait-on rire devant l’effroi ? Le corps tout entier était immergé dans les entrailles de cet on-ne-savait-trop-quoi. Aucun levier pour en sortir. Fuir était impossible. La peur augmentait, l’indifférence des individus tout autour n’arrangeait rien à l’affaire. Les manteaux, les frottements de chaussures, les mouvements anonymes de bras et de chapeaux, les respirations essoufflées et ce point aveugle au loin qui vidait leur regard, tout ici devenait oppressant. Faire le plein par le vide : on n’aurait su mieux dire. Cela tournait à l’obsession.
11… qui sont-ils… dans ce mouvement qui les emporte ? Sous quelle emprise ? Quelques fantômes, ondes, inodores, inaudibles, incolores ou sans saveur… une catastrophe ignorée de moi ?
12Elle était toute proche. C’était une femme. J’ai très bien vu la petite forme, misérable, recroquevillée sur le sol. Au début je n’ai vu que le tronc.
13… les misérables sont ainsi. Ils n’ont ni queue ni tête. Ils s’absentent du monde, ils creusent en eux tout au fond.
14Lorsqu’elle a levé le bras, c’était comme pour s’extraire de quelque chose… C’est alors que la tête est sortie des épaules. Sur sa face il n’y avait plus qu’un œil. Depuis combien de temps était-elle là, enfouie dans son regard perdu. Enfouie, pour mieux les laisser passer peut-être.
15… c’est toujours trop de place pour une masse, un pauvre, ce n’est pas grand-chose.
16Son œil de suppliciée m’a transpercé. Cela n’était pas effrayant. Il y avait dans son regard une mise en garde. Je l’ai vu un bref instant seulement car il y avait entre elle et moi toute l’épaisseur de la foule et les centaines de jambes-ciseaux pour lacérer tout l’espace. Le mouvement régulier des lames avait la précision du scalpel et séparait mon regard de sa main, sa main de son bras, son bras de son corps, son corps de sa tête.
17Il y a eu un appel, à l’écart de la masse. C’était la femme. Mais il n’y avait que moi pour l’entendre. Eux tous, retenus par ce point au loin étaient absents. Ils avaient bien deux yeux, mais ils n’avaient plus de regard. La distance les préservait de tout contact. Une carapace les tenait, contraignant le regard. Je me rappelle, tout près, c’était un cri très bref comme pour ne pas déranger. Je n’ai pas aimé… Ce n’était plus un cri d’humain. C’était déjà la manifestation de quelque chose que j’ignorais et l’inquiétude que cela faisait naître en moi était minérale. De nouveau un son a surgi de la chose… insistant, cette fois. Ils auraient dû entendre. Rien n’est venu… et nous sommes tous passés.
18… cela seul qui reste encore dans le corps. Son sang, puisqu’elle a ôté toute la peau. Se battre. Voilà le vrai visage sur terre. Le maître-mot : la guerre. Toute une enfance dressée pour qu’un sang impur abreuve nos sillons.
19Nous nous sommes engagés dans le dédale des couloirs. Une image – toujours la même sur les murs – martelait le regard, sur des dizaines de mètres. Le catéchisme habituel, en somme. L’eau du bocal, pour les petits poissons rouges. Sur un quai, deux convois se sont arrêtés. Sans bruit. Des portes automatiques se sont ouvertes, rejetant hors des wagons leur cargaison de corps. Malgré le nombre, tout demeurait calme. Il y avait une grande résignation dans cette absence. L’harmonie molle du début occupait toute la place. Dans ce consentement, ils se ressemblaient tous. Une force les occupait, balayant toute nuance. Il n’y a pas eu de bousculade. J’aurais aimé entendre une voix. Rien n’est venu. Tout en eux était rentré.
20… je m’en souviens : « C’est silencieux comme dans un rêve. »… moi aussi, j’avance. Je me rappelle : « Et nous ne bougeons pas, engluées dans une espèce de visqueux qui nous empêche d’ébaucher même un geste – comme dans un rêve. La femme crie. Un cri arraché. Un seul cri qui déchire l’immobilité de la plaine. Nous ne savons pas si le cri vient d’elle ou de nous, de sa gorge crevée ou de la nôtre. » Je me rappelle, c’est écrit dans un livre. J’ai souvent lu le livre. Parce que cela n’arrête jamais : « Je crie. Je hurle. Aucun son ne sort de moi. Le silence du rêve. » Un cri. Je crois bien que ça recommence en silence. Sans mémoire. J’entends les colonnes en marche pour écraser le faible, l’inférieur ; la pourriture, comme ils disent. D’où pourrait bien venir, sinon, cette indifférence ? C’est un cri. Sans mémoire. Un cri c’est toujours le premier cri. Pour avertir de ce qui vient. Comme au début. Cela ne s’arrête. Jamais. Je le sais, depuis toujours. Cela continue. Caïn, Abel, Babel…
21Il y avait en moi l’écho du cri et l’indifférence de tous. Ils sont tous entrés dans les wagons tandis que les nouveaux arrivants, là-bas, rejoignaient la sortie. J’ai été refoulé. Je n’ai pas pu ; peut-être n’ai-je pas voulu ? C’est après que j’ai senti le choc. La plaque de l’échafaud sur la tête du condamné. La tête rouler sur le quai. Le sang couler. L’œil sur la tête, l’œil qui me fixait, à n’en plus finir. L’œil sur la tête arrachée, regard fixe, tendu vers moi. Et puis la main de tout à l’heure, la main séparée par la foule-ciseau. L’insupportable main que le mensonge de la masse avait amputée de son corps. De nouveau, j’ai entendu un cri, tout près. D’abord, je ne l’ai pas reconnu. Il était bref. J’ai d’abord pensé à la gisante. Une douleur m’a pris tout le corps. Et j’ai compris. Ce cri, ce n’était que moi. La porte du wagon venait de se refermer sur ma main. Le sang coulait. Sous l’effet de la douleur, ce que j’avais vu n’existait pas. Mon cri était revenu vers moi. De tête sur le sol, il n’y en avait pas. Il n’y avait que cette main coincée, au bout de mon bras. Main tendue entre un dedans qui s’en allait et ce dehors où je restais. Main-moi ni-dedans-ni-dehors, refusant d’entrer dans le moule. Ils me regardaient tous, mais rien en eux ne bougeait. J’étais pris, main dans l’sac, désigné par la foule. Je devais être à leurs yeux le seul coupable. Je le sentais. Tout en eux me reprochait d’être du côté de cette chose là-bas sur le sol.
22Le convoi s’est ébranlé. La porte a fini par lâcher sa proie. Seul sur le quai, je me suis retourné. J’ai regardé la main pendante au bout de mon bras : les gouttes dégoulinant à mes pieds avaient tracé un cercle rouge dont j’étais le centre. C’était mon sang et ce n’était pas mon sang. C’était ma honte faite chair.
23… je ne peux pas… Tout cela m’est étranger… mais c’est peut-être que je ne veux pas… pourtant je vais…
24J’ai rejoint en courant le lot des nouveaux venus disparaissant là-bas dans le boyau d’évacuation. Dans le sens opposé maintenant, un tas d’autres arrivait. Ça n’en finissait pas de grossir. La gisante de tout à l’heure n’était plus où je l’avais vue. Quelque chose de grave avait dû lui arriver. J’ai vu un petit corps au loin que l’on traînait. Je l’ai vu de dos. Je l’ai tout de suite reconnu. J’ai couru vers eux comme j’ai pu parce que maintenant la masse me résistait. Quelque chose en eux voulait contenir mon élan. Quelque chose qui était plus qu’eux. Je me suis débattu pour approcher. Ils étaient trois, en uniforme qui la tenaient. On était venu la chercher. On l’avait encagoulée. Son œil était dégagé. Mais son regard n’avait plus le même éclat. Il flottait dans le vague.
25… je ne veux pas qu’elle me quitte. Elle est le dernier lampion de l’espoir. Elle vient de ma folie, mon ultime recours peut-être.
26J’ai vu son regard avant qu’il ne bascule. J’ai senti qu’elle allait se perdre. On avait dû la droguer pour mieux la contenir. J’ai essayé d’arracher la petite forme du groupe des trois autres mais ils étaient les plus forts. L’un deux a sorti des menottes. J’ai lâché prise. J’ai couru en m’aidant tant bien que mal de la masse informe pour disparaître. Arrivé en surface, je me suis retourné. La gueule vomissait encore son trop-plein de chairs tandis que d’autres à n’en plus finir se faisaient avaler. L’orifice m’apparaissait à présent dans un étrange balancement, anus et bouche à la fois. Cette orgie de corps happés et reflués, c’était la manifestation de quelque chose que je ne comprenais pas, un ordre monstrueux qui me dépassait.
27… tout est en ordre, bien rangé.
28Assis sur le sol, adossé au réverbère, j’ai refermé les yeux.
29De ce sixième étage oú je me cache, je peux encore les voir tout en bas entrer dans la bouche d’ombre. Une étrange ondulation sur le trottoir se dégage de la masse. Il en va ainsi chaque matin. Le monstre grimaçant les avale et les rejette sans fin. Ils s’y engouffrent comme des proies et en ressortent, le soir venu. Ils vont ainsi entre aube et crépuscule. Mais entre les deux que font-ils donc ? Où vont-ils en définitive ? Ils vont vers le labeur sacrificiel… « Le devoir », comme ils disent. D’ici, la menace semble ne plus m’atteindre. Il est encore très tôt. Dans la rue, les luminaires se sont entourés d’un halo de brume. La grisaille de l’hiver laisse les lumières de la rue projeter sur les parois de la chambre le spectre de la colonne en marche. Son fantôme tapisse les murs. C’est une ronde où chacun se confond à chacun dans la démesure du nombre. Ils tournent tout autour de moi. Ils m’entourent maintenant de tous leurs reflets. Je pensais leur échapper mais voilà qu’ils font de moi le centre d’une transe dont je suis la proie. C’est un rite de dévoration et j’en suis l’objet. Je suis dans la caverne. La chambre est un prisme. Sur les murs ils se décomposent, se révèlent à moi dans leur mensonge. Je le vois bien : ils rampent tous. Seules leurs ombres arrivent à se hisser jusqu’ici. Comment leur chair le pourrait-elle ? L’ombre de ma main se met à les caresser. Elle se fond dans leurs reflets. Sans cesse les ombres recouvrent les ombres et avalent ma main. Que faire d’autre, si ce n’est effleurer ces contours vides et disparaître dans la mêlée ? Tout cela me fait peur, terriblement peur, car quoi que j’en dise, notre destin est lié. Je leur ressemble, fantôme parmi les fantômes. Mais, s’ils savaient le terrible secret qui les unit…
30Ils sont en masse. Ils se sentent tous différents : pourtant ils se ressemblent tous. C’est la violence du Nombre. Chacun est le piège de chacun. Dans le miroir du Nombre ils s’engendrent à l’infini et se confondent à leur reflet. En eux, toute parole avorte. Ils glissent sur leurs paroles toutes lisses. Dans cette assemblée du néant, ils communient à la mort. La masse fait de chacun le séparé de chacun, sans clinamen possible. Les slogans y reviennent sans fin. Ensemble. Ils ont tous ce mot à la bouche. L’apparence est au centre. Ils sont en tas, sans intégration possible. Ensemble : cela veut dire séparés. Un et un et un… un néant de choses juxtaposées. C’est ainsi que l’on compte dans les traités modernes. Toute chose se fait, s’explique, se construit logiquement à partir de ce rien. Va-t-on réussir à tout enfermer dans cette logique de l’insignifiant ? On les énumère sans fin : 0, 1, 2… On en fait des numéros défilant comme dans la théorie des ensembles, car ce zéro, par lequel ils commencent, c’est le vide : ∅. Au fondement de leur théorie, rien, hormis ce vide. Dans le récipient où ils pataugent ils n’ont que ce fantôme pour redresser la carcasse. […]
31Tout s’est unifié sous l’empire du calcul. Chacun à sa place, dans la stricte observance de la loi. Ils tombent. Ils tombent et se heurtent et puis s’amassent sous la cloche de la loi. Tout sonne et résonne en harmonie sous le tocsin de cette loi, stricte, pure, simple. La cloche est l’écho de cette abstraction qui fait plier chacun. Chaque conscience est à l’unisson avec ce centre et participe à la loi qui leur fait une conscience de cendre. Une virtualité les aligne au pas, les fait marcher droit. Une force les aspire vers le bas. Un point, au loin, asservit leurs regards. On les avale dans cette statistique du vide, on agrandit leur conscience de cendre. C’est l’harmonie du vide. Les voilà, tristement prédictibles. La forme abstraite dessine l’horizon de leur abdication. Rien ne dépasse. Tout en eux est devenu loi. Le vide au centre ensevelit ceux qui le font. C’est un trou dans la conscience morale où s’anéantissent tous les regards. Foule solitaire, agrégée, effacée. L’apparence est au centre. L’œil tout noir les regarde, les aspire, l’œil de la statue, statique, statistique. L’œil de la loi, nouvelle Babel du désastre à venir. Ils sont la mesure et le nombre, l’abnégation, l’aveuglement sous le feu du grand soleil abstrait.
32La foule, c’est la mesure de la masse. La mesure, c’est la mesure du vide.
33Tsétsé – le parasite pathogène de l’encéphalite léthargique – m’en a fait l’horrible révélation : « Rappelle-toi, voici, je te donne un signe à quoi tu reconnaîtras si je dis vrai ; dans peu de temps tu ne rêveras plus. Alors, conséquence obscure pour toi, et néanmoins fatalement directe tu perdras toute conscience individuelle. Tu deviendras une partie inconsciente, un engrenage de ta machine sociale et, sans sursaut, tu atteindras ton but suprême de cellule indivise d’un organisme rationnel comme les fourmis, comme les abeilles. Et comme elles tu raccourciras et tu durciras. Et tu seras insecte. » […]
34Je me suis pris le front dans les mains. Ce que j’ai vu, ce matin, en bas, est effroyable. C’est un organisme qui prolifère et fait de tous des centres de la souffrance. Ils n’en savent rien tant ils sont séparés d’eux-mêmes. Ils ont répudié la déchirure. Ils sont les cellules d’un corps mais sans conscience. Ils se sont abandonnés à cette totalité. Chacun, esclave du regard de l’autre. Ils vont par poignées. Par poignées de cachets aussi. Ils se sont repliés dans cet oubli. Ils sont l’inconscience de leur époque. Que pourrais-je encore pour eux ? Le voile est trop épais. Et moi, suis-je vraiment protégé de l’hypnose générale ? Parfois, je pense que je me trompe, et que cette pensée, c’est le début de la fin. Alors, pour m’en échapper, je deviens cette femme main tendue hors de la foule, que son geste expose et accuse, que l’on emmène et cache, que la foule étouffe dans l’indifférence générale. Son regard. Je me rappelle, dans le noir des mots. Un miroir de mots, c’est tout ce qui me reste d’elle : Un oiseau passe dans le ciel perdu dans son énigme une femme là-bas qui tend la main et tous ces autres qui ne voient rien son faible cri ne s’entend pas tous le recouvrent de leurs pas ils ne voient qu’eux sur le chemin où l’autre peu à peu s’éteint toute honteuse de sa misère elle baisse les yeux vers la terre son ombre à l’ombre de la honte devant la faillite des êtres ils se prennent pour un air de fête l’autre pour eux n’est que miettes en haut l’oiseau et son mystère agrandissent l’ombre de ses ailes
35Je suis redescendu dans la rue. La nuit, la ville est mon royaume. Lorsque les corps s’allongent, je me redresse. La nuit est le labyrinthe délabré de moi-même, un espoir où je me perds. Dans le noir, le ciel des villes devient le masque des divinités éteintes. Sur le trottoir, des arbres immenses escaladent le noir. Pour eux il n’est pas de souffrance. Leur tronc crève le capuchon de l’espace et monte sans fin pour rejoindre les étoiles. Ces arbres qui se dressent sont l’ultime lien puisque tout désormais se conjugue à l’horizontale. Depuis que les dieux l’ont déserté, il n’est plus de batailles dans le ciel. Mais, un jour, l’homme, lorsqu’il y montera… Un vieil homme a dit : ‘Les hommes ne regardent plus les arbres. C’est une chance pour le ciel et un grand malheur pour la terre.’ Sur les murs, les vitrines, sur les aubettes de bus, les publicités affichent toutes la même violence aux couleurs de la séduction. Elles vomissent le même mot d’ordre : ‘Consomme !’ Ce dégueulis de couleurs, c’est la honte sourde au creux de la bête humaine. Sur une annonce on a écrit : ‘L’amour est aveugle, l’ordinateur c’est plus sûr.’ À côté une autre vante la bataille : ‘La performance naît de la différence.’ Et plus loin, plus grave : ‘Vous êtes nos yeux et nos oreilles. Trouvez-les (le Corbeau).’ Momo l’a compris depuis longtemps : « Pas des démons, mais : des cochons car j’ai à dire que nous vivons sous un drôle de régime qui est celui de la Truie, c’est-à-dire de plus en plus cochon et sur tous les registres […] Sur terre rampe une limace que saluent dix mille mains blanches. Une limace rampe à la place où la terre s’est dissipée. »
36Désoeuvré dans la nuit, je marche vers un nulle part, à travers les rues déchirées par l’absence. La nuit, des corbeaux tous noirs et quelques vagabonds se partagent les restes du jour. Ils sont de plus en plus nombreux à se disputer l’espace. Les uns, sur les toits. Les autres, se traînant sur le sol comme de la vermine. Quand ils s’arrêtent, épuisés, c’est pour se mettre un chiffon sur la tête. Je les appelle les décapités de la nuit. Ils vont ainsi par dizaines que l’on lâche dans les rues, lorsque l’obscurité se lève. Par dizaines, et que l’on rafle le matin venu, pour ne pas troubler la tranquillité du jour. La nuit, c’est une autre loi ; aussi dure que celle de ceux du jour, de ceux que j’appelle à mon tour « les hommes creux ». Là-bas, sur une place déserte un homme pisse. Puis il sautille autour de la flaque fumante, cherche à l’éviter, mais bien trop saoul pour y arriver. Dans sa beuverie, il crie dans la direction d’un bus qui passe en trombe, presque vide. Quelques passagers somnolent, le regardent et ne voient rien. Puis, tout se tait. C’est l’invisible cri : un homme sur une jambe et qui danse. Une femme traverse la place, jette un œil inquiet vers le boiteux, se presse et disparaît. À travers son corps, je vois la longue file de ceux qui ont crevé l’espace. Plus tard, je croise un homme congelé sur son banc. Jambes croisées dans son désert, répétant sans fin : ‘Tu t’es pas vu ! Et puis d’abord tu vas payer !’ Cette parole doit le réchauffer car ses mains semblent menacer les étoiles. Il n’a pas entendu le bruit de mes pas. Il n’a pas reconnu mon souffle. Alors j’ai détourné le regard.
37… combien d’exils combien d’ennuis et sans partage combien de divisions même où le silence s’évente dans ces rues de l’absence devenir le ciel mais comment mais quand et où pour éclairer le fond des âmes et l’éternité livide des étoiles un cri soudain un simple cri un presque rien pour l’entendre puisque tout est et crève sous l’angoisse pas un rire sur le trottoir mais qui puisque tout se tait s’entoure de la mince paroi de cristal mais qui pour pleurer les étoiles et l’oubli qui va de même comme la bruine et tous les rêves clairs toute voie est bouchée toute parole se terre dans la raideur blafarde d’un silence de cadavres quand ce n’est pas la vie le corps creuse la distance entre les ailes
38J’ai traversé le grand fleuve. Sur le pont désert, un fantôme poussait son corps vers l’abîme. ‘Paul C.?’ ai-je pensé… et ‘Combien, ici même, à s’être abandonné à la mer gelée en nous.’ Je me suis rappelé de lui, parce que toujours il cogne à la porte et me souffle :
40… moi aussi, maintenant, comme elle : à écrire ceci. Je cherche une trêve, mais c’est un cauchemar, sorti tout droit du tube stercoraire d’en bas. Tout cela pue la sale misère humaine. La terre regorge de ces lambeaux de l’âme, rejetés par tous et par chacun. L’humanité en loques se tient recroquevillée, tête baissée. Elle rampe sur les trottoirs et se fait avec ces corps affamés qui n’ont rien d’autre hormis cette matière dans laquelle ils sombrent. Ils se taisent tous dans le miroir inversé de la vie. Il n’y a plus personne sur l’asphalte de la dernière nuit.
41Plus personne sur les trottoirs minuit il se fait tard un homme là-bas une forme étrange et qui dérange un être sans tête et qui dort qui fait le guet sur le trottoir il se cache dans son corps sans visage et sans ombre tombé sur le sol où donc est sa tête voici qu’il soupire et secoue le corps surgit le crâne hors les épaules c’est tout un rêve qui sort ses grands yeux s’ouvrent devant l’absence cela fait si longtemps qu’il dort soudain un souffle faiblement sans bruit cela dit ‘j’ai faim’ et me regarde sur le trottoir d’en face un autre homme sans visage un homme-tronc qui dort et ce souffle comme en écho cela vient de si loin ‘j’ai faim’ et se regarde la main se mange un doigt puis deux et trois toute la main et même les bras tout le corps après les pieds et puis la tête tout cela s’en va entre les lèvres plus rien il ne reste plus rien des lèvres sur un banc rien que du rêve voilà maintenant que les lèvres avalent les lèvres tout disparaît c’est net et propre ‘je n’ai plus faim’ une passante perdue prend peur et court au loin regarde le trottoir les bancs déserts se rattrape la main une autre bâille et ne voit rien reste sur sa faim s’enfuit dans la dernière nuit dernier soupir c’est la fin invisible mendiant happé près de la bouche dévoré sur l’asphalte de la dernière nuit voyeur-figé je reste là devant la disparition cela n’existe plus cela ne souffle plus ‘j’ai faim’ de tout de rien qu’est-ce donc cela un homme qui crie ‘j’ai faim’ aussitôt dit aussitôt fait il met à ses jours la fin pour tout pour rien je m’assieds sur le banc après le dernier passant tout près d’un autre homme tronc je m’enfuis tête entre les épaules tête enfouie et ça recommence encore et encore sur le trottoir en face un autre homme-tronc s’éveille et sa tête qui surgit et qui crie ‘j’ai faim’‘j’ai faim’‘j’ai faim’‘j’ai faim’‘j’ai faim’‘j’ai faim’‘j’ai faim’‘j’ai faim’‘j’ai faim’‘j’ai faim’‘j’ai faim’‘j’ai faim’ « Comme un chien ! » avait averti Joseph K.. Depuis, cela continuait. « C’était comme si la honte dût lui survivre. » […]