Po&sie 2006/1 N° 115

Couverture de POESI_115

Article de revue

Taupes

Pages 81 à 91

Notes

  • [1]
    Allusion au conte des frères Grimm, Le lièvre et le hérisson (NdT).
  • [2]
    Jeu de mots sur grauen : se teinter de gris, c’est-à-dire poindre (pour le jour), mais aussi faire horreur (NdT).
  • [3]
    Ernst Barlach (1870-1938) ne fut pas seulement plasticien, mais aussi écrivain, notamment pour la scène – théâtre et cabaret (NdT).
  • [4]
    Calau et Luckau : villes d’Allemagne orientale, non loin de Cottbus, aujourd’hui dans le Land de Brandebourg (NdT).
  • [5]
    En allemand, le suffixe –er sert à former le comparatif de supériorité, d’où le jeu de mots sur Calau (la ville) – Kalauer (le calembour) (NdT).
  • [6]
    En français dans le texte (NdT).
  • [7]
    Petit fleuve côtier du Schleswig-Holstein se jetant dans la mer Baltique (NdT).
  • [8]
    Jeu de mots : Eich écrit Gerücht (bruit, rumeur) pour Gericht (jugement) (NdT).
  • [9]
    Déformation « gutturale » exagérant la prononciation « germanique » des prénoms Ellfriede, Waltraud et Ingeborg (NdT).

1« Les copeaux m’importent plus que la planche » : cette phrase de Günter Eich illustre à merveille le propos et les enjeux des deux séries de textes étranges sur lesquels se clôt, entre 1968 et 1970, l’œuvre du grand rénovateur de la poésie allemande d’après-guerre. Cet anarchiste des lettres, qui aimait à se qualifier d’« écrivain négatif », ouvre ici à nouveau des voies inédites en faisant de la langue elle-même le sujet de montages d’apparence disparate réalisés à partir d’éléments hétérogènes où l’on peut reconnaître aphorismes, banalités, tournures orales et autres clichés…, dont la gratuité rien moins que certaine se voit conférer valeur de programme : « Donnez dans l’inutile, entonnez des chants qu’on n’attend pas dans votre bouche ! Ne soyez pas accommodants, soyez le sable, et non l’huile dans les rouages du monde ! »

2É. D.

Préambule

3Des taupes, voilà ce que j’écris, griffes blanches tournées vers l’extérieur, pelotes digitales roses, volontiers dégustées comme friandises par de nombreux ennemis, fourrure épaisse et estimée. Mes taupes sont plus véloces qu’on ne le pense. Croit-on qu’elles sont là où elles soulèvent la terre, qu’elles courent déjà dans leurs galeries à la poursuite d’une idée ; en se branchant sur des brins d’herbe on pourrait filmer électroniquement leur vélocité. Avec une avance de quelques mètres sur d’autres nez. Nous sommes déjà arrivées, pourraient-elles s’écrier, mais le lièvre leur ferait pitié [1]. Mes taupes sont nuisibles, il ne faut pas se faire d’illusions. Au-dessus de leurs galeries les herbes dépérissent, juste un peu plus visiblement. On pose des pièges, elles s’y précipitent à l’aveuglette. Certaines projettent en l’air des rats. Portez-nous comme doublures de manteaux, pensent-elles toutes.

Étudiante en semestre d’hiver avec enfant hermaphrodite

4Mes taupes sont lavées et étrillées quotidiennement. C’est une professionnelle qui s’en occupe, une étudiante en semestre d’hiver âgée de trente ans, avec son enfant hermaphrodite de quatorze ans. J’ai vainement tenté d’embaucher une sodomite, mais on n’en trouve que dans les comptes rendus psychanalytiques et dans l’Ancien Testament. Je suis très satisfait de cette étudiante en semestre d’hiver, le soir elle apprend la technique du yoga et a l’intention de passer ses examens d’été en Inde. C’est suffisamment extraordinaire pour les taupes, elles n’aiment pas les hôtesses de l’air.

5L’étudiante en semestre d’hiver est attachée à des preuves d’amour de toutes sortes. Je suis tenu de la chatouiller quotidiennement sous la plante des pieds. Encore, dit-elle. Elle et sa fille reposent enlacées, je les regarde souvent d’un air perplexe et suis heureux de ne pas maîtriser les techniques indiennes. Mon étudiante en semestre d’hiver a les cheveux bleus, ce qui forme un heureux contraste avec la fourrure des taupes. Elle a une bonne nature, mais ne parle qu’un allemand défectueux. Elle ne connaît pas d’autres langues, c’est dans sa nature. Son fils sait encore quelques bribes de tibétain, peut-être par son père. Ses cheveux sont roux, avec des mèches noires, je ne comprends rien aux lois de l’hérédité.

6Oui, dis-je à mon étudiante en semestre d’hiver ; c’est ce qu’elle comprend encore le mieux. Tu es belle, dis-je, mais ça se complique déjà, elle me tend la plante de ses pieds. Quelques taupes accourent, enthousiastes, sa fille grogne en tibétain. Tu as les cheveux bleus, dis-je d’un ton pressant, et elle s’empare de son savon de bain, la plupart de mes phrases ne l’intéressent pas.

7Il est difficile de penser à l’été. Les taupes vont devenir mélancoliques et je ne sais comment les égayer. Même les taupes sont attachées aux preuves d’amour et je ne suis pas assez doué en la matière, d’autant moins qu’elles sont maintenant déjà plus de cinquante, toutes d’un individualisme affirmé.

8Souvent je croise les jambes, la seule technique yogique que je comprenne spontanément, et je réfléchis. Mais sans résultat.

Entracte

9Aujourd’hui j’ai la tête lourde, c’est rare, je fais des citations comme le feuillage d’un tremble, mon nez de chien flaire une odeur entre menthe et hormones femelles.

10De tous les animaux, ce sont notoirement les taupes qui me sont le plus proches. Des troglodytes, mais j’en ai connu une qui vivait à la surface de la terre et avait un territoire d’où elle chassait les rats à coups de dents, tout près des déchets de la fabrique de basses.

11Un jour je l’ai emmenée au théâtre. Rien n’est plus agréable à une taupe que le delta du Mékong vu de l’orchestre.

12Du passé aussi, les conversations sur les principes de l’amour. Elle voulait adapter Stendhal et Freud à l’intention des troglodytes. Je lui ai dit que je ne tombe amoureux que de femmes s’appelant Lisa. Elle l’a compris. (Je les connais toutes. Elles sont toutes différentes, mais ont en commun quelque chose d’indéfinissable, probablement leur nom.)

13Aujourd’hui je vais être exécuté, c’est là motif à ce genre de rétrospective. Ce qui est gênant, ce sont cette lourdeur de tête et ces citations extraites des feuilles du tremble. À part ça, je vais bien, je me suis fait à l’idée de vivre sous terre. Je ne laisse rien derrière moi, juste des Lisa, juste quelques agrégats en état de stabilité, ceci facilite cela.

14Je fais honneur au repas du condamné. J’avais demandé des petits pois, mais moins durs. Je n’y suis pas aussi indifférent qu’à la façon dont ils me traitent. Mais n’en parlons plus.

Refrain

15Une fenêtre, ouverte sur l’ordinaire. Pouls et feuilles sont des pas qui n’entrent pas. La neige ne commence-t-elle pas affreusement à poindre [2] ? Tout ce qui peut s’être passé, et tu n’échapperas pas à tes taupes.

16Se parle-t-on à la deuxième personne, à la troisième ou à la première ? Ici c’est indifférent, là se décident les méditations. Ici c’est la voie de l’amoureux qui tient des monologues, là le matin est muet.

17Les soucis de ta rate, de ton pancréas, de ton intestin. Les bouts de la peau, l’eau minérale dans les membres. Et tu n’échapperas pas à tes taupes.

18Aucune Provence ne savait ça, ce n’est pas si ancien. C’est la fenêtre ouverte par un hiver, la neige tombe doucement et ici. Si ce sont des pas, il y faut des chaussons et ils sont pour la première fois.

19Que veux-tu épier ? Sombre dans le sommeil, là les temps vont et viennent, les chagrins s’expriment de loin, depuis la Provence, depuis ici.

20Non, cette nuit est toujours celle-ci, la nuit de la rate, la nuit du mercredi des Cendres que l’on tutoie avec des pianos silencieux, des spirales de brumes silencieuses. Tu n’échapperas pas à tes taupes.

Vers l’universel

21Un alcool au bar, deux alcools. Le matin, sinon à quoi bon. Les années vingt, un accès de sueur en géographie économique, des poèmes dans la Neue Rundschau, et sinon : sourd-muet. Sombrer dans les mots, plein de respect pour les clics hottentots. Fehling mettait en scène Barlach [3], peut-être.

22Tout est haché, mots de passe comme unités de temps, Shanghai reste inaccessible. Ce sont les grands jours, entre Aschinger et confection. Une vie sur des places Dönhoff, c’est de là qu’on mesure toutes les distances, on voit les peuples assis qui calculent, les habitants des étoiles attendent que vienne enfin leur tour. Tout est si agité. Les jours difficiles, quatre alcools le matin. Ça brasse le temps, mouline la soupe aux pois. Surtout ne croiser personne dans l’escalier, sinon tout est perdu, les grandes années vingt s’effondrent dans un penchant au bégaiement.

23Bref : comment se traduit-on dans l’universel ? Ô mes bien-aimés, suffit-il d’être résolu, ou bien ne l’avez-vous encore jamais fait ? Les mises en scène n’ont pas donné de réponse, ni aucune bannière d’Empire, ni un cinquième alcool.

Calembours

24L’étymologie a démontré que les calembours ne dérivent pas de Calau. Ils dérivent de Luckau [4]. Je le sais, j’ai grandi à la frontière de ces deux districts. Luckau a un établissement pénitencier, Calau n’a rien du tout.

25Les petites fleurs disposées en ombelles percent de très bonne heure ce printemps sur le sol encore gelé. Elles sont sans prétention ; s’il n’y a pas de pluie, une conférence leur convient aussi. Elles disent merci en cas de soleil. Elles sont mauves et ont coloré ma jeunesse. Je trouverais le néologisme caluckau-bour particulièrement bien venu.

26Luckau n’a pas de fils illustres, juste des pièces rapportées, ce qui est une conséquence du pénitencier. Ici, Liebknecht a écrit des lettres, mais cela n’a servi à rien.

27Comme dit, les calembours ne sont pas les comparatifs de Calau [5]. Mais ils me conviennent ainsi. Comme possibilité de comprendre le monde, peut-être la seule, sans prétention et mauve.

Voyage en Anatolie

28Vaisselle de table, chez nous nommée aussi La Vaisselle, une ville en Anatolie, mon oncle y fut professeur. Mon oncle racontait aussi l’anecdote de la neige sur La Vaisselle. Il n’y tombe jamais de neige, mais elle y est copieuse quand les temps sont durs.

29La Vaisselle se compose de plusieurs quartiers, Soupière, Assiettes-creuses, Assiettes-plates, Plat-à-viande. On les traverse quand on veut absolument se rendre à Ankara.

30Ankaraville aussi est remarquable. Dans ses environs se terrent les Hittites. J’y ai donné lecture de symphonies inachevées. Quelques Hittites écoutaient. Les Hittites sont les meilleurs auditeurs. Ils lèvent très légèrement la tête, et voilà que déjà ils entendent tout, l’herbe et mes œuvres inachevées. On décampe et se dessèche.

31Ömer, le prince de Césarée, passe au-dessus, dans un charter affrété par la direction du bureau salzbourgeois de la caisse locale d’assurance maladie obligatoire. Il est allongé sur le dos et regarde le ciel musulman à demi ouvert. Ses six fils contemplent d’un air interdit les plats à viande anatoliens et les Hittites à peine émus.

Période et périodique

32Dès le matin nous lisons les nouvelles défraîchies sur le kiosque à journaux. Le kiosque à journaux est jaune, aquarellé ou bien par mégarde, mais jaune. Quelle est la couleur naturelle des kiosques à journaux ? Même un infrarouge intègre aurait son petit effet persuasif, p. ex. en association avec Milano Match ou d’autres journaux disparus. Les nouvelles défraîchies sont toujours noires, ça coule de source : salsifis noir, Forêt Noire. Dans notre cas, infantilités pour quadragénaires jusqu’à septuagénaires. C’est ce qui a fait tourner le monde lors de tous les interglaciaires. On veut maintenant couper les fonds. C’est assurément une erreur. On n’a qu’à descendre dans la rue, le matin et au kiosque à journaux. Ça vous tombe alors des yeux comme des lunettes. On sait enfin ce qu’est le temps : tant qu’on reste à la traîne, l’heure ne recule pas.

Ode à mon O.R.L.

33Le petit bonhomme dans mon oreille dit : pars pour Madère ! Je pars pour Madère. Tout y est aussi bleu et blanc que je le pensais. Il demande : vois-tu des souris roses ? Oui, dis-je, en effet. Et les voilà qui filent déjà à travers la pièce, de gentilles bêtes, plutôt grandes, très familières, presque dressées.

34Avant-hier il m’a dit : compte les tasses dans le buffet ! Je compte. Cinq. Il devrait y en avoir douze. Une ou deux sont peut-être encore dans l’évier, non, une seule. Ou bien me trompé-je ? C’est vrai, une fois j’arrive à cinq, une autre à sept, un, deux, trois –

35Les faits me rassurent. Ha, dis-je au petit bonhomme, mais il ne répond pas aux interjections. Il est installé dans mon oreille gauche, j’entends mal de celle-là. De la droite aussi, depuis peu. Probablement une petite bonne femme dans mon oreille droite, et ils se réunissent quand je dors. Son agitation à lui me frappe, ces derniers temps.

36Mais où se rencontrent-ils ? Dans l’espace entre nez et pharynx, c’est ainsi qu’on abuse de vous. Je consulte mon médecin, qui est spécialisé dans ces régions. Il tire une mine optimiste et emploie la méthode suédoise. Skol, dit-il, je vous avais pourtant bien dit de ne pas porter de cotons, et il retire les tampons. De l’air frais, dit-il.

37À peine suis-je à la maison que le petit se remet à parler et se plaint du traitement médical. D’ailleurs, je dois me marier, dit-il, ma maîtresse attend un enfant. Et comment vous figurez-vous ça, demandé-je en colère, mais il ne répond désormais plus un mot.

Baroque

38L’armoire est assez grande pour y cacher un amant surpris, il peut y dormir confortablement si nulle personne autorisée n’ouvre la porte. Les fentes suffisent pour respirer, mais à l’avant il y a des marqueteries invisibles. Je pense toujours aux amants en présence de vieilles armoires, et me demande s’ils y étaient confortablement installés. Peut-être qu’elle n’a jamais été utilisée pour ça. J’ai lu trop de vieilles nouvelles italiennes, c’est une lecture qui raffole de marqueteries.

39Quant à moi, j’y conserve mon argent, tout en pièces de cuivre, c’est le plus sûr et ça décuple le plaisir du décompte. Trente mille quatre vingt treize, dis-je en pensant aux voyages que je ferai à quatre vingt treize ans. Trente mille quatre vingt treize, les tropiques et les subtropiques. Bougainville, ça sonne bien et c’est même beau, des buissons et des arbres sur lesquels sont assis les amants et les amantes qui n’ont peur de rien et n’ont pas besoin de marqueteries. C’est bien ainsi. Un voyageur[6] comme moi jette à leurs pieds une bourse pleine de pièces de cuivre, quatre mille sept cent treize. Il fait trop chaud ici pour les armoires baroques.

40Mais je pense plus fort encore à la saison des pluies. Il n’y a personne, les rues sont inondées jusqu’à un mètre de haut, je savoure la solitude, mon âge et mes bottes imperméables. Il ne faut pas tomber, telle est la situation qui m’échoit. Toujours distinctement face à la nature, elle l’est aussi. Sept mille quatorze. Peut-être le cours du cuivre s’effondrera-t-il un jour. Je ne pourrai alors jamais lui dire ce que je pense d’elle.

Morses

41Nos environnements sont imprécis, nous avons le soleil à l’intérieur, un vieil impératif, catégorique, d’Immanuel Kant. Immanuel n’eut pas d’enfants, dommage. Menzel non plus n’en eut pas, Gottfried Keller non plus. Peut-être tout aurait-il été différent s’ils avaient été des morses, l’impératif moins catégorique, le liant moins important. Mais à l’époque on ne pouvait l’exiger. Les œufs sont la chose décisive chez les morses. Vous voyez, ça marche aussi autrement. Il y a même des grossesses virginales.

42Je confonds toujours la nature avec des montagnes panoramiques. Mais ça ne fait rien, même à deux mille mètres d’altitude elle est catégorique et impérative. Là, il n’y a pas de littérature. Aucune possibilité de changer le monde, tout au plus des glissements de terrain, des éruptions volcaniques et des croix sommitales avec des livres où l’on peut noter son consentement. Daté. Pour cœurs conservateurs. Les autres prennent l’autobus.

43Ah, ah, ah, autant de soupirs, autant de dates. Combien de femmes as-tu possédées, combien d’hommes ? Étaient-ils couchés sur des aiguilles de sapin ou dans l’autobus ? Plus tard, ils ont étudié les sciences politiques ou la peinture monochrome, plus de différences, gris souris.

44Mais nous ferons avancer la biologie. De sexe masculin, je me sens néanmoins enceint. Je me prenais encore à l’instant pour une avant-garde, et il y a déjà des spécialistes. Mon andrologue a parlé de césarienne, tellement ils sont arriérés. Moi, j’avais pensé à Jupiter.

Prospectus nordique

45Je ne suis pas de Lübeck, suis un chrétien de jadis, un joyeux occupant de confessions inconnues. Il pleut. Je cherche ma maison communale, mon foyer du marin, ma différence entre Trave [7] et Wakenitz.

46Où fleurissent les chrétiens frigorifiés ? Le massepain existe sous toutes les formes, même grandeur nature. Une Suédoise en massepain m’a plu. Brûlantes comme du vin chaud, mes larmes coulaient dans le wagon-restaurant, ce fut un grand amour, avec toux et enrouement. Je suis désormais inscrit à la maison communale et au foyer du marin, reçois des prospectus et des appels à la dévotion, mais était-ce Falun ou Gällivare, ou bien la fabrique de massepain ? Il s’écoulera encore beaucoup de rhume, jour après goutte. Sans de purs efforts, on apprend trop tard ce qui importe. Une phrase pour la vie, prononcée bien qu’on soit censé être réservé envers la vie. Ça se tricote avec des aiguilles rondes tout autour, une chaussette à présenter au Bruissement Dernier [8], ni l’une ni la paire de terminée, sur beaucoup des mailles décisives sont filées.

47Lübeck, 120 kilomètres à l’ouest de Rostock, 20 000 kilomètres de la Nouvelle-Zélande, seulement 12 000 si l’on choisit de passer par le centre de la Terre. On ne peut pas le laisser filer pour braver de telles distances. Je suis un exemple. Je ne tricote pas, je ne veux pas présenter d’excuses, j’en reste à mon amour. Les horaires des trains ont été changés, les chiens ont lancé de nouvelles générations, la gare a été déplacée, je n’ai pas besoin de gare, je reste.

Viareggio

48J’ai été relativement souvent à Viareggio, sept ou huit fois, plus souvent qu’à Munich et moins souvent qu’à Anvers. J’ai grandi à Anvers, qui est célèbre pour quelque chose que j’ai oublié, peut-être les cuisses de grenouille. Si ce sont des cuisses de grenouille, elles sont exportées, et les Anversois contrariés mastiquent des grenouilles sans cuisses. Mais, comme dit, je peux me tromper, peut-être s’agissait-il de daims ou de pigeons voyageurs, c’était en tout cas quelque chose en relation avec la nature, mes souvenirs de jeunesse ne m’induisent pas en erreur à ce point.

49Je n’ai été qu’une fois à Munich, entre deux trains, une vingtaine de minutes. J’y associe une limonade qui avait du goût. Je ne sais pas si j’y ai été enfant ou grand-père, en tout cas c’était il y a longtemps.

50Mais venons-en à Viareggio même. La ville se trouve en Galicie, juste après la frontière portugaise, et est célèbre pour son équipe de football, les Rouges-et-Noirs, qui ont par exemple déjà battu plusieurs fois le Lokomotive de Karlmarxstadt, la dernière fois même un à zéro.

51J’ai reçu une carte de Viareggio, avec l’équipe de football, rouge et noire, mais je soupçonne que seul le cachet est authentique. C’est pourquoi j’en viens au fait tout entier, aux connexions, aux dessous, au soupçon, je ne sais même pas avec certitude s’il s’agit d’une équipe de football ou de campagnols. Tout est possible quand le téléviseur est bien réglé, on connaît les bonnes choses de Viareggio et d’ailleurs, particulièrement dans les lampes nocturnes, où personne ne regarde, ne parlons pas des cimetières. Et le folklore des cuisses, dont seul le sifflement d’une locomotive au loin, depuis Karlmarxstadt ou Anvers, aide à se sortir, – soyons moroses et ne trouvons pas l’un meilleur que l’autre.

52Mais Viareggio, j’y ai été souvent, sept ou huit fois, peut-être plutôt sept, mais j’y ai été.

Péché

53La tentation de la chair ne m’est pas étrangère. Je confesse que j’y succombe presque quotidiennement (sauf le vendredi, où nous avons du poisson), au cervelas, au petit goulasch matinal.

54Dans le jardin de mon charcutier sont pendues à un pal, tels des ballons, affriolantes, les peaux des saucisses. Des boyaux, nettoyés bien entendu, et presque transparents. Réussis. J’ai lu dans un ouvrage de théologie animale que la mission de l’Homme est de faire de tous les animaux des animaux domestiques. Quelles perspectives, et pour qui !

55C’est donc par là, devant le jardin de mon charcutier, que je passe quotidiennement, et abstraction faite des considérations théologiques, je réfléchis quotidiennement durant huit minutes, c’est-à-dire jusqu’à la gare, au prénom de mère Nature. J’ai déjà consacré à cette question, si je fais l’addition, une somme de temps surprenante, cela fait dix ans que je vais à la gare, et trois noms ont fini par se cristalliser : Ellfrihde, Walltrautt et Ingeburck [9]. Encore dix ans et le nom sera sans équivoque.

56Je vous en prie, attendez mon résultat avant de prendre une décision prématurée. Nous réfléchirons ensuite en commun au nom de famille. Il faudra qu’il ait quelque chose de phénicien, comme les prénoms.

Mon cordonnier

57Mon cordonnier veut se rendre à Sarrebruck, pedibus cum jambis allais-je dire, mais il prend le train. Son modèle de voyage est plutôt un cheval gris pommelé, une production italienne périmée, de couleurs vives avec beaucoup de blanc.

58Mon cordonnier n’a besoin que d’une correspondance. C’est bien, car il voyage sur une jambe. Il n’utilise jamais que la chaussure droite, la gauche est à Sarrebruck. Il y a là quelqu’un qui n’utilise que des chaussures gauches, il lui en offre à chaque Noël une demi-paire. Ils se sont trouvés après un grand nombre de petites annonces, maintenant il rend visite à l’autre, à la gauche, au Sarrebruckois. Il se réjouit de faire enfin sa connaissance. Ils veulent faire un inventaire des deux chaussures et discuter du Vietnam.

59Mon cordonnier dit que le Vietnam existe depuis l’âge de pierre, mais il va mal tomber, le Sarrebruckois connaît les règles de grammaire et a réponse à tout, tandis que mon cordonnier anarchiste est encore en train de prendre une correspondance problématique à Stuttgart.

60Mon cordonnier tient seul sur sa jambe. Personne ne lui démonte ses sentences, pas de complot alentour, difficile de se procurer des bombes de plastic, ses camarades vivaient il y a un siècle et si leurs tombes existent encore, personne n’y répand de fleurs, seuls le soleil et la lune brillent sur elles équitablement et sans reproche.

61Bon voyage, mon cordonnier !

Colocataires

62Ce qui me répugne le plus au monde, ce sont mes parents. Où que j’aille, ils me poursuivent, aucun déménagement, aucun pays étranger n’y change rien. À peine ai-je trouvé une chaise que la porte s’ouvre et que l’un des deux, père État ou mère Nature, jette à l’intérieur un regard fixe. Je leur lance un porte-plume, mais en vain. Ils chuchotent entre eux, ils sont d’intelligence. Le ménage est assis dans la cuisine, blême, maigre et apeuré. Lui aussi est dégoûtant, parfois il me fait pitié. Il ne m’est pas apparenté, mais je n’arrive pas à m’en débarrasser.

63Je trouve plaisir à faire de la littérature durant une demi-heure. Les Kinks, pensé-je, sont tellement meilleurs que les Dave Clark Five. Mais soudain elle revient, la bouche barbouillée de sang, et me montre son nouveau modèle. Entièrement bipartite, dit-elle, un principe stylistique, mâle et femelle. Tu n’as rien trouvé de mieux, demandé-je. Ne fais pas le malin, mon petit vieux, dit-elle. La voilà, la mante religieuse. Pendant que l’arrière-train de son mâle la saillit, elle dévore son avant-train. Fi donc, maman, dis-je, tu es dégoûtante. Mais les couchers de soleil, glousse-t-elle.

64J’essaie de me calmer et ai l’intention de faire avancer de quelques lignes ma biographie de Bakounine. Le père Marx t’a drôlement fait ton affaire, Michel Alexandrovitch, dis-je à voix haute, et voilà que papa se tient déjà dans la pièce. Il tripote un os de conscrit. Je recouvre mon manuscrit du journal officiel sous son regard méfiant. Tu ne chantes pas assez, dit-il, et ce n’est que quand il est ressorti que je remarque qu’il a emporté mon porte-monnaie.

65Dans la cuisine, le ménage pleure sans retenue. Je ferme les yeux, mets les doigts dans mes oreilles. À juste titre.

66Günter Eich, Gesammelte Maulwürfe Collection Bibliothek Suhrkamp, © Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1993 (1968)

Notes

  • [1]
    Allusion au conte des frères Grimm, Le lièvre et le hérisson (NdT).
  • [2]
    Jeu de mots sur grauen : se teinter de gris, c’est-à-dire poindre (pour le jour), mais aussi faire horreur (NdT).
  • [3]
    Ernst Barlach (1870-1938) ne fut pas seulement plasticien, mais aussi écrivain, notamment pour la scène – théâtre et cabaret (NdT).
  • [4]
    Calau et Luckau : villes d’Allemagne orientale, non loin de Cottbus, aujourd’hui dans le Land de Brandebourg (NdT).
  • [5]
    En allemand, le suffixe –er sert à former le comparatif de supériorité, d’où le jeu de mots sur Calau (la ville) – Kalauer (le calembour) (NdT).
  • [6]
    En français dans le texte (NdT).
  • [7]
    Petit fleuve côtier du Schleswig-Holstein se jetant dans la mer Baltique (NdT).
  • [8]
    Jeu de mots : Eich écrit Gerücht (bruit, rumeur) pour Gericht (jugement) (NdT).
  • [9]
    Déformation « gutturale » exagérant la prononciation « germanique » des prénoms Ellfriede, Waltraud et Ingeborg (NdT).
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